Réponse au discours de réception d’André Chaumeix

Le 30 avril 1931

Louis MADELIN

Monsieur,

Je ne sais s’il existait encore, il y a un demi-siècle, des fées en Auvergne. En ce cas, j’imagine assez que l’une d’elles, et des meilleures, était assise à votre berceau, qui, lorsque vous voyiez le jour, vous accorda un don précieux entre tous : celui de trouver, en dépit de ses traverses, la vie charmante et même, selon l’expression dont vous usez souvent, « délicieuse ».

 

Je me suis entretenu avec vous de vos impressions d’enfance et de jeunesse. La déférence pleine de tendre reconnaissance que vous gardez au souvenir de vos parents vous interdisait de les qualifier de « délicieux » ; mais encore tenez-vous pour tels ce père, cette mère perdus trop tôt et qui, ayant à peine connu le brillant printemps de votre existence, n’en ont pas vu le lumineux été. Vous m’avez, à maintes reprises, déclaré qu’au lycée vous n’aviez connu que des maîtres et des camarades délicieux ; vous avez jugé telle l’École normale de 1896 et tel le Palais Farnèse. Le Journal des Débats, que vous avez connu en 1900, ne vous apparaît que sous le même jour et je suis convaincu que, depuis trente ans, vous trouvez des couleurs riantes à la sombre rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois elle-même. Vous avez certainement jugé délicieux les membres de l’Académie française qui, l’année dernière, accueillaient tous si bien votre visite et plus encore ceux qui vous ont accordé leur suffrage. Tant de souriante indulgence devant la vie vient peut-être d’un certain pessimisme philosophique et vous vous réservez de ne trouver nullement « délicieux », vous l’avez largement prouvé, que l’on compromette la grandeur et le salut de votre pays. Mais pour le reste, votre vision reste souriante et j’estime, à mon tour, cette disposition de votre esprit si exceptionnellement délicieuse, que je l’attribue à la baguette d’une bonne fée du Plateau Central.

 

Ce n’est pas que le Plateau Central, d’où vous nous êtes venu, appelle nécessairement l’épithète qui vous est chère ; c’est un terroir qui a ses beautés, certes, mais qui évoque plutôt une force un peu âpre et parfois sombre. Dans notre France, à la vérité, il y a des fleurs partout. La Creuse, me disiez-vous, est un pays plus charmant que riche. Elle a été le berceau de vos deux familles et le théâtre de vos vacances ; mais personnellement, vous êtes né aux portes de Clermont-Ferrand : Blaise Pascal, après Vercingétorix, peut vous réclamer.

 

De cette province, — fertile en hommes autant qu’en fruits, — sont surtout sortis de graves légistes qui, d’un chancelier Duprat à un Eugène Rouher, devinrent d’assez rudes ministres. Je ne sais si votre famille rêvait pour vous une telle destinée, mais il est de fait que votre père, homme de loi averti, qui, du barreau de Paris au tribunal de commerce de Clermont-Ferrand, n’a cessé d’interroger les Codes, vous destinait à vous en pénétrer, à votre tour. C’est pour lui faire plaisir que vous avez, concurremment à bien d’autres études, fréquenté l’École de droit et pris vos grades : vous n’avez pas été ministre, comme tant d’illustres fils d’Auvergne, mais vous représentez aujourd’hui une puissance bien supérieure à la ministérielle puisque les ministres la redoutent.

 

Au fait, je suis convaincu, à vous lire, que vous auriez été un excellent avocat, un excellent ministre, et d’une façon générale, ce qu’il vous eût plu d’être, car votre carrière donne l’impression que votre intelligence souple et variée vous ouvrait toutes les voies.

 

Ainsi en jugeait-on dès le lycée. Votre père, après quelques années données à une industrie familiale, étant revenu à Paris, on vous a inscrit comme externe au lycée Henri IV. Les internes seuls peuvent apprécier ce que l’état d’externe comporte de bonheur. Un de vos anciens camarades déclarera, un jour, que vous lui paraissiez en outre le plus heureux des externes parce que, tout en réussissant aisément, et comme en vous jouant, dans les études les plus diverses, vous alliez au manège et au théâtre, — ce qui vous constituait, aux yeux des internes, une double auréole. « Vous nous donniez, vous dira encore cet ancien camarade, l’impression d’avoir toujours des loisirs. » À vous entendre parler vous-même de vos études, il semble qu’à l’ombre de la vieille tour de Clovis, s’étendit un parterre fleuri sur lequel vous n’aviez qu’à vous pencher pour y cueillir les plus charmantes fleurs : vous y cueilliez aussi une moisson de lauriers ; mais le plus beau jour fut celui qui, par une bienheureuse coïncidence, vit s’installer dans la chaire de philosophie Henri Bergson, tandis que vous-même veniez vous asseoir sur les bancs de cette classe privilégiée. Ce maître séduisant, — nous en jugeons par les belles études que vous lui avez consacrées, — allait avoir sur la formation de votre esprit une influence singulière. En tout cas n’avez-vous cessé de bénir une destinée qui, après vous avoir donné tant de maîtres parfaits, vous avait fait terminer vos études secondaires sous le magistère du grand philosophe dont vous êtes aujourd’hui le respectueux confrère.

 

Une des gloires de votre lycée était sa préparation à l’École normale ; un élève de votre excellence était, je suppose, depuis longtemps guetté par ces grands universitaires, vos maîtres, comme un de ces sujets d’élite qu’on se devait d’orienter vers la grande école voisine. La rue d’Ulm est en’ effet proche de la rue Clotilde et, vos leçons de manège vous ayant d’ailleurs appris à galoper, vous arriviez, sans tarder, à votre premier but.

 

L’impression que vous fîtes à vos nouveaux camarades est curieuse parce qu’elle vaut pour toute votre vie : « L’air accessible et non familier, dira l’un d’eux, toute la mine d’un cordial garçon qui ne paraît point décidé à forcer le destin, mais qui en attend le plus naturellement du monde les faveurs. » De l’École vous écrivez simplement : « Admirable endroit où l’on travaillait librement. » Elle ne fut pas, pour vous, un séminaire d’études, mais un laboratoire de pensées : un Boissier, un Brunetière, un Lanson, un Paul Girard, un Joseph Bédier, un Frédéric Plessis, un Ollé-Laprune, un Bergson, — car votre maître préféré vous rejoignait bientôt, — étaient moins, à vos yeux, des professeurs imposant une tâche que les guides et les excitateurs de votre esprit. Vous les aimiez tous.

