Réponse au discours de réception de Jean-François Leriget de La Faye

Le 16 mars 1730

Antoine HOUDAR de LA MOTTE

RÉPONSE

De M. de LAMOTTE, au discours de M. de La Faye

ÉLOGE DE M. DE VALINCOUR

 

Monsieur,

Les jours solennels de l’Académie sont pour elle des jours de douleur et de joie. Nous avons fait des pertes, et nous les réparons ; plus heureux si nous pouvions acquérir et ne rien perdre !

Nous regrettons, Monsieur, un de nos plus illustres confrères, et ce sera déjà faire votre éloge que de peindre l’homme dont vous nous consolez.

Il ne nous reste de ses ouvrages que ceux de sa première jeunesse ; mais il y rassembla les perfections de deux âges, la vivacité du génie, et la maturité de la raison. La critique qu’il nous a laissée de ce roman célèbre, qui avec quelques défauts, demeure encore le modèle des autres, est elle-même le modèle d’une critique raisonnable. Il loue avec plaisir, il censure avec modération, et paraissant toujours douter quand il condamne, il approuve au contraire sans hésiter, et pour ainsi dire jusqu’à l’admiration. Qui ne sent pas le beau comme il doit être senti, n’est ni digne, ni capable de reprendre les fautes.

Le mérite du jeune auteur fut bientôt remarqué par nos plus illustres écrivains ; les Bossuet, les Racine et les Despréaux, sentirent dans ce qu’il étoit déjà tout ce qu’il pouvoit devenir, et ce qui est la vraie récompense d’une ame comme la sienne, ils furent ses amis.

Mais ce génie, tout flatté, tout excité qu’il étoit par de pareil suffrages, fut bientôt arrêté dans sa course. Prévenu de l’estime d’un grand Prince, M. de Valincour fut appelé dans sa maison, où des fonctions importantes le demandèrent tout entier ; dès lors la gloire personnelle d’Auteur céda aux engagements de sa place, et il aima mieux par un service zélé, mériter la confiance du Prince, que d’aspirer aux acclamations publiques par des travaux déplacés. Le génie, tout rare qu’il est, est commun auprès de cette force de raison qui sait lui marquer ses temps et ses usages.

Malgré ce sacrifice qu’il avoit fait de ses talens à ses devoirs, ne doutons pas cependant que M. de Valincour n’ait encore beaucoup écrit. Louis-le-Grand l’avoit nommé son historien à la place de M. Racine. Sans doute par le principe même du devoir, toujours si puissant sur lui, il avoit travaillé à cette vie brillante qui doit être à jamais l’étonnement des peuples et l’instruction des Rois, et qui, pour notre félicité, fait la plus vive émulation de son successeur. Il avoit fait des réflexions sur tout ce qu’il lisoit ; eh ! que ne lisoit-il point ? recueils toujours précieux, quand ils partent d’un homme instruit, et qui sait penser. Le feu nous a tout ravi ; tout périt dans cet incendie1 qui pensa l’envelopper lui-même. Les lettres y perdirent beaucoup, lui seul n’y perdit rien. Il ne regretta point le fruit de ses veilles, dont il pensoit trop modestement, pour craindre que les autres y perdissent. Ces trésors qui étoient si bien à lui, puisque c’étoit son esprit même, lui coûtèrent à peine quelques soupirs ; et qui sait trouver dans sa perte l’exercice d’une vertu si rare, acquiert sans doute beaucoup plus qu’il n’a perdu.

Ami passionné du mérite et des talens, encore plus ami de la paix entre les gens de lettres, M. de Valincour étoit le conciliateur de ceux qu’avoit pu désunir la diversité des sentimens. Quelle misère, selon lui, que d’aimer assez son opinion, pour s’aigrir contre ceux qui n’en sont pas ! La République des lettres n’est-elle pas un état libre où chacun a sa voix ? C’est même de cette liberté de penser que s’accroissent ses trésors ; la vérité y demeure toujours chancelante, tant qu’elle n’a pas essuyé l’épreuve des contradictions.

M. de Valincour ne connoissoit point cette hauteur tyrannique, qui donne ses sentimens pour des lois, et il savoit ramener les autres à sa propre modération. Qu’il me soit permis de le rappeler ici avec reconnoissance : dès qu’il eut parlé, les panégyristes d’Homère me pardonnèrent de lui avoir trouvé des défauts, et je m’en flatte, ils me rendirent leur amitié, quoiqu’ils ne m’eussent pas soumis.

Ce caractère de bonté ne se bornoit pas à ses confrères : il suffisoit d’avoir besoin de son secours pour lui devenir cher, et pour ainsi dire, on avoit un droit sur lui dès qu’il pouvoit être utile : Oui, Messieurs, et c’est le plus beau trait de son éloge. On sait l’amitié dont l’honoroit depuis long-temps cet illustre Cardinal, né pour la gloire du Prince et la paix des Nations ; cette amitié particulière étoit devenue en quelque façon un bien public. M. de Valincour ne l’employa qu’à protéger le mérite, et il ne croyoit pas moins servir le ministre en lui donnant lieu de bien placer les graces, que ceux pour qui il les sollicitoit. Fort de son désintéressement pour lui-même, il alloit jusqu’à l’importunité pour les autres : Un tel ministre méritoit bien un pareil ami.

