Réception de M. Adolphe Perraud
Monsieur,
ll y aura bientôt trente ans, dans cette même enceinte, l'un de ces maîtres vénérés à qui votre affection reconnaissante vient de rendre hommage, l'illustre évêque d'Orléans, prenait séance à l'Académie française. Un homme d'État, le comte de Salvandy, était chargé de le recevoir. « Quelque chose, — disait l'ancien ministre de l'instruction publique répondant au discours de l'évêque, — quelque chose manque dans une société civilisée, partout où la religion est absente. La patrie n'a ni toutes ses forces, ni toutes ses lumières, ni toutes ses grandeurs, quand il lui arrive, par peur ou par passion, de ne pas se faire honneur de cette grande hiérarchie que l’histoire appelle l’Église de France... Les grands exemples du monde, par tout ce qui a péri, par tout ce qui a vécu, attestent qu’il faut les fortes institutions religieuses aux fortes institutions civiles, quand on les veut durables. » Ni le temps, ni les événements n’ont démenti ces paroles éloquentes, et je ne pense pas que leur autorité soit devenue moindre aujourd’hui.
Votre prédécesseur, Monsieur, ne l’aurait pas davantage. Quand il a souhaité que l’Académie vous nommât à sa place, il s’est encore plus inspiré de sa conviction chrétienne qu’il n’a consulté l’intérêt de sa propre mémoire.
Sa mémoire n’y a rien perdu. Le discours que nous venons d’applaudir a satisfait la légitime attente des amis et des admirateurs de M. Auguste Barbier. Sur le poète, sur son œuvre, et d’abord sur ce début éclatant qui l’a porté d’un coup au rang des maîtres, tout ce qu’il était possible d’ajouter au jugement d’un demi-siècle, votre fine et pénétrante analyse a su le discerner et le mettre en lumière. De même sur l’homme ; ici, votre talent d’historien et de moraliste était plus libre et pouvait se déployer plus à l’aise. C’était un sujet presque neuf. L’opinion qui s’est prononcé tout de suite et d’une voix unanime sur le mérite incontesté de l’œuvre, s’est, dès le premier moment aussi, égarée et méprise sur la physionomie vraie de l’homme. La modestie de M. Auguste Barbier, son long silence, son amour de l’isolement, la sévérité de sa retraite, ont contribué longtemps encore à dérouter le public et à le jeter sur une fausse piste. Le poète fougueux des Iambes, le chantre d’une révolution passait généralement pour un révolutionnaire. Il avait chanté une révolution, soit, mais non pas la révolution. Révolutionnaire, non certes, M. Auguste Barbier ne l’était à aucun titre. Esprit libéral, ce qui est bien différent, il entrevoyait, dans l’idéal de ses rêves, je n’ose dire de ses illusions, le mouvement sagement progressif d’une démocratie honnête, sensée, laborieuse, sachant se contenir elle-même, se défiant des guides aventureux, s’élevant d’un pas calme et mesuré, sur une pente sans obstacles, vers des sommets accessibles, où, par le bienfait de la Providence, il lui serait donné, autant qu’il est permis de l’espérer sur cette terre, de connaître le vrai, de goûter le beau et de pratiquer le bien.
À l’expression de cet idéal que j’ai essayé de traduire avec toute la fidélité possible, je dois, sous une date certaine, ajouter le témoignage même de l’auteur. Le 17 mai 1870, M. Auguste Barbier était reçu à l’Académie française. Comme il remplaçait un écrivain dramatique, il donnait son opinion sur le théâtre tel qu’il le voyait, et ses idées sur le théâtre tel qu’il aurait souhaité de le voir, approprié à cette société modèle, à cette démocratie paisible et vertueuse dont l’image ou plutôt le mirage souriait doucement à son esprit. « Alors, disait-il, on pleurera beaucoup au drame et l’on rira beaucoup à la comédie, et l’on se retirera de ces jeux divers de la pensée en n’emportant à son foyer ni souillure à l’esprit, ni mauvais rêve au cœur. Le rire s’arrêtera devant les faits de sentiment et respectera les choses respectables. » Puis, de ce e point de vue restreint s’élevant à des considérations générales sur la transformation de la société française, élargissant presque jusqu’à l’infini son horizon, il ajoutait : « Cette société confuse, mêlée et très mobile se formera. Elle prendra son assiette et sa physionomie, et comme il est dans la nature des choses que l’esprit humain ne soit jamais stationnaire, si elle ne tombe point en dissolution, elle se polira et s’élèvera. Est-ce là un rêve, une utopie que notre cerveau enfante dans le désir du bien ? » Cependant, à cette date, parmi bien des points noirs qui n’annonçaient que trop la prochaine et foudroyante tempête, il y en avait un qui l’inquiétait plus que tout : c’était l’effort tenté, selon son expression, « pour effacer des cerveaux la notion de Dieu lui-même, la notion du Dieu libre et personnel ». Quelques mois après, il voyait de ses yeux, dans une effrayante réalité, tout le contraire de son rêve, tous les maux accablant la France, et, debout sur des ruines fumantes, l’anarchie, sœur de l’impiété.