 

Que ces trois années vous aient, sans aucun à-coup, mené à l’agrégation des lettres, nul ne peut s’en étonner. Qu’elles dussent vous conduire à une chaire de l’Université, certains de vos camarades en doutaient déjà ; car vous paraissiez bien destiné à grossir cette petite légion à propos de laquelle on avait pu dire que « l’Université mène à tout à condition d’en sortir ». Feriez-vous des lettres, du théâtre, du roman, de la critique, du journalisme pur ? Sur ces points seulement les paris étaient ouverts. Ne songeant alors qu’à élargir votre vision, vous postuliez l’École de Rome et, tout naturellement, vous alliez au Palais Farnèse, parce que, tout naturellement, vous arrivez toujours, de votre pas dégagé, où vous avez entendu parvenir.

 

Et voilà, Monsieur, où votre bonne étoile vous précédait ; car la fortune que constitue, depuis cinquante ans, pour tout jeune lettré, l’envoi au Palais Farnèse était depuis quatre ans, — j’en parle sciemment, — doublée de celle d’y rencontrer un directeur tel que M. l’abbé Duchesne.

 

Ce prêtre si singulièrement éminent, personnalité si curieuse, et à la fois si prenante, a, durant vingt-cinq ans, exercé sur les jeunes gens confiés à sa direction une influence à laquelle aucun ne s’est, je pense, jamais dérobé. Sous des dehors redoutables de causticité, il était bienveillant et même bon : pratiquant d’ailleurs pour son compte une indépendance parfois téméraire, l’abbé Duchesne était l’homme le moins fait pour couper les ailes et verrouiller les portes. Intelligent plus qu’homme au monde, il se faisait du bienfait qu’était pour nous ce séjour d’Italie une idée très juste et charmante. Certes, aucun de ses prédécesseurs n’avait entendu refuser aux membres de l’École la clé des champs ; mais l’abbé Duchesne, lui vous l’eût mise, au besoin, de force dans la main. Il entendait que « ses jeunes gens », — ainsi qu’il disait, — s’abreuvassent largement au merveilleux nectar dont toute leur vie resterait enchantée. « Prenez de l’Italie tout ce que vous pourrez ! » m’avait-il dit le jour de mon arrivée à Rome. Le Palais Farnèse était, sous son règne, le palais de Thélème et, sur les murs élevés par San Gallo et Michel-Ange, nous lisions volontiers la fameuse devise de l’abbaye chère à Maître François : « Fay ce que vouldras », ce dont nul d’ailleurs n’abusait.

 

Vous retiriez de la présence au Palais Farnèse de ce directeur idéal un autre bénéfice. Ayant l’esprit éveillé sur tout et l’exerçant sur toutes matières, l’abbé Duchesne entraînait aux idées piquantes. Ce grand érudit, encore qu’il n’ait, je suppose, jamais écrit un article de journal, était né journaliste. Vous avez, je présume, connu, comme moi, ces débuts de matinée où, drapé dans sa robe de chambre, notre directeur venait, au studio, partager le café au lait que nous offrait l’administration ; des feux d’artifices s’y tiraient, — chose insolite, — avant que la neuvième heure du jour eût sonné à l’horloge du Capitole. Vous pouviez, Monsieur, prendre là des leçons bien différentes de celles que, peut-être, vous vous étiez attendu à trouver à la bibliothèque du Palais Farnèse. Il est impossible que le contact quotidien de ce directeur à l’esprit acéré n’ait pas contribué à éveiller le démon, qui, — la suite le devait montrer, — sommeillait en vous.

 

Le proverbe dit que tout chemin mène à Rome ; on peut dire de notre Rome du Palais Farnèse que, par une réciprocité naturelle, tous les chemins en partent. Nous avons parmi nos anciens camarades, à côté de savants éminents, des poètes qui n’ont quitté les rives du Tibre que grisés pour leur vie des myrtes de Virgile, mais aussi des hommes politiques dont la vocation s’est éveillée, sans doute, à la vue des rostres écroulés au pied du Capitole.

 

Vous, Monsieur, deviez concevoir, un jour, ces rostres sous la forme la plus moderne qui est la table d’un bureau de rédaction, mais déjà votre esprit vous portait plus aux problèmes de la politique qu’à ceux de l’archéologie. Ceux qui ont lu un Mémoire signé de vous sur la Sculpture romaine de l’époque hellénistique ne se sont pas doutés qu’ils percevaient, tout à la fois, le premier et le dernier soupir d’un archéologue étouffé au berceau. Sous l’œil indulgent de l’abbé Duchesne, votre curiosité allait à des objets moins antiques, et vous vous instruisiez, en fréquentant les milieux romains les plus divers, des problèmes européens qui, de ce magnifique observatoire qu’a toujours été la Ville Éternelle, apparaissent sous un jour si particulièrement lumineux.

 

Mais quel journaliste de qualité devait sortir d’une si rare préparation ! C’est ce que pensait cet ami des vôtres qui, placé depuis peu d’années à la tête du Journal des Débats, allait mettre la main sur vous et faire, sans tarder, du jeune Romain qui revenait à Paris, le collaborateur essentiel de la plus athénienne de nos gazettes. À son appel, vous franchissiez le seuil de cette fruste et vénérable maison située au chevet de notre admirable Saint-Germain-l’Auxerrois ; vous escaladiez de votre pas léger l’escalier aux larges marches usées par les pieds, plus pesants, de tant d’illustres anciens ; vous pénétriez dans la salle de rédaction que, seul, illuminait le souvenir des plus grands esprits du siècle finissant et M. Étienne de Nalèche vous saisissait. Votre ambition ne visait qu’à devenir, peut-être, un jour, dans le feuilleton littéraire, le successeur des grands lettrés qui l’avaient illustré ; mais le jeune directeur des Débats ne l’entendait pas ainsi. Il lui suffit de lire votre premier essai pour deviner en vous l’homme le plus apte à continuer, non pas seulement au rez-de-chaussée des Débats, mais à la colonne de tête, la lignée des Saint-Marc Girardin et des Prévost-Paradol. Au désir exprimé par vous de vous en tenir au journalisme littéraire, il ne s’arrêta pas une minute « Vous ferez le premier article du journal, l’article politique, vous dit-il, l’œil implacable encore que souriant, vous le ferez trente ans, et, après ces trente ans, vous entrerez à l’Académie française. » C’était en 1900. Vous avez fait, trente ans, le premier article des Débats et, après ces trente ans, vous êtes entré à l’Académie française. M. Étienne de Nalèche est un prophète.

