Réponse au discours de réception de Jean Aicard

Le 23 décembre 1909

Pierre LOTI

Ce n’est pas la première fois, Monsieur, que cette salle entend vibrer votre parole ardente, et le cas est unique, si je ne me trompe, d’un nouveau venu parmi nous ayant déjà parlé ici même, bien longtemps avant le jour de sa réception.

En effet, il y a vingt-cinq ans à peu près, la mode s’établit pendant quelques semaines que les lauréats de nos concours fussent invités à lire leur œuvre en séance publique. Le sujet donné cette année-là comme épreuve avait été l’Éloge de Lamartine, et les compositions, bien entendu, n’étaient signées que de chiffres conventionnels. Or, le triomphateur anonyme se trouva être Jean Aicard, et l’Académie française, qui déjà précédemment vous avait décerné trois de ses prix, dut vous couronner une quatrième fois.

Vous étiez donc venu sous cette coupole, — où je ne fréquentais point encore ; — sous y aviez même remporté, ce qui ne m’étonne pas, un succès sans précédent avec votre beau poème. Et il avait semblé à tous que votre place ici ne pourrait manquer d’être bientôt définitive ; vous paraissiez désigné pour la plus prochaine de ces vacances que la dame au sablier se plaît à faire si souvent parmi nous. Mais, hélas ! Monsieur, des années devaient pourtant passer, beaucoup d’années, un peu plus d’un quart de siècle, avant que vous ayez su conjurer les espiègles démons gardiens de notre seuil, et c’est seulement lorsque nous approchons, vous et moi, du déclin de nos jours que j’ai la grande joie de vous faire, au nom de notre Compagnie l’accueil traditionnel.

Je dis ma joie grande, oui ; mais elle est cependant très voilée d’appréhension et de deuil, car il me faut parler de celui dont vous avez pris la place et qui était, dans nos rangs, mon ami le plus ancien et le plus sûr. Avec votre autorité de poète, que je ne possède point, n’ayant jamais fait de vers vous venez de louer si techniquement la haute perfection de son œuvre, que je ne vois plus bien ce que je saurais ajouter. Je parlerai donc moins de l’écrivain, que de l’homme, qui fut exquis, et mourut sans reproche comme sans peur. Mais je m’inquiète, voyez-vous, d’être le dernier peut-être à prononcer son nom dans cette salle, à cette séance qui, pour employer un terme d’église, sera un peu comme son « bout de l’an ». Quelques minutes encore, et, quand ceux qui m’écoutent seront partis, quand ces bancs seront vides, il semble que plus de cendre, plus de silence vont retomber sur lui, — oh ! non point dans le monde des humbles où sa mémoire sera longtemps bénie, mais tout au moins dans ce milieu spécial qui est le nôtre et où l’on oublie si vite... Alors, je sens que la tâche pour moi est lourde ; je me juge très indigne d’être l’officiant qui dira le mot final à cette sorte de service mortuaire.

François Coppée ! Deux images très distinctes me restent de lui, celle d’autrefois et celle d’hier, celle du gai vivant un peu gamin aux yeux si rieurs, et celle du saint martyr ; deux images qui seraient presque inconciliables, si elles n’avaient ce trait commun : sa constante et simple bonté...

Donc, vous êtes de la Provence, vous, Monsieur. Vous venez de nous le déclarer, mais nous le savions. Vous en êtes même tellement que, semble-t-il, un peu du soleil de là-bas vient nous visiter à votre suite, avec un souffle du mistral tout chargé de la bonne senteur des pins maritimes. Et on s’étonnerait à peine si, derrière ces murs, des tambourins et des galoubets, arrivés pour vous faire fête, menaient en ce moment quelque farandole sur le triste quai Conti.

Lui, notre cher Coppée, il était de Paris ; ou du moins, il était bien plus que de Paris, car il était de Montmartre, — ou peu s’en faut. À cette origine, il devait l’étincelle particulière de son esprit ; il devait surtout l’instinctive ironie, qui chez lui cependant pouvait demeurer supérieurement drôle sans jamais sentir le vitriol comme chez nos chansonniers de la butte inénarrable. Il s’était amusé jadis à donner de lui-même cette définition, stupéfiante à première vue : « Je suis... la dernière grisette. » Et en vérité ce mot de grisette, suranné si gentiment sans ridicule, convenait assez aux petits aspects superficiels de son caractère. Dans ses jeunes années, il fut un peu le cousin attardé de Mimi Pinson ; il en avait la gaieté facile, les dehors insouciants et la sentimentalité toujours prête derrière le fou rire ; comme elle, il éprouvait un frisson, — démodé, hélas ! de nos jours, — à entendre sonner les musiques militaires, à regarder les régiments passer ; et, comme elle aussi, aux heures de mélancolie, il se rappelait confusément la Vierge blanche, qui veille dans la pénombre des églises.

