Réponse au discours de réception d’Alexandre-Vincent Pineux Duval

Le 15 avril 1813

Michel-Louis-Étienne REGNAUD de SAINT-JEAN d’ANGÉLY

Réponse de M. Regnaud de Saint-Jean d'Angely
au discours de M. Duval

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 15 avril 2013

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

  Monsieur,

Une mort prématurée a enlevé à l’Académie deux auteurs lesquels la littérature française et la scène tragique fondent de justes espérances.

La tombe était à peine fermée sur M. de Chenier, quand elle s’est rouverte pour recevoir M. Legouvé.

Par une fatalité déplorable, la même branche de littérature s’est vue frappée deux fois en peu de temps ; et quoique je n’aie à parler aujourd’hui que de la seconde de nos pertes, il est naturel cependant que je rappelle la première, parce que chacune d’elles rend le regret de l’autre plus vif et plus sensible.

Oh ! comme la mort est prompte à éclaircir les rangs, même au sein des cités ! Ne vient-elle pas, en frappant M. de Lagrange, de briser, au milieu de nous, un des plus précieux, des plus nobles instruments de la pensée ? Sans doute il ne m’appartient ni de devancer les savants éloges qui attendent ici cet homme illustre, ni d’assigner sa place, ni de mesurer sa gloire. Mais quand sa cendre n’est pas encore refroidie, je serais un organe infidèle de l’assemblée que je préside, si j’élevais la voix dans cette enceinte, encore pleine de lui, sans faire entendre l’accent de la douleur et des regrets ; lorsque la douleur et les regrets de la France, de l’Europe, du monde, auxquels il révéla des secrets que Newton ne leur avait pas appris, doivent retentir dans la postérité !

Vous l’avez sans doute éprouvé, Monsieur ; les sentiments mélancoliques ont une inexplicable et irrésistible fécondité. Ils naissent les uns des autres, et leur tristesse a une sorte d’attrait auquel le cœur et l’esprit de l’homme sont portés à s’abandonner.

C’est ainsi qu’en me disposant à parler d’un jeune poëte, moissonné dans la force de l’âge, à l’époque où le caractère formé communique au talent une vigueur nouvelle, imprime au style une couleur définitive, ma pensée s’est portée vers ces places qu’une triste absence laisse inoccupées au milieu de nous ; vers ces places où nos vœux, impuissants contre l’âge, les infirmités, la souffrance, appellent en vain le chantre des Jardins, celui d’Éléonore, et ce Nestor de la scène française, dont Legouvé obtint les conseils dans sa jeunesse, l’amitié dans son âge mûr, et les larmes à sa mort : sage sans sévérité, philosophe sans ostentation, seul à douter de sa gloire ; dont le long éloignement excuse, autorise peut-être les éloges et les regrets qui m’échappent, et qui, si ce n’est au milieu de nous, du moins dans sa douce solitude, cultivera, je l’espère, encore longtemps l’amitié, les lettres et la vertu.

Que ne siège-t-il à ma place pour ajouter, par l’autorité de son suffrage, un nouveau prix à l’alliance qui se forme entre vous et la compagnie qui, en vous adoptant, vous donne une famille nouvelle et vous rapproche de la vôtre !

Vous venez occuper près d’un frère et au milieu de vos amis une place où vous êtes appelé à la fois par des succès répétés, par des talents distingués, par des affections honorables.

Ne regrettez pas, Monsieur, les années que vous vous accusez injustement d’avoir perdues loin de votre patrie, ou dans une carrière différente de celle où vous fixent désormais vos goûts et vos devoirs, vos études et vos obligations, votre gloire et nos espérances.

L’éducation la meilleure, la plus utile, n’est pas toujours celle dont les règles sont établies, ou dont la routine est tracée.

Les orages de la révolution ont jeté une nombreuse jeunesse hors des sentiers battus de l’enseignement. Atteintes par la tourmente générale, les universités dans leur naufrage ont laissé sur des plages incultes une génération entière, mais qui pourtant est loin d’avoir été perdue pour la patrie et les lettres.