 

Le Journal des Débats avait, onze ans auparavant, célébré son centenaire. Fondé en 1789, il avait l’âge de la Révolution et n’attendait que la disparition de la vénérable Gazette de France pour devenir le doyen de la presse parisienne. Mais son ancienneté l’illustrait moins que la qualité supérieure des hommes qui, depuis un siècle, y avaient activement et constamment collaboré.

 

Le journal, à cette époque, suivait une ligne politique qui, d’autre part, le distinguait nettement de tous les autres journaux de gauche ou de droite. Royaliste et conservateur pendant trois quarts de siècle, il avait été, de bonne heure, amené par les circonstances à un libéralisme qui, sous le Second Empire, s’était, dans l’opposition, singulièrement accentué et le journal, presque sans s’en apercevoir, avait glissé vers la gauche. Quand, en 1871, la question de la Monarchie et de la République s’était, — dans des circonstances troublantes, — posée devant le pays, les Débats, quelque temps hésitants, s’étaient, sous l’influence de John Lemoinne, inclinés vers la solution républicaine et, finalement, ralliés au régime. Il avait bien fallu qu’au Seize Mai, il accusât son attitude en entrant en bataille contre le gouvernement du Maréchal. Il avait ainsi participé à la victoire des gauches, quitte à en déplorer très rapidement les immédiates conséquences. N’avait-on pas vu John Lemoinne lui-même gémir bientôt sur la politique adoptée par certains amis de Léon Gambetta et de Jules Ferry et dénoncer ce qu’il appelait ce « Syllabus jacobin » devant lequel, disait-il, les nouveaux gouvernants exigeaient qu’on s’inclinât ?

 

À la vérité, n’entendant pas confondre son opposition avec celle de la droite monarchiste, le journal s’était-il trouvé dans la situation assez difficile d’un homme qui, obligé de combattre des amis de la veille, les ménage souvent plus que des alliés jugés compromettants. Il n’avait eu que plus de mérite à ne pas dévier, entre 1880 et 1900, de la ligne qu’il s’était tracée, combattant les ministères sectaires, encourageant ceux qui faisaient mine de l’être moins, soutenant ceux qui semblaient résolus à ne l’être pas. La critique et la louange restaient, d’ailleurs, selon la tradition du journal, sur le ton d’une ironie assez douce, et le libéralisme exigeait qu’avant tout, même quand on s’opposait, on ne parût point trop servir l’opposition voisine. Mais très précisément, à l’époque où vous veniez prendre, si jeune, dans le célèbre journal, la place éminente de rédacteur en chef, les événements venaient de poser, d’une façon aiguë, devant les Débats, un cas de conscience assez grave : le gouvernement de la République, depuis 1900, prenait telle tournure, qu’il fallait peut-être envisager un autre mode d’opposition.

 

J’ai paru vous perdre de vue, Monsieur, et en réalité n’en était-il rien. Représentant une génération née après la fondation de la République, vous vous trouviez en face d’une situation qu’il fallait signaler, issue d’événements que vous étiez disposé à juger d’une façon tout à fait autre que les hommes de haute valeur qui alors formaient, en quelque sorte, aux Débats, un magnifique Conseil des Sages.

 

À travers le XIXe siècle, le journal avait toujours assemblé autour de lui une sorte d’Académie politique et littéraire. Il n’y avait pas si longtemps, en 1900, que le peintre Béraud avait pu, à l’occasion du Centenaire, montrer, groupées dans la salle de rédaction, quarante figures parmi lesquelles se détachaient celles d’un Jules Simon et d’un Léon Say, d’un Léon Renault et d’un Bardoux, d’un Ernest Lavisse et d’un Jules Lemaitre, d’un Francis Charmes et d’un Paul Leroy-Beaulieu, d’un Melchior de Vogüé et d’un Étienne Lamy, d’un Henry Houssaye et d’un John Lemoinne, d’un Taine et d’un Renan, pour ne parler que de quelques illustres disparus.

 

Disparus, ils ne l’étaient pas tous alors, — il s’en fallait, — et à ces rédacteurs illustres se joignaient de grands amis de la maison, un prince d’Arenberg, un Édouard Aynard, un Alexandre Ribot, un Georges Picot, un bâtonnier Barboux, dix autres aussi accrédités, pour former cet incomparable Conseil des Anciens dont les avis pesaient, ou tout au moins y prétendaient. Or, presque tous appartenaient à une génération née sous le règne de Louis-Philippe et ayant vécu la grande période de lutte courtoise, mais résolue, contre l’Empire, puis contre le gouvernement du Seize Mai, représentaient tout un héritage de doctrines, de sentiments et de souvenirs qui, à des jeunes gens nés, eux, sous la troisième République, devaient apparaître surannés, parfois périmés, presque inintelligibles.

 

La plupart de ces grands citoyens, sans doute, déploraient la politique pratiquée au gouvernement depuis 1880 ; mais tous, pénétrés des principes proclamés en 1789 par la bourgeoisie victorieuse, les tenaient pour des dogmes intangibles. Blâmant et regrettant bien des conséquences de la Révolution, ils se refusaient à en rendre, en quoi que ce fût, responsables les principes proclamés par elle, — se donnant simplement la satisfaction de répéter tous les jours que ceux-ci étaient méconnus par les hommes au pouvoir, quand, le plus souvent, ces principes ne faisaient que porter des fruits par eux imprévus. L’héritage le plus sacré que 1789 nous eût légué était, à leurs yeux, le régime représentatif devenu le régime parlementaire, et tout en en apercevant les funestes erreurs, ils continuaient à ne pas admettre l’hypothèse même d’une autre solution, affirmant encore que le régime parlementaire ne s’appliquait pas, n’avait jamais été appliqué réellement sous la République, sans réfléchir qu’un régime qui ne parvient pas à s’appliquer se condamne.

