Réponse au discours de réception de Hélène Carrère d’Encausse

Le 28 novembre 1991

Michel DÉON

Réception de Hélène Carrère d'Encausse

 

     Madame,

        Vous avez bénéficié d’une grande chance à votre départ dans la vie. Née en France, mais fille d’émigrés russes qui conservaient au fond du cœur l’amour et la fierté de leurs origines, vous avez grandi dans l’esprit de deux cultures qui se sont heureusement complétées dans votre formation d’historienne. Votre père était Géorgien, petit-fils d’un des chefs de file du mouvement national géorgien, et vous avez aussi, du même lignage, une grand-mère fervente de littérature et traductrice en russe de George Sand et de nombreux autres auteurs du XIXesiècle français. Votre mère, elle, née à Florence de parents russes et rhénans installés en Italie avant la première guerre mondiale, avait vécu dans un milieu intellectuel imprégné de culture européenne. On a veillé, dans votre famille, à ce que vous n’oubliiez pas vos origines tout en acquérant un savoir proprement français. J’aime à imaginer cette enfance studieuse qui fut la vôtre. Jamais vous ne vous êtes plainte des jeudis où, au lieu de retrouver les amis de votre âge, vous preniez vos cours de langue, de littérature et d’histoire russes avec vos parents. Vous n’avez pas connu la cassure familiale si sensiblement évoquée par notre confrère Henri Troyat dans son dernier roman, Aliocha. Vous vous êtes trouvée merveilleusement à l’aise dans deux familles, l’une de cœur, l’autre d’esprit, dans deux pays qui, s’ils ont eu, au cours des siècles, de grands élans l’un pour l’autre, se sont trop souvent mal compris, tantôt emportés par d’irraisonnés sentiments, tantôt aveuglés par la haine qui rôde derrière les dogmatismes politiques.

     Votre parcours semble tracé dès ces premières années : faute de pouvoir y retourner librement, vous exploreriez la Sainte Russie et l’Union soviétique en historienne, une façon de retrouver la patrie perdue par vos parents. Vous voilà très vite diplômée des Sciences politiques, docteur en histoire avec une thèse du troisième cycle sur la Révolution en Asie centrale, docteur ès lettres et sciences humaines avec une thèse sur les Bolcheviks et la nation, puis chercheur aux Sciences politiques, responsable de la section d’URSS et – ce n’est pas le moindre de vos titres – mariée à Louis Carrère d’Encausse qui, partageant vos goûts et vos idées, a su protéger votre vie dans sa longue et difficile quête de la vérité historique. Depuis 1969, vous enseignez rue Saint-Guillaume après un court intermède à la Sorbonne. Modestement, vous vous qualifiez de « marginale » préoccupée de « sujets exotiques », en somme ce que l’on appelle aujourd’hui une soviétologue.

     Vous n’êtes pas la seule soviétologue, il y en a d’autres perspicaces et savants comme vous, mais ce qui vous distingue, c’est la lucide passion qui vous anime, d’autant plus lucide qu’elle est amoureuse, fortifiée par une immense pitié à l’égard de ce que vous appelez « le malheur russe ». Philippe Ariès disait bien qu’il existe « une communion mystérieuse de l’homme dans l’histoire : la saisie du sacré immergé dans le temps, un temps que son progrès ne détruit pas, où tous les âges sont solidaires ». Et il ajoutait : « Dans sa vision des âges ramassés, réunis, le savant, débarrassé de son objectivité, éprouve une joie sainte : quelque chose de très proche de la grâce. »

     Cet état, vous l’avez rencontré dans Le Malheur russe, sous-titré « Essai sur le meurtre politique », qui rappelle ces mots terribles de Dostoïevski dans Souvenirs de la maison des morts : « Ce n’est pas en vain que, dans toute la Russie, le peuple appelle le crime un malheur et le criminel un malheureux. » Chronologiquement, ce livre aurait dû être le premier de vos essais, éclairant les études qui suivraient sur Lénine, la Révolution et le pouvoir ; Staline, l’ordre par la terreur ; Le Pouvoir confisqué ; Le Grand Défi, mais vous l’avez publié dix ans après ce livre prophétique, L’Empire éclaté, qui vous valut le prix Aujourd’hui et l’attention d’un large public anxieux de savoir et de comprendre ce qui se préparait à l’Est après soixante ans d’immobilisme, de mensonges et d’obscurités.

     À vos yeux l’évidence s’imposait : la Révolution de 1917 et ses artisans, Lénine et Trotski, leur héritier Staline, les intrigues du Kremlin, les assassinats politiques, les déportations, la main de fer du KGB et du Parti sur un peuple entier s’inscrivaient dans la foulée des violents soubresauts de l’histoire russe, toujours en retard d’un siècle ou deux sur l’histoire de l’Europe, sur son évolution et sa pensée. Au XIIIe siècle, l’armée mongole a envahi la Russie qu’elle dominera plus de deux cents ans, la plongeant dans l’incertitude de son destin.

     « Ailleurs, dites-vous, c’est la gloire de la Renaissance ; en Russie, c’est la difficile naissance de la nation ; le temps de la Russie ne sera plus jamais celui de l’Europe ; en arrière d’elle jusqu’en 1917 ; en avant dans l’utopie, ensuite. »

     Votre livre, Le Malheur russe, est le récit du laborieux et saignant accouchement d’une nation qui se cherche, se trouve, se perd, goûte à un rien de liberté, la sacrifie et recommence inlassablement jusqu’à ne plus voir qu’une solution : la table rase et la soumission totale à un système qui fonctionnera en circuit hermétiquement clos. À l’intérieur de ce circuit, le meurtre politique a fleuri comme au beau temps, mais masqué au nom de la raison d’État.

