Réponse au discours de réception de Jean Guéhenno

Le 6 décembre 1962

Jacques CHASTENET

Réception de M. Jean Guéhenno

 

Monsieur,

Peut-être l’adolescent tendu que vous fûtes et qui, grâce à des prodiges d’énergie, surmontait les obstacles dressés par sa naissance contre son accession à la haute culture, peut-être encore l’homme de quarante ans dont vous écrivîtes l’âpre Journal se fussent-ils étonnés, sinon scandalisés, si quelque devin leur avait prédit qu’ils deviendraient cet académicien que j’ai l’honneur et le plaisir de saluer aujourd’hui.

Pourtant on ne saurait déceler, dans l’accomplissement de votre destin, aucune mutation, nulle trace de reniement. Ainsi que vous venez de le dire, Monsieur, vous êtes toujours resté fidèle à vos espoirs et à vos rêves, et, avec plus de moelleux dans leur expression, vos idées n’ont point changé. Sans doute est-ce là une des raisons qui vous a fait choisir par une Compagnie dont on raille parfois la prudence, mais qui n’en a pas moins toujours prétendu à être un lieu de ralliement pour toutes les familles spirituelles de la France, à condition qu’elles fussent authentiquement françaises. À cause même de la fermeté de vos opinions comme de leur constance, votre place était marquée parmi nous.

Que si, évoquant en pensée quelques-unes de vos animosités et certaines de vos colères, vous considériez avec un peu de gêne l’habit brodé qu’il vous a fallu revêtir, et qui vous sied d’ailleurs fort bien, vous auriez des motifs de vous rassurer. Cet habit — l’habit vert, pour l’appeler par son nom — fut, assure-t-on, dessiné par David, lequel se montra un moment révolutionnaire beaucoup plus agressif que vous ne fûtes jamais. En outre ce fut probablement dans une intention égalitaire que l’arrêté consulaire du 23 floréal de l’an IX en prescrivit le port : les académiciens d’Ancien Régime n’avaient point d’uniforme ; ainsi les différences de fortune et de condition pouvaient-elles se marquer dans leur mise. On voulut qu’au sein de la France nouvelle, les membres de l’Institut national apparussent, au moins par l’extérieur, démocratiquement semblables. Ce ne fut que lorsque les mœurs républicaines s’affaiblirent jusqu’à disparaître que l’usage apparut de réserver l’habit vert aux occasions solennelles et de tolérer, dans l’ordinaire, une diversité d’étoffes, de coupes et de couleurs.

Quant à l’épée que vous avez ceinte, elle ne saurait, je crois, en rien heurter votre juste horreur du sang versé. Je ne sache point que la rapière académique ait été jamais dégainée sinon pour en faire admirer la lame, ni que la rigole qui court le long de son acier ait jamais été teinte d’écarlate. À vrai dire, bien plutôt qu’une arme offensive, elle est l’image d’une plume prolongée et magnifiée. De plus, habituellement offerte au récipiendaire par ses amis, elle leur est un aimable prétexte à lui témoigner leur ferveur. De la plume, au service de votre idéal, vous vous êtes servi et vous vous servez toujours avec une parfaite maîtrise. Pour la ferveur amicale, elle déborde autour de vous, tant vous avez formé de disciples, tant rayonnent la flamme de votre esprit et la chaleur de votre cœur.

Arborez donc, Monsieur, avec assurance, cet habit et cette épée vous les honorez autant qu’ils vous honorent. Ajouterai-je que, portés par vous, ils témoignent que dans notre Société, si mal faite puise-t-elle être, rien n’est interdit au talent aidé d’une foi combative.

Votre œuvre, Monsieur, est inséparable de votre vie. On a de grandes commodités à connaître celle-ci car, tel Jean-Jacques Rousseau, votre intercesseur favori après Michelet et Renan, vous avez le goût de la confession et vous vous êtes beaucoup raconté. Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est point là orgueil, encore moins impudeur ; c’est l’effet d’un besoin passionné de sincérité, d’un besoin aussi de voir clair en vous, l’effet surtout de la conviction qui vous possède que votre carrière est exemplaire en tant qu’elle manifeste comment un « homme de série » — vous affirmez modestement être tel — peut réussir à « changer sa vie » tout en restant soi-même. Le moins égoïste des humains, vous souffrez de voir semblable réussite demeurer exceptionnelle, et tous vos écrits, toute votre action ont tendu à procurer votre « chance » au plus grand nombre.

À la base de cette chance vous mettez le fait d’être né dans le peuple et d’en avoir, enfant, connu les misères comme la grandeur.

Votre père était cordonnier et vous lui avez, à plusieurs reprises, consacré des pages émouvantes. Si j’en juge par les photographies qui sont restées de lui, vous lui ressemblez beaucoup physiquement. Sans doute ne lui ressemblez-vous pas moins moralement. Il était d’une race qui, tout le long de l’histoire, fit honneur à notre pays : la race de l’artisan fier de son état, impatient des contraintes, plus impatient des injustices, croyant à la raison et à la science, allègre, malicieux, superbe en face des superbes, fraternel aux humbles, révolté par les inégalités sociales, mais animé d’une foi inébranlable en un avenir meilleur et plus équitable. C’est cette race chaleureuse qui éleva tant de barricades, le plus souvent bousculées par les forces de l’ordre, mais qui, au prix de trop de sang, suscitèrent chaque fois, sinon un progrès matériel, au moins un éveil moral.

Race, il est permis de le regretter, en voie d’extinction sous l’effet tant des succès du froid matérialisme historique que d’un certain enlisement dans le demi-confort. Jean-Marie Guéhenno, cette « mauvaise tête », ce « meneur » en était hautement représentatif et, d’évidence, vous vous y rattachez. Ne vous en déplaise, Monsieur, vous êtes un héritier, l’héritier d’une tradition qui a ses lettres de grande noblesse.