Tel à qui l’enseignement a manqué n’est cependant pas resté sans étude, et n’a pas renonce au travail quand les écoles lui ont été interdites.

Et d’ailleurs ne peut-on pas dire que si l’instruction est reçue dans les collèges, l’éducation s’acquiert dans le monde elle a été forte et souvent terrible celle qu’a donnée aux enfants devenus hommes à cette époque de gloire et de misère, d’illustration et de malheur, de crimes et de vertus, la rapide expérience que les événements pressés forçaient chacun d’acquérir en peu de mois, en peu de semaines, en peu de jours.

Dans ces convulsions de la société, les passions dédaignent de se déguiser : parmi les acteurs de ces drames sociaux, les uns sont sans masque par négligence, les autres, parce que l’audace le leur a arraché ; l’homme naturel se montre et l’observateur l’étudie.

Quels tableaux ce cours forcé de méditations générales et particulières, sociales et domestiques, ne doit-il pas laisser dans la mémoire de l’auteur dramatique appelé à traduire les hommes sur la scène, pour l’instruction des hommes !

Vous en avez profité déjà, Monsieur ; profitez-en de nouveau ; recherchez dans votre pensée ces richesses du souvenir, trésors inaperçus, que la réflexion découvre et que la sagesse emploie.

L’amitié vous a associé à ses succès sur plus d’un théâtre. Le compagnon de plusieurs de vos travaux préside à la solennité où vous en recevez le prix ; cet autre ami, qui nous est commun, qui a joint à vos vers le charme d’une mélodie, inspirée par des sentiments vrais comme son caractère, vous comme sa vie, doux comme ses affections, applaudit à votre triomphe.

Vous marcherez désormais sous leurs regards, mais sans eux ; et pour remplir toute la destinée à laquelle l’opinion publique vous appelle, vous porterez sur le premier théâtre de l’empire de nouveaux fruits de vos veilles.

Il est un genre où vous vous êtes montré presque créateur, heureuse conquête dont vous avez contribué à enrichir notre scène, dont vous venez de parler comme devait le faire l’esprit juste et éclairé qui l’avait conçu et mis en action : je veux dire la comédie historique.

Elle offre des portraits en même temps que des tableaux, ce qui lui donne l’avantage de rendre populaires les événements importants, les faits mémorables, les hommes recommandables, les vertus éclatantes, et jusqu’aux vices brillants de notre histoire.

Elle est un moyen de faire tourner l’expérience des temps passés au profit du présent et de l’avenir.

Mais ces avantages ne sont pas sans compensation ; la comédie historique a l’inconvénient de ne pouvoir chercher ses sujets que dans une époque déjà éloignée, de ne peindre qu’une génération disparue, de ne retracer que des mœurs presque effacées, et dont l’image n’est pas toujours utile.

Attachante par les émotions qu’elle fait naître quand elle se rapproche du drame, comme la Jeunesse de Richelieu ; piquante pour les situations qu’elle présente, quand elle se rapproche de la comédie d’intrigue, comme la Jeunesse de Henri V, elle apprend, j’ai presque dit elle enseigne, à la génération actuelle les défauts, les ridicules, les vices des générations passées, et ne corrige pas ceux des contemporains ; l’esprit du spectateur y trouve plutôt des comparaisons à faire entre le temps où le reporte l’ouvrage et le temps où il vit, que la raison n’y rencontre des exemples à suivre ou des leçons à méditer.

Toutefois, en songeant au plaisir que m’ont fait, que me feront encore les représentations des ouvrages qui m’ont inspiré ces réflexions, je me reproche presque l’observation critique à laquelle je me suis laissé aller : je crains de vous trouver un instant de mon avis, d’arrêter vos pinceaux déjà préparés, peut-être, pour de nouvelles compositions pour lesquelles, malgré ma censure, contredite d’avance par les applaudissements du public et les miens, je ne me sens disposé qu’à encourager vos efforts.