Ces premières années de Coppée, elles n’eurent point, comme les vôtres, Monsieur, un beau cadre de lumière et d’espace. Oh ! non tant s’en faut ! Et je ne sais vraiment pas si, à bien considérer sa fin sublime commande plus l’admiration que son enfance enclose, que son humble adolescence qui fut sans joie, surchargée d’obligations quotidiennes, mais qui cependant n’eut jamais un murmure. Vous venez de nous dire comment, de si bonne heure, il dut interrompre ses études, et puis travailler à gages, pour faire vivre sa famille. En effet, et il faut s’incliner très bas devant l’héroïsme de cet enfant qui, plus que tout autre, était voué aux chimères dorées, aux rêves de beauté, d’indépendance et de soleil, mais qui, sans jamais se plaindre, toujours souriant et toujours bon, acceptait la chaîne des humbles, au milieu de décors de plus en plus attristants, alors qu’il fallait, pour cause de pauvreté croissante, changer souvent de domicile, promener d’un faubourg à un autre le mobilier trop modeste. Il est vrai, dans cet intérieur si gêné qui fut celui de son enfance, personne ne devint jamais ni grossier ni vulgaire : ses parents, d’une culture morale très au-dessus de leur misère matérielle, restaient ardemment chrétiens et monarchistes, — et c’est là une garantie de distinction quand même. Oh ! loin de moi la pensée que, chez les travailleurs antireligieux et révolutionnaires, la grossièreté vienne forcément prendre place au foyer ; mais je dis qu’elle est toujours bannie de chez ceux qui demeurent fidèles aux croyances et aux traditions de notre passé, — et, à quelque opinion que l’on appartienne, on ne me contredira pas. Pour employer votre joli mot de tout à l’heure, Monsieur, les parents de François Coppée étaient des plébéiens aristocratiques, gens d’une espèce aujourd’hui très rare ; à leur contact il ne déflora point cette délicatesse native, cette élégance d’esprit, qui, dans la suite, lorsque d’un coup de baguette magicienne il fut admis chez les Altesses, lui permirent d’y entrer comme de plain-pied. Mais combien il dut souffrir, malgré son bon sourire de surface, dans tous ces logis pauvres et sombres, visités si souvent par la maladie et la mort ! Cependant sa jeune tête, emplie de visions enchantées, n’y connaissait point de lassitude, car, en plus de son labeur de copiste, d’expéditionnaire, qui souvent se prolongeait la nuit, il trouvait le moyen de lire, d’étudier de s’instruire seul, et de composer des poèmes — que personne, bien entendu, ne lisait encore, mais que la jolie flamme éclairait déjà. Pour ses repos du dimanche, il s’accordait d’aller respirer l’odeur des pelouses et des arbres, mais pas beaucoup plus loin que les jardins et les remparts de la ville : et c’est ainsi qu’il s’éprit de ces faubourgs parisiens comme on s’attache toujours aux lieux où l’on a souffert et aimé. — et qu’il trouva le secret de nous les rendre presque enviables, en ces vers où toute la clarté de son âme les transfigure. J’ai dit « souffert et aimé » ; c’est que je le soupçonne fort d’avoir eu de bonne heure quantité de petites aventures, — avec des blondes surtout, — oh ! des passionnettes légères et sentimentales, comme les entendait sa cousine Mimi Pinson. Sans cela, comment eût-il pu, avant sa vingtième année, être déjà un charmant poète de l’amour ? Et quel amusant contraste d’entendre cet homme, qui devait plus tard devenir un catholique si fervent et si pur, donner au lecteur, dans une pièce où il vante le charme contestable de quelque coin de banlieue, ce conseil, qui encore ne s’inspire pas directement des préceptes de l’Église : « J’y ai ma blonde. Ayez-y votre brune. »

Vers ses vingt-trois ans, il enthousiasma Catulle Mendès, dont ce fut l’honneur de l’avoir découvert, et qui lui fit aussitôt connaître Hérédia, Villiers de l’Isle-Adam, Léon Dierx, tous à peu près de son âge. Cette pléiade de jeunes prit alors l’habitude de se réunir chaque samedi chez Leconte de Lisle, et c’est au milieu de cette élite qu’il perfectionna sa technique impeccable de Parnassien.

Quatre années plus tard, il écrivait sur commande, en hâte et en fièvre, dans sa très pauvre chambrette de Montmartre, le chef-d’œuvre qui d’un seul coup lui donna la gloire. Le Passant, c’était toute son irréalisable chimère qui s’élançait de sa prison comme par une trouée dans la muraille, qui soudainement fusait en une gerbe étincelante vers le bleu sans limites. Évidemment, il eût aimé être ce « passant » lui-même, ce Zanetto sans entraves, dont le langage sonne la jeunesse, le matin, la liberté, le cristal, et qui vient nous dire :

... Je vais par là, mais si la route
Se croise de chemins qui me semblent meilleurs,
Eh bien, je prends le plus charmant et vais ailleurs.
J’ai mon caprice pour seul guide, et je voyage
Comme la feuille morte et comme le nuage.
Je suis vraiment celui qui vient on ne sait d’où,
Et qui n’a pas de but, le poète, le fou,
Avide seulement d’horizon et d’espace,
Celui qui suit au ciel les oiseaux, et qui passe...

Son ciel à lui, pauvre petit Coppée d’alors, son ciel pour y suivre les oiseaux, c’était le plafond bas, au-dessus de ces veillées laborieuses et prolongées tard, où, par économie, toute la famille se serrait autour d’une même lampe, sa mère et ses sœurs se courbant sur leurs travaux d’aiguille, lui, peinant sur ses copies à tant la ligne.

