Réponse au discours de réception de Étienne Lamy

Le 11 janvier 1906

Charles de FREYCINET

Réception de Étienne Lamy

 

Monsieur,

L’Académie vous saura gré des paroles que vous venez de prononcer sur un confrère qu’elle aimait et dont la mort fut un deuil pour l’Institut tout entier. Eugène Guillaume, dans ce portrait si largement tracé, nous est apparu tel que nous l’avons connu, courtois, élégant, plein de tact, traversant la vie ainsi qu’il traversait la salle de nos séances, discrètement, sans bruit, évitant d’attirer sur lui l’attention, qu’il commandait cependant par sa rare distinction, sa correction impeccable et le parfait équilibre qui était la caractéristique de sa personne comme de son talent. Guillaume affectait, avant tout, la mesure et les justes proportions ; il avait horreur du faux et de l’apprêt, il ne demandait rien aux moyens détournés et artificiels. Il allait droit au but, attendant ses effets du naturel et de la simplicité. D’où ses œuvres multiples, proclamées classiques dès la première heure et qui, toutes, offrent ces traits communs : la sincérité, la sobriété, le calme, l’harmonie. Son imagination, pourtant très vive, fut constamment contenue par un besoin d’exactitude et de précision : en lui se réalisait l’heureux mélange de l’inspiration et du calcul.

Il était à la fois poète et géomètre. Son goût, ce n’est pas assez dire, son culte pour la géométrie éclate en maints endroits de ses écrits, dans les conseils qu’il a donnés à la jeunesse, dans l’enseignement officiel qu’il a professé. « La géométrie, dit-il, nous fournit le moyen de figurer tous les objets dans leurs dimensions vraies ou proportionnelles ; et comme elle nous permet aussi de déterminer avec la dernière rigueur, en les développant, des lignes qu’il serait impossible d’obtenir à l’aide du dessin direct, on peut dire que cette science contient le principe exact de toutes les branches du dessin et affirme l’unité du dessin lui-même. » Et ailleurs, ce beau passage où le poète côtoie le philosophe : « D’un autre côté, on observe non seulement que la figure des corps célestes et de leurs systèmes, mais que la forme de plusieurs corps inorganiques et celle de tous les corps organisés attestent l’intervention d’une géométrie suprême. La régularité apparaît dans la création comme la marque d’une intervention intelligente, comme une condition réfléchie de la vie. Mais si la géométrie préside à la conformation des êtres, si elle y intervient comme une cause et un signe expressif de leur perfection, elle existe aussi dans la constitution des esprits... Comment donc n’aurait-elle pas sa place dans l’art, où l’homme, s’emparant de la nature, refait une autre nature selon les besoins de son esprit et à la mesure de sa raison ? »

Ce n’étaient point là, chez Guillaume, des idées passagères, que l’expérience devait corriger plus tard. Non, elles l’ont accompagné pendant toute sa carrière, et l’on peut affirmer que sa Théorie du dessin, en apparence conçue dans un cadre limité, résumait ses plus chères doctrines et contient ses dernières pensées. Arrivé au faite de l’art et des honneurs, en possession d’une universelle renommée, avec le double prestige du statuaire et du théoricien de l’esthétique, il revient sans cesse au dessin, fondement et condition absolue de toute représentation sincère. Il ne se laissait point séduire par ces audaces de couleurs et de formes qui, sous prétexte d’effets d’ensemble, négligent l’exactitude des parties ; il admettait que dans tous les modes de parler aux yeux, le dessin est le support solide de la composition ; l’ornement ne vient qu’après et doit se régler sur lui. Telle est la forte substance dont s’était nourri cet esprit éminent et par là il appartenait à la famille des grands artistes qui ont su garder intact le dépôt sacré à travers les âges.

On ne s’étonnera pas qu’avec une pareille discipline et des principes aussi sévères, Guillaume ait introduit dans sa vie quelque chose, je ne dirai pas de la raideur, mais de la régularité du plan géométrique. Elle ne s’est point déroulée à la manière de ces torrents impétueux qui passent par de brusques alternatives et changent fréquemment leur cours. Mais elle fut unie et logique, dépourvue d’accidents, fermement orientée, et trouva son couronnement dans cette Académie de France à Rome où le brillant élève de jadis rentrait en maître incontesté. Entre ces deux extrêmes de sa carrière, une même idée, une même passion l’absorbe : la passion du beau, qui le ramène sans cesse sur la terre d’Italie, où il avait trouvé ses premiers modèles et qui lui fournira ses plus nobles inspirations d’artiste et d’écrivain. C`est là qu’il pénétrera les génies de Michel-Ange et du Dante, en insistant sur des côtés qui frappent moins l’attention de la foule mais qui devaient captiver un esprit comme le sien : dans Michel-Ange il verra le poète et dans Alighieri l’artiste.