Devant beaucoup à votre père, vous ne laissez pas de devoir quelque chose à votre mère. Elle aussi, la modeste piqueuse en chaussures, était — vos souvenirs en font foi — un être de qualité. Vivant à l’ombre d’un mari éloquent et libre penseur, l’admirant, le fortifiant, elle avait su conserver sa résignation calme et sa foi naïve. Elle tempérait d’un bon sens un peu terre à terre et d’une prévoyance un peu inquiète ce que la vie de votre foyer offrait de passionné. Elle était comme le revers d’une médaille de frappe bien française dont son époux figurait l’avers. Sans doute est-ce à cause d’elle que le très authentique révolutionnaire que vous êtes l’est au fond de l’espèce tendre.

Vos premières années, vous les passâtes aux champs où vous aviez été placé en nourrice. Dans cette campagne bretonne, paisible, un peu austère, au sol granitique, ombragée de hêtres et de châtaigniers, vous apprîtes inconsciemment à communier avec la nature, à lui sourire, à rêver ; vous y acquîtes aussi des habitudes de coudées franches. De cette petite enfance bucolique et insouciante vous avez toujours gardé, je crois, quelque nostalgie.

Pénible fut votre retour à la ville natale, la cordonnière Fougères. Votre père, assuré que le savoir donne la clef de toute vérité et voulant que son fils possédât un jour cette clef d’or, vous fit entrer, quoi qu’il en coûtât à son maigre budget, au collège municipal. D’un esprit tôt éveillé, vous y travaillâtes fort bien ; mais vous y fûtes extrêmement malheureux.

Les établissements d’enseignement secondaire n’étaient guère alors fréquentés que par de jeunes bourgeois qui partageaient les préjugés de classe où s’entêtaient leurs parents et qui les aiguisaient de cruauté enfantine. Pour de futiles détails de toilette et de comportement, vous fûtes sans doute moqué, et ces sottes railleries, venant d’êtres que vous sentiez inférieurs à vous par l’intelligence, vous firent au cœur une blessure difficilement guérissable. Les réserves d’amertume, de colère, de haine même qu’enfouit en vous l’arrogance de ces fats marmousets, on les mesurera quelque vingt-cinq ans plus tard quand vous publierez Caliban parle. Ce premier de vos livres à faire du bruit sera la profession d’une foi généreuse, mais au grand souffle qui l’animera se mêlera une âcreté explicable par les offenses dont vous aviez été, bambin, la victime.

Mais nous ne sommes encore qu’en 1904, au cœur de cette prétendue « Belle Epoque » qui est, sinon aussi sordide qu’il vous arrivera de le dire, au moins pesante et inquiète, bien que, dans ses tréfonds, d’assez merveilleux renouveaux se préparent. Époque encore dure aux pauvres gens, d’autant plus dure qu’ils ont maintenant pleine conscience du poids que la société fait peser sur eux et que, selon le mot de Jaurès, « la misère humaine s’est réveillée ».

Votre père tombe malade, d’une maladie incurable. En un temps où la sécurité sociale est inconnue, c’est là, pour une famille d’artisans, le plus pathétique des drames. Force est de vous retirer du collège et, tandis que votre mère s’use les yeux à piquer des souliers, vous entrez dans une usine — de chaussures bien entendu — comme commis aux écritures, avec un salaire de vingt-cinq francs par mois pour dix heures de travail quotidien.

Est-ce la fin du rêve un moment caressé ? Vous faut-il renoncer à acquérir ce savoir, ce divin savoir qui seul peut changer votre vie ? Après avoir un moment entrevu la terre promise, allez-vous lourdement retomber dans le marécage, être condamné à cette existence toujours pénible, quelquefois affreuse, qui était celle de vos parents et avait été celle des leurs ? Non. Dans un sursaut, vous décidez de poursuivre seul vos études et de prendre sur vos nuits pour préparer, à l’aide de livres achetés d’occasion, l’examen du baccalauréat.

Un miracle alors se produit. « J’entrais », écrirez-vous, « dans un monde enchanté ! » Vous découvrez soudainement l’univers des grands classiques, des vers harmonieux, des hautes pensées, l’univers aussi des sciences exactes. Vos oreilles s’ouvrent, dirai-je, à l’harmonie des sphères, et ces révélations vous bouleversent, vous emplissent d’une sorte d’ivresse, vous laissent titubant.

Comment résister au plaisir de citer une admirable page extraite de votre Journal d’un homme de quarante ans et dans laquelle vous évoquez une de vos nuits de grisant labeur ?

« Je m’accordai un quart d’heure de congé. La petite ville dormait dans un noir silence. Je pouvais croire que toutes mes vieilles misères faisaient trêve. Nous habitions à ce moment-là près du chemin de fer. Sur les voies quelques feux rouges, parfois le souffle d’une locomotive qui rentrait au dépôt, étaient les seuls signes d’un monde vivant. Je pensais au mécanicien qui la conduisait comme à un compagnon et à un complice. La belle nuit nous appartenait. Nous étions ce qui vivait, travaillait en elle, les seuls témoins de ce faste étoilé. L’esprit se mouvait en elle, volait de la terre au plus haut du ciel, si léger, si libre. Nuits magnifiques, je crains qu’elles n’aient mis en moi quelque illusion : l’esprit ne cessera pas d’être pour moi ce grand archange que, tout jeune, j’entrevis voler si aisément par les ténèbres. Mais une belle illusion a du bon peut-être. En voyant depuis tant de gens confondre leurs idées et leurs intérêts, donner je ne sais quelle basse cuisine de leurs instincts et de leurs passions comme le résultat de leurs réflexions les plus honnêtes, je me suis dit que j’avais eu jadis beaucoup de chance. Je suis à peu près sûr de ne pas tomber dans de telles confusions. Je ne regrette pas d’avoir suivi le Grand Archange. Il eut le tort peut-être de me détacher de la terre, et nous avons un peu vagabondé ensemble ; mais c’est de là que j’ai appris qu’un absolu désintéressement est toujours la première condition de la pensée vraie. »

Dans ces lignes vous avez mis, Monsieur, beaucoup de vous- même : votre vertu poétique, votre sentiment d’avoir été extraordinairement chanceux, votre vocation à aider le plus grand nombre possible à bénéficier de chance semblable, votre horreur des compromissions. Si on voulait vous chercher méchante querelle, on ajouterait qu’il s’y décèle aussi la trace d’une inclination qui se marque dans plusieurs de vos écrits : l’inclination à croire que quiconque ne reconnaît point certaines vérités que vous tenez pour évidentes ne peut être mû, à moins d’être un simple imbécile, que par des motifs de bas intérêt.

