Réponse au discours de réception de Henri Patin

Le 5 janvier 1843

Prosper BRUGIÈRE, baron de BARANTE

RÉPONSE DE M. LE BARON DE BARANTE

Directeur de l'Académie française

AU DISCOURS DE M. PATIN

DANS LA SÉANCE DU 5 JANVIER 1843

 

Monsieur,

Le jour où les suffrages de l’Académie vous ont appelé parmi nous, elle a fait acte de justice ; elle a accompli un devoir. Vous avez parlé de vos titres avec trop de modestie. Si, pour entrer ici, la gloire, le génie ou le don de création étaient exigés, les places resteraient souvent vacantes ; beaucoup d’entre nous ont dû, plus encore que vous, se montrer reconnaissants. Heureuse l’Académie, quand, de loin en loin, elle peut maintenir son illustration par des choix éclatants, dont le reflet conserve à nos élections la valeur d’une honorable récompense littéraire. À qui pourra-t-elle être mieux due qu’à l’écrivain modeste, dont la vie entière fut consacrée au culte assidu des lettres ; qui en a expliqué les beautés ; qui en a répandu le goût parmi la jeunesse ; qui, par le bienfait de son enseignement, a maintenu les traditions dont les siècles et les peuples se sont transmis l’héritage ; ces traditions du beau, du vrai, du simple ; ces traditions où se concilient l’imagination et la raison ?

Une telle recommandation devait être d’autant mieux écoutée par l’Académie, que vous n’en avez jamais cherché aucune autre. Vous vous êtes renfermé, et comme enveloppé, d’un amour complètement désintéressé pour les lettres et pour l’enseignement. Vos désirs, vos regards même, n’ont point semblé se porter au delà de l’horizon, où vous avez placé les limites de votre vocation. Les opinions et les intérêts politiques, qui se mêlent à tout, qui envahissent tous les succès, qui s’emparent de toutes les capacités, sont restés ignorés de vous. Vous n’avez appartenu à aucun de ces coteries si secourables aux renommées qu’elles adoptent. Vous n’avez pas été non plus un homme du monde. L’étude et le devoir vous ont composé une solitude honorable et douce ; mais les amis des lettres, mais l’Académie française ne pouvaient vous oublier. Le succès de vos leçons, les discours d’ouverture de vos cours, les éloges que nous avons couronnés, ont constamment attiré l’attention des hommes sérieux.

À une époque où le mérite tranquille et modeste restait caché, où le savoir était dédaigné, Voltaire, en grand seigneur de la littérature, avait pu accorder avec une bienveillance hautaine une place dans le Temple du goût, à Rollin, à ce patron des écoles, dont vous avez raconté la vie avec un sympathique intérêt.

Non loin de là, Rollin dictait
Quelques leçons à la jeunesse ;
Et quoiqu’en robe, on l’écoutait :
Chose assez rare à son espèce.

Nos professeurs ne portent plus la robe ; il n’est point rare qu’on les écoute ; ce n’est pas seulement à la jeunesse qu’ils dictent des leçons. Nous avons vu la foule se presser dans les salles de nos écoles. Des hommes de tout âge, de toute nation, se sont faits les élèves de nos professeurs. Tantôt ils ont été attirés par la clarté et la méthode qui règnent dans l’exposition des sciences exactes et naturelles ; tantôt ils ont voulu assister à un spirituel entretien sur les diverses époques de la littérature, sur le caractère des grands écrivains ; ils se sont éclairés de ces considérations hautes et générales qui enchaînent les événements de la vie des peuples ; ils ont admiré cette philosophie qui, échappant aux froides subtilités de la scolastique et à l’étroite enceinte des métaphysiciens du dernier siècle, a su donner à son langage le charme puissant de l’imagination. L’enseignement est devenu une des gloires de notre époque et de notre pays, un des intérêts, qui s’emparent de l’attention du public et préoccupent les esprits. Il a signalé de grands talents que la tribune a enviés à la chaire et qu’elle a revendiqués pour le gouvernement de l’État. Comment donc l’Académie serait-elle restée indifférente à un tel ordre de services et de succès ? Comment ne les réclamerait-elle point pour elle ? C’est son bien, qui lui appartient plus spécialement qu’aux assemblées politiques. Peut-être, en considérant la destination pratique de l’Académie plus que sa destination honorifique, devrions-nous dire que la critique littéraire est ici dans son domaine.