Mais ce fut une chose tellement triomphale, cette première du Passant à l’Odéon, que toute la vie de l’auteur s’en trouva changée. Soudain, sans l’avoir prévu, il était homme célèbre sur le coup de minuit, dès que son nom eut été harmonieusement jeté au public par Sarah Bernhardt, qui venait, elle aussi, de se révéler idéale et unique dans le personnage de Zanetto. On joua le Passant sur toutes les scènes, dans les salons, dans les cours étrangères. On le joua aux Tuileries, et l’Empereur d’alors offrit avec bonne grâce une pension au jeune poète. — qui la refusa, bien entendu : le contraire, n’est-ce pas, nous eût presque gâté la mémoire de notre Coppée, si digne et si aimablement fier.

À côté de son désintéressement, dont vous venez, Monsieur, de nous citer un exemple à propos de Leconte de l’Isle, ce que nous devons peut-être admirer le plus, chez ce jeune triomphateur que les hommages du monde élégant eussent pu griser, c’est son retour, sans doute plutôt voulu qu’instinctif, vers ces humbles au milieu desquels il avait vécu son enfance obscure. Par devoir, par sympathie, par affectueuse pitié, il fit aux humbles le cadeau magnifique de son talent. Certes, il se permit encore de hautes envolées vers le pays des chimères, mais c’est au peuple qu’il songea surtout. Au peuple, aux ouvriers, à tous ceux que notre orgueil a dénommés les petits, il apporta la vraie poésie qu’ils ignoraient encore et qui les ravit comme une chose délicieusement nouvelle. Il accomplit ce prodige de se mettre à la portée des plus modestes travailleurs en prenant ses sujets dans leur vie de chaque jour, et de les captiver, sans qu’ils pussent dire pourquoi, par un art si accompli et une langue si cristalline, que les gens du monde se laissaient prendre en même temps et admiraient comme eux.

C’est en cela, du reste qu’il fut un véritable novateur, à qui Sainte-Beuve peut-être et Henri Heine, avaient seuls vaguement montré le chemin. Pour ne citer que les deux pièces qui sont devenues presque banales à force d’être redites et célèbres, la Grève des forgerons, l’idylle du soldat et de la servante ont soulevé autant d’émotion charmée chez les lettrés que chez les simples, ouvriers ou paysans.

Et, dans ces poèmes où, volontairement, il côtoie de si près la plus humble vulgarité, quelque chose toujours arrive à temps pour qu’il n’y tombe pas : c’est la précision, la juste mesure, le rythme, ou c’est je ne sais quoi encore dont le secret lui appartient. Aux passages où il fait le plus semblant d’être terre à terre, je le laisse aller avec ce sentiment d’attente confiante que j’éprouvais, dans mon enfance, quand je regardais jouer les féeries où par instants rien de merveilleux ne se passe. Le théâtre quelquefois ne représentait qu’une maisonnette quelconque, comme celle de Cendrillon, par exemple : mais je prenais patience, sachant que c’était une féerie : donc les murs allaient tomber pour faire place à quelque palais tout en or ; ou bien le plafond, s’ouvrir pour quelque apothéose. De même, dans les poèmes de Coppée les plus contestés, il y a toujours des petites fées qui veillent entre les lignes, et on est tranquille, on sait qu’elles vont jouer de leur baguette à propos de n’importe quoi, d’un nuage en l’air, ou d’un rayon de soleil éclairant les pauvres arbres d’un faubourg... Ainsi, dans cette pièce du « Banc », les fées ne cessent de tourner autour du brave petit soldat et de sa payse, et elles nous donnent, entre autres visions d’une suave mélancolie, celle qui s’évanouit en ces derniers vers :

Le vent, déjà plus frais, ridait l’eau du bassin
Où tremblait un beau ciel vert et moiré de rose ;
Tout s’apaisait. C’était cette adorable chose :
Une fin de beau jour à la fin de l’été.

Et toutes les prétendues vulgarités de Coppée sont comme cela entremêlées, enchâssées de perles fines.

Quant à certaines outrances dans le prosaïsme des sujets qu’il eut parfois la fantaisie de traiter en vers très parnassiens, ceux qui en ont été si choqués, tout simplement n’ont pas compris. Il était beaucoup trop fin, il avait beaucoup trop le sens du comique pour ne pas sourire le premier du contraste entre des cadences pompeuses, des rimes opulentes, — et l’arrière-boutique d’une épicerie de banlieue. Là, il s’amusait, Monsieur, n’en doutez pas ; il s’amusait de son « petit épicier de Montrouge », — et bien plus encore des quelques pédants qui seraient ahuris de le lire. Mais, vis-à-vis du pauvre épicier surtout, c’était sans ironie mauvaise, avec tolérance et pitié, comme il savait s’amuser de tous et de toutes choses.

L’inaltérable gaieté de Coppée, on se l’expliquait si bien, pour peu que l’on observât d’un peu près cet être sans détours ! D’abord, rien à se reprocher, ni un faux pas, ni une lâcheté, ni une compromission, ni un égoïsme ; au contraire, la conscience du devoir toujours accompli et de la charité partout répandue. Ensuite, malgré bon nombre d’amourettes, — avec des blondes, — il avait été assez épargné, à ce qu’il semble, par l’âpre amour qui est de notre époque névrosée et inassouvie, et qui peut mener aux abîmes d’angoisse. Enfin et surtout il avait gardé de son enfance une sorte de foi latente qui, même avant son grand élan de mysticisme, suffisait à lui masquer doucement la fuite de nos durées terrestres et l’universelle descente vers la mort... C’est à cause de tout cela qu’il était gai, gai comme un oiseau du matin, en même temps qu’il était moqueur, mais sans sarcasme, moqueur pour rire seulement, à la façon du plus gentil et du plus inoffensif des enfants de Paris.