Veule, lâche, hypocrite, traître même : autant d’épithètes dont vous avez volontiers accablé ceux qui ne pensaient point comme vous, surtout s’ils étaient ce que vous nommiez des « notables ». Et quand, d’aventure, il arrivait à ces notables de rallier votre point de vue —sur la paix, par exemple, ou sur l’Europe — vous les soupçonniez d’assez ignobles arrière-pensées. Dieu me pardonne ! Fussiez-vous né sous d’autres cieux et dans un climat moins tempéré, qui sait si vous n’auriez pas été jusqu’à évoquer à leur propos la lubricité de la vipère ?... Mais je m’en voudrais de donner de vous une idée qui serait tout à fait fausse : peut-être, comme vous venez de le confesser, ne vous êtes-vous pas toujours montré « gentil ». En revanche, vous êtes très bon ; vous en avez donné maintes preuves, et vos colères ne furent jamais que le reflet de votre amour du genre humain, de votre désir de le voir tout entier illuminé par l’Évangile éternel dont la première révélation vous fut apportée, dans la nuit scintillante d’étoiles, par le Grand Archange de votre rêve éveillé.

Il me faut revenir à ce travail joyeusement acharné que vous poursuivez, votre quinzième année révolue, dans des circonstances si contraires. Il vous conduit, n’ayant présenté d’autre livret scolaire que vos feuilles de paye, à passer brillamment la première, puis la seconde partie du baccalauréat. Sésame, ouvre-toi ! Vous obtenez une bourse au lycée de Rennes ; tout désormais vous devient relativement facile et, pour reprendre une expression qui vous est chère, vous passez de la « vie subie » à la « vie pensée ».

Un maître intelligent et libéral, comme il s’en trouve beaucoup dans l’Université, devine que, de tous vos dons, le littéraire est le plus certain ; il vous fait entrer en rhétorique supérieure, en khâgne comme on dit. Vous ne savez ni latin, ni grec. Qu’importe ! La promptitude de votre intelligence, jointe à une rare faculté d’application, vous fait rapidement maîtriser l’un et l’autre. Après quelques années de préparation, vous franchissez le dernier obstacle : le concours d’entrée à l’École normale supérieure.

Fortifiante Normale de ces années précédant la première guerre mondiale ! Serre chaude où s’épanouissent les fleurs de l’esprit ! Champ clos aussi d’ardentes joutes où il n’y a ni vainqueurs ni vaincus, mais d’où tous sortent intellectuellement enrichis. Hélas ! à de plus sanglantes batailles vont bientôt être conviés les combattants. Beaucoup n’y survivront pas ; la plupart des autres feront, en directions diverses, de belles et utiles carrières. Vous éprouvez, certes, de la joie, Monsieur, à voir aujourd’hui plusieurs d’entre eux, et des plus éminents, présents ici pour vous rendre hommage.

Vous aussi, en août 1914, la guerre vous réclame. Guerre absurde, très évitable, dont aucun dirigeant ne voulait vraiment et qui ne se déchaîna que sous l’effet combiné du heurt des vanités et de l’automatisme des alliances. Immense guerre civile, selon l’expression de Lyautey, dont l’Europe allait sortir pantelante, saignante, doutant des idées qui avaient fait sa force, et dépossédée de sa primauté. Ce sera au cours de cette guerre — précisément en 1917 — que se produiront deux événements majeurs, dont les répercussions ne cesseront d’aller s’amplifiant : la première intervention des États-Unis dans les affaires du vieux continent, la Révolution soviétique.

Vous voici donc mobilisé, sous-lieutenant de réserve, dans l’infanterie : vareuse bleue, culotte rouge, guêtres noires, képi couvert d’un manchon, mince galon d’or. Je gage qu’en dépit de toute votre horreur du conformisme et de toute votre passion humanitaire, vous êtes un instant entraîné dans ce tourbillon d’enthousiasme qui soulève alors la nation entière. Bref instant, et dont vous vous piquerez de ne pas vous souvenir sans gêne. Très vite, devant tant d’inutiles massacres, l’écœurement vous saisit, et la colère. Vous faites votre devoir, vous êtes dangereusement blessé à la tète, mais vous n’en tirez nulle gloriole. Bien au contraire, et vous irez plus tard jusqu’à écrire :

« Pour le plus grand nombre, nous avons voulu vivre de toutes nos forces, et il nous est arrivé de ne vivre encore qu’en nous méprisant... Une pensée plus nette, un cœur plus ferme auraient refusé de servir. C’était alors la mort certaine. Voilà bien ce que je ne voulais pas. J’ai suivi le troupeau. »

Il y a dans ces lignes comme un parfum de délectation morose, mais aussi une très courageuse franchise. Vous n’avez, Monsieur, —et cela vous fait grand honneur — jamais eu peur de choquer.

Vient l’armistice. L’optimisme invétéré qui vous habite reprend le dessus. D’immenses espoirs sont suscités en vous par la victoire des démocraties, par la Bonne Nouvelle dont Wilson se fait l’annonciateur, et aussi par cette « grande lueur à l’Est » qu’évoquera notre confrère Jules Romains. « Je m’accuse », écrirez-vous encore, « d’avoir été en ce temps ivre d’agir. Je croyais vraiment qu’un homme tout neuf était né, qui aurait des sens tout neufs : le sens du peuple, le sens du monde, le sens de l’avenir. »

Me trompé-je en pensant que c’est alors que votre doctrine se précise, que vous vous persuadez d’avoir une mission et que vous définissez votre méthode d’action ?

Votre doctrine : elle est essentiellement un faisceau d’actes de foi. Foi dans la raison, foi dans la vérité, foi dans la justice, foi dans le progrès, foi surtout dans l’homme.

Votre mission : rien de moins que travailler à changer le monde. La raison vous paraissant bafouée, la justice aveuglée, le progrès entravé, l’immense majorité des hommes vouée à l’humiliation, il ne vous saurait suffire que votre vie soit justifiée tant que celle de tous les autres ne le sera pas. « Ah ! » s’est écrié un jour votre maître Michelet, « qui nous soulagera de la dure inégalité ? » Vous répondez : « J’y tâcherai », et vous vous jurez de contribuer à apporter aux opprimés, non pas tellement le bonheur, qui toujours est discutable, que la dignité, qui ne l’est point.