     Certes, le meurtre politique n’est pas propre à la Russie de tous les temps, mais rarement ailleurs il a pris cette ampleur comme si ce peuple et ses dirigeants ne trouvaient la solution d’un conflit ou d’une rivalité que dans l’extermination la plus cruelle de l’opposant. La capacité de souffrance proprement pathétique du peuple russe lui a fait accepter, au cours des siècles et jusqu’à hier, le malheur comme une malédiction divine ou comme l’inévitable prix à payer pour l’avènement d’une ère paradisiaque de justice, de paix et d’égalité dont on chercherait en vain l’exemple durable dans l’histoire de l’humanité.

     « Le bonheur... une idée neuve », disait Aragon reprenant les mots de Saint-Just. Oui, une « idée neuve » pour le peuple russe qui ne l’a guère connu que lors de brefs répits, qui a subi dans sa chair et dans son cœur la paranoïa de tyrans de droit divin ou du droit du plus fort.

     Des chiffres parlent avec éloquence. De 1914 à 1917, la population augmente de huit millions d’hommes. De 1917 à 1921, elle diminue de quinze millions. Même si l’on tient compte de l’émigration, des conditions de vie miséreuses qui n’encouragèrent pas la natalité, le chiffre reste vertigineux. Et ce n’est qu’un commencement, les purges staliniennes comptant leurs victimes par d’autres millions, rappelant les génocides d’Ivan le Terrible et les milliers de pendaisons des Strelitz auxquelles Pierre le Grand mit lui-même la main comme pour leur donner un caractère sacré. Devant cette longue liste de crimes qui caractérise l’histoire de la Russie, vous dites : « La répétition à l’identique des tragédies d’une nature exceptionnelle n’est pas une des moindres particularités du malheur russe. »

     La répétition à l’identique... mais avec, pour les temps modernes, des moyens d’extermination de plus en plus perfectionnés. D’un siècle à l’autre, le terrorisme a changé d’acteurs. Ce n’est plus un jeune homme exalté ou une jeune aristocrate en rébellion contre sa classe qui exécute ou tente d’exécuter le symbole de la tyrannie. Le vrai terroriste, c’est l’État qui supprime radicalement l’opposant ou, s’il n’y a plus d’opposant, qui en invente un pour créer un climat de peur tel que personne n’osera lever la tête.

     Dans le portrait si nuancé que vous tracez de Pierre le Grand, n’oubliant pas ses crimes dont le plus grave, le plus contre nature, aura été l’assassinat de son propre fils, vous reconnaissez au tsar le mérite d’avoir rapproché la Russie de l’Europe occidentale qu’il fut sans doute le premier souverain absolu à connaître après un long et mystérieux voyage incognito. Ce pas décisif entraînait la Russie dans le courant de la civilisation européenne, première évolution – qui suscita un nouvel élan, la création de Saint-Pétersbourg, capitale dès 1712, le premier journal russe, Vedomisti, l’abolition du patriarcat remplacé par le Saint-Synode, la Table des Rangs, une nouvelle loi de succession, la fondation, sur le modèle de l’Académie de Richelieu, d’une Académie des Sciences dont le premier président sera d’ailleurs un de vos aïeux. L’œuvre commencée ne sera continuée que par à-coups sous Pierre III, puis par la Grande Catherine, l’amie de Voltaire et de Diderot, et par Alexandre III, mais se heurtera constamment, au cours du siècle, aux conservateurs jusqu’à ce mois sanglant d’Octobre 1917 où la Russie bouclera ses frontières et tentera la grande aventure.

     « La Russie, écrit Alain Besançon, n’est pas retournée en Asie après s’être séparée de l’Europe... Le communisme l’a fait entrer, ainsi que les nations qui ont suivi la même route, dans un monde inconnu de l’histoire, situé en dehors de l’œcuménée, et qui, depuis soixante-dix ans, cherche à retrouver l’humanité commune, sans même parler de l’Europe. »

     À l’origine de la brutale cassure de 1917, se dresse un homme seul : Lénine. Vous vous êtes penchée sur les ressorts de son action, le cheminement de sa pensée. Vous ne sous-estimez pas son charisme, l’art avec lequel il a su, en un laps de temps très court, enflammer l’imagination des masses et inspirer le plus important essai de mutation sociale du XXesiècle. Vous dédaignez l’anecdote. Ce qui vous intéresse, c’est le choc d’un idéologue avec l’écrasante réalité du pouvoir auquel il s’est préparé sa vie durant sans en pressentir le poids ni les limites. Les Soviétiques vouèrent à Lénine un culte comme peu d’hommes politiques ont pu en rêver. Mais, en dehors des portraits obsessionnels qui ornent les ateliers, les bureaux, les écoles, en dehors des médaillons, des fresques racontant sa vie, des statues colossales, d’une ville à lui dédiée et de ce tombeau pharaonesque où les fidèles et les curieux sont invités à contempler le cireux visage de ce successeur des tsars, que reste-t-il en Union soviétique et dans le monde de l’élan qu’il imprima à la Révolution d’octobre 1917 ? Des mouvements sporadiques qui ne retenaient du léninisme que les moyens de la terreur, des versions chinoises, vietnamiennes ou cambodgiennes – celle-ci plus radicale que toutes les autres –, des versions barbues et même bourgeoises donnent une idée de la dégradation de l’idéal pur et dur des Bolcheviks de 1917. Tout cela n’a rien à voir avec le doctrinaire glacial et inspiré que surprirent à la fois l’effondrement si rapide du régime tsariste, les divisions du Comité central, l’échec du soulèvement espéré dans le reste de l’Europe, et aussi la révélation de la maladie qui devait, par étapes successives, l’affaiblir et, finalement, le priver de la parole et l’emporter, aphasique et paralysé.