Et, tenez, nul plus que lui ne respectait l’Académie française, nul ne prisait plus haut le beau rôle qu’elle joue, en demeurant, au milieu de la barbarie envahissante, le conservatoire obstiné de notre langue de France, et en procédant chaque année avec une attention si pieuse au difficile partage de l’or qui lui a été confié. N’empêche qu’à l’occasion il s’amusait même aux dépens de notre Compagnie.

À ce propos, laissez-moi conter une anecdote, oh ! bien petite, mais qui a l’excuse d’être vraie. On venait de me recevoir sous cette coupole, et, — il s’en était aperçu sans peine, — j’y étais aussi préparé qu’un sauvage que l’on eût pris au filet, la veille, dans la brousse. Donc, il se fit un jeu de semer l’effroi sur mes débuts, en m’exagérant le formalisme de mes nouveaux confrères : « Il faudra beaucoup surveiller votre maintien », me dit-il. Et il ajouta, avec un geste d’une impayable préciosité : « Cela vous rappellera la Chine, les mandarins à bouton de saphir... Vous savez, l’Académie des Dix mille pinceaux... » À la première séance, où j’arrivai donc avec un réel excès de conviction et de timidité, le hasard me plaça près de lui. (C’était une séance de Dictionnaire. Après de patients labeurs, on était, ce jour-là, sur le point de clore la lettre A.) Une discussion s’était engagée, à laquelle il avait ardemment pris part, au sujet de je ne sais quel adjectif, dont le sens évoluait au cours du siècle. L’entente n’arrivait point à s’établir, et, comme j’écoutais dans mon profond recueillement de néophyte, il jugea que c’était l’instant d’émettre quelque gaminerie colossale, pour me faire tomber de mon haut. Comme sous l’effet brusque d’un déclic, le rire apparut sur son visage si mobile et une gaieté de collégien élargit ses bons yeux si clairs : « Il n’y a qu’à laisser le mot en blanc, — dit-il avec un léger accent de faubourg, — on le cherchera demain... dans un Larousse. »... Oui, Monsieur, il avait proféré cette énormité... Et il m’en réservait une plus affolante encore. L’instant d’après, consultant sa montre pour quelque rendez-vous sur lequel nous aurions peut-être mauvaise grâce d’appuyer, en pleine séance de nos dix mille pinceaux il se leva, disant : « Je me trotte ! »

À l’époque où il me fut donné de connaître François Coppée et d’entrer un peu dans son intimité précieuse, il était depuis longtemps célèbre, déjà presque vieillissant d’aspect, et semblait installé dans la vie comme un sage, pour attendre le soir, qui s’annonçait paisible. En un silencieux petit logis de la rue Oudinot, que l’on eût dit rapporté du fond de quelque province, il faisait ménage avec sa sœur, son aînée de vingt ans, la discrète et douce vieille, mademoiselle Annette, — et avec plusieurs chats, très aristocrates et soignés de leur personne. Ces derniers vivaient sur la table à écrire du maître, suivant des yeux le mouvement de sa plume, et parfois dérangeant d’un coup de patte son écriture, qui, on le sait, était nette et jolie comme son âme. On disait déjà « le bon Coppée » ; mais, appliqué à cet homme dans toute la plénitude de son talent, le mot « bon » n’avait pas le sens protecteur que souvent on lui donne ; il gardait son sens propre et signifiait le compatissant, le charitable, le droit et le sûr : en effet il faut l’avoir vu de près pour juger tout le bien moral qu’il faisait, et tout le bien matériel qu’il trouvait moyen de répandre, avec une fortune pourtant modeste.

Dix années, quinze années passèrent ainsi, marquées chacune par des œuvres d’une saine et franche beauté, dont les plus retentissantes peut-être furent ce Pater tout imprégné de l’infini pardon évangélique, et ce drame Pour la Couronne, égal, comme vous le disiez, aux plus grands du théâtre moderne.

C’est après le triomphe de cette dernière pièce, que commença le long martyr physique de Coppée. L’acier du chirurgien dut fouiller et refouiller profondément sa pauvre chair ; la convalescence fut douloureuse, hésitante, interminable... Et, un livre, que personne n’eût attendu de ce doux incrédule, jaillit alors de son cœur, comme la candide prière d’un enfant. Cela s’appelait la Bonne Souffrance et cela marquait le retour extasié du poète à la foi de ses premières années. Il était déjà chrétien par les œuvres, bien plus que nombre de dévots et de prêtres, chrétien par la pitié, par l’amour fraternel, le pardon des injures. Et, de cette religion dont il avait toujours pratiqué la morale, il eut tout à coup le bonheur de pouvoir admettre, par on ne sait quelle intuition ou quel mirage, les dogmes difficiles, et accepter les radieux espoirs.

C’est à ce moment que prend place dans la vie de Coppée l’épisode auquel vous avez touché si délicatement, Monsieur, pour ne pas effleurer des questions encore brûlantes. Ce que personne au moins ne peut lui refuser, c’est qu’il fut comme les vrais braves que la lutte galvanise, ou guérit. Il aimait trop sincèrement le peuple, il le respectait trop, — pour ne pas haïr certaines « démocraties » qui l’égarent. Donc, il se jeta au plus fort de la mêlée, oubliant son mal. S’il alla trop loin, s’il fut excessif, s’il eut des indignations, presque des violences qu’on ne lui avait jamais connues, il aurait peut-être fallu lui pardonner, parce que c’était lui, Coppée, c’est-à-dire l’homme le moins suspect d’agir par intérêt personnel, le plus indemne d’ambitions politiques, le plus incapable de viser, sous une forme ou une autre, l’argent de la nation.