N’est-elle pas, en effet, inséparable des lettres ? N’en fait-elle pas une partie essentielle ? Non-seulement elle examine les œuvres de l’esprit, elle essaye d’en déduire des règles et d’éclairer ainsi les routes de l’avenir ; non-seulement elle cherche dans la comparaison des productions de l’art, dans leur conformité aux lois de la raison et de la sensibilité, une autorité pour les jugements qu’elle prononce ; mais la critique a une vie qui lui est propre ; elle n’est pas seulement un travail, elle est un sentiment. De même que nous admirons les objets de la nature ; de même que nous sommes émus des affections humaines ; de même la création du poëte ou de l’artiste nous fait éprouver une impression vive ; elle nous associe à ce qu’il a senti ; elle nous fait participer à son inspiration ; de telle sorte que les plaisirs de l’esprit, le mouvement de l’imagination, bienfait des lettres et des arts, tiennent une grande place dans la vie de l’âme et contribuent à notre satisfaction, je dirais presque à notre bonheur.

Le critique est celui qui nous parle de ces nobles jouissances, qui nous raconte éloquemment ce qu’il a senti, qui nous appelle à admirer ce qui a excité son admiration, qui nous communique ses émotions et se rencontre avec nos sympathies ; il est autre chose qu’un examinateur et un juge. Le peintre s’est inspiré de la nature ; le critique s’est inspiré du tableau. L’une de ces inspirations est plus primitive ; mais toutes les deux sont réelles et humaines.

Bien plus : l’art est devenu, ainsi que la nature elle-même, une source abondante, où viennent puiser ceux qui sont doués du don d’invention et de production. Avant que l’art eût reçu ses développements, aux époques où il ne faisait que naître, il était plus naïf, car il était plus simple ; il était plus grand, car sa forme n’était pas déterminée ; mais l’habileté lui manquait ; il se trouvait incomplet ; il savait indiquer, mais non point dire ce qu’il sentait. Lorsqu’il a été instruit par l’expérience de ses premiers pas ; lorsqu’il a eu des modèles, son admiration pour eux l’a guidé. Il a été alors doublement inspiré, et par la nature, et par ceux qu’elle avait émus auparavant. La critique s’est ainsi mêlée et confondue avec le sentiment de création ; souvent même à son insu ; le laissant tout aussi naturel, mais le rendant plus habile.

C’est cette marche, ce progrès, que vous avez si bien expliqués dans vos Études sur les tragiques grecs. Vous avez montré le développement successif de l’art dramatique. Admirant la beauté et la grandeur de sa première époque, vous avez ensuite reconnu qu’en perfectionnant sa forme, il avait acquis une action plus pathétique ; mais vous n’avez point blâmé doctoralement Eschyle au nom de Sophocle. Vous plaçant toujours au point de vue du poëte, au milieu des circonstances qui l’entouraient et l’inspiraient, vous vous faites spectateur contemporain, vous nous exposez le dessein de l’auteur, l’esprit de son œuvre, l’ensemble de sa composition, les effets qu’il devait produire. Ce qui, à la première impression, pouvait être obscur et confus pour nous, vous le faites apparaître sous son vrai jour ; où la frivole ignorance ne savait trouver que barbarie ou confusion, vous restituez un chef-d’œuvre. Lorsqu’on veut sentir et connaître les productions du génie, il faut comprendre sa pensée avant de juger la forme dont il l’a revêtue.

