Réponse au discours de réception d’Antoine-Léonard Thomas

Le 22 janvier 1767

Louis-René-Édouard de ROHAN-GUÉMÉNÉE

Réponse de M. Louis de Rohan,
au discours de M. Thomas

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
Le jeudi 22 janvier 1767

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

Monsieur,

Monsieur le comte de Clermont devoit, en sa qualité de directeur, présider à l’assemblée d’aujourd’hui ; mais le dérangement de sa santé l’empêche de s’y rendre. Je me trouve donc chargé de tenir sa place, et sur-tout d’être l’interprète de ses regrets et de ses sentimens inaltérables pour l’Académie. Ceux dont je suis moi-même pénétré pour elle, me rendent cette fonction chère, et ce sentiment me facilite le moyen de m’en acquitter.

Le public qui vient de vous entendre, Monsieur, applaudit, et comme votre juge et comme le nôtre, aux suffrages qui vous ont appelés parmi nous. Vous venez vous-même d’exposer vos titres avec autant d’énergie que de vérité. Quand on remplit avec distinction les devoirs de son état, on en parle toujours dignement. Une ame sensible se pénètre des objets vers lesquels son goût l’entraîne, et les fait aimer par la chaleur avec laquelle elle sait les présenter. Apelle intéressoit en parlant de son art, et Cicéron, en faisant le portrait de l’orateur, pouvoit-il n’être pas éloquent ?

En peignant l’homme de lettres citoyen, vous n’avez eu, Monsieur, qu’à exprimer les sentimens gravés dans votre cœur. Vous vous êtes sur-tout attaché à faire envisager les lettres sous leur rapport avec le bien public. Il est beau sans doute d’étendre les lumières de son siècle et d’en perfectionner les mœurs ; mais ce rôle intéressant et sublime n’est confié qu’à ces hommes rares pour qui l’Être suprême a réservé les dons du génie. Les lettres ont un mérite moins éclatant, mais plus universel, celui de faire le bonheur de ceux qui les cultivent.

Le goût des lettres, dit l’Orateur romain, est propre à tous les temps et à tous les âges. La jeunesse y trouve l’aliment de son activité, la vieillesse l’oubli des biens qu’elle a perdus, et le soulagement des maux qui l’assiègent. Le favori d’Auguste s’arrachoit souvent au tumulte des affaires et aux troubles de la Cour, pour venir respirer auprès de Virgile et d’Horace. L’homme d’état envioit dans ces momens le sort de l’homme de lettres, et le courtisan avoit quelquefois besoin d’être consolé par le philosophe.

Le sage ne connoît ni le vide, ni le cruel ennui de soi-même ; il sait le prix du temps, et l’emploie à cultiver en paix des lettres et sa raison. Il ne s’expose ni à l’orgueil du crédit qui veut protéger, ni à l’orgueil du crédit qui s’irrite de ce qu’on le dédaigne. La vérité fait son étude et sa force. Il s’est formé avec la chaîne de ses pensées un caractère de grandeur et d’immobilité que rien n’ébranle et que rien n’altère. Toujours calme au sein des orages qui le menacent, il plaint les perturbateurs, sans les craindre ni les braver, et, tandis que tout s’agite ou se bouleverse autour de lui, son ame tranquille se livre aux douceurs de l’étude, et jouit des consolations de la vertu.

Vous avez des droits, Monsieur, et à la gloire que donnent les lettres, et au bonheur qu’elles assurent. L’Académie, en vous accordant ses suffrages, a voulu récompenser des talens utiles et couronner des vertus connues. Des prix remportés avec éclat, des applaudissemens mérités, l’heureux talent de la poésie réuni à celui de l’éloquence, l’estime publique, celle des gens de lettres, tout sollicitoit pour vous la place honorable que vous occupez aujourd’hui. Une louable émulation excitée par l’Académie, a fait connoître vos talens, dans ces monumens durables que vous avez élevés à la mémoire de tant de grands hommes. Vous avez fait plus, par l’enthousiasme avec lequel vous avez parlé, vous avez fait connoître votre cœur. Une ame médiocre ne conçoit pas aisément les vertus sublimes, et si elle veut les peindre, elle les affoiblit.

Enfin, Monsieur, je dirois volontiers que nous avons cru entendre la voix de ces grands hommes que vous avez loués, s’élever en votre faveur, et nous dire : " Il nous a peints comme s’il eût vécu auprès de nous et avec nous. Il a parlé de nos travaux comme s’il les eût partagés lui-même. Il nous a jugés comme nous demandons que la postérité nous juge. Notre gloire est devenue la sienne, puisqu’il a su la célébrer ! "

Il vous falloit tous ces titres, Monsieur, pour nous consoler de la perte que nous venons de faire. L’Académicien estimable que nous regrettons, cultiva les lettres avec succès ; il en recueillit la gloire, et fut heureux par elles. Il les fit aimer à la Cour, et y inspira le goût de l’étude à d’illustres Princesses qui savent unir à l’éclat du rang et des vertus, le mérite de la culture de l’esprit. M. Hardion porta dans sa conduite la simplicité noble qui fait le caractère de ses écrits. Cette simplicité si louable est peut-être la seule ressource des grands écrivains, depuis que les raffinemens de l’art semblent épuisés. Rien de plus rare, mais aussi rien de plus beau que l’accord du naturel et du sublime, de la noblesse et de l’aménité.

Vous nous montrerez, Monsieur, cet heureux accord. Une imagination hardie et féconde a caractérisé les premiers essais de votre plume énergique et brillante. Ces premiers ouvrages annonçoient en vous le germe de ce talent si précieux que la nature donne, il est vrai, mais qui se perfectionne par la réflexion et par l’étude ; je parle de ce goût sage et épuré qui empêche le génie de s’égarer dans son essor, et qui le contient dans les bornes du naturel et du vrai. L’Académie a vu avec satisfaction ce goût s’accroître en vous par degrés ; et dans ce poème si désiré, où, marchant sur les traces de Virgile et d’Homère, vous avez de grandes passions à mettre aux prises avec de grands obstacles, les ressorts d’une politique sublime à développer et à faire mouvoir, les mœurs d’une nation nouvelle à peindre, toutes les finesses de l’art à cacher sous les traits du génie créateur, le public attend que tout y sera subordonné aux règles du goût, et que la sévère critique y applaudira comme au chef-d’œuvre de vos talens perfectionnés. Ainsi, losqu’une plante vigoureuse a jeté avec surabondance ses premières productions, la sève se calme, et l’arbre, conservant toujours la même vigueur, ne se couvre de fleurs que pour donner autant de fruits.