Votre méthode d’action : celle, bien entendu, que vous tenez de votre formation ; la propagande, je ferais mieux de dire l’apostolat, par la plume et par la parole. Apostolat s’adressant toujours à la raison et ne faisant jamais appel à la violence.

Au lendemain de votre élection à l’Académie, vous direz, dans une interview télévisée :

« On ne sort pas de soi-même, et peut-être me suis-je trop défini la révolution, d’après ma propre aventure, comme une révolution intellectuelle... comme une accession de tous les hommes à la pensée et à la conscience. »

Ce souci a-t-il fait de vous, comme vous le dites, un assez mauvais révolutionnaire ? C’est possible. Je me tiens en tout cas assuré que, jetant un regard en arrière, vous ne regrettez rien : vous n’avez pas failli à la tâche que, jeune homme, vous vous étiez juré de remplir.

Au seuil des années vingt, vous vous disposez donc à être, au besoin, écrivain de combat, journaliste, polémiste. Mais vous n’oubliez pas que vous êtes avant tout professeur. D’abord parce que ce métier vous assure l’indépendance matérielle et, par voie de conséquence, l’indépendance morale. Ensuite parce que vous estimez qu’il est, tel que vous l’entendez, le plus beau du monde. Très tôt vous êtes chargé d’une classe de rhétorique supérieure et vous le resterez fort longtemps. C’est dire que vous pourrez, tout à loisir, associer votre goût de l’humain à votre goût pour les humanités. Vous pensez que celles-ci, ne sauraient être séparées de celui-là et qu’une culture, si raffinée soit-elle, est de peu de prix quand elle se suffit à soi-même et ne s’attache pas à irradier. « Comme tout serait changé », vous écrierez-vous dans vos Aventures de l’esprit, « si tout homme cultivé avait le sentiment profond de sa chance et de sa charge et la passion de remplir toute sa charge ! » Vos élèves n’oublieront jamais ni la qualité de votre enseignement ni le feu dont il brûlait.

Le soin et l’ardeur avec lesquels vous remplissez vos fonctions magistrales ne vous empêchent point de mettre votre talent au service de vos idées. Vous êtes rédacteur en chef d’une revue, Europe, à laquelle collaborent des hommes venus d’horizons différents, mais tous d’esprit libre et animé d’espérances généreuses. Vous abandonnez cette publication quand vous soupçonnez le parti communiste de la vouloir confisquer. Non que certains des buts de ce parti n’aient pour vous de l’attrait. Mais ses procédés vous hérissent, et surtout votre ombrageuse indépendance vous écarte de tout embrigadement.

En 1927, vous publiez, dédié à la mémoire de votre père, votre premier livre : c’est une étude sur Michelet, mais c’est aussi une profession de foi, de la foi qui est la vôtre comme elle était celle du grand historien, de l’ardent vates romantique. Désormais vous êtes, ainsi qu’on dira plus tard, un auteur « engagé ». Ce premier ouvrage sera, au cours de votre carrière, suivi de près de vingt autres. Dirai-je que, bien que fort divers, ils se ressembleront tous par l’essentiel ou, plus précisément, qu’ils traduiront tous le même idéal, considéré sous des angles et des éclairages différents ?

Ce n’est point là critique. Il s’en faut du tout. Rares sont les auteurs véritablement porteurs de plusieurs messages dignes de ce nom. Beaucoup même n’en assument aucun. Le vôtre vous parait, non sans raison, d’une importance telle qu’avec des variations dans le ton et la présentation, vous y revenez toujours. Timeo hominem unius libri, « je crains l’homme d’un seul livre », a dit le Docteur Angélique. En dépit de votre fond de tendresse, vous êtes, Monsieur, un homme redoutable.

Quant à votre style, il me paraît proprement enchanteur. Formé à la plus sûre tradition classique, très personnel avec cela, sans soupçon de pédanterie, unissant vigueur et sobriété, dur sans rocailles, souvent poétique sans cesser d’être précis, frémissant d’une vibration contenue, abondant en formules d’une frappe superbe, je souhaite qu’il continue à inspirer des générations de « khâgneux » — de rhétoriciens supérieurs.

Aussi bien, comment le mot exact, la phrase bien faite, le tour d’une précise élégance ne viendraient-ils pas naturellement à la plume d’un écrivain dont une grande partie de la vie fut consacrée à explorer, à la fois en expert et en artiste, les trésors de notre langue, qui l’entoure d’un amour vraiment filial, et qui écrivit :

« Honneur des hommes de mon pays… langue française qui veut des esprits propres à la servir, ô langue de vérité, outil admirable, il faudrait n’être pas de toi trop indigne ! »

Cette seule phrase, Monsieur, vous donnait vocation à faire partie d’une Compagnie dont la principale fonction est d’enregistrer et maintenir le bon usage du français.

Il me faut maintenant arriver à un épisode considérable de votre carrière : le rôle que vous jouâtes dans l’histoire du Front populaire.

Au fur et à mesure que s’était éloignée la victoire de 1918, la fausseté était davantage apparue aux Français des vastes espoirs qu’elle leur avait fait concevoir.

Les uns avaient cru que, pour prix de tant de sang versé et de souffrances subies, un âge de grandeur, de fierté et de prospérité s’ouvrirait à la France. Ils virent leurs illusions dissipées au contact de réalités assez sordides et chez nombre d’entre eux, anciens combattants pour la plupart, la colère emprunta la commode, la trop commode voie de l’anti-parlementarisme. D’où le succès des Ligues, d’où la sanglante journée du 6 février 1934.