Ce n’est pas une des moindres originalités de Guillaume que cette étude si fouillée de la Divine Comédie et l’impression singulière qu’il en ressent. Lui, que tant de sujets traités par son ciseau avaient fait célèbre, il ne craint pas d’humilier son art et celui de la peinture devant la perfection des tableaux créés par le Dante. Avec un désintéressement qui émeut, il proclame la supériorité de la poésie sur l’art. La poésie est, à ses yeux, le premier des arts, parce qu’elle communique à ses descriptions une force, une justesse qu’aucun art ne donne au même degré. « Une des grandes supériorités du poète, écrit-il, consiste à imprimer à toutes choses un caractère ineffaçable. Ses créations ont une détermination propre, et une mesure telle qu’on ne peut songer à leur en substituer une autre. On les voit clairement dans son esprit, et c’est pour cela qu’on oppose toujours à l’artiste qui les interprète une image intérieure que le poète a gravée en nous et qui y reste comme un défi... Songez à ces sculptures que Dante nous montre dans le premier cercle du Purgatoire. Pour les rendre sensibles, les expressions du poète prennent un relief merveilleux, et il faut, en vérité, s’incliner devant l’excellence de l’ouvrier. » Et ici l’artiste fait revivre à son tour quelques-unes des adorables ligures qui l’ont ravi. C’est l’Annonciation, l’ange qui parle à Marie, et Marie qui lui répond ; c’est l’humble psalmiste, la robe relevée et dansant, qui précède l’arche sainte ; c’est la Justice de Trajan, la pauvre femme qui implore l’Empereur : « O mon Seigneur, donne-moi vengeance pour mon fils qui est mort ; mon cœur est navré », et Trajan s’arrête au milieu de la foule nombreuse de ses cavaliers et des aigles d’or qui s’agitaient au vent. « Les possibilités de l’expression, s’écrie Guillaume, ne sont-elles pas poussées jusqu’à leurs limites ? »

La notice sur Michel-Ange, trop courte au gré du lecteur, est, je crois, le chef-d’œuvre littéraire d’Eugène Guillaume. Elle a été citée ici même, dans une circonstance mémorable. Lorsque Guillaume, assis à la place où vous êtes, Monsieur, fut reçu à l’Académie française, après la mort du duc d’Aumale, le Directeur d’alors, M. Alfred Mézières, esquissa un émouvant parallèle entre l’historien des princes de Condé et le biographe de Michel-Ange ! le prince illustre, le héros légendaire d’Afrique descendant dans la tombe et célébré par le statuaire ; le ciseau succédant à l’épée, et cette antithèse trop vive du destin adoucie par la commune gloire qui les avait associés dans le culte des lettres et des arts. Qui ne se souvient du frémissement qui courut dans l’Assemblée à ces pathétiques paroles ?

En vérité, Michel-Ange ne pouvait souhaiter un interprète plus digne de son génie. Le livre de Guillaume doit être ouvert avec recueillement ; c’est plus qu’une histoire, c’est un poème, mais un poème sévère, où l’inspiration n’enlève rien à l’exactitude. C’est en même temps une psychologie savante, où l’âme de Michel-Ange est mise à nu, où sont éclairées des profondeurs encore mal explorées, où Guillaume analyse, mesure cette « force de la nature », admirée mais incomplètement comprise des contemporains. Il débute en rappelant ces paroles extraordinaires de Bossuet : « Je suis un peintre, un sculpteur, un architecte ; j’ai mon art, j’ai mon dessein ou mon idée ; j’ai le choix et la préférence que je donne à cette idée par un amour particulier. J’ai mon art, j’ai mes règles, mes principes, que je réduis autant que je puis, à un premier principe qui est un, et c’est par là que je suis fécond. Avec cette règle primitive et ce principe fécond qui fait mon art, j’enfante au dedans de moi un tableau, une statue, un édifice, qui, dans sa simplicité, est la forme, l’original, le modèle immatériel de ce que j’exécuterai sur la pierre, sur le marbre, sur le bois, sur la toile où j’arrangerai mes couleurs. J’aime ce dessein, cette idée, ce fils de mon esprit fécond et de mon art inventif. » Ne croit-on pas entendre un prophète de l’art et ne semble-t-il pas que l’orateur sacré ait eu précisément en vue Michel-Ange, à la fois sculpteur, peintre, architecte et, ce qui confond, poète inspiré ? Toutes les faces du beau se tiennent, Bossuet nous le prouve. Par le seul effet de son génie et par son commerce avec le sublime, il s’établit dans un domaine qui lui paraissait étranger et parle un langage que nul artiste n’eût désavoué. C’est notre faiblesse qui crée les distinctions et invente les spécialités ; mais ces fragiles barrières ne sont point faites pour les Bossuet, les Alighieri, les Michel-Ange.

Sur les traces de son modèle, Guillaume s’efforce d’atteindre les sources mêmes du beau. Il pénètre dans les régions mystérieuses où la beauté prend naissance. Profondément ému, par moments il est saisi d’un transport mystique, où s’exhalent son admiration et sa foi. Après avoir décrit la Déposition, expression, dit-il, des pensées qui travaillaient le grand homme à la fin de sa vie, morceau personnel et pathétique, imprégné de douleur et de repentance, il continue en son extase : « Nous avons passé longtemps à examiner ce groupe sublime, à en sonder le détail et l’expression. Dans la pénombre où il est placé, l’œil le scrute et s’en repaît avec une avidité insatiable. La lueur incertaine qui vient de fenêtres éloignées, la lumière qui change selon les heures du jour, et les brusques alternatives d’ombre et de clarté produites par les nuages qui traversent le ciel ajoutent leurs effets inattendus à ce que l’ébauche a de saintement poétique et à ce qu’elle inspire de mélancolie. L’effort du grand artiste, son effort suprême marqué dans cet ouvrage inachevé et qu’il avait mis en pièces, semble témoigner comme d’une défaite de son génie aux prises avec l’idéal... Son désespoir nous dévoile les incurables tristesses qui, chez l’homme moderne, se mêlent à l’amour de la beauté. » Tristesses trop justifiées, car dans le grand ébranlement, qui s’est fait autour de nous, chacun se demande plus ou moins où est sa voie, son point d’appui ; où est la réalité certaine qui répond à nos aspirations incoercibles, à ces questions obsédantes devant lesquelles la raison se trouble et la science se tait.