Je m’y sens encore porté davantage, quand je me représente les difficultés que doit affronter l’auteur qui veut tenter de tracer un caractère, ou de peindre les mœurs.

Nos prédécesseurs se sont emparés de ces caractères universels qui appartiennent au monde, et qui sont vrais pour tous les peuples. L’Avare, traduit dans la langue du pays, serait compris et applaudi par les Persans comme par les Français.

Veut-on après, nos grands maîtres chercher des caractères nouveaux, on risque de faire comme ces peintres qui croyent avoir créé une couleur nouvelle, et n’ont rencontré qu’une couleur fausse ; ils se flattent d’avoir enrichi l’art, ils n’ont fait que sortir de la nature.

Un écrivain veut-il retracer les mœurs de l’époque présente il tombe dans d’autres perplexités.

L’observation juste, la peinture fidèle des mœurs ont toujours été difficiles : elles le sont devenues davantage encore.

Quand la société était divisée par ordres, par classes, par professions, par corporations, j’ai presque dit, par sectes, chacune d’elles avait un caractère, des prétentions, des défauts, des préjugés, des travers, des ridicules qui lui étaient propres.

Mais, comme dans les grandes révolutions du monde physique, tous les éléments se confondent et restent longtemps avant de reprendre leur place, de même, dans les grandes commotions des sociétés, les lignes de démarcation disparaissent, les associations se rompent, les empreintes les plus profondes s’effacent par la violence des frottements.

Ces réunions, ces rapprochements, ces alliances formées par la communauté d’intérêts, d’habitudes, de besoins, ouvrage des générations, des lois, des institutions, ne se recomposent qu’avec d’autres institutions, d’autres lois, d’autres générations.

En attendant, l’observateur, au lieu de promener ses regards sur des masses, ne peut que les fixer sur des individus ; au lieu de trouver de la conformité entre un grand nombre d’hommes, il est réduit à chercher de la ressemblance entre quelques-uns.

Le peintre le plus habile rend imparfaitement les traits de l’enfance, et nos mœurs nouvelles sont au berceau. Nous n’avons que des habitudes d’une semaine ; nos ridicules ne sont qu’ébauchés : les plus hardis de nos hommes du jour, reculant heureusement devant les vices dont on se parait il y a trente ans, ont à peine le courage d’essayer les défauts que leurs devanciers rendirent si célèbres et si brillants, et qui sont devenus le patrimoine de la muse comique.

Comment donc faire aujourd’hui un tableau de mœurs,, quand nous avons en même temps celles de tous les périodes de notre histoire, et que nous n’avons pas encore les nôtres ; quand ce qui a survécu des mœurs anciennes est dissimulé par faiblesse ou déguisé par intérêt ; quand dans la même classe les hommes qui la composent n’ont rien de commun ; quand chacun ayant, pour ainsi dire, une physionomie morale distincte, on risque, en croyant dessiner un tableau général, de rencontrer une ressemblance particulière ?

L’image de ces écueils, de ces dangers, ne découragera pas votre constance laborieuse. Vous ne vous éloignerez pas de la carrière, parce qu’elle est moins aisée à parcourir : les difficultés ne seront qu’un motif de prudence, et non de découragement ; et, comme il arrive aux âmes fortes, elles vous animeront au lieu de vous rebuter.

Votre ardeur sera réchauffée encore par les regards du souverain, qui se sont déjà fixés sur vous. Et vous aussi, Monsieur, vous voudrez justifier cet auguste intérêt pour les lettres, cette munificence impériale, toujours équitable et généreuse, quelquefois noblement prodigue : providence attentive, qui a rarement besoin d’être avertie, qui n’est jamais vainement invoquée, qui va au-devant du talent pour l’encourager, remarque le succès pour le récompenser, fait chercher le malheur pour le secourir.