Après cette crise, qui lui avait donné des forces artificielles, un autre mal encore vint s’abattre sur ce juste, sur ce débonnaire qui s’était sacrifié, — un mal qui inexorablement aboutit à la mort après des paroxysmes de torture. Donc il commença d’endurer l’atroce souffrance progressive, cependant que Mlle Annette près de lui s’éteignait peu à peu d’épuisement et de vieillesse. Oh ! s’il n’y avait eu le rêve chrétien, qui change et illumine tout, quelle chose effroyable cela pouvait devenir, dans le triste logis sans enfants, l’agonie presque simultanée de ces deux êtres, qui depuis longtemps ne vivaient que l’un par l’autre, et qui allaient plonger au fond de la grande nuit sans laisser personne après eux, ni pour les continuer un peu dans la vie, ni seulement pour garder leur souvenir. Ce fut la bonne Mlle Annette qui partit la première ; lui, devait après elle durer encore huit jours, pour subir l’excès de ce supplice que les narcotiques n’atténuaient plus. Même cette pauvre dernière satisfaction qu’il souhaitait, celle d’aller conduire sa sœur Annette au cimetière, lui fut refusée : il n’eut pas la force de revêtir le costume noir qu’il s’était obstiné à faire acheter pour avoir au moins porté une fois son deuil sur la terre. Cependant il finit sans une révolte, sans un murmure, en priant avec une ferveur confiante pour ses amis les ouvriers, les humbles, — et aussi pour les exploiteurs ou les fous qui les mènent à la désespérance, aux alcools et aux explosifs.

Quand ce fut l’heure de le conduire à l’église et au cimetière, les pompes officielles firent un peu défaut — et je ne prévois pas qu’un jour vienne où il soit bruyamment transféré au Panthéon. Cependant beaucoup de ses ennemis politiques étaient là, ayant désarmé, et de tout cœur, devant la beauté sereine de cette mort, et des personnalités de clans fort divers, qui faisaient trêve pour un jour, suivaient son cercueil. Mais il y avait surtout un immense cortège, venu sans convocation, cheminant sans paroles : et c’était le peuple, le vrai peuple, assemblé spontanément pour rendre hommage à son poète et son ami ; c’était une foule qui s’était choisie d’elle-même parmi ce qu’il y a de plus hautement respectable dans le monde ouvrier. — de plus respectable en même temps que de plus modeste, des hommes en bourgeron de travail, des femmes portant leur petit enfant sur les bras. Pas un cri, pas un scandale ; un recueillement unanime, qu’il ne fut besoin d’aucun service d’ordre pour établir. Il eut donc ainsi les très rares, les très magnifiques funérailles qu’il avait mérité d’avoir, et qui sont au-dessus de la portée des plus riches de cette Terre, parce qu’elles ne se font point sur commande et ne s’achètent pas...

J’ai parlé si longuement de votre prédécesseur, Monsieur, que je dépasserais le temps permis si je parlais maintenant de vous comme je l’aurais désiré.

Mais, faites crédit de quelques années... Je ne voudrais pas vous dire des choses en deuil un jour où nous vous souhaitons la bienvenue : cependant vous savez que sonnera l’heure inéluctable où quelqu’un d’autre, à cette place, viendra prononcer votre éloge et s’étendra sur votre belle œuvre ; il le fera sans doute avec une beaucoup plus haute compétence, car je ne suis qu’un instinctif qui, en admirant, sait mal expliquer pourquoi il admire ; et puis, vous aurez moins à craindre que ce panégyriste, non désigné encore, soit taxé de partialité, car, il aura beau être votre ami, il ne le sera certes jamais autant que moi-même.

Je veux cependant indiquer les points de ressemblance que je vous trouve avec celui que vous remplacez ici. Vous en avez noté un vous-même, un point bien modeste et d’ailleurs contestable : « Nous sommes, avez-vous dit, deux poètes régionalistes. » Oh ! croyez-vous que Montmartre, ou la rue Saint-Maur, soit vraiment une région de la France ? — Non, gardez pour vous seul ce titre de régionaliste. Il vous sied plus qu’à personne, et je le trouve d’ailleurs fort beau, car la lumineuse, et vive, et fière Provence, c’est vous qui, réellement, vous l’avez donnée ; avant vous, tout ce que son âme chante, tout ce qui est son essence profonde nous échappait encore, — même avec Mistral, parce qu’il s’est refusé, lui, à écrire en français.

En cherchant dans votre passé, dans votre enfance, j’aperçois tout de suite deux êtres, grands chacun à sa manière, desquels vous procédez :

Le premier, un aïeul, votre véritable éducateur, peut-être ; un Provençal absolu, celui-là, et un sage dont on se souvient encore là-bas comme d’un apôtre de la charité. Au fond des bois de pins, qui sentent bon sous le soleil et où les cigales font leur musique, il habitait une vieille maison isolée, qui fut souvent la vôtre au début de la vie. Plus tard, vous lui avez fait hommage de votre œuvre, en ces quelques vers qui, du reste, suffiraient presque à expliquer le côté si tendrement simple de votre talent :

Grand-père, tout cela, quelle qu’en soit la gloire,
Je l’ai pris à toi-même, à ta simplicité,
Au vieux air que tu m’as, le soir, cent fois chanté,
Au ton dont tu disais ta plus naïve histoire...
Tu fis mon œuvre simple, et ma voix attendrie,
Et je rapporte à toi ce qui vient de toi seul...