Les autres avaient, plus ou moins confusément, partagé vos propres rêves : ils avaient cru en une Europe toute neuve, d’où la guerre serait bannie, où il n’y aurait plus ni criantes inégalités, ni oppressions. Que leur fallut-il constater ? Une exaspération des nationalismes, des doctrines violemment anti-démocratiques triomphant dans des pays voisins et rencontrant de l’audience en France, l’impuissance de la Société des Nations, la dure hiérarchie sociale à peine assouplie, une sourde opposition dressée contre les réformes esquissées au profit des travailleurs, la persistance des égoïsmes de classe. Qu’à cela on ajoute le grand trouble jeté, d’abord par l’inflation monétaire, puis par la crise économique partie d’Amérique, qu’on y ajoute aussi l’effet de la propagande communiste, on ne s’étonnera point de la masse des rancœurs accumulées.

En 1935 ces rancœurs trouvèrent leur expression politique dans un rassemblement bientôt connu sous le nom de Front populaire, alliance du parti radical, du parti socialiste et du parti communiste. Beaucoup d’intellectuels y adhérèrent, dont vous, Monsieur, qui êtes instinctivement, vous l’avez écrit, « avec les pauvres, contre les riches ». Et comme votre foi est une foi agissante, vous cherchâtes aussitôt toutes les occasions d’efficacement servir ce rassemblement. Vous participâtes à des meetings, vous fîtes des conférences. Surtout, avec André Chamson, dès longtemps votre ami, aujourd’hui votre parrain, et avec la journaliste Andrée Viollis, vous fondâtes Vendredi.

Les hebdomadaires d’importance étaient alors de droite ou d’extrême-droite ; Vendredi, hebdomadaire de gauche, répondit à l’attente d’un vaste public et obtint aussitôt un immense succès. Rédigé avec flamme, verve et conviction, sachant habilement développer le slogan « Le pain, la paix, la liberté », celui aussi des « deux cents familles », il contribua puissamment à la victoire emportée par le Front populaire lors des élections de mai 1936.

Victoire qui ne résulta pas d’un raz-de-marée : sauf erreur, de la droite vers la gauche, moins de deux pour cent des voix furent déplacées. Mais, le mécanisme du scrutin d’arrondissement aidant, ce déplacement suffit à amener au Palais-Bourbon une très forte majorité de gauche.

Éclata alors, chez vous et vos amis, un joyeux enthousiasme et les rêves généreux caressées au lendemain de l’armistice un moment reprirent corps.

Pas pour longtemps. L’alliance des radicaux, des socialistes et des communistes avait été conclue davantage sur une entente sentimentale que sur un programme précis, et elle offrait bien plutôt une force d’opposition qu’une majorité de gouvernement. Quand il fallut venir au faire et au prendre, les difficultés commencèrent.

Ce furent d’abord les « grèves sur le tas ». S’inspirant peut-être autant d’un souci de dignité que de revendications matérielles, elles n’en mettaient pas moins en cause des principes auxquels l’aile droite du Front populaire ne pouvait renoncer. Ce fut ensuite l’atroce lutte civile espagnole et le cas de conscience qu’elle suscita : fallait-il voler au secours des républicains au risque de provoquer une guerre européenne ? fallait-il au contraire, pour sauver la paix, laisser écraser la liberté ? Puis vint le sinistre scandale des « purges » staliniennes et l’inconditionnelle soumission aux ordres de Moscou que manifestèrent, à leur occasion, les communistes français. Firent enfin déborder la coupe des embarras financiers dont l’État n’aurait pu sortir qu’à l’aide, soit de mesures de coercition dont les radicaux ne voulaient point, soit d’une politique d’austérité inacceptable aux deux autres partis. Treize mois après sa formation, le ministère Léon Blum, que Vendredi n’avait cessé de fougueusement soutenir, fut acculé à la démission.

Le Front populaire, sa belle mystique ayant glissé vers une délétère politique, allait, pendant quelque temps encore, traîner une vie languissante avant que de se disloquer tout à fait. Du môme coup Vendredi, qui se refusait à accueillir toute aide suspecte, périclita, puis mourut.

« Une de mes illusions », écrirez-vous, dans votre Foi difficile, « avait été de croire que la France pourrait légalement, juridiquement, installer son modeste bonheur au milieu d’un monde que la violence dévastait ». Illusion en effet, et de graves conséquences. Ce n’est point impunément qu’une nation qui entend garder son indépendance prétend à vivre en vase clos. Parce qu’il chérissait la paix, le Front populaire — il n’était pas encore au pouvoir, mais pesait déjà d’un grand poids — contribua à empêcher, lors de la réoccupation militaire de la Rhénanie, que l’armée française ne brisât dans l’œuf la force hitlérienne. Parce qu’il voulait adoucir la peine des hommes, il prit ensuite des mesures qui déterminèrent, dans la production des fabrications de guerre, un fléchissement dont le pays devait bientôt éprouver les tristes effets... « Le pain, la paix, la liberté ». Les trois seraient-ils, hélas ! malaisés à concilier ?

Vous n’avez pourtant point à désavouer, Monsieur, votre fidélité au Front populaire. Certes, son élan fut tôt brisé ; certes, il commit des fautes. Il ne laissa pas moins derrière lui une œuvre positive de très grande portée. Relèvement des salaires injustement bas, conventions collectives obligatoires, semaine de quarante heures, congés payés surtout : autant de nouveautés qui amorcèrent, sur le plan temporel, une transformation aussi heureuse que profonde de la condition ouvrière. Pour le plan de l’esprit, celui qui vous occupe d’abord, j’y viendrai tout à l’heure.

La brève euphorie du Front populaire dissipée, la France entre dans une bien déplorable période. L’heure de la vérité sonne pour elle, et le résultat se manifeste des contradictions que ses gouvernements successifs ont, depuis quinze ans, accumulées. De ces contradictions la plus funeste sans doute est celle qui a associé une politique militaire purement défensive, symbolisée par la ligne Maginot, à une politique extérieure fondée sur des pactes nous obligeant à nous porter au secours de pays lointains et faibles. De là, d’abord l’abandon de la Tchécoslovaquie et l’accord de Munich, puis, onze mois plus tard, la guerre déclarée pour tenir nos engagements envers la Pologne, une guerre à laquelle nous ne sommes pas préparés.