 

Votre génération, Monsieur, libérée des préjugés du siècle agonisant, se trouvait devant ces hommes éminents dans la situation la plus singulière. Vous m’avez dit un jour : « Notre drame de conscience a résidé en ceci que nous n’avions aucune raison de ne pas les croire et qu’en fait, nous n’arrivions pas à les croire. » Vous aviez lu Taine, Renan, Albert Sorel, — peu suspects de parti-pris réactionnaire, et les réflexions qu’ils vous inspiraient aboutissaient à une révision, sinon totale, au moins notable, des dogmes encore admis presque sans examen par une grosse partie de la génération politique qui vous précédait. Une sorte de pragmatisme avant la lettre vous mettait, lorsque vous examiniez les résultats auxquels avait abouti le siècle, en méfiance contre ces fameux dogmes où vous vouliez voir clair. La Révolution ? Les principes de 1789 ? La Démocratie ? La Liberté ? Le Progrès ? Autant de notions, pensiez-vous, qui, bénéficiant d’un prestige presque religieux, selon le mot de Renan, étaient, par l’analyse, réduites à des idées beaucoup moins précises, beaucoup moins rassurantes pour l’avenir qu’on ne l’avait dit. Le Parlementarisme ? Noble régime, pensiez-vous encore, quand il se pratique par l’alternance de deux partis, appelés tour à tour au pouvoir par une monarchie qui, comme en Angleterre, représente la continuité du dessein national, mais régime inquiétant, observiez-vous, quand il a pour résultat d’établir en permanence l’instabilité et d’instaurer la tyrannie des assemblées parlantes finissant par tomber elles-mêmes sous la domination des pouvoirs à côté : comités, loges, associations, confédérations dont le développement est la conséquence traditionnelle de la débilité du pouvoir.

 

La génération qui, avec vous, entrait dans la vieille maison des Débats, n’y apportait nullement, dans le sens qu’on donne aujourd’hui au mot, un esprit de réaction aucune n’avait été plus détachée des anciens régimes monarchiques, aucune plus indépendante des influences religieuses ; mais elle apportait de toutes nouvelles façons de penser qui devaient aboutir à tourner plus délibérément le journal contre une politique qui, en se pervertissant d’une façon soudaine, achevait d’ouvrir les yeux même à certains de vos aînés. Votre première campagne politique devait se ressentir de la vive répugnance qu’inspirait, même à l’esprit souriant que vous étiez, un tel spectacle, et elle allait vous orienter vers les campagnes qui, trente ans durant, suivraient et s’enchaîneraient.

 

Voilà trente ans en effet, Monsieur, que vous écrivez, et nous ne possédons pas un seul volume signé de votre nom. De votre plume sont sorties des milliers et des milliers de pages, — et pas un livre. Les éditeurs ni les libraires ne vous connaissent. Et par ailleurs, maniant la politique tous les jours depuis trente ans, vous avez, avec un léger sourire, décliné toute candidature au Parlement. Vous avez voulu rester purement et simplement un journaliste, — et dans le même journal, vous contentant de prouver, par de très beaux-articles de philosophie et de critique littéraire donnés à nos grandes Revues, qu’il vous était loisible de quitter le terre à terre de la politique journalière pour partir à tire d’aile vers des cieux plus hauts. « La littérature l’a mené aux Débats, écrivait Albert Vandal de Saint-Marc-Girardin ; la politique l’y saisit. » C’est votre histoire ; et vous avez, d’autre part, entendu le mot que Silvestre de Sacy, un de vos illustres prédécesseurs, prononçait avec une grave conviction, et comme un onzième commandement de Dieu, devant Ernest Renan, opinant naturellement de la tête : « Monsieur Renan, on ne quitte pas les Débats. »

 

Vous n’avez pas quitté les Débats, mais ceux qui vous y ont suivi dans votre lutte quotidienne contre tout ce qui risque de ruiner notre pays, n’ont eu besoin de lire ni vos articles de critique littéraire si fins et si clairs, ni vos articles de philosophie si élevés et si judicieux, pour saluer en vous, avec un des journalistes les plus courageux, un des meilleurs écrivains de notre génération. Seulement, Monsieur, il n’est pas aisé de parler de votre œuvre éparse en tant d’articles. De votre maître Bergson vous écriviez un jour : « On ne résume pas une œuvre qui représente trente ans de pensée. » Est-il plus facile de résumer trente ans de polémique quotidienne ?

 

Vous n’êtes ni un pourfendeur, ni un flagorneur. Votre formation, autant que la nature de votre esprit, vous rendrait incapable de l’une et de l’autre attitude si, par ailleurs, la tradition du journal auquel vous collaborez ne vous l’eût interdit. Ludovic Halévy écrivait, en 1889, des Débats : « Tradition de bonne grâce, de bon sens et de bon, goût ». Vous avez recueilli cette triple tradition, mais vous avez aussi écouté votre grand devancier Prévost-Paradol quand, ayant cité ce mot d’un hymne athénien : « J’entourerai mon épée de feuilles de myrte », il ajoutait : « Bon conseil : pour être invisible, la pointe du glaive n’est pas moins acérée. » Vous avez ramassé les feuilles de myrte et l’épée de Prévost-Paradol, et vous avez encore aiguisé celle-ci. Vous estimiez en effet, dès 1902, que la polémique ne gagne certes rien en vigueur à se faire, dans les termes, injurieuse ni même tapageuse, et c’est pourquoi le Journal des Débats vous apparaissait la maison la mieux faite pour abriter vos premiers essais. Mais vous jugiez dès lors que, ces doctrines commençant à se moins justifier, son style pouvait, sans inconvénient, se faire un peu plus vif, et que l’atticisme par trop raffiné, et je dirai le renanisme politique avait, comme le libéralisme par trop timoré, fait son temps. C’est qu’à la vérité, vous ne vous trouviez pas, comme vos prédécesseurs depuis 1880, en face de gouvernements à mettre doucement en garde contre des erreurs trop répétées, mais d’un régime qui, favorisé à ses débuts par de troublantes circonstances, tournait tous les jours davantage à diviser trop cruellement la Nation.