L’autre homme qui, avec ce grand-père, influa le plus sur votre destinée, fut Lamartine, chez qui vous passiez vos dimanches de collégien, et qui se plaisait parfois, vous ayant deviné de très bonne heure, à dire pour vous seul ses vers immortels. Entre ces deux-là, vous ne pouviez mieux faire que devenir ce que vous êtes : le poète par excellence de votre belle région natale.

Et, puisque j’en suis à compter les influences tutélaires qui ont favorisé l’éclosion de votre talent, permettez-moi de saluer aussi la tendresse de cette sœur aînée, qui vous traita en fils et ne cessa d’être attentive à toute votre vie laborieuse.

La Provence, vous nous l’avez donnée tout entière, celle des plus vieux temps avec ses candides légendes, celle du moyen âge avec ses nobles histoires de chevaliers. Et quant à celle d’aujourd’hui qui, hélas ! est près de s’engloutir sous le flot montant de la banalité, vous l’avez éternisée dans le Roi de Camargue, dans l’Ibis bleu, dans Miette et Noré, qui gardent toute la senteur de l’aromatique terroir ; dans cent autres poèmes aussi, qui nous apportent, comme par une fenêtre que l’on ouvrirait soudain, le soleil, le vent salubre de la mer, et, — pour employer vos phrases rythmées, —

… le bruit des eaux creusant les roches,
L’adieu des vaisseaux inclinés,
L’appel des laboureurs, le son perdu des cloches…

Vous avez senti que bientôt personne ne l’entendrait plus, votre idiome provençal, pourtant si alerte, si harmonieux et qui sonne si clair ; c’est pourquoi vous y avez renoncé dans vos chants, car il n’y a pas de lutte possible contre ce souffle moderne qui se lève pour tout abattre en nivelant tout. Vous avez dit quelque part : « Les choses provinciales qui se meurent, fixons-les dans la langue qui doit leur survivre. » Et vous avez su fixer les choses du Rhône et de l’Esterel en un français qui parfois, calqué sur le provençal, arrivé à force d’art à nous donner l’illusion d’être là-bas ; un français toujours simple, mais qui, avec cela, ne cesse d’être limpide et coloré, autant que le beau ciel des soirs sur votre Méditerranée. Dernièrement encore, dans la crainte qu’il manquât une petite note à votre grande œuvre régionaliste, vous avez écrit d’abondance cet étourdissant Maurin des Maures, où éclate en feu d’artifice tout le Don Quichottisme des Provençaux, avec la drôlerie transcendante de leur esprit et la franche sonorité de leur rire. Donc, n’ayez point de crainte, Monsieur, il se réalisera pour vous, le rêve que vous avez formulé ainsi :

Chaque fois qu’on redit ton beau nom, je voudrais,
Provence, que le mien fût toujours mis auprès,
Et rester lumineux du soleil qui te dore.

C’est peut-être d’ailleurs parce que vous vous êtes trop donné à votre chère Provence, que votre place, dans la discutable hiérarchie des lettres, n’est pas aussi haute que vous le mériteriez. Chez nous, vos vrais admirateurs sans réserves ont été plutôt des isolés ; — il est vrai qu’ils s’appelaient Flaubert, George Sand, Sully Prudhomme ou Victor Hugo ; — mais je sais quantité de gens du monde qui continuent de vous opposer résistance, étant trop factices eux-mêmes pour comprendre que ce qui affirme la grandeur de votre art, c’est précisément d’être si naturel et d’avoir l’air si prime-sautier. Ici encore, faites crédit, Monsieur ; votre œuvre, parce qu’elle est la vie même, ne peut que durer, s’imposer et grandir.

Maintenant je veux saluer aussi en vous un autre titre un peu à côté, que notre cher Coppée n’avait pas : vous êtes le poète des petits enfants, et leur poète unique. Les tout petits, personne avant vous ne les avait compris si bien, ni surtout n’avait réussi à se faire entendre par eux. Ils récitent vos vers avec amour, non seulement dans les écoles provençales, mais dans celles de France, ou d’Allemagne et de Bohême. Par je ne sais quel tour de force de votre sensibilité exquise, vous nous expliquez ces petits êtres aussi fidèlement et naïvement que s’ils se racontaient eux-mêmes. Vous savez aussi faire pénétrer dans leur tête des pensées qu’ils n’avaient encore jamais eues, et qui les captivent sans les fatiguer. Et vos livres, écrits pour eux et pour leurs mères, sont pleins d’adorables choses, — comme celle-ci par exemple que je prends entre mille :

« Un petit rideau blanc autour d’un berceau suffit à rassurer l’enfant des femmes contre tout l’infini ; mais il faut une mère pour tirer le petit rideau soigneusement, pour l’interposer entre le regard de l’âme humaine qui s’éveille et l’âme hostile des forces aveugles. Les pères ne sauraient pas.... »

Je crois vraiment. — et vous l’avouez presque dans votre ensorceleur Chant du dormir, — je crois que chez les êtres comme vous ultra-sensitifs, il reste toujours de la fraîcheur enfantine, malgré tant de lassitude souvent et de déceptions accumulées ; peut-être même y découvrirait-on un peu d’enfantillage, encore vivant dans quelque repli de l’âme, — comme on trouve parfois, en feuilletant un herbier déjà poussiéreux et grisâtre, une pauvre petite fleur qui par hasard a gardé son coloris, et n’a pas voulu tout à fait mourir.