Notre confrère était en proie à cette mélancolie. Elle le suivait partout, bien qu’il ne la fit point paraître, car sa correction eût été blessée qu’on surprit l’anxiété de son âme. Semblable à ces mers profondes, traversées par des courants que rien ne décèle à la surface, Eugène Guillaume gardait en lui ses agitations. Nul ne les aurait soupçonnées sous des dehors toujours dignes, souvent même un peu froids, qui déconcertaient la curiosité. Mais en dépit de son impassibilité voulue, ses œuvres parlaient. Celui qui ne souffre pas n’est pas poète et Guillaume l’était par nature. Non poète soumis à la prosodie et soucieux de la rime, mais s’abreuvant aux sources sacrées d’où jaillit l’inspiration, mais tenant les yeux fixés vers l’éternelle beauté, mais fuyant la vulgarité terrestre et poursuivant l’idéal avec une inlassable constance. De là ce mélange de joie et de tristesse, et parfois cette lassitude et cette langueur qui succèdent à la vanité des efforts. Plusieurs de ses descriptions en portent la marque. Tel ce passage des Ruines de Palmyre : « Assis au flanc de la dune, dans l’ombre violette et rose, le voyageur étend son regard sur la plaine et sur le ciel également sans fin. Le vent règne sur la mer de sable et agite comme l’eau cet élément mobile. Il le plisse, il le roule et le soulève ; il lui donne des formes. Rien n’égale le fini de ces figures matérielles, œuvre d’une force invisible ; rien ne dépasse en rigueur leur mystérieuse géométrie. Cependant à la surface de la terre, l’air ondule et tremble... Les souvenirs reviennent comme un mirage et la mélancolie des choses mortes saisit l’âme. »

L’artiste chez Guillaume a été beaucoup loué ; il le sera souvent encore, il le sera tant que les hommes garderont le culte du beau et le souci des pures traditions. Il vient de l’être par vous, Monsieur, avec une compétence qui donnait à croire que son successeur était de sa lignée. Je ne m’aventurerai pas sur un terrain qui m’est peu familier ; j’ai signalé le côté par lequel Guillaume nous appartenait véritablement. J’ai parlé de l’écrivain, moins connu que l’artiste : sort ordinaire de ceux qui possèdent une spécialité trop éclatante. Le public simpliste et pressé voit cette vive lumière et ignore le reste. Certains ont pu penser que l’Académie française, en appelant à elle Guillaume, avait voulu rendre hommage au membre de l’Académie des Beaux-Arts. Sans doute la gloire du statuaire ne fut pas étrangère à un pareil choix. Mais Guillaume écrivain avait ses titres de noblesse ; son œuvre littéraire lui aurait suffi. Il convient qu’à la postérité il apparaisse tout entier, comme ses illustres devanciers de la Renaissance, qui pratiquaient le cumul des talents et chez lesquels on ne savait ce qu’il fallait le plus admirer, de l’ingénieur ou du peintre, de l’architecte ou du sculpteur. Le principe de la division du travail n’exerçait pas encore sa tyrannie au point d’interdire d’exceller dans deux domaines à la fois. Guillaume fut victime de nos modernes habitudes : classé statuaire, il sembla donner ainsi toute sa mesure. C’est à nous de réparer l’omission des contemporains et de graver sur sa pierre les différents attributs de son génie.

Vous aussi, Monsieur, vous aviez des titres divers aux suffrages de l’Académie. Salué d’abord orateur politique, vous n’avez pas tardé, sous la pression des événements, à faire briller les dons multiples de votre esprit. Tour à tour historien, moraliste, philosophe, ou plutôt réunissant ces genres en chacun des sujets que vous traitiez, vous avez marqué vos œuvres d’une forte empreinte, par laquelle s’établit leur parenté, leur unité. Privilège des écrivains que dirigent de solides doctrines et qui ne sacrifient pas à la passion du jour.

Vos débuts dans la vie publique furent précoces. Vous comptiez à peine vingt-cinq ans, lorsque vos compatriotes, fiers de votre jeune talent, vous envoyèrent, en 1871, siéger à l’Assemblée nationale. Vous apportiez avec vous l’ardeur, la confiance, la belle témérité de votre âge. Votre premier acte fut de proposer une réforme des services publics, qui devait entraîner la réduction du nombre des fonctionnaires. Réduire le nombre des fonctionnaires, ah ! Monsieur, vous preniez là un singulier chemin pour arriver à la popularité. Votre thèse, un instant, parut sur le point de triompher. L’Assemblée s’était laissé séduire. M. Thiers, en la personne d’un de ses meilleurs lieutenants, s’était laissé vaincre... Mais ce ne fut qu’un succès de tribune. Le nombre des fonctionnaires, vous le savez, n’a pas précisément diminué depuis cette époque.