     Les révolutionnaires de l’envergure de Lénine sont des prophètes de l’absolu, c’est-à-dire, paradoxalement, du provisoire. Vous vous en doutez, je n’ai pas lu dans son entièreté l’œuvre écrite de Lénine, mais ce que j’en connais m’a toujours frappé par l’aisance avec laquelle sa logique tourne au sophisme, par un sens tactique qui en eût fait un excellent général d’émeutes, et, enfin, par son irréalisme populaire, comme si Lénine n’avait jamais de sa vie écouté un ouvrier ou un paysan. Cet homme avait compris qu’une révolution est condamnée au mouvement perpétuel. Terrassé par la maladie, Lénine tenta de commander à l’avenir pour assurer la continuité de sa révolution. Qui la poursuivrait ? Il ne se faisait aucune illusion sur Staline auquel il voulut retirer le poste de Secrétaire Général du Parti. Il le trouvait « brutal, impatient, grossier, déloyal, rustre, inattentionné ». On ne l’écouta pas.

     Au contraire des autres révolutionnaires, Lénine connaissait l’Europe. Il y avait vécu comme Pierre le Grand et entendait que la Russie la rejoignit, mais une Europe gagnée par le marxisme dans sa version léninienne. L’échec de la Révolution dans l’Allemagne à genoux après la défaite, l’échec de l’invasion de la Pologne n’étaient que les épisodes d’une lutte qui promettait d’être longue. Le fruit était trop vert. On avait pu espérer qu’il mûrirait après la paix de Brest-Litovsk imposée par Lénine malgré les réticences du Parti. En soulageant l’Empire allemand sur son front de l’est on avait déjà prolongé la première guerre mondiale, épuisant les forces vives des nations engagées dans le conflit. C’était déjà la pensée de Dostoïevski telle qu’il la notait dans son journal d’août 1876 :

     « Les grandes puissances seront épuisées par la lutte qu’elles auront à soutenir contre le prolétariat. »

     Et, ajoutait-il, quarante ans avant Octobre rouge :

     « L’heure est venue aujourd’hui pour la Russie d’entrer dans une ère nouvelle de rayonnement, de puissance, et de préserver plus que jamais son indépendance à l’égard de toutes les questions fatales que l’Europe caduque s’est attirées et qui ne sont que les siennes. »

     Dostoïevski et Lénine ont poursuivi un songe grandiose. Celui de l'écrivain est resté d’un visionnaire, celui de Lénine s’est heurté aux résistances de l’Histoire qui supporte mal qu’on lui fasse des enfants dans le dos. Le plan de Lénine buta sur la paysannerie. Majoritaire dans l’empire, enracinée dans une terre chèrement conquise, elle commença par rejeter les réformes. Lénine tentera de la briser sans égard pour le caractère particulier du paysan russe sorti à grand peine de l’abominable servage et n’entendant pas y retourner pour les besoins d’une cause dont la finalité lui échappait. Comment, accablé par des problèmes de survie dans une époque de famine et de violence, le terrien aurait-il travaillé pour un avenir qui ressortissait de l’imaginaire ? La promesse d’un homme nouveau, d’une société aseptisée et libérée de l’esprit de classe, ne disait rien à l’homme accroché à sa terre.

     Vous montrez, Madame, comment, dès que Lénine fut au pouvoir, s’imposèrent la nécessité dune lutte planétaire, d’une conquête des cœurs et des intelligences, l’exploitation de la misère et des injustices d’un monde toujours souffrant, ici ou là, de quelque plaie. En créant le Komintern destiné à répandre, comme une traînée de poudre, l’idéologie communiste au cœur du capitalisme, Lénine voyait grand et large. La mort le guettait et il lui fallait faire vite, allumer des incendies partout à l’étranger pour que l’Union des républiques socialistes n’étouffât pas dans ses frontières. Sur place, la révolution redoublerait d’efforts et se radicaliserait sous le nom de « communisme de guerre », qui est, écrivez-vous, « une révolution totale de toutes les structures d’une société ».

     La mort faucha le prophète et le priva d’assister aux fortunes et infortunes de son ambition démesurée.

     « C’était, dites-vous, en toute impartialité, un homme du concret, capable d’apporter aux problèmes qui se posaient des réponses contradictoires. »

     Sentant ses forces décliner, il tenta de codifier l’avenir et de léguer à ses successeurs les instruments d’un pouvoir illimité. De ce pouvoir, Staline s’emparera et se servira avec une froide détermination, finissant en 1929 par imposer sa volonté propre tout en se targuant d’être l’héritier spirituel du léninisme.