C’est qu’il y a deux manières d’étudier les lettres, deux manières de les enseigner. Prendre l’art comme un fait existant, le décrire dans son apparence extérieure, le décomposer en parties distinctes, séparer dans ses productions diverses la matière, la forme et le mode, chercher les procédés qu’il emploie : c’est ce que fit Aristote, et tant d’autres après lui. Ils en déduisirent des règles utiles, que la raison et le goût indiquent parfois et n’imposent jamais. Ces règles relatives à la forme ont dû facilement devenir minutieuses et techniques. De là un enseignement sans charme pour la jeunesse, sans intérêt pour le public, brisant le lien qui unit la littérature à l’ensemble des connaissances humaines, en faisant un métier spécial, au lieu d’y voir le talent d’expression appliqué à toutes les pensées, à tous les sentiments de l’humanité.

Vous avez choisi une autre voie, Monsieur ; vous conformant à d’illustres exemples, à la direction actuelle des esprits, vos études et vos leçons ont pris ce caractère d’impartialité historique propre à notre époque. Les lettres sont pour vous, le plus vivant témoignage, où doit se lire l’histoire de l’esprit humain, ses phases, ses progrès, ses éclipses ; l’influence des religions, des gouvernements et des mœurs ; le caractère des races diverses ; la connaissance du passé, l’espoir de l’avenir. Aux circonstances générales qui déterminent la couleur de l’œuvre du poëte ou de l’écrivain, vous savez rattacher ce qui lui vient de son propre caractère, de sa vie, des situations où il fut placé. On se complait à retrouver son empreinte personnelle, dans ce qu’il légua à la postérité. On aime à converser avec lui, d’homme à homme, à travers les siècles. Cela importe tout autrement que d’examiner s’il a eu tort ou raison de s’exprimer de telle ou telle sorte, s’il a manqué à tel ou tel dogme d’une critique formaliste. Ce n’est pas l’auteur qu’on cherche, c’est l’homme, ainsi que disait Pascal.

Le critique a d’autant plus été conduit à se transformer en historien des lettres, que leurs époques diverses et successives s’enchaînent les unes aux autres par un lien d’imitation, ou, pour parler plus exactement, d’inspiration. Les États se sont réunis ou dispersés ; les empires se sont formés et brisés ; les peuples ont été conquérants ou conquis ; la religion chrétienne est venue accomplir une révolution dans l’âme humaine ; l’Europe a admis les barbares dans la civilisation romaine, dont elle a vu s’obscurcir et presque s’éteindre la lumière : – et l’esprit humain n’a point cessé de placer l’antique racine de sa généalogie dans ce sol de la Grèce, d’où la poésie, l’éloquence et la philosophie, naquirent comme des plantes naturelles. Sous cet heureux ciel, dans cette atmosphère transparente, sur les rivages de cette mer si riante, tout fut natif, rien emprunté, rien imité. Plus tard, et partout ailleurs, il y eut des poëtes, parce qu’il y avait des poésies, des artistes, parce qu’il y avait des statues et des tableaux. Le génie même fut procréé par les œuvres du génie : sans Homère point de Virgile ; sans Démosthène point de Cicéron. – À Athènes, les lettres et les arts étaient des éléments de la vie commune, des jouissances populaires. Il fallait, aux sens et à l’esprit de cette race privilégiée, de nobles émotions ; le goût du beau était pour elle un premier besoin ; l’expression, la forme, l’harmonie étaient indispensables pour lui plaire. Ce qui est devenu règle et critique pour les autres nations, était, chez les Grecs, un instinct de délicatesse, dont les progrès furent d’autant plus rapides, qu’il ne cherchait qu’en lui-même sa propre perfection.

Voilà, Monsieur, ce que vous avez si bien senti et développé. L’Académie, et vous, m’excuserez de résumer et de restreindre ainsi ce qu’on apprend à vous entendre et à vous lire.