Avec le même courage et plus de bonheur, vous aviez entrepris de rénover les procédés par trop traditionnels de l’Administration de la Marine. Vos collègues, aisément convaincus, vous chargèrent du rapport. Avant de le rédiger, vous avez voulu — précaution louable — en contrôler tous les éléments. Une enquête dans les ports et arsenaux fut jugée par vous nécessaire. La commission vous adjoignit deux de ses membres, et vous voilà lancé, à vingt-sept ans, mandant les amiraux à votre barre, les étonnant par la précision de vos questions et ramenant leur attention sur des faits qu’ils n’avaient pas suffisamment remarqués parce qu’ils les voyaient tous les jours et que rien n’émousse le regard comme l’habitude. La séparation de l’Assemblée nationale interrompit vos travaux. Vous les repreniez dans la Chambre de 1876 et enfin, en 1878 vous déposiez le fameux rapport sur le budget de la Marine, que vos successeurs invoquent encore — ce qui prouve la justesse de vos idées et la difficulté des réformes.

Quand on relit ce document, à distance, on se rend compte de l’effet qu’il devait produire. Jamais l’Administration de la Marine n’avait été scrutée avec plus de fermeté et d’un œil plus sûr. Vous promenez le scalpel du chirurgien à travers cet organisme compliqué, vous en montrez les parties malades : ici la pléthore, ailleurs l’anémie ; là, une circulation trop active, plus loin un commencement de paralysie. Examen courageux qui correspondait à un état d’esprit que vous définissiez d’un mot : « La France avait trouvé au fond de ses derniers désastres la force de se connaître. » Parmi les points pléthoriques, vous signaliez en particulier ces services irrévérencieusement appelés « parasites » parce qu’ils ne contribuent pas beaucoup à notre puissance navale, et ces « emplois à terre » où s’absorbait le meilleur de nos ressources et se développait indûment le personnel. Car, à l’inverse de la nature, qui crée l’organe pour la fonction, les administrations trop souvent tendent à multiplier les fonctions pour l’organe, afin, comme vous dites, de le justifier. Par-dessus tout, vous réclamiez la clarté, qui est un besoin impérieux de votre esprit ; vous vouliez que le budget fût le miroir fidèle des faits et que le contrôle parlementaire pût librement s’exercer dans une gestion qui n’avait d’ailleurs rien à cacher, car son honnêteté est proverbiale. L’exigence n’était pas nouvelle et la prétention excessive : près d’un demi-siècle avant vous, le plus illustre de vos prédécesseurs dans l’art de sonder les budgets de la Marine, M. Thiers, faisait entendre les mêmes doléances et adressait les mêmes objurgations. Vous ne pouvez donc être surpris qu’à votre tour, vous ayez laissé quelque besogne à vos successeurs. Les satisfactions du reste ne vous manquèrent pas : vos efforts étaient applaudis de tous et, fortune rare, du Palais-Bourbon, votre rapport pénétra dans le grand public, peu curieux à l’ordinaire d’œuvres aussi techniques.

À ce moment, l’avenir vous souriait. Dans les bonnes grâces du parti républicain, vous goûtiez la faveur des chefs sans exciter la jalousie des soldats. Aucune perspective ne se fermait à votre ambition ; bref, vous deveniez ce qu’en style parlementaire on appelle « ministrable ». Survint l’article 7 et les décrets contre les congrégations non autorisées. Quelle serait votre conduite ? Vous étiez républicain et vous étiez catholique. Parleriez-vous, au risque, par vos critiques, d’affaiblir votre parti, devanture opposition puissante ? Garderiez-vous le silence, désertant ainsi la cause qui représentait, à vos yeux, le droit méconnu ? Vous parlâtes et vos mémorables discours sur la liberté de l’enseignement et sur l’application des décrets vous placèrent hors de la majorité. Le suffrage universel, qui ne subtilise guère, vous tint rigueur, et votre carrière, qui s’annonçait si brillante, se trouva brusquement interrompue.

J’ignore si vous avez conservé quelque chagrin de cette épreuve, qui dut vous paraître imméritée. Quant à nous, véritablement, nous ne saurions la regretter. Isolé désormais à la Chambre, entre les partis, auriez-vous pu exercer une action digne de votre talent ? Sans doute, nous compterions quelques beaux discours de plus, mais quelques beaux livres de moins. Or les discours passent — les politiques surtout — tandis que les bons écrits restent. Le premier fruit de vos loisirs fut les Études sur le Second Empire et sur le gouvernement de la Défense nationale. J’omets, malgré le talent déployé, l’Armée et la Démocratie et Nos fausses républiques, parce que j’aurais peut-être à faire quelques réserves, et j’aime mieux vous louer. Je retiens votre livre sur l’Empire, qui vous classa écrivain de race en même temps qu’observateur des plus sagaces. Avec quelle pénétration vous analysez les circonstances qui permirent le succès du coup d’État de décembre ! Il en est une qui domine toutes les autres : l’effroi qu’avaient répandu dans le pays les socialistes de l’époque. Bien intentionnés pour la plupart, mais inexpérimentés, ils affichaient la prétention de transformer la société par un coup de baguette magique, et, pour atteindre leur but, ils n’avaient pas su répudier le concours des révolutionnaires, habiles à se frayer le chemin derrière eux. Ils apparaissaient donc comme l’avant-garde de l’anarchie, alors pourtant que plusieurs de leurs revendications étaient justes et que la République actuelle devait s’honorer en y faisant droit. Il faut avoir connu ces temps pour comprendre l’état des esprits : l’inquiétude régnait partout et la confusion était inexprimable. Les intérêts en quête de sécurité ne cessaient de réclamer la constitution d’« un gouvernement fort » ; ainsi se résumaient des aspirations destinées à être singulièrement exploitées. Le nom de Napoléon brilla dans cette nuit obscure, il fut le fanal vers lequel se précipitèrent les masses dévoyées. L’imprévoyance d’hommes d’État trop sûrs d’eux-mêmes et se croyant maîtres du lendemain, acheva ce que les troubles de la rue avaient commencé : la République disparut. De ces événements, une double leçon se dégage : la première, souvent formulée, mais à laquelle vous donnez un surprenant relief, c’est que la dictature est pour les peuples un remède empoisonné ; la seconde, que les novateurs de notre temps ont comprise, c’est que les intentions les meilleures risquent d’amener les pires conséquences quand elles s’accompagnent de l’appareil de la violence. Le progrès véritable s’élabore dans le calme et la sagesse. Il est le fruit de l’effort pacifique et de la libre discussion.