Ce discours académique, dont je viens de citer un passage, étonna tous ceux dont l’enthousiasme vibrait, après quarante ans comme au premier jour, aux accents passionnés du poète de 1830. Qu’étaient devenus l’ardeur, la fougue, l’emportement des Iambes ? Tout était changé, tout semblait contradictoire, l’inspiration, les idées, le style, la langue même. Comment expliquer cette étrange métamorphose ? Il y avait là un problème intéressant, irritant même, pour les psychologues et les poètes. Vous l’avez indiqué, Monsieur ; vous en avez posé les termes, vous avez essayé de le résoudre. Je m’y hasarderai d’autant moins pour mon compte, qu’en l’examinant de plus près, il m’a paru se compliquer davantage. Selon la malicieuse critique de M. de Sacy, il y aurait eu deux Auguste Barbier successifs, si je ne me trompe, plutôt que simultanés, un grand poète d’abord, ensuite un poète d’un ordre inférieur. Cette dualité, je la remarque également, mais beaucoup plus tôt, dès le début, dès les jours d’éclat seulement ici le poète est doublé d’un prosateur.
En 1880, sous ce titre : Histoires de voyages, souvenirs et tableaux, M. Auguste Barbier a réuni et publié une série de morceaux de prose, inédits jusque-là, mais composés par lui de 1830 à 1872. Les quatre premiers, datés de 1830 et de 1831, sont donc exactement contemporains des Iambes. Ce sont les enfants du même père, on devrait dire des jumeaux, si entre les uns et les autres la ressemblance n’était pas trop difficile à établir. Je ne veux prendre qu’un exemple et n’essayer qu’un rapprochement. Au mois de décembre 1831, M. Auguste Barbier arrivait à Lyon. Frémissante encore d’une insurrection qui avait failli être victorieuse, la vieille cité laissait voir à tout venant, comme Paris après la bataille de Juillet, les terribles empreintes de la guerre civile. J’ouvre les Histoires de voyages et je lis : « Les manœuvres encombraient les rues à demi dépavées ; on réparait les maisons éventrées par les boulets ; on refaisait les devantures des boutiques trouées par les balles. » Mais voici qu’en même temps une vision me poursuit, la Curée avec sa touche héroïque, et pour saisir mon imagination, il suffit de quatre vers superbes :
Paris, si magnifique avec ses funérailles,
Ses débris d’hommes, ses tombeaux,
Ses chemins dépavés et ses pans de murailles
Troués comme de vieux drapeaux...
Voilà deux fragments ; qu’on les compare. Le motif, les éléments de la composition sont les mêmes : dans l’exécution quelle différence ! Ici un dessin à la mine de plomb, froidement correct ; là, une esquisse enlevée en trois coups de brosse, colorée, chaude, vigoureuse comme la Barricade d’Eugène Delacroix. Selon la façon de parler à la mode en ce temps-là, on eût dit volontiers de l’auteur des Iambes et des Histoires de voyages, qu’il pouvait écarteler son écu mi-parti de classique et de romantique.
Très grand poète quand, soulevé par le souffle impétueux des tourmentes populaires, il montait d’un seul élan dans la région des orages, si l’accalmie le surprenait dans son vol, il s’abattait tout à coup, agitant douloureusement ses ailes, semblable à ces puissants oiseaux de mer qui, tombés sur la grève, s’efforcent longtemps en vain de reprendre leur essor. Il était tout le contraire d’Antée ; sitôt qu’il touchait terre, il perdait de sa vigueur. La prose, le sermo pedestris, alourdissait son pas, embarrassait son allure ; mais, comme il n’était ni jaloux ni envieux, il admirait sans réserve les grands écrivains qui marchent aisément à travers la prose, et, dans le culte qu’il leur rendait, sa bienveillance ingénue associait aux maîtres les simples acolytes.
M. Auguste Barbier avait pour le talent en tout genre une sympathie large ; il applaudissait franchement au succès d’autrui ; mais quand sa conscience morale était offensée ou seulement inquiète, ni le succès ni le talent même ne pouvaient forcer son estime ; il se retranchait alors dans une résistance invincible. La retraite qu’il affectionnait était celle d’un sage, non d’un misanthrope ; elle convenait à la simplicité de ses goûts, à la sincérité de sa modestie. Du fond de son isolement, cet honnête homme, ce poète désintéressé qui laissait insoucieusement sa célébrité en jachère, n’imaginait pas qu’elle pût être exploitée par un impudent larron. Si invraisemblable qu’elle fût, l’aventure est arrivée.