L’Europe, et surtout les nations méridionales, latines par la langue et les traditions, reçurent à travers la transmission romaine, l’esprit et les modèles de la Grèce. La religion y imprima un nouveau caractère moral. Elle apporta avec elle d’autres modèles, une autre poésie aux formes non moins grandes, mais moins dessinées, native aussi, mais d’une autre région, d’une autre antiquité. Les conquérants germaniques arrivèrent avec leurs traditions et leurs mœurs qui, chez nous, ont laissé peu de traces. La civilisation fut plutôt abolie que dénaturée. Le moyen âge, dans sa portion inculte et populaire, donna ou plutôt tenta de donner naissance à une littérature nationale, sortie de nos mœurs et du caractère de notre race. Un grand charme de naïveté, cet attrait que le vrai exerce toujours lorsqu’il ignore l’art de s’exprimer, lorsque l’inspiration balbutie encore comme l’enfant, s’attachent aux œuvres que nous a léguées la vieille France. Pourtant, nous avons en grande partie renié ce paternel héritage. La Grèce et Rome sont revenues, non pas nous conquérir, mais nous conseiller. Les lettres religieuses, philosophiques et juridiques n’avaient jamais cessé de les reconnaître pour la mère patrie.

Quand l’esprit humain se réveilla tout à fait, au XVle siècle, les modèles de l’antiquité prirent un empire absolu. Ils devinrent objets d’enthousiasme et de culte. Ce langage aux formes précises, ce vocabulaire dont la signification était à la fois si nuancée et si définie, cet enchaînement des pensées, ces sentiments vrais et universels, apparurent comme un phare, au milieu d’une civilisation imparfaite, de ses développements encore confus, de sa langue encore incertaine. Alors commença une sorte de lutte entre le génie national et les traditions renouvelées. D’une part, une imitation pédantesque, un mélange tenté sans discernement, d’autre part, une inspiration facile et familière, mais qui restait impuissante à l’élever dans les hautes régions de l’art.

Après un siècle de tentatives et d’efforts, la langue et les lettres françaises se trouvèrent enfin dans un état d’achèvement. Ce qu’elles avaient acquis, dans leur commerce avec l’antiquité, n’était plus un emprunt, une imitation, c’était la substance même du génie français, tel qu’il s’était composé et développé, conforme au goût et aux mœurs de la nation ; il ne s’agissait plus d’encadrer forcément l’esprit de la race française dans des paroles grecques ou romaines : la fusion s’était opérée ; il n’y avait plus copie, mais inspiration. Un ensemble doué d’unité et d’harmonie caractérisa le beau siècle de Louis XIV, quand il arriva à ce moment précis, où apparaissent les grandes époques littéraires, alors que les esprits, après un temps d’essais et d’oscillations, semblent, d’un commun accord, entrer dans une même voie ; lorsque, par un travail intérieur, la langue est devenue suffisante pour les sentiments et les idées ; lorsque le besoin de l’ordre soumet le génie à l’autorité du goût.

C’est encore à vous, Monsieur, que j’emprunte ces remarques présentées ici sans développement. D’est dans deux de vos discours qu’il faut aller les rechercher. Vous y avez traité, avec ce mélange de savoir et de sagacité qui vous caractérise, de l’influence de l’imitation sur le développement des littératures et en particulier de la nôtre ; ce qui vous a conduit à une Introduction de l’histoire littéraire du siècle de Louis XIV.