Mais, contrairement à ce que j’annonçais, j’ai l’air de ne constater que vos dissemblances avec votre prédécesseur. Voici, j’en viens à vos points communs :

Le premier, c’est que vous êtes, Coppée et vous, les deux poètes contemporains les plus populaires de notre pays. Et, en disant cela, je prétends vous adresser, à l’un et à l’autre, le plus enviable des éloges ; car, pour pénétrer ainsi au cœur du peuple, il faut, lorsqu’on écrit en vers, être plus qu’un ciseleur habile, il faut avoir mis, sous les rimes qui bercent, quelque chose de sincèrement et de tendrement humain, quelque chose qui sente la vie, l’amour, la pitié. Ou bien il faut avoir été hanté, par la grandeur infinie du mystère de tout, et connaître des suites de mots à la fois intenses et faciles, capables d’en éveiller l’inquiétude dans les âmes encore incultes et à peine évoluées. Je crois en outre que, pour être vraiment populaire, il faut avoir fait, comme vous deux, une œuvre saine, en même temps qu’une œuvre d’art, car c’est surtout auprès des demi-cultivés, des demi-lettrés, des demi-élégants, que trouvent grâce le cynisme, et les mots grossiers ; mais la majorité du peuple, non, chez nous, Dieu merci, elle en est encore à préférer ce qui fait couler les bonnes larmes, ce qui est pur et même un peu idéal.

Le cas de cette pénétration étonne peut-être davantage de la part de Coppée, qui risquait, en tant que Parnassien, de planer dédaigneux et impassible, et qui, au contraire a su s’abaisser vers les humbles sans déchoir, ou plutôt qui a trouvé le secret de les élever, par instants à son niveau. Ceux qu’il appelait, — mais si amicalement, — « le petit peuple de la grande ville » ont été ses lecteurs, et ce fut sa vraie gloire, à mon avis, de prendre place à leur foyer, sans pour cela perdre son rayonnement aux yeux des lettrés et des artistes.

Vous, c’est le peuple effervescent des campagnes de Provence qui vous a élu pour son barde ; chez les paysans, chez les pêcheurs de là-bas, vous entrez en voisin, en familier que l’on aime et que l’on fête. Le jour où nous avons le mieux senti combien vous la magnétisez, cette Provence tout entière, c’est lorsque au théâtre antique d’Orange fut donnée l’inoubliable représentation de la Légende du Cœur. — où Sarah Bernhardt encore prêtait sa grâce souveraine à votre héros, le chevalier poète ; les dix mille Provençaux assemblés parmi ces ruines vibraient par vous, à l’unisson avec vous ; dans ce cadre, votre triomphe, cette fois, prit le caractère d’une scène des temps jeunes et passionnés ; il fut d’une beauté que nous avions cessé de connaître, et l’aïeul, qui vous éleva dans sa maison des bois, en eût été plus fièrement ému, à juste titre, que de l’accueil que vous recevez aujourd’hui sous cette coupole officielle... Je ne voudrais pas vous accabler, tout vif encore, des noms légendaires du passé, d’autant plus qu’il est impossible de prévoir combien d’années les plus durables d’entre nous pourront tenir contre le grand oubli de demain. Cependant, savez-vous à qui me fait surtout songer votre popularité régionale ? Au mélodieux Hafiz et à Saâdi du Pays des roses. Ces deux-là, aujourd’hui encore les lettrés de la Perse (où il n’y a pas d’Académie) ne se lassent de reproduire amoureusement leurs poèmes, en calligraphie patiente, avec alentour des miniatures de missel, — cependant que j’ai entendu aussi, après mille ans, des chameliers redire leurs strophes le long des chemins du désert, en caravane, et des bergers les chanter le soir, au camp nomade. Dans ce siècle, Monsieur, nous n’avons plus le temps, comme les Orientaux, de faire des belles calligraphies pour honorer les écrivains que nous aimons ; mais veuillez considérer notre réception d’aujourd’hui comme l’équivalent, — ou à peu près, — des fines enluminures que nous nous serions plu à mettre en marge de vos œuvres, si nous étions des dilettanti de Chiraz ou d’Ispahan. Par exemple, je n’ose pas vous promettre que dans mille ans les bergers de Provence liront encore vos vers. Dans mille ans, il n’y aura plus de bergers ; et puis le temps est passé, de ces peuples immobiles qui de père en fils vivent des mêmes rêves, — comme, hélas ! est passé le temps des peuples heureux. Mais de nos jours du moins, les braconniers, qui partent en chasse vers la forêt des Maures, emportent souvent un de vos livres dans leur carnier, pour passer les heures ; c’est là un hommage qu’ils ne rendent qu’à vous seul. Et les paysans des hameaux perdus font silence, le soir à la veillée, pour écouter du Jean Aicard, récité par leurs petits enfants qui l’ont appris à l’école.