     Lénine est mort jeune – à cinquante-quatre ans – et il est permis de se demander, après votre pénétrante analyse de son action, quel tour aurait pris sa pensée devant les réalités contraignantes et contrariantes du pouvoir. L’historienne rigoureuse que vous êtes s’est toujours gardée de manipuler le conditionnel pour infléchir le passé et lui retirer son implacable fatalité. L’intelligence diabolique de Lénine, sa faculté d’adaptation aux conséquences inattendues d’une idéologie auraient-elles fait de lui, dix ou vingt ans après sa prise du pouvoir, un chef d’État en jaquette, coiffé d’un haut-de-forme, accueilli avec les honneurs de son rang par les gouvernements démocratiques, reçu par le Saint-Père, prenant le thé avec le Premier ministre britannique et ovationné par la rue américaine ? Quarante ans plus tard, ce rôle a été joué, en costume trois pièces et chapeau mou, avec un immense succès médiatique, par Mikhaïl Gorbatchev qui ne manquait pourtant jamais de rappeler qu’il se posait en héritier du léninisme, au moins jusqu’à ce qu’il ait failli lui-même en être victime.

     Je ne me permettrai pas de telles digressions qui relèvent de l’uchronie, sujet délectable pour une imagination galopante, et que votre fils, Emmanuel Carrère, a brillamment traité dans un essai plein d’humour : Le Détroit de Behring, petit livre qui lui valut le prix Valery Larbaud.

     Et je ne tenterai pas les mêmes conjectures vestimentaires avec Staline que vous étudiez dans le deuxième volet de vos livres sur les dirigeants soviétiques. Pendant trente ans, cet homme a porté, sinon la même veste, du moins le même modèle rigide, au col boutonné, élargi à la taille quand il a commencé à bedonner, mais uniforme, terriblement uniforme, copié à des millions d’exemplaires pour les ouvriers, les paysans, les hauts fonctionnaires et les dirigeants du régime. Eût-il réussi à imposer la révolution mondiale que l’humanité entière aurait peut-être été vouée à porter ce costume de majordome, l’uniforme de l’homo sovieticus qui fond, l’une dans l’autre, les deux images du suzerain et de ses vassaux.

     L’œuvre de Staline est un sujet qui se prête difficilement à l’humour, à moins que l’on se penche sur les écrits de ses zélateurs à l’étranger qui – je cite malheureusement un poète, Paul Eluard – lui découvraient avec extase un « cerveau d’amour ». Après ceux qui l’ont connu dans sa montée au pouvoir, vous rappelez qu’il n’a pas l’envergure intellectuelle d’un Lénine ou d’un Trotski, et que, peut-être, c’est son manque de charisme qui a permis son ascension sans éveiller chez ses compagnons de route la méfiance qu’auraient dû inspirer sa ruse et sa dissimulation. La prise du pouvoir par Staline reste un modèle de machiavélisme et de cynisme. Comment juger son action sans se poser la question que vous soulevez dans votre livre : « Les années du pouvoir stalinien sont-elles des années de simple tyrannie dont le tempérament du tyran a dessiné les contours ? Sont-elles par là même liées à la personne du tyran et vouées à disparaître avec lui ? Ou bien le stalinisme est-il un système global, cohérent, avec sa logique propre, capable de survivre au tyran ? Si l’on admet qu’il existe un stalinisme véritable, aussitôt surgit une autre question. Est-ce là un phénomène momentané, local, spécifique à la Russie ? ou bien s’agit-il d’un système complexe, enraciné certes en Russie par bien des traits, mais aussi formé d’apports extérieurs, et par là même ayant une portée universelle ? En d’autres termes, s’agit-il d’une perversion que l’histoire et la spécificité de la Russie expliquent ? ou bien d’une variante des systèmes totalitaires de notre temps ? »

     Confrontés à ce problème d’une définition du stalinisme, les historiens réagiront différemment. Toute connaissance déforme son objet, si elle néglige, disait Raymond Aron, « l’ordre et l’idée interne du monument, car une œuvre [...] est intelligible seulement par rapport à sa fin authentique ». Or, l’œuvre de Staline n’est saisissable que dans son contexte russe et par la personnalité de son auteur. Si le dictateur a conservé un profil bas alors que Lénine dominait la scène – et à un moindre degré Trotski avant qu’il fût écarté, puis assassiné au Mexique par Moscou –, c’est que son intelligence politique était d’un ordre différent, plus attentiste probablement et soutenue par une aveugle orthodoxie marxiste dont il pousserait à leur extrême les conclusions aussi périmées que criminelles. Il savait attendre le moment favorable, quitte à précipiter les catastrophes pour apparaître comme l’homme providentiel qui recollerait les morceaux d’une Russie affamée, prête à se jeter dans les bras du premier venu.

     Face aux crimes dont Staline s’est rendu coupable en envoyant à la mort quarante, peut-être cinquante millions de paysans et d’ouvriers – à ce degré d’horreur, quelques millions de plus ou de moins sont un détail –, en emprisonnant, déportant ou internant dans des hôpitaux psychiatriques tout individu suspect d’opposition au régime, en muselant les intellectuels et la presse, en préparant dès l’école les robots de l’ère nouvelle, en imposant des cadences infernales dans les usines et sur les chantiers, en montant ces procès où les accusés enchérissaient sur le réquisitoire du procureur et se frappaient la poitrine avouant des conspirations dont ils étaient innocents, face à ces révélations l’historien chancelle. Comment un homme d’État, par essence le Père de la nation, peut-il, pour mater l’Ukraine alors que les silos sont pleins, organiser une famine et vouer froidement à la mort trois millions d’individus ? Une sèche relation des faits n’apaise pas la soif de comprendre les mécanismes d’un tel drame en plein XXe siècle, ce siècle où, dit René-Jean Dupuy dans une de ses leçons au Collège de France, « la vision d’une humanité réconciliée habite plus que jamais l’imaginaire. D’où l’interrogation : ce mythe n’exprime-t-il pas le sentiment d’une appartenance forcée et la conscience d’un destin commun ? N’est-il pas en œuvre au sein même de la tragédie ? »