L’Empire est fait ; et ses débuts semblent amnistier ses origines. La France, oublieuse du droit, se confie à la force et ne regrette pas d’acheter la prospérité matérielle au prix de ses libertés. Quelques entreprises au dehors, plus heureuses que bien conçues, flattent l’amour-propre national. Les utopies rentrent dans l’ombre, les passions s’apaisent ou se taisent. L’observateur superficiel peut croire que le régime est assuré de la durée. Mais voici qu’au milieu des splendeurs du règne, des nuages commencent à se former à l’horizon. Peu à peu s’accumulent les éléments du drame que vous allez raconter sous ce titre d’une concision tragique : La Fin. Quelle émotion, Monsieur, jaillit de ces pages si sobres et si fortement pensées ! Vous m’avez fait revivre ces tristes jours, vous avez reconstitué, dans leur vérité saisissante, des scènes qu’on voudrait oublier. En peintre consommé, vous présentez, dans un puissant raccourci. les causes de nature diverse dont l’enchaînement ou le concours déterminèrent la catastrophe : les tâtonnements diplomatiques précurseurs des tâtonnements militaires ; les desseins inachevés, les convoitises à la fois risquées et timides sur le Rhin, le Luxembourg, la Belgique ; puis les efforts tardifs et fiévreux pour soutenir la lutte témérairement engagée ; un gouvernement vacillant, une Chambré divisée, un Sénat muet, la révolution qui monte ; et pendant ce temps, des armées marchant à l’aventure, ne parvenant pas à se joindre, attirées par une force mystérieuse vers les lieux où elles doivent se perdre.

« De grandes fautes, avez-vous dit, sont presque toujours à l’origine des grands malheurs », et portant vos regards sur l’Exposition de 1867, vous faites ces réflexions amères : « La cour donne le branle, et la nation entière se précipite, entraînée par le vertige de son propre mouvement ; elle a pour unique affaire le plaisir. Il dérobe sous les paillettes d’un voile brillant et léger toute la vie sérieuse de la France... Le spectacle de nos richesses excite l’envie ; le spectacle de nous-mêmes, la défiance, et la splendeur par laquelle nous comptions éblouir le monde achève de l’éclairer. » À l’autre extrémité du tableau, l’épilogue du règne : l’Empereur à cheval parcourant le champ de bataille de Sedan, cherchant au milieu des obus la mort qui le fuit, et n’obtenant du destin qu’une lente agonie. Pour décrire une telle misère votre voix est solennelle : « La Puissance qui juge les puissances les sait abattre sans se répéter jamais, et d’un geste toujours nouveau fait tomber les couronnes avec ou sans la tête des rois. Mais dans l’infinie variété des fins douloureuses, en est-il de plus cruelles que la chute du second Empire ?» Hélas ! ce n’était pas l’Empire seul qui tombait sous les coups de la fortune, c’était avec lui la France, la France, qui ne devait pas se relever tout entière et qui, après trente-cinq ans, demeure « la noble blessée ».