À cette époque, dont vous avez si bien expliqué les circonstances ; où les lettres croissaient et florissaient, fécondées par la connaissance de l’antiquité, la critique n’eut pas une influence directe. Elle fut utile par son savoir, plus que par ses conseils. C’est ce dont il faut nous féliciter. Elle était alors superstitieuse et dogmatique ; elle blâmait tout ce qui ne s’alignait pas aux règles qu’elle avait cru découvrir dans les modèles antiques. Elle admirait, non point les sentiments vrais et exquis, mais une certaine pompe factice, dont elle voulait qu’ils fussent revêtus ; elle ignorait les mœurs de l’antiquité et les traduisait avec les circonstances des mœurs contemporaines. La société grecque se montrait à elle sous l’aspect de la société française. Chose bizarre ! le génie lui-même s’efforçait scrupuleusement à s’enchaîner aux prescriptions minutieuses, s’excusant humblement d’y manquer. C’était, pour ainsi dire, sans le savoir qu’il obéissait à sa propre inspiration. Son originalité était d’autant plus vraie, d’autant plus forte, qu’il l’ignorait. À lire maintenant la fameuse querelle des anciens et des modernes, on ne sait pas si les motifs des uns pour admirer étaient meilleurs que les motifs des autres pour dédaigner. Cependant l’admiration était réelle ; cependant elle portait les plus beaux fruits, peut-être précisément parce qu’elle était naïve et ne savait point se bien analyser. Toutefois mettons à part cette charmante lettre de Fénelon à l’Académie, où règne un sentiment si fin et si vrai de l’antiquité, le sentiment qui fit Télémaque.

La langue était fixée ; les genres étaient circonscrits et limités ; les modèles étaient maintenant, non plus donnés par l’antiquité, mais nés sur notre propre sol. Les lettres pouvaient désormais suivre un cours plus facile. Elles étaient plus accessibles à tous et s’adressaient à un public de jour en jour plus nombreux ; ainsi elles devaient subir l’influence de l’opinion générale et des mœurs du temps. Émancipés de l’école, elles relevaient de la société. Moindre était le travail, moindre la consciencieuse méditation, moindre aussi le soin de l’expression et de la forme ; la pensée avait des ailes en naissant et s’envolait d’un libre essor. Parmi le mouvement littéraire du dernier siècle, lorsque de si grands écrivains obtenaient non plus seulement un succès d’applaudissements, mais une souveraineté sur l’opinion, la critique devait se modifier. Elle ne s’occupa plus d’appliquer des règles étroites ; elle ne parla plus au nom de l’érudition ; elle aussi entra dans l’analyse philosophique ; elle examina les pensées et les opinions ; elle fut l’arme qu’employèrent les factions littéraires pour se combattre.

En même temps, elle s’anima d’un sentiment plus vif, d’une admiration plus intime pour les beautés de la poésie et de l’éloquence. Les impressions produites par le génie ou le talent étaient devenues universelles ; la critique en fut l’écho et l’expression. Voltaire donna surtout l’exemple de cette appréciation animée, qui participait de la sensation plus que du jugement. Ses disciples, la Harpe plus qu’aucun autre, prêtaient à la critique un langage presque passionné.

Cependant les règles adoptées, le code du goût consacré par l’habitude continuaient à être respectés. C’était en reconnaissant, en invoquant leur autorité, qu’on accordait l’admiration ou qu’on décernait le blâme. Un des caractères distinctifs du dix-huitième siècle fut une présomption dédaigneuse, une conviction que tout devait être jugé de son propre point de vue, un aveuglement sur les circonstances qui avaient dû, selon les époques, agir nécessairement sur les peuples, les hommes, les mœurs, les lois et les œuvres de l’esprit. Reconnaissant avec orgueil la marche progressive de la civilisation, il appliqua à tout cette loi de perfectionnement. Chaque année, chaque pas avait dû, selon lui, amener une supériorité du lendemain sur la veille ; non-seulement dans les sciences qui recueillent des faits pour en expliquer la cause, mais aussi dans la poésie, les beaux-arts et le langage, c’est-à-dire dans la région du sentiment et de l’imagination. La Harpe, examinant le théâtre grec sans faire nulle acception des mœurs et de la religion d’Athènes, sans se transporter par l’imagination au milieu des circonstances locales, compare Euripide à Racine, Sophocle à Voltaire, et prononce gravement que l’art a fait des progrès. Il y a loin de là à vos études sur les tragiques grecs.