S’il me restait un doute sur la certitude de ce présage, il disparaîtrait devant la considération de tous les motifs de confiance sur lesquels vous devez vous reposer. Il disparaîtrait surtout en songeant qu’ici vous n’avez pas à craindre que jamais l’émulation ressemble à la jalousie, ni la concurrence à la rivalité. Vous ne trouverez dans ceux qui courent la même carrière que vous, que des amis disposés à se réjouir de vos succès, et à seconder vos efforts pour les mériter.

Dans le tableau que je vais faire de la destinée de votre prédécesseur, dans la peinture des affections, des soins, des appuis dont elle fut entourée, vous trouverez un garant de ces vérités.

Je regrettais que M. Ducis ne fût pas appelé à vous parler de vous-même ; je regrette encore plus que sa voix touchante ne prononce pas les derniers adieux sur le tombeau de son élève.

C’est à lui, Monsieur, c’est au poëte qui chanta Œdipe et la fatalité, Antigone et la piété filiale, les amours brûlantes du désert, et le Roi Léar, mort à la raison et vivant à la nature (1) ; c’est à M. Ducis qu’il appartiendrait de parler dignement de Legouvé, de ses talents, de ses travaux, de ses succès de ses malheurs.

Mais puisque ce devoir, à la fois doux et pénible, m’est échu en partage, je parlerai de lui en me rappelant les sentiments qu’il m’inspirait, et je trouverai dans ses ouvrages des couleurs pour peindre aussi honorablement son caractère que ses talents.

Le barreau de la capitale comptait avec orgueil le père de M. Legouvé parmi ses premiers orateurs. La littérature eût pu s’enrichir de ses travaux, s’il lui eût été permis de les faire connaître. Mais à cette époque, une discipline rigoureuse, ou plutôt un préjugé trop austère, ne permettait pas aux orateurs admis dans le sanctuaire de la justice d’entrer dans celui des lettres.

M. Legouvé renonça donc à une partie de la célébrité qu’il pouvait espérer s’il se fût partagé entre l’éloquence et la, poésie, entre la législation et les Muses.

Il se consola de ne pouvoir leur offrir un culte public, en y destinant son fils unique, et en l’y disposant par tous les genres d’études qui peuvent former un littérateur distingué.

Il eut à peine le temps de présager le succès de ses soins. Il fut enlevé à sa famille par une mort imprévue, et Legouvé resta dans la première jeunesse, riche à la fois des dispositions naturelles les plus heureuses, des bienfaits de l’éducation la plus soignée, et des dons de la fortune la plus honorablement acquise.

La gloire seule lui manquait, et son jeune cœur en était avide. Il profita, pour la chercher, pour la conquérir, de tous les avantages avec lesquels il entrait dans le monde. Il se consacra à la culture des lettres avec toute l’ardeur, toutes les espérances, toutes les illusions de son âge. Bientôt il composa sa tragédie d’Abel, et le succès de ce premier ouvrage décida de sa vocation et de la destinée de sa vie.

Encouragé par ses maîtres, éclairé par leurs conseils, averti par la critique, il sentit le besoin de redoubler d’efforts, d’appuyer sa renommée naissante sur de nouvelles études, au milieu desquelles la révolution le surprit.

L’état d’indépendance où Legouvé se trouvait placé ne permit pas aux événements de l’atteindre ; et les nombreux changements dont il fut témoin n’en apportèrent aucun dans sa situation, moins encore dans son caractère.

Au reste, c’est ce qui est arrivé à presque tous ceux qui ont vécu à cette époque mal connue, mal décrite, sur laquelle on a fait des journaux, composé des mémoires, et dont on ne peut encore que préparer l’histoire. La révolution n’a pas changé les hommes qui en ont été les acteurs ou les témoins, elle les a montrés tels qu’ils étaient ; elle ne les a pas fait sortir de leur caractère, elle l’a dévoilé.