     La Russie soviétique, stalinienne pour être plus exact, a certes rêvé, mais en camisole de force, d’un genre humain glorieux, à cela près que, sous l’impulsion sauvage des politiques, ce rêve a glissé vers le cauchemar policier. Maintenant que s’ouvrent les archives du KGB, version perfectionnée de l’Okrana, de la Tchéka et de la Guépéou, nous saurons l’ampleur de l’avilissement des consciences et du matraquage des cerveaux qu’a poursuivis ce corps de l’État au service de Staline et de ses exécutants. Sous l’autorité transcendantale de l’homme qui cumulait les fonctions de chef du Parti, de chef de l’État, de chef du Komintern, la Russie, cadenassée dans ses frontières, a connu l’ordre après des années de confusion. Elle a fait, au prix d’un bouleversement sacrificiel, un bond de géant dans le domaine industriel, repoussé l’envahisseur allemand pourtant supérieurement armé et manœuvré. Grâce à une guerre mondiale dont elle n’était pas innocente, elle a pris place dans le concert des nations. À Yalta, elle a été la grande gagnante en face d’un Roosevelt sur le déclin et d’un Churchill isolé. Elle a étendu sa domination sur une partie de l’Europe, forcé les secrets de l’énergie nucléaire, lancé le premier homme dans l’espace. Enfin, à l’étranger, les antennes du Parti communiste soviétique ont semé dans le monde un profitable désordre, prélude à un hypothétique Grand Soir et à une colonisation du monde. En un sens elle a justifié la prédiction. de Tocqueville, en 1832, quand, comparant l’Américain et le Russe, il écrivait :

     « Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins chacun d’eux semble appelé, par un dessein secret de la Providence, à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde. »  

     L’ordre a régné, si l’on peut appeler ordre un tel cloisonnement. Déjà, en 1839, Custine notait au cours de son voyage : « L’ordre social coûte trop cher en Russie pour que je l’admire. » Enfermé dans son gigantesque bunker, le peuple russe a ignoré pendant des décennies la marche du monde, les conquêtes des travailleurs, les droits civiques affirmés, la participation du capital et du travail. Pardon de citer encore Custine, mais ce lucide voyageur a décrit un pays immuable à travers les orages : « en Russie, le pouvoir, tout illimité qu’il est, a peur du blâme, ou seulement de la franchise. Un oppresseur est celui qui craint le plus la vérité. Il n’échappe au ridicule que par la terreur et le mystère. » Staline a exactement régné par la terreur et le mystère, par le feu et la nuit.

     J’admire, Madame, avec quel respect clinique des faits vous relevez ce qui est au crédit uniquement russe de Staline sans rien omettre de ce qu’il a d’infernal au regard d’une éthique occidentale. L’historien porte inévitablement sur les profondeurs du passé des jugements de valeur qui engagent une morale, sans avoir toujours conscience que cette morale est soumise à des avatars. Dans sa préhension des faits entre une bonne part des méthodes dont il est imbu, des idées qui l’ont guidé, des courants de pensée qui l’effleurent ou animent son époque quand il ne part pas, innocemment ou non, d’un postulat monarchiste, démocrate, marxiste ou autre. Il y a peut-être autant d’histoires de la Révolution française qu’il y a eu d’historiens pour les écrire. Nous touchons là aux limites de l’objectivité historique, aux faiblesses de la dialectique hégélienne dont vous avez, dès vos premiers écrits, mesuré la précarité, et aux faiblesses insanes du dogme marxiste.

     En revanche, il est certain que vos origines, votre parfaite connaissance de la langue russe, vos nombreux voyages quand les frontières ont commencé de s’entrouvrir, le désir anxieux de comprendre ce qui s’est passé à l’Est et a déraciné tant des vôtres constituaient un avantage considérable dans le champ que vous vous êtes imparti. Mais il y fallait aussi une indépendance d’esprit en constant éveil pour séparer l’accident de ce qui est le propre de la Russie dans son grand drame depuis qu’elle s’incarne en une nation. Vous avez guetté, même aux moments les plus désespérés, les signes d’un éveil qui ne pouvait manquer de se produire, ou alors c’eût été à désespérer de tout.

     Dans le troisième volet de votre histoire des gouvernants de l’Union soviétique depuis 1917, il faut placer haut un petit livre : La Déstalinisation commence, publié en 1986. Une fenêtre s’ouvre. De l’air frais entre, et, par un de ces paradoxes dont l’histoire est coutumière, l’homme qui a esquissé le signe espéré est l’homme le moins attendu, je veux parler de Béria, l’exécuteur en chef des messes rouges de Staline.