 

Les Français, hélas ! ont depuis bien des siècles, une propension naturelle et presque irrésistible à se déchirer. Que, pendant cinq cents ans, notre nation ait pu échapper, — après d’effroyables crises, — aux conséquences extrêmes de cette dangereuse disposition, le l’ait stupéfié l’étranger et nous étonne parfois les premiers. Il faut que de grands périls nous viennent menacer pour que nous consentions à nous réconcilier avec nous-mêmes — le temps qu’il faut pour qu’unis derechef, nous fassions front au danger, quitte à revenir bien vite aux dissensions qui ont failli nous perdre. Mais plus est fatale chez les Français une si dangereuse tendance, plus est rigoureux le devoir de ceux qui les gouvernent. Ce devoir est net : il consiste, pour les gouvernants, s’ils n’ont pu empêcher les querelles, à porter prompt remède. Disons mieux : la mission essentielle d’un gouvernement est, en se plaçant au-dessus des querelles, de les arbitrer pour les apaiser. Ainsi avaient pensé la plupart de nos rois et, quand, à deux reprises, des haines atroces, soulevées par de grandes crises intestines, se mesuraient encore, l’incomparable service qu’avait rendu un Henri IV, l’incomparable service qu’avait rendu un Bonaparte étaient d’avoir l’un et l’autre, à deux siècles de distance, imposé leur arbitrage et, par des concordats politiques, religieux et sociaux, réconcilié les Français, — le Béarnais plus grand par l’Édit de Nantes que par la bataille d’Ivry, et Napoléon par le Concordat que par Austerlitz et ses vingt autres victoires.

 

Contre un système de gouvernement qui menaçait, tout au contraire, de couper la France en deux vous vous éleviez avec force. L’événement a certainement déterminé votre politique en vous forçant à la dégager. L’on vit, avec leur jeune rédacteur en chef, les Débats renoncer aux ménagements et se placer au tout premier rang de la résistance. Votre journal, l’un des premiers, discernait tout de suite, en particulier, où tendait l’application de la loi sur les associations. Il a alors défendu les saintes filles qu’on chassait des hôpitaux et des écoles, les religieux qui faisaient le bien, recueillaient des orphelins, répandaient au loin la langue, l’esprit, et l’amour de la France. Il a proclamé inadmissible la prétention d’interdire l’enseignement à de bons citoyens parce qu’ils portaient une soutane de telle coupe ou de telle couleur.

 

Les Débats ont, par la suite, lutté contre la séparation de l’Église et de l’État, réforme parfaitement acceptable, mais dont vous n’admettiez pas qu’elle put être conçue comme une entreprise de guerre. Et, cette fois, Monsieur, tous vos efforts ne furent pas vains en leurs résultats J’ai relu vos articles d’alors ; ce n’était pas seulement polémique de principe, mais admirable exposé d’arguments qui s’inspiraient d’une connaissance approfondie du sujet. Et quand la loi, améliorée grâce à votre campagne, soutenant celle qu’au Parlement menaient les amis des Débats, les Ribot et les Aynard, parut néanmoins inacceptable à Rome, vous avez pu le regretter, mais vous reconnaissiez combien cette intransigeance faite du dédain des biens temporels grandissait cette Église qu’on avait entendu paralyser et qui, de sa ruine matérielle consentie, tirait une force morale sans précédent.

 

Les cinq années remplies par cette double campagne ont beaucoup compté pour vous, Monsieur. Vous aviez été, pour vos débuts, jeté dans la fournaise et vous en êtes resté à tout jamais trempé. Votre esprit s’y était mûri et fortifié. Le bon combat livré pour la liberté vous avait amené à des réflexions tous les jours plus profondes sur les problèmes qui, depuis 1900, tourmentaient votre esprit.

 

Une chose surtout vous alarmait. Il semblait que, de la crise qui avait tout affaibli, le sens national surtout sortît profondément altéré. La défense nationale avait été, trois ans, en partie négligée ; mais vous craigniez moins encore une si dangereuse conséquence, que l’abaissement évident de l’esprit patriotique. Comme nombre de Français, vous redoutiez l’heure, — qui vous apparaissait prochaine, — -où des complications internationales surprendraient la Nation dans l’état de désarmement matériel et moral qu’avait créé l’antimilitarisme. Sans doute ceux qui en avaient joué nous assuraient-ils que la guerre était, — le mot fut prononcé, — « philosophiquement impossible ». Le pacifisme, — alors comme aujourd’hui, — obscurcissait les esprits et, satisfaisant les paresses, endormait les cœurs. L’absence de toute gloire anémiait la France qui, dans tous les temps, a eu besoin de se croire grande pour rester forte.

 

Or, dans ce même temps, notre empire colonial allait s’agrandir dans les circonstances les plus propres à obtenir ce double résultat. Un admirable soldat, le colonel, bientôt général Hubert Lyautey, appelé, pour notre fortune, au commandement du Sud-Oranais, attirait, après M. Jonnart, alors gouverneur général d’Algérie, l’attention du Gouvernement sur la nécessité absolue, pour la sécurité de nos confins, de régler notre situation vis-à-vis de l’Empire chérifien. L’entreprise s’amorçait, qui allait aboutir aux plus magnifiques résultats. Autant qu’en aucun autre lieu, on comprit, aux Débats, que cette affaire du Maroc allait jouer dans notre pays un rôle décisif. Et, de fait, par les difficultés mêmes qu’elle devait rencontrer, notamment du côté de l’Allemagne, elle allait montrer quel danger il y avait eu à s’affaiblir, et « ramener, suivant votre expression, l’attention vers les alliances nécessaires, vers les armements nécessaires, vers les sentiments nécessaires ». Sans doute, mettiez-vous en garde le Pays contre toute imprudence qui eût pu faire sortir de l’entreprise un conflit international ; mais, sous cette réserve, il n’est pas un journaliste qui ait, avec plus de constance que vous, consacré alors sa plume à soutenir notre politique dans l’Afrique du Nord. Le grand homme, ce même Lyautey, qui, au Maroc, a fondé notre Empire, sait mieux que personne de quelle nécessité était alors pour lui l’appui de l’opinion. C’est pour vous, Monsieur, grand honneur, que d’avoir, si grandement, contribué à lui amener cette opinion qui a toujours besoin d’être éclairée et stimulée, mais sans laquelle, en France, rien ne saurait se faire.

 

Est-il étonnant que, dans les années qui ont précédé la Grande Guerre, vous ayez été de ceux qui, talonnant les gouvernements et avertissant le Pays, ont travaillé au réveil trop tardif de la Nation. Vous avez soutenu un Poincaré dans le rétablissement de notre politique extérieure, un Barthou dans la bataille pour la loi de trois ans, un Millerand restaurant l’esprit militaire, tous ceux qui, après une trop longue période d’abandon, remettaient la France debout.

 

La guerre vint et, après ces quatre années cruelles et glorieuses, la victoire de nos armées. Comme nous tous, vous attendiez, avec une sorte d’angoisse dans l’espérance, l’effet que cette cruelle leçon suivie de cette difficile victoire produirait sur le pays, et, comme nous tous, vous avez vu la France moins rénovée en son esprit qu’elle ne l’avait été en 1871, comme si la victoire avait, pour les peuples, moins de vertu que la défaite.