Pendant cette période les Français distinguent-ils clairement le drame qui se noue ? Pour la masse, on en peut douter, cette masse dont le sort — et ce vous est là juste sujet d’indignation — se joue si souvent en dehors d’elle. Quant aux plus avertis, ils se laissent aller à des illusions : tandis que les uns rêvent de conciliation et croient possible un repli, au moins provisoire, sur l’hexagone et l’Empire, les autres tablent sur un bluff nazi et assurent qu’une intransigeante fermeté dégonflera Hitler comme pantin de baudruche. Seuls sans doute les communistes, dont l’Union soviétique demeure la patrie idéale qu’il faut à tout prix préserver, sont véritablement réalistes : il s’agit pour eux de faire en sorte que le tonnerre hitlérien s’éloigne de la Russie et que la foudre s’abatte d’abord sur l’Ouest.

Vous cependant, Monsieur, ne cédez ni au délire, ni à la peur ; mais, en présence des folies montantes, vous vous sentez désemparé et impuissant. D’une part en effet vous tenez en abomination le nazisme, sa sottise, son mépris des lois, ses crimes, et vous souhaitez passionnément d’en voir l’écroulement ; de l’autre vous persistez à penser que la paix est le premier des biens et qu’il n’y a point de guerre juste. Votre métier de professeur vous est alors d’un grand secours pour conjurer les spectres qui vous hantent.

Ce n’est qu’après la défaite de 1940 que tout vous redevient clair et que votre devoir vous paraît lumineusement tracé. Cette défaite, vous l’éprouvez dans votre chair, vous en souffrez comme d’une blessure personnelle car, en même temps qu’un citoyen du monde, vous êtes un patriote ardent.

Depuis 1789 coexistent deux sortes de patriotisme français. L’un, physique et concret, s’attache d’abord au sol, à ses habitants, à son histoire, à ses traditions, à ses tombes même : c’est celui qu’exalta Barrès, votre « vieil ennemi », à la fois haï et aimé. L’autre, idéologique et abstrait, a pour objet la France porte-flambeau ; la France qui osa faire sa devise du triptyque Liberté, Égalité, Fraternité ; la France annonciatrice de l’Évangile éternel : c’est ce patriotisme qui est le vôtre et qui vous fait écrire dans votre Journal des années noires : « Mon pays est une France qu’on n’envahit pas. »

Peut-être vous montrez-vous bien cruel pour les tenants de la première conception, laquelle ne manque pourtant ni de justification, ni de noblesse. Ajouterai-je qu’en dépit de ce qu’il vous est arrivé d’affirmer en des instants de colère, ces tenants ne sont pas obligatoirement des notables acharnés à la défense de leurs biens et de leurs privilèges.

Quoi qu’il en soit la seconde conception vous soutient tout le long des années noires et fortifie votre comportement. Vous résistez, Monsieur, vous faites partager par vos élèves vos indignations et vos certitudes, vous collaborez à des journaux clandestins, vous côtoyez volontairement de grands dangers. Vient enfin la Libération et, comme au lendemain de la première guerre mondiale, comme aux jours chantants du Front populaire, votre cœur se gonfle d’une bondissante allégresse, d’une immense espérance.

Dès 1944 vous êtes promu inspecteur général de l’Éducation nationale. Vous vous voyez en même temps spécialement chargé des Mouvements de jeunesse et de l’Éducation populaire.

Bien ne saurait vous mieux convenir. La Jeunesse ! Vous avez toujours eu foi en elle ; vous continuez de l’aimer avec sincérité et spontanéité car, malgré vos cheveux grisonnants, vous êtes resté jeune par le cœur. Quant à l’immense question de l’éducation populaire, elle n’a jamais cessé de figurer au premier rang de vos préoccupations. Il ne vous avait jusqu’ici été donné de l’aborder qu’en théoricien et en apôtre : c’est pour vous une grande satisfaction que de pouvoir enfin vous y consacrer de manière pratique.

Satisfaction, hélas ! d’assez brève durée. Derechef la politique vient corrompre la mystique, et le régime issu de la Résistance ne tarde pas à vous paraître un peu moins pur, un peu moins juste que vous l’aviez imaginé. Toujours vous avez préféré la loyauté à la ruse, la raison à la violence : force vous est bien de constater que ni ruse ni violence n’ont désarmé et que la France, au moins la France politique, n’est pas tout à fait régénérée. La si haute mission qui vous a été confiée, on voudrait vous voir la ravaler au niveau de mesquines vengeances et de combinaisons partisanes. Après onze mois de luttes lassantes vous y renoncez.

Non sans tristesse. Mais qu’importe ! Votre optimisme est à longue échéance. Fondé sur votre foi en l’homme, il est trop solidement ancré en vous pour jamais vous abandonner. Vous ne souscririez sans doute pas à la première partie de la devise du Taciturne : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre », car vous espérez toujours ; mais la seconde : « ni de réussir pour persévérer » a, j’en suis certain, votre intime assentiment.

Inspecteur général en service ordinaire, vous saisissez toutes les occasions de confesser votre credo, que ce soit par la parole ou par la plume.

De ce credo, le thème fondamental est, comme le proclamait déjà Condorcet, que « l’inégalité d’instruction est une des principales sources de la tyrannie » ; que le peuple a droit au savoir, dans le sens le plus élevé du terme ; que ce droit est aussi essentiel que le droit au travail et à une vie matérielle décente ; que c’est enfin trahison pour un clerc de ne pas s’employer de toute son âme à y faire accéder la masse qui n’en jouit pas encore. Cette accession changea votre vie ; vous n’aurez, je crois l’avoir déjà dit, point de cesse tant que pareille chance ne sera pas offerte à tous.

Ce fut l’honneur de la troisième République — de cette troisième République qui, au moins pendant les deux tiers de sa longue durée, fut un assez grand régime — ce fut son honneur, dis-je, d’avoir institué l’enseignement primaire gratuit et obligatoire. Premier pas indispensable. Mais vous avez écrit dans vos Aventures de l’Esprit : « Savoir lire, écrire et compter, la preuve est faite que décidément cela ne suffit pas. » Montesquieu disait, lui : « J’aime les paysans ; ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers. » Sans doute seriez-vous d’accord s’il était bien entendu qu’il ne saurait s’agir là que d’une science très élémentaire.