C’est à cet homme que vous succédez, Monsieur ; eh ! quelles qualités ne suppose pas en vous le choix de l’Académie, après une pareille perte ! Je m’imagine que vous sentez déjà quelque émotion, et que vous n’écouterez plus si tranquillement ce qui me reste à vous dire. Mais, Monsieur, il faut subir la loi de l’usage ; il a établi pour chaque Académicien deux jours de louanges, qui ont tous deux leur inconvénient : Nous sommes trop présents aux premières, et les secondes ne nous touchent plus. Tout votre ami que je suis, je ne saurois vous ménager. Je suis chargé des sentimens d’une compagnie qui s’applaudit de son choix, et il ne me conviendroit pas d’en dissimuler les raisons, par égard pour votre délicatesse .

Nous retrouvons en vous des talens qui ne vous ont servi, comme à votre prédécesseur, que de délassement dans des fonctions importantes ; mais sur ces Poésies même qui vous sont échappées dans vos momens de loisir, il y a un témoignage bien flatteur à vous rendre : Vous n’y avez admis qu’un badinage élégant et des graces mesurées. Ce tour enjoué de vers que notre siècle se plaît à nommer du nom de son inventeur, ce sentiment si vif et si délicat du ridicule, les expressions naïves et fortes, si propres à le peindre d’un trait durable, toutes les avances pour la satire, trop bien accueillie de nos jours, ne vous ont jamais tenté. Vous avez fui cette gloire injuste, dont la malignité des hommes est si prodigue pour ceux qui la flattent. Vous n’avez fait que vous jouer des mêmes armes dont tant d’autres n’ont cherché qu’à blesser, et vous avez sacrifié aux droits de la société tous ces traits qui ne font honneur à l’esprit qu’aux dépens du cœur. Le vrai mérite des hommes est souvent le plus inconnu ; il consiste en bien des occasions, plutôt dans les choses qu’ils se défendent, que dans celles qu’ils se permettent.

Nous retrouvons ces qualités solides qui vous ont obtenu la confiance d’un Prince, ami de la vérité ; et n’êtes-vous pas encore aussi bien que votre prédécesseur, une preuve que l’amitié peut subsister dans les disputes, et que la contrariété des opinions n’aliène point des cœurs bien faits. Mais je me hâte, Monsieur, pour éviter ce qui me regarde, dans un jour où je parle au nom d’une compagnie respectable, je me hâte de vous envisager par un avantage qui vous est plus propre, et qui a beaucoup influé dans son choix.

Cette science du monde, qui n’est pas toujours familière aux gens de lettres, si agréable, toute profonde qu’elle est, sans laquelle les autres sciences ne seroient que d’un commerce sec et rebutant, et qui seule se passeroit de toutes les autres ; ce sentiment prompt des convenances qui fait rendre à chacun avec grace ce qui lui est dû, qui sait mesurer si juste les différens degrés de respect, d’amitié, d’affabilité, selon les personnes et les circonstances. Tout cela ne paroît-il pas en vous un don de la nature ? J’ajoute le génie de la conversation qui semble vous inspirer toujours : Vous savez l’animer sans vouloir y briller ; plus content d’avoir mis en mouvement l’esprit des autres, que d’avoir fait remarquer le vôtre même.

C’est cette politesse, ces graces, cette gaîté françoise qui, pour ainsi dire, vous ont rendu chez les étrangers l’apologie de notre nation. Une jeunesse indiscrète leur avoit donné quelque fois une fausse idée de notre caractère. Ils nous accusoient de légéreté, d’imprudence, et d’un dédain ridicule pour des manières éloignées des nôtres : Vous leur avez donné, Monsieur, une idée bien différente. Ils vous ont vu joindre l’enjouement à la raison, la liberté aux égards, et la prudence à la vivacité même.

Nous jouirons désormais, Monsieur, de tant d’aimables qualités. Vous êtes notre bien, et nous sommes devenus le vôtre. Nous nous promettons quelque assiduité de votre part, et j’ose vous y inviter pour votre propre avantage. Venez prendre place à ces assemblées où préside l’égalité Académique, où les rangs et les dignités font gloire de se confondre ; en un mot, où règne la politesse autant que les lumières.

Nous ne sommes pas toujours de même avis, mais nous nous éclairons toujours par les discussions. Chacun a ses richesses particulières, mais tout est en commun, et l’estime s’accroît, l’amitié s’entretient par l’utilité réciproque.

Vous tiendrez bientôt le même langage, et voilà, Monsieur, ce que je désirois depuis longtemps. J’attendois, comme un de mes plus beaux jours, celui où je vous verrois au milieu de nous, mais je ne prévoyois pas qu’à cette joie dût se joindre le plaisir sensible de vous y recevoir moi-même. Tout autre se seroit acquitté de cette fonction avec plus d’honneur pour l’Académie, mais personne ne le pouvoit faire avec plus de zèle.

 

1. De sa maison de Saint-Cloud