 

Peut-être cette France eût-elle gardé l’âme de la victoire si l’on se fût appliqué à lui en conserver intacts les fruits. « La paix, avait dit le président Poincaré, doit être une création continue. » Elle ne l’a pas été.

 

Vous aviez, pendant la crise, servi le pays dans la diplomatie et, dans un poste particulièrement délicat, — conseiller de notre ambassade de Berne, — apporté à cette mission les ressources d’un esprit à la fois délié et averti ; il est piquant que vous ayez été, fût-ce quelques mois, fonctionnaire, — et sous Clemenceau. Mais, dès 1918, vous aviez repris la plume. Vingt ans de journalisme faisaient de vous maintenant un des représentants les plus accrédités de la presse et tout ensemble les plus brillants. Votre désir de servir la cause nationale était tel que, sans quitter, un seul jour, les Débats, vous apportiez votre concours à ce Figaro, qui avait été, lui aussi, la maison de tant de brillants écrivains et, en dernier lieu, des Alfred Capus et des Robert de Flers. Le journal venait d’être rajeuni par un directeur à l’esprit entreprenant et qui entendait consacrer tous les puissants moyens dont il disposait à la défense des grands intérêts nationaux. M. François Coty prit l’initiative de confier au journaliste d’élite qui, depuis si longtemps déjà, s’y était préparé, une autre tribune, — et retentissante, —pour les campagnes d’opinion qui maintenant s’imposaient. Ainsi, deux fois par jour, matin et soir, allait-on vous voir mener avec une infatigable ardeur le même bon combat.

 

J’ai dit que, dès 1902, vous vous étiez montré apte à poursuivre, sous le couvert d’un style toujours mesuré, la campagne la plus vive ; l’épée de Prévost-Paradol aiguisée sous les myrtes, vous arriviez à la manier avec une incomparable aisance. À ceux qui vous reprochaient d’en faire maintenant trop agressivement sentir la pointe, vous répondiez que le temps des commentaires enjoués était passé, et à qui vous disait : « Où en est le libéralisme et l’atticisme des Débats de 1889 ? », vous ripostiez : « Où en est la France aujourd’hui ? »

 

Ce qui frappe chez vous, c’est le souci de la lumière. Ce brillant Prévost-Paradol que j’aime à vous donner comme précurseur, écrivait : « Je n’ai jamais rien négligé pour faire entendre au plus distrait ou au moins éclairé de nos lecteurs que les affaires publiques étaient les siennes. » Vous pouvez, Monsieur, vous rendre le même témoignage. Vous désespérez parfois d’éclairer le Gouvernement ou le Parlement : vous ne désespérez jamais d’éclairer l’opinion. Vous gardez votre sang-froid quand tous divaguent : « Nous vivons, écriviez-vous au lendemain de la guerre, dans une période un peu troublée où les imaginations s’échauffent. Ce n’est pas une raison pour perdre tout esprit critique et toute notion de la réalité. » L’esprit critique, vous en aviez donné des preuves multiples dans vos articles de la Revue hebdomadaire où, avant la guerre, vous l’aviez appliqué à l’étude des philosophes contemporains, d’un Bergson, d’un Fouillée, d’un James ; vous l’avez encore appliqué dans de très brillants articles de la Revue des Deux Mondes à l’étude de la jeune littérature, à laquelle pendant sept ans, directeur de la Revue de Paris, vous avez largement ouvert les portes de cette maison ; mais, cet esprit critique, vous l’avez porté surtout, avec la même sérénité souriante, dans vos articles du Figaro et des Débats, à juger les fautes des gouvernants et la veulerie des gouvernés. Cette sérénité, si j’ose dire, implacable, est votre marque ; vous avez, pendant trente ans de luttes, gardé un sourire, à la vérité, un peu inquiétant pour vos adversaires. C’est qu’en réalité, en dépit de tant de déceptions, vous espérez toujours un sursaut de l’opinion, et parfois, de fait, dès qu’un événement éclatant déchirait le voile que sans cesse vous essayiez d’écarter, vous avez vu cette opinion s’émouvoir en des heures trop brèves. Le malheur est qu’elle n’aperçoit pas assez nettement son erreur passée, ne voulant pas en convenir ; même une fois éclairé, on n’aime pas les prophètes, parce qu’il ne plaît à personne de constater que, sans cesse averti, on est resté trop longtemps dupe. Saint-Marc Girardin, un jour, consacra une de ses amusantes causeries de Sorbonne à démontrer qu’il est prudent de ne jamais dire à quelqu’un : « Je vous l’avais bien dit ! » Et le mieux que puisse faire le pauvre prophète, — pour ne pas être odieux, — est, la prophétie réalisée, de faire oublier qu’il a eu longtemps raison contre tous.

 

Tout cela vous importe peu d’ailleurs ; l’important est de continuer à voir et parler clair, — dût-on déplaire, déplaire encore et déplaire toujours. Vous avez continué et sans défaillance. Récemment vous écriviez : « Nous avons le souci honorable de rester d’accord avec nous-mêmes et de présenter une défense continue des idées que nous jugeons conformes à l’intérêt national. » Vous avez, plus que personne, Monsieur, le droit de prononcer cette fière parole. Vous êtes un des rares publicistes qui, depuis 1919, n’ont jamais dévié, un instant, de leur ligne politique.

 

J’en arrive ici, Monsieur, à votre dernière campagne, celle qui, un jour, fera à mon sens, plus qu’aucune autre, votre honneur.

 

Lorsque, le 14 décembre 1918, une de nos armées victorieuses entrait à Mayence, derrière les généraux Fayolle et Mangin, je fus particulièrement ému d’entendre une de nos fanfares faire retentir et presque tressaillir les murs rhénans des accents de cette « seconde Marseillaise » que Marie-Joseph Chénier et Méhul avaient, en l’an II de la République, composée pour les soldats de la Nation déjà victorieux :

 

La Victoire en chantant nous ouvre la carrière.