     Les dernières années du dictateur ont été particulièrement atroces. La terreur a régné comme jamais avant, et voilà que le cadavre du tyran à peine refroidi, le quatuor qui lui succède, Béria, Malenkov, Boulganine, Krouchtchev, libère des prisonniers : quatre mille cinq cents, pour la plupart des droits communs, sur les dix millions qui se rongent de désespoir dans les prisons et dans ces camps dont, encore en 1963, Simone de Beauvoir nous donnait une version idyllique en dépit des témoignages qui nous parvenaient : « C’étaient, osait-elle écrire, vraiment des centres de rééducation : un travail modéré, un régime libéral, des théâtres, des bibliothèques, des causeries, des relations familières, presque amicales, entre les responsables et les détenus. » Il y a des moments où, dans sa suffisance, l’ignorance est un crime. Baissons le rideau, pour revenir à ces quelques libérations qui sont à peine une lueur dans la nuit, mais c’est un signe. L’inouï est que le signe de ce changement vienne de Béria, l’homme le plus craint, le plus détesté, le froid exécuteur des basses œuvres de Staline. Pouvait-on se fier à un tel retournement ? La troïka au pouvoir ne le crut pas et le fit exécuter en secret, accusant d’espionnage et de trahison le plus stalinien de tous les staliniens.

     Malenkov et Boulganine ne sont que des fantoches. Reste Krouchtchev qui n’est pas blanc non plus, mais qui a compris que si l’étau ne se desserrait pas, la guerre civile menaçait. Qui est-il ? vous dressez un portrait de cet homme inattendu, portrait qui éclaire une action politique surprenante de la part d’un personnage jusque-là docile, fondu dans la grisaille du stalinisme.

     « Krouchtchev, dites-vous, apporte à tous les problèmes des jugements et des projets fondés sur une intuition toujours juste. En même temps son esprit aventureux, voire aventurier que lui reprocheront si fortement ses successeurs, le porte à agir, et l’action, chez lui, est moins juste et conséquente que l’intuition... Cette faiblesse qu’une formation rapide, très insuffisante, contribue à expliquer, ne doit pas dissimuler ce que la volonté de Krouchtchev a accompli à partir de ces intuitions. Il a arraché Staline à la mémoire collective, et lui a rendu, en échange, ses morts et ses malheurs. »

     Krouchtchev comptait sans la vieille garde menacée dans ses illusions, les apparatchiks menacés dans leurs privilèges, les fonctionnaires enfermés dans leur rassurante routine. Encore une fois, l’évolution était trop brutale pour qu’un corps aussi lent et aussi lourd la suivit. Au XXe Congrès, Krouchtchev avait fait exploser une bombe : le rapport secret sur les vices et les crimes du culte de la personnalité autour de Staline. Vous faites observer que Krouchtchev savait fort bien ce dont il parlait. Il avait lui-même participé aux répressions, en particulier en Ukraine, mais en accusant Staline et Béria, il s’innocentait. Déballant le linge sale de toute une ère, Krouchtchev dénonçait l’arbitraire et la violence dans le passé. Du coup – et je vous cite : « Le système politique se privait des moyens d’y recourir dans l’avenir. » Observation judicieuse qui explique comment Krouchtchev échappa, l’heure venue, à la liquidation radicale dont avaient été victimes tant d’autres communistes.

     Krouchtchev inaugurait des temps nouveaux. Ce petit homme râblé, à la boule rasée, au visage porcin et jovial, débordant d’un gros humour, aimant rire ou feindre d’épouvantables colères, soupe au lait et rusé, a changé, pour un temps du moins, le style du gouvernement. Adieu à la veste de majordome et vive le complet veston, taillé d’abord comme un sac de patates puis fort bien ajusté par des tailleurs étrangers. Tout bougeait : la forme et le fond, la langue de bois, les relations avec l’étranger, les rapports avec les intellectuels puisque c’est grâce au Premier secrétaire du Parti que Soljenitsyne publiera en 1962 Une journée d’Ivan Denissoviteh, événement capital, même s’il fut sans lendemain, la censure affolée ayant aussitôt élevé un barrage devant la multitude de manuscrits qui se présentaient aux éditions d’État après sa publication. Krouchtchev dut reculer. Quelques autres anticipations maladroites, des revers diplomatiques et de trop fréquents séjours à l’étranger où il semblait se plaire plus qu’à Moscou, et c’en fut fini.

     En septembre 1964, pleins de sollicitude pour sa santé, ses collègues le poussent à prendre du repos. Krouchtchev s’y résigne sans méfiance. Il part pour Sotchi au bord de la mer Noire. Les dirigeants soviétiques devraient se tenir sur leur garde chaque fois qu’on leur propose quelques jours de vacances dans le Sud. Krouchtchev ne savait pas qu’il était depuis quelque temps un homme seul. Au retour, il apprend que pour ménager sa santé et lui permettre de couler une retraite paisible on lui a retiré ses pouvoirs. Il est condamné, dites-vous : « [...] à l’inexistence. Vaincu il peut se targuer d’avoir été le fer de lance de la déstalinisation, et le prétexte d’un progrès institutionnel. Le silence où il s’enfonce ne peut effacer ses mérites ». 

     Vous rendez justice à ces mérites, fussent-ils diminués par des erreurs graves et des violences, ou obscurcis par le destin final. La leçon était nette : tant que les gouvernants ne se libéreraient pas du contrôle d’une machinerie archaïque et sclérosée, les réformes échoueraient. Ce qui était vrai pour Krouchtchev l’est encore aujourd’hui pour d’autres qui n’ont pas délacé le corset marxiste-léniniste. En dehors de cette dialectique, point de salut. Ainsi s’expliquent la répression du soulèvement de Budapest par Krouchtchev et du soulèvement de Prague par Brejnev, deux opérations politiquement désastreuses. À l’étranger, les partis frères enregistrèrent durement le contrecoup : défections en série et débuts, tardifs, de quelques doutes chez les dévots.