La République dut saisir le drapeau échappé à l’Empire. Héritière de la plus lourde tâche qui puisse s’imposer à un gouvernement, celle de disputer le territoire à l’envahisseur, après que les ressources régulières ont disparu, de tout réorganiser, tout improviser sous le feu de l’ennemi, au milieu des agitations qui survivent à un changement de régime, la République s’est-elle, dans ces heures suprêmes, montrée à la hauteur de ses devoirs ? A-t-elle su mettre en jeu les forces latentes et les bonnes volontés du pays ? N’ayant pu vaincre, a-t-elle du moins sauvé l’honneur ? il ne m’appartient pas de le dire ; mais vous, Monsieur, vous pourrez le dire un jour, avec l’impartialité de l’historien qui n’a pas une cause personnelle à défendre, avec l’autorité que vous donnent de longs et consciencieux travaux. Les études que vous avez entreprises sur le gouvernement de la Défense nationale n’embrassent encore que la moitié du problème, à savoir : le rôle politique de ce gouvernement. Il vous reste à aborder l’autre moitié — la plus intéressante, à mes yeux, vous le comprenez : son action militaire. Vous la rechercherez surtout en province, où l’échiquier était plus vaste et les péripéties plus graves dans leurs conséquences. Cette nouvelle enquête pourra modifier vos impressions premières. D’après ce que vous avez recueilli jusqu’ici, vous craignez que la Délégation de Tours et de Bordeaux ne se soit pas suffisamment affranchie des préoccupations de parti, qu’elle n’ait parfois sacrifié à d’injustes préventions et qu’elle ne se soit dès lors privée de concours précieux pour la défense. Ces vues étroites ont prévalu dans certaines localités où le souvenir des anciennes dissensions était malheureusement trop vivace. Mais la Délégation elle-même s’élevait plus haut. J’assistais Gambetta, j’ai connu les mouvements de ce grand cœur. Certes il rêvait de l’établissement définitif de la République, et qui pourrait s’en étonner ? Mais la délivrance du sol sacré fut son occupation absorbante, passionnée. Pour lui, tout devait céder devant ce but. Aux dévouements qui s’offraient pour prolonger la lutte, jamais il ne demanda leur passeport politique : le patriotisme lui suffisait. C’est ainsi que furent placés au premier rang les Sonis, les Charette, les Cathelineau, les Bourbaki, à côté des Faidherbe et des Chanzy.

De ces sombres sommets vous nous ramenez, Monsieur, avec la Femme de demain, vers des régions moins sévères. Le sujet est délicat, vous l’avez traité en Père de l’Église. Continuateur de Chrysostome, d’Athanase, d’Augustin, de Jérôme, vous voulez élever la situation de la femme. Que de forces, pensez-vous, ne pourrait-elle pas apporter à la société, menacée aujourd’hui par tant de périls ? Ces forces sont inertes depuis que l’homme, se flattant de pourvoir seul à l’œuvre de la civilisation, n’a plus fait de la femme la compagne habituelle de sa pensée. Il s’est réservé presque tout le savoir sérieux et par suite a marqué davantage l’écart entre les deux sexes. C’est à lui maintenant d’introduire la femme dans le domaine dont il a usurpé le monopole et d’ouvrir le chemin des hauteurs qu’elle veut gravir à son tour. « Formée par cette éducation, dites-vous, elle ne sera pas seulement capable de garder une fidélité passive aux croyances chrétiennes, elle sera redevenue apte à les défendre. Si la philosophie lui a enseigné les solidités de la foi et les fragilités du doute ; si la morale lui a montré, dans le désordre des faits, des gouvernements et des lois, les suites nécessaires des idées fausses, elle ne doit pas garder ses certitudes pour elle... Qu’elle rende à l’homme bienfait pour bienfait en employant la science qu’elle lui devra à lui rappeler la vérité. » Vous l’avouerai-je ? je ne serais pas sans inquiétude sur les résultats d’une telle méthode, s’il fallait l’appliquer à la lettre. Les hommes sont si mauvais qu’ils n’aiment pas qu’on les rappelle trop à la vérité. À peine supportent-ils à côté d’eux la vertu silencieuse, mais la vertu raisonneuse risquerait de les mettre en fuite. Aussi je suppose que vos conseils doivent être interprétés comme les paraboles de l’Évangile. Ce qui, dans votre esprit, sans doute suffira, c’est que la femme donne une base solide à ses croyances et à ses principes ; c’est qu’elle ne soit pas à ses croyances et à ses principes ; c’est qu’elle ne soit pas à la merci de quelque livre frivole ou de paradoxes habilement tournés ; c’est que provoquée dans sa conscience, elle sache remettre à sa place un fat ou un sceptique. Vous ne lui demanderez pas de faire du prosélytisme, si ce n’est en donnant l’exemple des vertus qu’elle voudrait voir chez les autres.

Il est un point sur lequel le régime actuel a commencé de vous donner satisfaction. Vous souhaitez que la femme soit armée pour la lutte de la vie ; car, hélas ! toutes ne naissent pas dans l’aisance, et rares sont celles qu’un hymen fortuné soustrait à la médiocrité de leur sort. L’homme n’est pas toujours chevaleresque. Ouvrons donc largement à la femme l’accès des carrières compatibles avec son sexe. Mais il n’est pas interdit de pousser plus loin l’ambition et de rêver pour elle une meilleure destinée. Qui sait ? peut-être un jour verra-t-on sous chaque toit : l’épouse gardienne du foyer, éducatrice des enfants ; le mari ou les fils procurant par leur industrie les ressources nécessaires à la famille ; la jeune fille affranchie des durs travaux de l’atelier et réservée à quelques professions où sa dextérité et sa finesse restent sans égales. Alors sera rempli le vœu du poète :

Que Dieu

Donne à vos fils la force et la grâce à vos filles !