 

Une seconde fois, des soldats « à l’habit bleu par la victoire usé » faisaient résonner les bords du Rhin du Chant du Départ. Tous pensaient alors que la Victoire en effet nous ouvrait la carrière. Par quel étrange sortilège la victoire nous l’a-t-elle, au contraire, en quelque sorte fermée ? Par quel arrêt du destin, cette France que quatre ans d’héroïsme surhumain imposaient à l’admiration du monde, s’est-elle vu peu à peu disputer les fruits de sa difficile victoire ? Et comment la postérité s’expliquera-t-elle que cette France elle-même l’ait souffert et ait parfois paru y consentir ?

 

Défendre contre toutes les défaillances ces fruits de la victoire, ce fut l’objet de votre campagne obstinée. Vous étiez, comme nous tous, bien résolu à tout faire pour que la paix du monde fût raffermie. Mais vous n’admettiez pas qu’elle le fût par une série de concessions imprudentes encourageant les espoirs de revanche et de reprise des vaincus de 1918.

 

« Nous connaissons, avez-vous récemment écrit, le système qui consiste à faire des concessions au comptant pour recevoir des promesses à terme qui ne viennent jamais à échéance. » Devons-nous croire qu’en une phrase, vous ayez résumé six ans d’histoire de France ? Je voudrais souhaiter, avec vous-même, que vous vous soyez trompé sur les effets de la politique que vous avez combattue.

 

Ceux qui, comme vous, Monsieur, avertissent leur pays sont mieux encore que de grands journalistes ; ils sont de précieux citoyens, et leurs articles sont des gestes aussi utiles à la Nation que les plus héroïques. Et c’est précisément parce que, vous représentez par là, à nos yeux, la Presse dans sa plus noble et sa plus haute conception que vous avez été appelé à siéger parmi nous. Votre grande maison aussi bien a eu ici tant de représentants que vous deviez venir vous y asseoir à votre tour : la Seine n’a jamais été, entre la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois et l’Institut, très difficile à franchir il suffit de prendre le Pont des Arts ; mais nul n’a, par son talent, comme par son courage, mérité plus que vous de représenter, parmi nous, ce journalisme dont John Lemoinne disait fièrement que les Débats avaient travaillé plus que personne à faire un grand genre littéraire et, par ailleurs le « quatrième pouvoir dans l’État ».

 

Un hasard singulier vous a appelé à louer ici, — fait insolite, — deux hommes qui, l’un et l’autre, d’une façon très différente et avec des idées opposées, avaient pratiqué ce journalisme aujourd’hui à l’honneur. Sans doute l’un et l’autre ont été appelés parmi nous à de tout autres titres. L’un, professeur charmant, historien si original de notre littérature, critique aux vues ingénieuses et personnelles, ne se rattachait à la Presse que par ce feuilleton des Débats qui, à la vérité, était du journalisme dans le meilleur sens du mot, car il y soulevait, — et j’oserai dire : y brassait, — à propos de théâtre, toutes les idées. L’autre, venu du journalisme à l’action, s’était jeté de bonne heure aux luttes du forum de si éclatante façon que, sans jamais s’effacer, — il s’en fallait, — la personnalité du polémiste avait bientôt été primée par celle de l’orateur et de l’homme d’État.

 

Vous avez brossé de vos deux prédécesseurs des portraits d’autant plus attachants que, pour louer dans les termes qui convinssent, deux hommes si absolument différents, il fallait la souplesse de votre talent et la parfaite connaissance que vous avez de votre temps. Critique vous-même à vos heures, vous avez eu toute facilité pour comprendre et goûter ce délicieux Émile Faguet que, de longues années, vous aviez coudoyé avec déférence, et la politique vous avait, d’autre part, familiarisé avec la redoutable figure de Georges Clemenceau.

 

Peu de maîtres m’ont plus attaché qu’Émile Faguet. Je ne l’ai vu et entretenu que rarement, mais, en un instant, il séduisait. Son intelligence toujours en éveil transparaissait dans ses veux réfléchis et la simplicité de son accueil livrait une âme sans détours. Il était d’une bonté particulière aux jeunes hommes qui allaient frapper à sa porte. Ayant personnellement éprouvé les effets de cette bonté, je lui en conserve une gratitude que les années n’ont fait qu’augmenter. On ne saura jamais ce que peut compter, dans la vie d’un jeune débutant, la parole encourageante d’un maître respecté.

 

Il vivait dans une belle insouciance des difficultés matérielles et, par là même, en supprimait un grand nombre. La première fois que je grimpai le voir en son étroit logis de la rue Monge, je trouvai cinq ou six personnes qui, attendant son audience, s’étaient, faute de salon d’attente, assises tout bonnement sur les marches de l’escalier. On y fraternisait gaiement. Nul ne songeait d’ailleurs à se plaindre, parce que cette attente en une situation si insolite serait, on le savait bien, amplement récompensée par le régal que nous réservait son entretien. Faguet venait quérir de temps à autre un de ses visiteurs, sans paraître en rien confus de les voir dans cette posture étrange, — et chacun montait d’une marche et l’on finissait par entrer.

 

Il parlait un peu à bâtons rompus. Comme il s’intéressait à tout et savait presque tout, on pouvait avec lui toucher à tout. Il gardait encore toute une masse de pensées par devers lui et ne les formulait que pour lui-même. Il y avait dans son cabinet une commode aux larges tiroirs où il renfermait non point du linge et des vêtements, mais des manuscrits qu’il avait écrits pour son plaisir et ne publiait pas. Un de nos confrères m’a conté que, lui, ayant, au cours d’une visite, formulé son regret qu’il n’eût alors composé aucun livre sur Jean-Jacques Rousseau, il vit Faguet se lever sans mot dire, aller à la fameuse commode, amener à lui un tiroir et en extraire les manuscrits de trois volumes, tout entiers consacrés au philosophe de Genève. Je ne pense pas qu’un seul écrivain ait jamais pu faire à un regret exprimé une si magnifique réponse.

 

Il n’en tirait d’ailleurs aucun orgueil. Il travaillait avec volupté. Comme il avait, — au moins en matière d’idées, — cette forme précieuse de l’esprit qui est le bon sens, il avait résolu, sans prétentions ni efforts, les problèmes les plus ardus de la sociologie et de la politique en y appliquant tout simplement le sens commun, — ainsi nommé, sans doute, parce qu’il est fort peu répandu. Il promenait sur les siècles la lumière de son intelligence sans aucun souci de servir une cause, à plus forte raison un parti. Son volume sur le XVIIIe siècle a contribué à modifier profondément les idées de notre génération sur les « lumières » qui avaient guidé la Révolution de 1789. C’est que nous sentions « ce vieil étudiant » parfaitement dégagé de toutes préoccupations politiques, religieuses ou sociales. Il détruisait les idoles des dieux sans timidité, mais sans violence, et cet homme, qui avait un côté de scepticisme, a ainsi, avec un bon sourire, jonché le sol des débris d’un siècle que Michelet avait proclamé le plus grand de tous.