La même troisième République établit plus tard la gratuité de l’enseignement secondaire. Aussi voit-on aujourd’hui dans les lycées force garçons et filles appartenant à des milieux très semblables à celui où vous êtes né. Cela non plus, à votre gré, ne suffit pas : d’abord parce que ces garçons et ces filles ne sont pas encore assez nombreux ; ensuite parce que les programmes dont il leur est fait application se ressentent de l’esprit de classe dans lequel ils furent primitivement conçus ; enfin à cause que le cours des études est, de par la volonté des familles, trop souvent et trop tôt interrompu au profit d’apprentissages immédiatement rentables.

Reste l’enseignement supérieur. Lui aussi est beaucoup plus largement ouvert que naguère. Néanmoins les enfants d’ouvriers et de paysans ne figurent encore que pour une proportion extrêmement faible dans le nombre total des étudiants, et force est de reconnaître que la « démocratisation » n’est ici qu’amorcée.

Et pourtant jamais autant qu’aujourd’hui la France n’eut besoin de têtes bien garnies. Le monde a, au moins sur le plan des techniques, plus changé depuis cent ans qu’il n’avait fait durant des millénaires, et le mouvement se poursuit à une vertigineuse vitesse. Bientôt le globe terrestre, devenu trop petit pour l’homme, va cesser de lui suffire ; déjà est entreprise l’exploration des astres. Nous entrons dans un univers incroyablement neuf et une nation serait condamnée à végéter, puis à périr, qui, pour s’y adapter, ne ferait pas appel à tous les bons cerveaux dont elle dispose.

Vous ne pensez d’ailleurs point, Monsieur, que ce soit vers les seules sciences exactes que doivent être orientés les cerveaux. Livrées à elles-mêmes ces sciences risquent de tirer de leurs admirables conquêtes les plus déraisonnables conséquences. Il est indispensable d’en contrôler l’irréversible progrès et de faire qu’il ne s’écarte pas de l’humain : c’est là le rôle des humanités, au sens très large où vous les entendez. Rôle si essentiel, si ample, si difficile et d’un intérêt si général qu’il vous paraît contraire, non seulement à la justice mais au bon sens, qu’il n’ait pour interprètes qu’un petit nombre de privilégiés.

Assurément, Caliban, sous peine de n’être plus Caliban, ne saurait devenir entièrement pareil à Prospero. Ainsi entendues, les humanités seront fort différentes de ce que nous avons accoutumé de nommer ainsi : moins érudites, moins raffinées, moins abondantes en subtiles correspondances, moins nourries d’histoire, davantage tournées vers le pragmatique. D’aucuns le déploreront. Mais quoi ! Il est permis de regretter les carrosses peints et dorés, les souples frégates déployant leurs voilures, les piaffants équipages, le cérémonial des cours, de regretter aussi certaines élégances de manières et de pensée qui ne sauraient fleurir que dans des sociétés restreintes et exemptes de souci matériel : ces regrets sont parfaitement vains.

Aussi bien subsisteront toujours, il le faut espérer, nombre d’individus et quelques corps qui, sans cependant s’enfermer dans des tours d’ivoire, ni se couper du tourbillon qui entraîne le monde, persisteront à pratiquer le culte du savoir désintéressé, du bien dire, du justement s’exprimer, des formes élégantes et des idées claires... J’y songe, Monsieur, ne serait-ce point là la mission, l’excuse si vous voulez, d’une Académie comme la nôtre ?

Vous n’ignorez d’ailleurs point les immenses difficultés que présente la métamorphose spirituelle de Caliban, ni ne doutez qu’elle ne se puisse réussir que par étapes. Vous avez établi un programme précis et nullement chimérique d’éducation populaire. Comme ce programme a pour objet, selon l’expression dont vous venez de vous servir, la réconciliation de la pensée savante avec la sagesse instinctive, vous entendez qu’il soit situé dans la vie même : les informations données à l’usine et aux champs, les conférences post-scolaires, la multiplication des bibliothèques d’accès facile, les voyages à l’étranger, les échanges intellectuels y tiennent une grande place.

Vous en accordez aussi au cinéma, à la radio, à la télévision, au disque ; mais ici vous marquez quelque hésitation, car vous craignez que ces mécaniques, moyens admirables, ne deviennent leur propre fin. Allant plus loin dans la méfiance, il vous est arrivé de dire : « Tout ce que nous faisons pour augmenter ce bruit, cet énorme bruit, ne fait encore qu’augmenter notre servitude. »

Ne serait-ce pas là Prospero, l’un peu dédaigneux Prospero, qui parle ? Cependant vous avez raison. Sans doute tout cela contribue-t-il fort efficacement à l’élargissement des horizons populaires et à la diffusion de très nécessaires connaissances — je pense en particulier à celles des chefs-d’œuvre musicaux. Mais tout cela ne va point sans provoquer une certaine passivité, une certaine paresse des esprits. Et surtout on tremble en évoquant la puissance que tout cela met aux mains de ceux qui en ont la disposition. Quelle tentation pour eux, de transformer en propagande et en asservissement ce qui ne devrait être qu’éducation et libération !

Les grands problèmes qui vous hantent ne vous ont pas empêché d’exercer, avec une parfaite conscience, votre métier universitaire. Vous avez notamment rempli des missions d’inspection et de conférences en Afrique noire et en Amérique latine. Vous avez vu d’autres cieux, connu d’autres usages et, bien que toujours plus sensible à ce que les hommes ont en commun qu’à ce par quoi ils diffèrent, vous avez, si j’ose dire, développé votre sens du relatif.

De ces voyages vous avez rapporté deux livres pleins de grâce qui témoignent de votre aptitude à voir et à conter. Livres de moraliste politique en même temps. L’un d’eux se clôt sur un chapitre très émouvant : Si j’avais à enseigner la France... Plût au Ciel que notre pays ait toujours été ainsi présenté aux enfants de ses dépendances d’Outre-Mer ! Bien des malentendus eussent été évités, voire bien du sang épargné... Mais est-il vraiment trop tard pour faire sentir à nos anciennes colonies devenues politiquement indépendantes ce que la France peut encore, au-delà des tumultueuses apparences, leur apporter de vraie liberté ?