Dans un tableau piquant non moins qu’instructif, vous dépeignez la condition de la femme aux diverses époques et suivant les pays. Sous des dehors parfois brillants se cache presque toujours une profonde misère. Vous rendez grâce à l’Église catholique d’avoir travaillé sans relâche à améliorer cette situation. Dans les grands procès pendants entre les princes ambitieux ou volages et les épouses délaissées, la Papauté n’a pas craint, en bien des cas et au risque d’exciter des courroux redoutables, de prendre parti pour ces dernières. Elle a fait mieux, et le trait ne manquait pas d’originalité : dans certains ordres mixtes, elle a confié le commandement à la femme, les hommes obéissaient. On ne dit pas d’ailleurs que la discipline en ait souffert. Nonobstant une protection venue de si haut, le sort de la femme restait assez précaire. Son instruction, signe infaillible de son importance, était encore, à la Renaissance, terriblement négligée, si l’on en juge par ce passage du vieil Érasme, que vous citez : « L’éducation d’une fille consiste à faire la révérence, tenir ses bras, sourire en se pinçant les lèvres, ne pas présenter la main droite au lieu de la gauche, ne pas trop ouvrir la bouche en riant, en voilà assez, elle est bonne à marier. » Érasme aujourd’hui raturerait son livre.

Cependant quelques figures se distinguent dans cette période où il semble bien que le culte de la chevalerie n’est pas entièrement perdu : Laure, inspiratrice de Pétrarque ; Béatrix, étoile dont la blanche lumière guide le Dante au royaume des ombres ; Vittoria Colonna, dont la mort découronna la vieillesse de Michel-Ange ; d’autres moins célèbres, mais encore attachantes. Telle cette doctoresse de Bologne qui, sacrifiant le désir de plaire au désir d’instruire, interposait un voile entre elle et ses auditeurs pour qu’ils ne s’absorbassent pas à contempler son visage. J’ignore si le procédé est en honneur chez les doctoresses de nos jours.

C’est par cette gradation, moitié chrétienne, moitié païenne, que nous sommes conduits à ces charmantes femmes dont la vie se passa à aimer et qui ne paraissaient pas se douter du grand scandale qu’elles causeraient à la postérité, plus prude sinon plus vertueuse. Sur cette route des gracieuses pécheresses, vous avez rencontré Aimée de Coigny, et l’on s’étonne que vous vous soyez attardé avec elle, tant elle ressemble peu au type que vous affectionnez. Mais en même temps que vous êtes un moraliste, vous êtes un chercheur, violemment attiré vers les choses inédites. Il y a, vous nous l’apprenez, pour un historien, deux joies : découvrir ce qu’ignorent les autres, et renverser ce qu’ils croient savoir. Les familiers du cœur humain prétendent que de ces deux joies la plus délicieuse est la seconde. « L’une et l’autre, ajoutez-vous malignement, m’ont été données. » Vous partez donc en quête d’une nouveauté, si attrayante et si absorbante, que vous perdez de vue les intérêts de votre héroïne et lui portez, sans le vouloir, un coup bien sensible. Ayant à mettre au jour ses Mémoires, vous leur consacrez une Introduction tellement forte, tellement copieuse, qu’après l’avoir lue, on ferme le volume, les Mémoires sont oubliés. Il ne reste de la pauvre Aimée, que d’avoir servi de prétexte à vos beaux développements. Dieu me garde d’être jamais favorisé par vous d’une Introduction !

Ne nous plaignons pas cependant, car vous nous initiez à des scènes fort curieuses, qu’il vous a été donné d’observer de très près. Aimée de Coigny appartient à deux régimes : à la Monarchie qui s’en va et à la Révolution qui arrive. Par sa naissance, par son premier mariage, elle était de cette société spirituelle et frondeuse qui s’avançait avec insouciance vers le grand cataclysme. Frêle comme un roseau dont elle a la flexibilité et la grâce, elle s’incline sous l’orage et ne paraît pas trop en souffrir. Elle eut même la bonne fortune de passer quatre mois en prison, à côté d’André Chénier, ce qui lui valut d’être la Jeune captive. Ceux qui n’ont lu que les beaux vers de l’infortuné poète se représentent la nouvelle et touchante Iphigénie parée, comme la vierge antique, pour le sacrifice et subissant « la destinée réservée à l’innocence et à la faiblesse dans les querelles des hommes. » La réalité s’est trouvée une fois de plus inférieure à la légende : « La jeune captive », moins innocente qu’Iphigénie, est morte tranquillement dans son lit, en 1820.

Grâce à cette longévité relative, elle put composer les Mémoires sans lesquels nous n’aurions pas votre magistrale Introduction. Si vous lui êtes redevable d’un de vos meilleurs morceaux, vous vous acquittez libéralement envers elle. Vous en faites un portrait dont beaucoup de femmes se contenteraient : « Tant de beauté, qu’on lui eût permis d’être sotte, et tant d’esprit, qu’on lui eût permis d’être laide. » Avec de pareils dons, comment n’aurait-elle pas fixé de nombreuses passions autour d’elle ; et, naturellement bonne et sincère, comment ne les aurait-elle pas quelquefois partagées ? Ne soyons pas sévères, puisque vous lui avez pardonné, rappelons-nous plutôt les côtés par lesquels elle se montra supérieure à sa réputation. Par exemple, sur la fin de l’Empire, dans l’honorable désir de travailler, comme on disait alors, à l’avènement d’un régime réparateur, elle s’égara dans une conspiration qui fit valoir son désintéressement et son courage.