Celui de Legouvé resta le même ; il garda son inaltérable douceur. Il osa montrer, non-seulement la pitié pour le malheur, mais l’horreur pour le crime.

En 1794 et 1796, il donna deux ouvrages, Épicharis et Néron, et Quintus Fabius.

Je n’en parle pas ici, Monsieur, pour apprécier leur mérite littéraire. Une analyse rapide, des critiques superficielles, des louanges générales, ne feraient rien pour assigner leur rang parmi nos ouvrages dramatiques, ni pour la gloire de leur auteur ; mais je les rappelle parce qu’ils peuvent servir à peindre celui qui les écrivit.

Il montre dans Épicharis la haine de la tyrannie ; dans Fabius il combat, d’un côté, cette farouche austérité romaine dont s’autorisait la barbarie moderne, et de l’autre il retrace l’exemple touchant de l’amitié courageuse et dévouée.

Vous m’avez dispensé, Monsieur, de parler de la Mort de Henri IV, si équitablement appréciée et si justement défendue par vous.

Mais puisque c’est avec des traits échappés de sa plume, ou plutôt de son cœur, que je veux le peindre, je ne dois pas négliger ces ouvrages d’un autre ordre, écrits, pour ainsi dire, d’inspiration, et où on retrouve son âme tout entière.

Si des sentiments doux, pieux, consolateurs, se montrent dans ses ouvrages dramatiques, c’est à côté de pensées fortes, de conceptions sévères, d’images terribles ; mais dans ces poëmes écrits dans l’abondance de sa pensée, il s’abandonne à lui-même, il retrace ses sensations les plus habituelles.

Enclin à la mélancolie, comme toutes les âmes tendres, avec quel charme il en a peint les douceurs ! comme il fait sentir le prix des souvenirs, qui devaient un jour lui être infidèles ! avec quelle ferveur il rappelle le culte des tombeaux, dont il a ranimé le respect parmi nous ! enfin, avec quel enthousiasme il honore, célèbre, défend ce sexe auquel il semblait attaché par des liens religieux, et qui eut tant d’influence sur sa destinée !

Sa piété filiale fut, pour ainsi dire, passionnée ; elle suffisait à son cœur longtemps encore après son enfance. Son premier succès doubla de prix pour lui, parce qu’il put déposer sa couronne sur le sein de sa mère.

Dans la suite, de plus vifs, de plus orageux sentiments occupèrent son cœur ; près de sa mère, il avait d’abord senti la vie avec douceur ; plus tard, il la rêva avec ivresse près de la beauté ; enfin il en jouit près de son épouse dans un lien paisible trop tôt rompu, et qui laissa dans l’isolement cette âme aimante, affaiblie par la force même de ses affections, et qui avait un si grand besoin de tendresse et de support.

Alors, sa muse se tut, sa lyre se détendit sous ses doigts, son imagination s’amortit : il se ranima un instant ; il reparut comme aux jours de sa force, pour célébrer, par sa traduction d’un poëme digne des belles époques de la latinité (2), la naissance d’un enfant roi ; mais bientôt il retomba dans l’abattement ; son cœur se refroidit ; sa vie, qu’il avait prodiguée, commença à s’éteindre.

Accoutumé, par plus de trente ans de soins attentifs, d’affections vigilantes, à se reposer sur le cœur d’une mère, et ensuite sur celui d’une épouse, sa maison devint pour lui un triste désert ; pour recommencer à vivre, il ne lui manquait peut-être qu’une famille.

Une famille, par la sécurité qu’elle nous donne, par le courage qu’elle nous inspire, peut nous défendre même des maux de la nature qu’appelle souvent l’imagination effrayée ; ou, s’ils nous atteignent au milieu d’elle, elle en affaiblit le sentiment.

Les malheurs de la société, les revers de la fortune, les chagrins de la disgrâce, les ennuis de l’exil, une famille reconnaissante et dévouée peut tout adoucir : les blessures se ferment sous le baume qu’elle y répand ; les larmes coulent moins amères sous les mains consolatrices qui les essuient.