Toutefois l’opinion, qui avait si librement procédé à l’examen de toute autorité, de toute législation, ne pouvait rester longtemps soumise aux lois et aux coutumes littéraires. Déjà, dans le dernier siècle, la critique avait offert les premiers symptômes d’une révolution ; mais ce commencement d’attaque eut quelque chose de frivole et de paradoxal : d’ailleurs la littérature ne règne point par la force ; ses lois ne sont abolies que par un changement dans le goût du public : il ne s’agit point de le dompter, mais de le persuader. Pour cela il y a deux moyens : ou des chefs-d’œuvre apparaissant comme des modèles nouveaux ; ou l’ennui et la lassitude de la médiocrité, se traînant sans autre soutien que l’imitation.

En outre, selon les temps, selon le cours des idées, il est nécessaire que les lettres changent de caractère et de route. Les esprits ont une autre direction, d’autres pensées : pour leur être conforme, pour leur plaire, il faut leur dire autre chose. L’ordre social avait été bouleversé et renouvelé, les gouvernements détruits ; de sanglantes tyrannies avaient régné au nom de la liberté ; la gloire nous avait d’abord enivrés, puis perdus ; les opinions avaient été dépouillées de leur présomptueuse certitude ; une foule d’illusions avaient été dissipées par l’enseignement sévère de l’expérience ; la philosophie avait confessé ses erreurs et vu le doute se retourner contre elle. D’un tel état moral devait naître une littérature renouvelée par ses inspirations.

D’éloquents et de spirituels orateurs vous racontaient, l’autre jour, quel succès, quelle gloire furent réservés au génie, quand il révéla à une génération nouvelle les pensées qui fermentaient en elle, attendant un organe pour les exprimer. La poésie marcha sur cette première trace, et prêta son lyrique langage à des sentiments plus vrais et plus intimes, à de mélancoliques méditations, à de tristes incertitudes, à de pieuses invocations. Elle s’affligea sur l’époque contemporaine, où l’esprit humain flotte désemparé comme le vaisseau après la tempête.

L’histoire rechercha dans le passé ce qui pouvait intéresser le présent ; car chaque génération veut y retrouver ce que son expérience lui a appris à comprendre. Partout l’esprit d’examen et la philosophie se montrèrent avec un caractère de pénétration et d’impartialité, ne prononçant plus approbation ni blâme, et se complaisant à expliquer comment ce qui avait été, avait dû être. La tribune politique s’empara d’une grande place, non-seulement dans la vie réelle, où est son domaine, mais dans la région de l’art et du talent. En somme, il n’y eut point décadence dans les lettres ; il n’y eut point inertie, mais ce malaise qui afflige les âmes quand elles manquent de direction, quand elles n’ont point le calme que donne la conviction, quand un sol mis en poussière se dérobe sous nos pas.

Si l’esprit qui animait la littérature avait changé à un tel point, les règles qu’elle avait suivies ne pouvaient guère rester les mêmes. La critique, avec plus de savoir et de perspicacité, recommença l’examen des modèles antiques, en fit mieux comprendre la vraie beauté, et, en les admirant davantage, les présenta comme moins imitables. Les littératures étrangères furent explorées, traduites, vengées de l’ignorance frivole qui les avait dédaignées. L’affranchissement fut complet.

Il le fut trop peut-être. Que le talent, que la véritable originalité ne sentent point peser sur leur essor un joug qui les arrête : cela est souhaitable : encore pourrait-on dire que bien faible est l’inspiration qui se laisse entraver par de si minces liens.

La littérature dramatique était surtout assujettie à des formes déterminées, à une certaine marche de l’action, à des conditions de vraisemblance, à l’unité de couleur et de langage. Mais le public commençait à désirer dans le drame un nouveau genre d’intérêt ; au développement des passions il voulait que vînt s’ajouter la peinture des caractères ; à l’effet profond d’une situation unique, il demandait que fût parfois substitué le mouvement successif du récit ; il exigeait la peinture des mœurs d’un peuple, de l’aspect d’une époque. Dans la comédie, il fallait introduire les changements correspondants aux changements survenus dans la société elle-même. De là plus de largeur dans l’unité de la composition. plus de variété dans le langage.