Vous êtes trop Français, Monsieur, pour que rien de ce qui touche la France vous laisse indifférent. Votre sollicitude, naguère, s’est tournée vers ce coin du monde où nous exercions une influence héréditaire, où depuis des siècles nous avions porté nos armes, notre foi, notre langue et nos mœurs. Vous avez discerné des symptômes de déclin : il vous a paru que nous n’occupions plus tout à fait la même place, que nos droits n’obtenaient plus le même respect, que les sympathies pour nous commençaient à faiblir. Votre patriotisme a voulu s’enquérir des causes de cet inquiétant phénomène, dans l’espoir de découvrir les moyens d’en arrêter la marche. Telle est l’origine du livre La France du Levant, où se retrouve, avec tant d’autres qualités, votre rare perspicacité. Pour embrasser la vérité tout entière, ce n’était pas assez d’interroger sur place les hommes et les choses ; il fallait, aussi remonter le cours de l’histoire. Car la vue seule du présent ne donne pas l’intelligence de l’avenir ; l’heure actuelle n’est, le plus souvent, qu’un moment du drame ébauché dans les temps lointains. Ce drame, vous l’avez pris à l’époque où l’effondrement de l’empire d’Occident laissait l’empire d’Orient sans contrepoids. Ce dernier alors ressembla, selon votre belle image, à la moitié d’un de ces arcs de triomphe dont l’autre moitié s’est écroulée. Il demeurait debout, surplombant le vide, et maintenu seulement par la solidité précaire de son vieux ciment. Cette période est pleine des gestes des Français dans l’Orient méditerranéen. Puis intervinrent les traités avec les Sultans installés victorieusement à Constantinople. De cet effort tantôt militaire, tantôt diplomatique, était résultée une prépondérance indéniable de notre race. Sur le terrain commercial, aussi bien que sur le terrain politique et religieux, nous occupions le premier rang. Dans ces contrées soumises au Turc, chacun ambitionnait l’honneur et le profit de notre protection. De son côté, le Pape avait prescrit aux missionnaires de se placer sous notre patronage. Nous étions devenus les représentants de la chrétienté chez les Musulmans.

Il n’est que trop vrai, cette partie de notre patrimoine se trouve entamée. D’âpres concurrences s’élèvent autour de nous. Des nations ont grandi, qui nous le disputent en savoir, en richesse, en activité. Leur culte n’est pas le nôtre ; comme nous elles propagent leur langue et leur foi. Elles envoient des missionnaires indépendants de Rome ; sur eux le Pape n’a pas d’autorité. Comment résister à cette marée montante ? Comment défendre notre ancienne suprématie ? Grave problème dont la solution ne se dégage pas encore nettement. Vous apportez les résultats de votre enquête. Frappé des avantages que nous valait Jadis la supériorité relative de notre population, vous nous dites avec l’Évangile : « Croissez et multipliez ». Conseil sage, conseil politique ; mais le souci de nos intérêts dans le Levant déterminera-t-il les Français à le suivre ? Le nombre heureusement n’est pas le seul facteur de la puissance des États. Le courage, la constance, la suite dans les desseins, l’union des cœurs suppléent le nombre et parfois le surpassent. L’histoire ne fournit-elle pas des exemples significatifs ? Nous sommes une force matérielle, mais nous sommes aussi une grande force morale. Nos idées ont souvent remué le monde. Nous résumons, à certaines heures, les aspirations de l’humanité. Nous frayons la voie, au prix de nos souffrances et de nos labeurs. Une pareille nation ne déchoit pas, à moins qu’elle ne s’abandonne elle-même. Dirigeons, avec vous, nos regards vers l’Orient, dépôt d’inoubliables traditions ; mais ne bornons pas notre horizon à l’antique théâtre des croisades. Les destinées de la France se jouent aujourd’hui partout, en Europe, en Afrique, en Asie et jusque dans l’autre hémisphère. Les raisons d’influence se modifient et se déplacent ; une diminution passagère sur quelque point du globe peut trouver ailleurs d’amples dédommagements. L’empire colonial créé par la République change notre équilibre. C’est notre situation générale qu’il faut envisager, c’est à elle qu’il faut être attentifs, c’est, pour elle que nous devons faire trêve à nos divergences et nous rappeler que si, au dedans, il y a des partis, il n’y en a pas au dehors : la France les absorbe et les efface.

Ces sentiments sont les vôtres, Monsieur, et ils ne pouvaient qu’accroître l’estime de l’Académie pour votre personne. En fixant son choix sur vous, elle demeurait fidèle à ses propres traditions, en même temps qu’à la mémoire de votre illustre prédécesseur. Guillaume et vous, sous des formes diverses, vous avez été les serviteurs de la même cause. Lui, cherchait le bien à travers le beau, ainsi le voulait son tempérament d’artiste. Vous le cherchez, vous, dans la morale et la philosophie, dans l’histoire éclairée au flambeau des croyances qui vous sont chères. L’un par le ciseau, l’autre par la plume, tous deux par l’unité de votre vie, vous avez offert un salutaire exemple. Vous avez appris à fuir les pensers bas et égoïstes, à poursuivre un autre but que l’intérêt personnel. Je vous ai beaucoup étudié, Monsieur, et je crois vous avoir compris. Vos écrits s’inspirent de fortes maximes : s’attacher à la vérité en toutes choses, accomplir le devoir quoi qu’il en coûte, aimer son pays passionnément ; j’ajoute, et je ne serai pas désavoué par vous, qu’il le faut aimer même quand il nous paraît se tromper, même s’il commet des fautes ; notre rôle alors est de l’avertir, comme un fils respectueux avertit son père, mais en restant toujours prêts à nous sacrifier pour lui.