     Il faut bien avouer que le chef-d’œuvre de Staline aura été la séparation rigoureuse qu’il maintint entre le communisme à usage interne de l’Union soviétique et le communisme édénique tel que le proposait le Komintern dans le reste du monde. Que ce communisme à usage externe ait pu prospérer à la fois parmi des écrivains et des philosophes, dans les universités et dans le monde du travail grâce à une habile distorsion de l’histoire contemporaine qui masquait les exigences de la doctrine dans la maison mère, restera une des énigmes des deux après-guerres. Certes, on comprend qu’une jeunesse généreuse ait vu dans le marxisme-léninisme une réponse, nette et précise comme un théorème, aux incertitudes de la société libérale si instable dans son proche devenir, souvent cruelle – mais luttant pour se réformer –, souvent injuste – mais édifiant un barrage de lois pour remédier à l’inégalité des chances. Opposées à ce long accouchement d’un monde qui s’efforçait de rester humain, les certitudes péremptoires de l’État tutélaire ont miroité à l’horizon. Qu’y a-t-il de plus rassurant que le sens de l’histoire qui croit dégager un cycle régulier par-dessus les ruptures de la continuité historique ? Aux yeux du converti, le sens de l’histoire attirait irrésistiblement l’humanité vers une société sans classe où l’État jouerait le rôle d’un Père absolu nimbé de toutes les vertus. Le talent avec lequel le Parti orchestra le culte de la personnalité autour de Staline ne plaide guère pour la lucidité de quelques intellectuels du XXe siècle, ni même pour leur sens de l’humour. Ce dieu tutélaire régnait sur une église. Dans les surnoms qui béatifiaient Staline de son vivant, on décèle des incantations religieuses : « Génial père des peuples », « Guide », « Meilleur ami des enfants », « Très puissant », « très sage ». L’autocritique dans les cellules, aux procès des généraux ou des médecins juifs, rappelait l’humilité de la confession. En cas d’hérésie – ou simplement de liberté d’esprit –, on avait affaire à des révisionnistes, des déviationnistes, à une poussée de subjectivisme. À la base comme dans les plus hautes instances, un tribunal d’inquisiteurs condamnait sans appel à l’excommunication. La brebis galeuse errait sans âme, dépouillée de sa foi, dans un monde atone, quand ce n’était pas les douze balles dans la peau. La religion stalinienne ne connaissait ni pardon ni oubli.

     J’aime à croire, Madame, que plus d’une fois, dans votre vie d’historienne, vous avez été tentée de recenser les responsabilités des intellectuels – doctrinaires ou simples compagnons de route – dans l’affabulation d’une Russie heureuse en marche vers le progrès et la justice sociale, en un mot vers le bonheur, cette « idée neuve ». La liste serait longue et, pour beaucoup, accablante, les pires étant peut-être ceux que l’on appelait les « compagnons de toute », qui ne portaient pas l’étiquette, mais marchaient de conserve et mettaient leur renom, sinon leur talent, dans la balance. Gardons-en un qui, en 1952, au pire moment de la reprise en main stalinienne, écrivait imprudemment : « Un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai jamais. » Vous avez deviné qu’il s’agit de Sartre qui éprouverait aujourd’hui quelque surprise à voir l’URSS devenue un véritable chenil.  

     Baissons encore le rideau et regrettons que ces intellectuels n’aient pas réfléchi au célèbre pamphlet de Julien Benda : La Trahison des clercs. Benda y stigmatisait, dès 1927, la démission de l’intelligence et dénonçait l’engagement de l’écrivain dans le jeu des passions humaines, en particulier dans le champ de la politique. C’est un livre à relire.

     J’en viens, Madame, à ce que l’on doit considérer comme votre contribution la plus neuve à l’histoire de l’Union soviétique, un livre publié en 1980 : L’Empire éclaté. Pour en saisir l’origine, il faut remonter à votre thèse sur les musulmans de l’Empire russe. Je vous avouerai que ce monument d’érudition, devant lequel je m’incline bien bas, m’est passé par-dessus la tête malgré un louable effort. J’en ai cependant retenu une note en bas de page que, paraît-il, votre fils et vos deux filles, doués de superbes mémoires, s’amusaient à vous réciter : « Muhamad Rahim écarta les deux derniers Astarhanides, Abdul-Fayz (1747) et Abdul-Mumin (1748), pour leur substituer Ubaydullah (fils de Sah Timur, sultan du Khorezun), puis Abu-l-Gozi, avant d’épouser la fille d’Abul-Fayz Han et d’être proposé par le clergé bukhare au trône, comme descendant – fort indirect – de Gengis Khan. Son successeur et oncle, Daniyal-Biy, replaça sur le trône Abu-l-Gozi, mais ensuite Sax Murad, qui prend le titre d’Amir-al-Mümiuin (mais non de Hän), épouse la veuve de Rahimbiy et ainsi, par son fils et successeur Xaydar, la filiation – par la voie féminine – est rétablie. »