Vos plongées dans d’autres continents n’ont pas laissé de ramener votre pensée à l’Europe, à cette Europe à laquelle vous êtes attaché par toutes vos fibres. Écoutons ce que vous disiez à son propos dans votre livre, La Foi difficile, publié en 1957 :

« La pensée de l’Europe n’est nulle part vaincue. C’est à quoi l’on pense, tandis que le grand oiseau dont rêvait le Vinci et qui maintenant nous porte, dévore le temps et l’espace. Il faut qu’il y ait, dans ces quelques mots de l’Europe, une étrange magie pour qu’à peine tombés dans l’âme de n’importe quel homme au monde, ils y engendrent ce tumulte. Il faut bien qu’ils correspondent à quelque espoir profond de tous les hommes. Le monde entier parle désormais européen, je veux dire que les problèmes de la condition humaine y sont partout posés en termes européens. »

Certes il ne s’agit là ni de l’Europe des techniciens, ni de ce qu’on est convenu d’appeler l’Europe des patries. C’est une Europe idéale, et je vois d’ailleurs mal comment elle pourrait être définie en termes de traité. Les traités ne peuvent être que l’œuvre de techniciens et de politiques. Mais si, sur leurs froids paragraphes, un vent d’idées ne soufflait pas, ils risqueraient fort de n’avoir qu’une existence éphémère. Avec seulement des hommes comme vous, l’Europe unie ne se ferait pas ; sans des hommes comme vous, elle ne durerait point.

Cependant l’âge de la retraite vous a atteint, de la retraite administrative s’entend, car, aussi longtemps que vous vivrez, le besoin restera impérieux chez vous de parler, d’écrire et d’agir.

Vous avez, l’an passé, donné un livre ravissant, Changer la Vie. Vous voici maintenant installé dans un fauteuil académique — un fauteuil qui n’est ici qu’un gradin et, dans le lieu ordinaire de nos séances, qu’une chaise. Je suis sûr, Monsieur, que vous n’y somnolerez pas et que vous trouverez parmi nous une occasion nouvelle d’exercer votre apostolat. Vous avez naguère découvert un article de Jean Giraudoux dans lequel ce charmant poète, qui était aussi un penseur solide, s’étonnait, en jouant sur les mots, que les échanges ne fussent pas plus actifs entre, d’une part les instituteurs, de l’autre les Instituts et les académiciens qui y siègent. « Giraudoux », affirmez-vous, « avait raison de penser que l’ordre ne serait vrai et profond dans le monde que quand les instituteurs sauraient un peu mieux ce que savent les Instituts, mais quand aussi les Instituts sauraient un peu mieux ce que savent les instituteurs. »

Voilà, Monsieur, un champ vierge ouvert à votre énergie. Soyez le trait d’union désiré. Les instituteurs, dont vous avez beaucoup plaidé la cause et qui vous aiment, entendront sans doute votre appel. Quant aux académiciens, pour ne pas y être sensibles, ils ont, en dépit des mauvais bruits qui courent, l’esprit trop ouvert. Et ils vous tiennent d’ailleurs en trop grande estime.

Il était un membre de notre Compagnie que tout eût porté à partager ce sentiment d’estime : celui auquel vous avez succédé et dont vous venez de faire magnifiquement l’éloge.

J’admire que, n’ayant guère connu personnellement Émile Henriot, vous en ayez dressé un portrait d’une telle vie, d’une telle ressemblance, témoignant aussi d’une telle connaissance de l’homme et de ce que, sous une apparence un peu froide, il dissimulait pudiquement de chaleur.

Certes, vous partîtes, lui et vous, de points bien éloignés, lui né dans une famille parisienne, artiste il est vrai, mais très bourgeoise, vous dans une famille d’artisans bretons. Ses débuts furent plus faciles que les vôtres et je gage que, si vous vous étiez rencontrés autour de vos vingt ans, la sympathie n’eût pas été immédiate entre le normalien un peu farouche et le dandy lettré, habitué du « Bar de la Paix » de l’Élysée-Palace. Rive gauche, rive droite : il y avait, assurait-on, guerre entre les deux.

Une guerre autrement tragique éclata. Vous la fîtes l’un et l’autre et lui survécûtes sans en tirer, je crois, les mêmes conclusions. Vous aviez pourtant, dès lors, beaucoup en commun : d’abord une connaissance intime des lettres françaises, de leur variété et de leurs richesses, le goût de la nature, l’instinct poétique ; ensuite et surtout le culte de la vérité, l’amour de la liberté, la détestation de l’arbitraire, l’attachement à la République, un penchant invincible pour tout ce qui est humain.

Émile Henriot était un écrivain du plus délicat talent et un compagnon du commerce le plus délicieux. Mais il était aussi un être de sensibilité aiguë, d’une probité intellectuelle raffinée et d’une intransigeance irréductible sur tout ce qu’il jugeait être juste et vrai.

Son patriotisme enfin, d’une nature un peu différente du vôtre, était également intense. J’ai beaucoup vu votre prédécesseur à Lyon, pendant le sombre temps de l’occupation. Il était peut-être moins assuré que vous que sa patrie ne pouvait être idéalement envahie, mais il souffrait aussi atrocement de la voir effectivement asservie. L’eussiez-vous rencontré alors, je ne doute pas que vous ne vous fussiez jetés dans les bras l’un de l’autre et que vous n’eussiez communié dans la même douleur, dans une identique espérance.

Comme vous, Émile Henriot avait le cœur généreux.

Le cœur ! Il est facile aux esprits secs d’en railler les élans. Ce n’en est pas moins ce qu’il y a de meilleur dans l’homme et qui apparaît, quand tout a été dit, comme sa plus sûre justification. Sans doute est-il sujet à des palpitations : le rôle de la raison est d’en calmer la violence.

Le cœur parle volontiers en vous et vous le laissez volontiers parler : mais vous avez en même temps l’amour, la passion même de la raison. Vous les associez dans votre religion et vous jugez proprement scandaleux d’opposer l’une à l’autre. Par là vous vous montrez vrai Français, et de parfait modèle. C’est pourquoi, Monsieur, en dépit des réserves que tel ou tel de ses membres ait pu faire sur telle ou telle de vos idées, l’Académie française tout entière est aujourd’hui heureuse de vous accueillir.