 

Nul n’a pu alors, plus que Clemenceau, souffrir impatiemment un tel attentat. Vous avez très bien marqué que, jacobin de doctrine, il était de tempérament aristocrate : par là le siècle de Voltaire lui devait doublement plaire. Il me dit, un jour, que son père le faisait s’agenouiller devant les images des grands conventionnels dont il avait lui-même gardé le culte. Mais ces demi-dieux de la Révolution étaient tous les fils agités de ces penseurs que, vers 1900, Faguet ramenait à une taille si médiocre. Longtemps Clemenceau a résisté à de telles nouveautés. Cet homme, d’une intelligence à certains égards si puissante et qui prétendait au réalisme, s’est, pendant soixante ans, refusé à faire céder ses idées comme ses sentiments devant la démonstration des historiens. En fait, il lui fallut la leçon, — bien plus forte, — d’une tardive expérience pour que, loyalement, il reconnût qu’on peut, même à quatre-vingts ans, reviser ses jugements.

 

Il était obstinément resté dans l’opposition la plus féroce qui, forcément, le maintenait dans l’idéologie, et ce « vieux débutant » ne découvrit réellement les hommes que lorsqu’enfin il fut appelé à les gouverner. Les problèmes dont il n’avait aperçu qu’une face lui apparurent alors dans leur vérité et, comme il y avait chez lui, avec une grande vivacité d’esprit, une belle loyauté de conscience, il n’attendit pas, semble-t-il, trois mois pour accepter les réalités que, toute sa vie, il avait niées. Son premier ministère le fit défenseur assez rude de l’ordre parce qu’il s’apercevait seulement, après soixante ans, que le désordre intérieur, paralysant l’État et démoralisant la Nation, trahit la Patrie. Or, jacobin à l’ancienne mode, il avait reçu des « grands ancêtres » un amour brûlant de la Patrie et, dès 1906, il voyait bien que la France, divisée par les dissensions auxquelles il avait lui-même tant participé, était, par ailleurs, menacée des pires périls tant que le gouvernement resterait une faction au pouvoir. Il voyait mieux encore que la notion d’un gouvernement fort, nécessaire à la défense nationale, s’était perdue ; car le despotisme subalterne de certains de ceux qui l’avaient précédé n’aboutissait qu’à cette « tyrannie haletante » qui blesse la liberté sans raffermir l’autorité. Il se vouait, dès lors, sans hésiter, aux rancunes de ceux dont naguère il partageait les haines aveugles, mais, trop près encore des années de combat, il n’eut pas le temps alors de se dégager entièrement d’une politique dont cependant il apercevait les erreurs. Il tomba pour avoir, avec une admirable franchise, avoué « l’incohérence » où le jetaient les luttes que, depuis un an, il soutenait contre lui-même plus que contre les autres.

 

Il lui fallut encore quelques années de méditation pour réaliser ses récentes expériences. Il fallut surtout le choc de 1914, pour faire tomber décidément les œillères qui, même au pouvoir, l’avaient empêché de voir large. La guerre, d’ailleurs, c’est un chemin droit : il suffit de bien voir la route à suivre. « Je fais la guerre ! » Vous avez rappelé ce cri simple et admirable qui de la tribune du Palais Bourbon, retentit dans le pays tout entier comme un formidable coup de clairon et raffermit la confiance, un instant ébranlée.

 

Le vieux jacobin, rappelé au pouvoir et éclairé enfin sur le rôle qu’il avait à jouer, fut vraiment splendide. Il n’avait pas, cette fois, à renier tous ses dieux. « Je pensais souvent à Danton » me disait-il, huit ans après. « Toutes nos discussions tuent-elles un Prussien ! » s’était, un jour, écrié le tribun révolutionnaire. Clemenceau subordonna tout à la nécessité de la défense et à la conquête de la Victoire, et, se dégageant enfin des dernières entraves dont le passé, dix ans avant, le chargeait encore, il se dressa si haut que, non seulement la France, mais le monde en resta saisi d’admiration et de respect. « Que n’avons-nous eu un Clemenceau ! » s’écriera l’ex-chancelier de Bulow. Clemenceau incarnant la Patrie se révèle bien grand et, la grâce d’état agissant avec le sentiment des plus formidables devoirs, tout devait céder devant sa formidable action. L’histoire citera avec une sorte de stupeur ce vieillard de soixante-seize ans qui, saisissant d’une main sans timidité une situation si redoutable, après avoir vaincu ses propres préjugés, força la destinée et, dans un concert alors parfait avec nos grands chefs de guerre, Foch et Pétain, mena son pays à la Victoire.

 

Il n’avait pas cependant épuisé toutes les expériences. Il fit encore celle de l’ingratitude des hommes. Le pays l’eût cependant porté à la première magistrature de l’État, le Parlement l’en écarta. Il en reçut une blessure profonde, d’autant que le temps, qui engendre l’oubli, aggrava l’injure. Comme, après quelques moments d’entretien avec lui, en 1927, je faisais, par discrétion, mine de prendre congé. « J’ai mon temps, dit-il. Vous avez pu voir que l’antichambre ne déborde pas. » Ce mot, dont l’ironie avait quelque chose de poignant, me fit souffrir. Il s’était enfermé avec ses souvenirs et donné, dans sa hautaine retraite, l’amer plaisir de penser sa vie.

 

Pas un de ceux qui successivement ont été amenés à le redouter et peut-être à le détester ne pourra se refuser à l’admirer. La France se rappellera toujours qu’à une heure d’extrême péril, elle a dû, pour la plus grande partie, son salut à l’âme enflammée de ce vieil homme qui, parce qu’il avait, toute sa vie, nourri dans son cœur l’amour indéfectible de son pays, n’aura, pour sa récompense, jamais connu les glaces de l’âge. Oubliant tout ce que le préjugé, la passion et l’orgueil ont pu chez lui, au cours d’une vie tumultueuse, engendrer d’erreurs et d’injustices, elle ratifiera à tout Jamais le vote du 11 novembre 1918, proclamant que « le citoyen Georges Clemenceau a bien mérité de la Patrie ».