     L’ai-je bien dit ? Ça ne vaut pas une fable de La Fontaine, mais c’est un excellent exercice de diction qu’avec beaucoup de confiance en vos lecteurs, vous présentez comme l’évidence même. Hélas, nous ne sommes pas tous aussi savants et l’érudition universitaire est un monde à part, interdit aux béotiens. Il n’en est pas moins intéressant de remarquer que ce premier essai, limité à une région de l’Uzbekistan, a fixé votre attention sur le problème qui couvait aux confins de l’Union, celui des nations musulmanes. « La nation est une âme, un principe spirituel », écrivait Renan. Dès lors, comment sous-estimer le fait que cinquante millions de musulmans forment un bloc cohérent qui rassemble près du cinquième de la population soviétique ? Votre idée – et les faits l’ont largement confirmée cette année même –, c’est que l’URSS a creusé son tombeau elle-même lors du XXe Congrès en libéralisant les cultures particulières de chacune des nations associées. C’est, dites-vous, « un mérite périlleux, car chaque nation se montre toujours plus avide de connaître son patrimoine avec lequel elle peut ainsi s’identifier ». Parlant de l’affaire afghane, vous disiez, en 1980, que si Moscou devait se retirer de ce guêpier, la preuve serait faite que les musulmans peuvent vaincre le communisme et qu’un pays de l’Islam devenu communiste peut cesser de l’être. Prévision vérifiée dix ans plus tard, et qui devait provoquer une réaction en chaîne dépassant toutes les estimations puisque à l’heure actuelle douze des quinze nations sous la domination de Moscou ont choisi l’indépendance dans ce qui sera peut-être, selon un mot d’Edgar Faure, l’interdépendance, et encore cela reste-t-il à déterminer.

     Dans La Gloire des nations, ou la fin de l’Empire soviétique, publié l’an dernier, vous revenez en détail sur l’échec du système que Lénine puis Staline avaient cru imposer aux temps futurs et vous dites : « Le sentiment national a fait basculer le communisme dans l’histoire des utopies mortes. » Ce livre prémonitoire ne va pas jusqu’à prévoir qu’au cours de l’été 1991, à la suite d’un coup d’État sans précédent dans un régime aussi légaliste, la contre-révolution bannirait le Parti communiste et rendrait, sans condition, la liberté aux pays baltes. L’avenir réserve encore de nombreuses surprises et seul l’imprévu reste prévisible, mais vous nous aurez puissamment aidés à ouvrir les yeux et à comprendre que l’histoire prise sur le vif est un terrain mouvant dont personne ne peut déceler les soudaines failles ni prévoir les réactions. Les potentats savent désormais qu’on n’emmure plus un peuple du moment que l’information passe au-dessus des frontières. On n’anéantit pas non plus ses besoins spirituels et sa soif du sacré, et cela d’autant moins qu’on est incapable de lui assurer ses besoins matériels élémentaires. Le renouveau du christianisme orthodoxe et de la foi islamique en sont la preuve flagrante dans la Russie d’Europe comme dans la Russie d’Asie. L’homme a dans ses gènes une espérance supérieure à tous les paradis terrestres – ou matérialistes si l’on veut – qu’on lui promet. Ce n’est pas dans un accès de haine aveugle que le KGB a tenté d’assassiner le pape venu de l’Est. Il symbolisait les vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité. Ces trois seuls mots ont rendu la liberté à la Pologne. Staline ricanait : « Le pape ? Où sont ses divisions ? » Il est dommage que, dans sa tombe, le sanglant satrape ne puisse entendre la réponse.

     Madame,

     Vous nous avez rejoints sans crainte, bien que Maurice Thorez nous ait traités de « vulgaires traîneurs de sabre », ce qui ne plaide pas pour sa connaissance des armes. Il est vrai qu’il était resté militaire fort peu de temps. Vous occupez le fauteuil de Jean Mistler et nous vous avons entendue avec émotion parler de lui. Vous ne l’avez pas connu, mais vous avez deviné cet homme si discret, et peut-être même si secret. Musicologue, romancier, essayiste, critique littéraire, voyageur, homme politique à la conscience impérieuse, il a, lors des vingt dernières années de sa vie, et surtout pendant les douze ans où il fut secrétaire perpétuel, consacré sa vie à notre Compagnie dont il guidait les travaux avec une invisible autorité. Nous savions que, sous des dehors parfois distants, il cachait le plus chaleureux des cœurs. À la suite de Maurice Genevoix, il a assuré nos finances et c’est grâce à eux que notre mécénat peut désormais s’exercer généreusement. C’était, au sens le plus noble du mot, un homme de bien, un juste dans une époque qui en compte peu. je ne doute pas que son exemple vous inspirera et que vous mettrez votre passion de la vérité, votre érudition au service de nos travaux dont vous savez que le plus important est la défense de la langue française.

     Vous avez peut-être trouvé que ma réponse s’enflait de beaucoup de citations. Permettez-moi d’en ajouter encore une, la dernière, en guise de conclusion. Elle semble avoir été écrite à votre intention par Chateaubriand, en 1826, et concerne encore le pays dont vous vous êtes si fort occupée : « La Russie, mêlée désormais au système de l’Europe, ne saurait être troublée sans que le monde s’en ressente. Qu’il arrive quelque autre accident dans d’autres États, et de cette complication d’événements naîtra une politique nouvelle dans laquelle on sera malgré soi entraîné. La France, avec l’état de son matériel de guerre et la dégradation de ses places frontières, avec son crédit ébranlé et ses déplorables opérations de finances, avec l’impopularité et l’incapacité de ses ministres, est-elle dans une position à attendre les grands événements que l’on peut prévoir ? »