Oh ! combien elle est plus nécessaire encore à l’infortuné condamné à subir la vie, quand il lui en reste à peine la sensation, et qu’il en a perdu le sentiment ; quand le passé est pour lui sans souvenir, et l’avenir sans prévoyance ; quand la raison absente laisse le cœur éteint, et qu’il ne reste de nous qu’un mort vivant auquel on ne peut rien prêter, pas même des larmes, et dont les tristes débris ne peuvent être soignés que par la plus vive et la plus courageuse tendresse !

Mais cette famille absente, ou perdue, ou refusée par la nature, si elle ne peut être donnée, ne peut-elle du moins être suppléée en faveur du malheureux auquel elle manque ?

Ici, Monsieur, qu’il me soit permis d’envisager un moment les sociétés littéraires, et celle même qui vous reçoit dans son sein, pour la première fois, sous un rapport particulier.

Pourquoi ne voir dans le choix qui y fait entrer, dans l’approbation solennelle du souverain, que la gloire de les avoir obtenus, que l’accomplissement d’un noble désir ? Pourquoi ne voir dans les fréquentes réunions des membres de l’Académie que les jouissances de l’esprit, que la satisfaction de l’amour-propre ? Pourquoi n’y chercherait-on, pourquoi n’y trouverait-on pas le contentement du cœur, un soutien contre les atteintes du malheur ?

La richesse s’épuise, les dignités se perdent, le pouvoir finit, la gloire s’évanouit ; la gloire, ce qui tient à l’homme de plus près, la gloire même peut lui être enlevée : ce noble patrimoine peut être dissipé comme la fortune, et nous n’y avons des titres incontestables et certains que quand la main du temps les a inscrits sur notre tombe.

Eh bien ! dans la réunion même de tous ces malheurs, quand tout échappe à nos vœux, quand tout est regret, et que rien n’est espérance ; quand l’homme sans parents ne serait plus qu’un vieil orphelin misérable et délaissé, il n’aura pas tout perdu : il trouvera au sein de la société qui l’adopta l’amitié de quelques-uns, l’affection de plusieurs, le secours de tous.

Est-ce, au contraire, un père de famille qui a été enlevé à la tendresse de son épouse, aux besoins de ses enfants, aux soins de sa réputation ou de sa gloire : sa veuve trouve des patrons ; ses enfants, des tuteurs ; sa mémoire, des défenseurs.

Et, pour atteindre ce noble but, le pouvoir n’est pas nécessaire : la bonté est aussi une puissance. On n’a pas besoin de recourir à l’homme en crédit ; l’homme de cœur suffit pour parler avec succès à la pitié au nom du malheur, à la bienfaisance au nom du besoin, à la justice au nom de la société.

Ces consolantes pensées ne sont pas, Monsieur, un rêve offert par l’espérance à la sensibilité déçue ; c’est presque le tableau fidèle d’une heureuse réalité, retracé pour l’honneur des lettres, et l’apologie des institutions sociales.

Si une famille paternelle manque au fils de Legouvé, il en a trouvé une parmi ceux qui furent les amis, les émules de son père. Le chef de l’instruction publique, se dérobant aux devoirs d’une vigilance générale, s’est associé à la tutelle de son jeune âge : du haut de la chaire ou siégeait Rollin, il veille avec sollicitude sur ce faible rejeton d’une tige trop tôt brisée, et pas un de nous ne se désintéresse de la pieuse solidarité qui nous appelle à protéger son enfance, à guider sa jeunesse, pour qu’il devienne digne à la fois et du père dont il pleure la perte, et de l’adoption qui la répare, si la perte d’un père pouvait se réparer.

  1. Expression de M. Legouvé dans une épître dédicatoire à M. Ducis.
  2. Par M. Lemaire, professeur de poésie latine.