Un point qui vous rapproche encore de Coppée, c’est que cette humanité, dans vos livres, est une humanité toujours attendrie, toujours prête à pardonner quand même. Vos pièces de théâtre, vos romans, comme les siens, aboutissent à un pardon sans borne que l’on s’accorde en pleurant et qui nous fait pleurer aussi. C’est par un tel pardon que se termine votre drame aujourd’hui classique, Le père Lebonnard, qui fut le triomphe du tragédien Novelli en Italie, le triomphe de Sylvain en Angleterre, et qui, après avoir été joué et rejoué sur toutes les scènes d’Europe et d’Amérique, nous est revenu à Paris au bout de vingt ans, avec une telle moisson de « rappels » et de larmes, — que nous avons cependant fini par le comprendre et l’acclamer aussi.

Et enfin, le trait qui vous unit le plus intimement, vous le poète qui nous arrivez, au poète qui vient de nous quitter, c’est que vous êtes deux profonds mystiques, et deux mystiques chrétiens.

Oh ! votre christianisme à vous, Monsieur, manque essentiellement d’orthodoxie, et la très sainte Inquisition n’eût eût pas failli, du moins je l’espère, à son devoir de vous brûler vif. Un de vos biographes de talent a donné cette définition de votre nostalgique et si anxieuse religiosité : le dernier résidu de l’idéal chrétien au fond d’une âme. Je ne connais pas, en l’espèce, de mot plus sinistre que ce mot de résidu, qui, hélas ! est juste. De tout ce qui a fait vivre, palpiter, lutter nos ancêtres, notre génération n’aura eu que cela pour héritage : un résidu dont elle n’arrive même pas à secouer le charme indiciblement douloureux.

Nous ne savons et ne saurons jamais rien de rien : c’est le seul fait acquis. La vraie science n’a même plus cette prétention d’expliquer, qu’elle avait hier. Chaque fois qu’un pauvre cerveau humain d’avant-garde découvre le pourquoi de quelque chose, c’est comme s’il réussissait à forcer une nouvelle porte de fer, mais pour n’ouvrir qu’un couloir plus effarant, plus sombre, qui aboutit à une autre porte plus scellée et plus terrible. À mesure que nous avançons, le mystère, la nuit, s’épaississent, et l’horreur augmente... C’est alors que le « résidu » chrétien essaie encore de protester doucement au fond de nos âmes. Nous voyons bien que ce n’est pas cela, qu’il n’est pas possible que ce soit cela ; mais, derrière l’ineffable symbole, — infiniment loin derrière, si l’on veut, là-bas aux confins de l’incompréhensible, — nous nous disons qu’il y a peut-être la vérité, avec l’espérance. Et puis, nous sentant nous-mêmes accessibles à la pitié, ne valant d’ailleurs que par la pitié, nous nous raccrochons à l’idée qu’il existe quelque part une Pitié suprême, vers qui jeter, à l’heure des grands adieux, le cri de grâce qui autrefois s’appelait la prière ; une Pitié capable de nous accorder même ce revoir, sans lequel la vie consciente, avec l’amour au sens infini de ce mot, ne serait qu’une cruauté par trop lâche ou trop imbécile... Quand nous en arrivons là, Monsieur, nous ne sommes pas très loin d’être des chrétiens, sinon à la façon de Coppée bien entendu, du moins à la vôtre...

Mais pardon ! Tout ce que je viens de dire a été déjà tellement mieux dit et redit, que je m’excuse de retomber dans ce lieu commun de la détresse...

Votre livre intitulé Jésus (celui peut-être où vous vous faites le plus merveilleusement simple et le plus humblement humain) nous montre deux pauvres disciples du Christ, pêcheurs du lac de Tibériade, qui, le troisième jour après la mort de leur maître, s’en reviennent mornes et accablés vers Emmaüs, à la nuit tombante. Une ombre tout à coup surgit à leurs côtés, s’éloigne, revient... Si elle s’approche, ils se reprennent à avoir courage, tandis qu’ils tremblent et défaillent dès qu’elle disparaît. Alors, ce fantôme de Jésus, si incertain pourtant, et qu’ils distinguent à peine, ils le supplient de cheminer près d’eux jusqu’à l’étape du soir, parce que sans lui ils ont froid jusqu’au fond du cœur, dans la nuit plus sombre.

Et vous terminez cette pièce allégorique du naïf passé par la prière que voici, qui tout à coup est de notre temps, et que des milliers d’âmes rediraient avec vous :

Oh ! puisque la nuit monte au ciel ensanglanté,
Reste avec nous, Seigneur, ne nous quitte plus, reste !
Soutiens notre chair faible, ô fantôme céleste.
Sur tout notre néant seule réalité !

Seigneur, nous avons soif ; Seigneur, nous avons faim ;
Que notre âme expirante avec toi communie !
À la table où s’assied la fatigue infinie,
Nous te reconnaitrons quand tu rompras le pain.

Reste avec nous, Seigneur, pour l’étape dernière,
De grâce, entre avec nous dans l’auberge des soirs...
Le temple et ses flambeaux parfumés d’encensoirs
Sont moins doux que l’adieu de ta sourde lumière.

Les vallons sont comblés par l’ombre des grands monts,
Le siècle va finir dans une angoisse immense :
Nous avons peur et froid dans la nuit qui commence.
Reste avec nous, Seigneur, parce que nous t’aimons ! »