Mais la révolution du théâtre ne se borna point à permettre que la forme du drame se modifiât, selon la nature du sujet, selon l’inspiration involontaire de l’auteur. On imputa aux règles la stérilité de l’invention ; on renia la tradition des chefs-d’œuvre, les rendant responsables de la médiocrité des imitateurs ; on chercha la nouveauté comme remède à la lassitude du public ; on inventa des combinaisons pour produire de l’effet ; on crut échapper à la servilité de l’imitation, en prenant les modèles hors de notre goût national. Si bien qu’on se trouva plus loin de cette vérité, au nom de laquelle on s’était soulevé, qu’on ne l’était auparavant. Vraisemblance dans les événements, conséquence dans les caractères, fidélité à la couleur des temps et des lieux, conformité à l’histoire, et, ce qui doit passer avant tout, vérité dans les sentiments et le langage : tout cela, qu’on nous avait tant promis, fut perdu de vue, comme si on y avait complètement renoncé. C’est qu’il y a plus de naturel à suivre une route accoutumée qu’à en chercher de nouvelles ; à se guider librement par le fil de la tradition, sans tourmenter son imagination pour inventer des formes ; tandis que la pensée les produit d’elle-même, lorsqu’elle en a besoin. Comme, dans sa naïveté, l’exprimait notre vieille langue française par les mots de troubadour ou de trouvère : le poëte, ce n’est pas celui qui cherche, c’est celui qui trouve. Les créations imaginaires, les combinaisons habiles, quelque riches ou poétiques qu’elles puissent être, ne sont point dans la région dramatique, tant qu’elles portent exclusivement l’empreinte personnelle de l’auteur. La vérité et la vie dans la représentation de la nature humaine, c’est la règle qui ne doit jamais être violée : il faut qu’elle se trouve observée dans les inventions les plus ingénieuses.

Voilà ce que vous enseignez, Monsieur ; vous encouragez et vous guidez ce mouvement des esprits, qui semblent revenir au vrai et renouer ce lien entre le présent et le passé, aussi nécessaire à une littérature qu’à une nation. Dans l’ordre social, tous les principes ont été reniés, rejetés avec audace et dédain, laissant table rase aux nouveautés et aux illusions : puis, soumis maintenant à un examen plus calme, mis en face d’un doute moins hostile, éprouvés par l’expérience, on les voit reparaître et reprendre une autorité, mieux assise peut-être qu’au moment où s’écroulèrent les préjugés et les habitudes qui la soutenaient. De même, ce sera par un libre choix, par goût, non par routine, qu’après avoir donné carrière à toutes les attaques, à toutes les présomptions, à toutes les tentatives, nous retrouverons, sans servitude de la forme, le véritable esprit de notre littérature, l’admiration intelligente de nos modèles et le caractère de notre langue.

C’est pour aider l’Académie dans cette œuvre nationale qu’elle a surtout désiré vous avoir dans son sein. Ses travaux ne présentent point, comme ceux des autres Académies, des résultats positifs, qui puissent constater aux yeux du public notre utilité directe. Si nous voulions exercer officiellement une autorité critique, elle soulèverait de justes mécontentements et n’aurait aucune sanction. Le public, vrai et souverain juge, ne reconnaîtrait point nos arrêts. Nous sommes loin de prétendre à une telle attribution. Nous avons pourtant des devoirs à accomplir, et, en nous en acquittant, nous croyons ne pas être inutiles. Les nombreux concours où l’Académie est chargée de prononcer, le prix à décerner aux ouvrages utiles aux mœurs, qui apporte annuellement sous nos yeux les livres les plus graves, donnent lieu, pendant plusieurs mois, à un examen consciencieux, à de sérieuses discussions. Toutes les questions importantes de littérature, de critique, d’histoire littéraire, y trouvent leur place naturelle. La diversité des opinions s’y produit avec un calme imposé par les égards mutuels. Ainsi elles ne s’exaspèrent point et restent dans une juste mesure. Plus la controverse est modérée, moins il est difficile de se persuader les uns les autres. N’est-ce rien que cette occupation assidue d’hommes, qui tiennent tous quelque place dans les lettres ou dans la société ? N’en résulte-t-il pas une sorte d’influence sur le goût de cette portion distinguée du public, qui finit toujours par former l’opinion générale ?

L’Académie a espéré de vous une utile coopération à son travail le plus habituel, au dictionnaire historique de la langue française. Après avoir constaté le vocabulaire de la langue usuelle, en cherchant à lui donner régularité et correction, nous nous sommes choisi une tâche d’un plus grand intérêt. En indiquant l’origine de chaque mot, et ses variations successives d’orthographe et d’acception, en montrant quelle signification lui ont donnée les écrivains de chaque époque, nous maintiendrons, nous rappellerons la langue à son vrai caractère, nous nous opposerons aux tentatives qui la dénaturent. On verra par les exemples empruntés aux grands maîtres, comment ils ont su l’empreindre de leur propre génie, en lui laissant la couleur nationale. C’est moins les langues qui s’usent et se flétrissent que les esprits. Qu’ils soient substantiels et sincères, qu’ils repoussent au loin la déclamation et l’affectation, l’instrument ne leur manquera pas. Ce n’est point par les mots qu’on rajeunit une langue, c’est par les idées.

Nous avons déjà à vous remercier, Monsieur ; vous venez de vous acquitter d’un devoir, qui était à la fois le vôtre et celui de l’Académie. Vous avez rendu à la mémoire de votre prédécesseur un hommage, où se montrent, à la fois, et le sentiment de l’ami, et le bon goût du critique. Vous avez raconté avec simplicité cette vie d’un homme de bien, sincère, bienveillant, actif dans son dévouement d’amitié ou d’obligeance, fidèle à ses affections. Selon votre habitude, vous avez montré le rapport qui unit les œuvres de l’auteur avec les circonstances de sa vie. Vous avez expliqué comment, sous leur influence, son talent avait pris naissance et reçu sa direction. L’esprit et le goût du temps, les préférences du public, sont venus figurer dans ce portrait et lui donner un caractère historique. C’est ainsi que toujours nous devrions louer ceux que nous regrettons.

M. Roger surtout était un de ces hommes qu’on fait aimer par le récit, plus qu’on ne les fait admirer par l’éloge. Une vie privée, honorablement mêlée dans les événements politiques, qui n’ont laissé personne hors de leur atteinte ; les lettres et le théâtre servant plutôt de récréation à son esprit que de carrière à son activité ; des relations faciles ; point d’ennemis ; de la modération dans la prospérité, du calme dans la mauvaise fortune, une fin pieuse : tel est le tableau que vous nous avez présenté.

Il y a peu de jours que, pour une pareille solennité, cette même enceinte ne suffisait point à contenir une foule nombreuse. À un illustre et respectable prélat, dont le nom rappelle la restauration religieuse de la France, et qui eut une si grande part aux affaires et aux événements de son temps, venait succéder le premier magistrat du royaume, moins honoré encore par cette dignité que par les souvenirs d’une vie si pleine, si utile à son pays, si honorable par le talent et la sagesse. Un écrivain éloquent et spirituel lui répondait, digne historien d’une telle époque et de si importants personnages. Aujourd’hui l’Académie ne présente pas un si grand aspect ; elle n’est que littéraire ; et cependant le public est venu vous entendre avec une bienveillance que vous connaissez déjà, qui vous a encouragé dans votre enseignement et vous a désigné à notre choix. Cette diversité successive dans nos élections ; cet appel au talent, quelle que soit la route qu’il a suivie, quelles que soient les récompenses qu’il a obtenues et sa position sociale, cette égalité académique, appartiennent au principe de notre institution : tel il fut toujours conservé ; il est conforme à l’esprit national, qui distribue la renommée, avec munificence, à tous ceux qui honorent ou éclairent leur pays, et qui ne veut pas qu’aucun soit oublié.