En 1864, dans un de ces grands hôtels de Suisse où, pendant la belle saison, affluent les amateurs de voyages, la table, un jour, était nombreuse ; il y avait une soixantaine au moins de ces touristes venus de tous les coins du monde, avides de distractions et ne regardant pas à la dépense. Vers la fin du dîner, un homme dont la conversation avait paru intéresser vivement ses voisins, se leva, demanda le silence et dit : « Je suis un poète, un proscrit, Auguste Barbier, l’auteur des Iambes. L’Empire m’a chassé, m’a ruiné, m’a réduit à la misère. » Puis, d’une voix vibrante, il récita l’Idole, après quoi il fit passer de main en main une assiette où les pièces d’or tombèrent en abondance. Un Français se trouvait là, grand voyageur, homme d’esprit, homme de résolution surtout ; la responsabilité ne lui avait jamais fait peur. Il ne connaissait pas M. Auguste Barbier, même de vue ; mais il savait par cœur les Iambes, et il se dit que l’auteur de ces vers généreux ne pouvait pas être ce mendiant éhonté. Il vint à l’homme, et, le regardant en face, il lui dit : « Vous mentez, vous n’êtes pas Auguste Barbier : vous avez volé le nom d’un grand poète et d’un honnête homme. » L’autre se troubla, le Français devint énergique et, joignant le geste à la parole, il jeta l’escroc hors de la salle ; mais, si déconcerté qu’il dût être, l’escroc avait eu soin d’empocher la recette. Informations prises, on sut que c’était un tailleur belge en faillite, qui avait déjà fait et qui ne laissa pas de faire encore ce métier très lucratif, en Suisse, dans le nord de l’Italie et dans le sud de l’Allemagne. Quant au vengeur d’Auguste Barbier, je ne le nommerai pas ; tout ce que je peux dire, c’est qu’il appartient à notre compagnie.
S’il est vrai que M. Auguste Barbier n’ait pas eu de sa célébrité tout le soin qu’il aurait pu justement prendre, il ne s’est jamais désintéressé de la poésie qui la lui avait acquise. Ses affections les plus intimes ont été pour des poètes, Brizeux d’abord, et avec lui un de nos confrères que, depuis longtemps, un cruel état de souffrance tient malheureusement éloigné de nous. Lorsque, au commencement de l’année dernière, M. Auguste Barbier était en danger à Nice, M. de Laprade se trouvait à Cannes, dans une crise qui paraissait également dangereuse. Un ami commun de l’un et de l’autre, qui est lui-même un poète de beaucoup de talent, quitta Paris à la hâte : il vint d’abord à Nice. M. Auguste Barbier voyait approcher la mort avec cette résignation et cette espérance chrétienne dont la sérénité vous a inspiré, Monsieur, une belle et douce image. Au moment des adieux, il fit au visiteur ému cette recommandation touchante : « Vous allez voir Laprade, dites-lui qu’il aura eu, après Dieu, ma dernière pensée. » Le lendemain, à Cannes, l’état de M. de Laprade était si grave que l’ami n’osa pas lui donner les tristes nouvelles qu’il apportait, de sorte que le malade, croyant qu’il n’était pas encore allé à Nice, lui dit ces mêmes paroles : « Vous allez voir Barbier, dites-lui qu’il aura eu, après Dieu, ma dernière pensée. » Écho admirable, qui renvoyait d’un cœur à l’autre la suprême et parfaite expression d’un fraternel amour !
Vous me pardonnerez, Monsieur, je m’assure, de m’être attaché d’abord et un peu attardé peut-être au souvenir d’un homme de bien, d’un confrère excellent que nous avons beaucoup aimé. Aussi bien, pourquoi m’excuserais-je ? Ne venez-vous pas de nous montrer, par un éloge affectueusement ému, que sa mémoire vous est aussi chère qu’à nous-mêmes ?
C’est dans la fièvre d’une révolution que M. Auguste Barbier a senti le premier tressaillement de sa vocation poétique ; c’est aussi une révolution qui vous a révélé, Monsieur, votre vocation sacerdotale. Vous étiez à l’École normale en 1848. Des talents qui, depuis, se sont dispersés dans des voies singulièrement divergentes, s’y trouvaient réunis alors ; c’était une élite. On disputait beaucoup et de tout, de politique encore plus que de littérature ; mais c’étaient les discussions philosophiques et religieuses qui étaient les plus vives. « De là, — c’est vous qui parlez, Monsieur, — un travail incessant de polémique auquel on apportait de part et d’autre toute la franchise et toutes les audaces d’un âge qui n’a pas encore appris à se ménager par intérêt, qui a en horreur les démarches cauteleuses, les réticences hypocrites, et rachète du moins par sa sincérité ses intempérances d’opinions et de langage... Du reste, ajoutez-vous, la vivacité des querelles dogmatiques n’altéra jamais entre nous la plus cordiale et la plus sincère fraternité, et je crois pouvoir affirmer que dans aucune autre promotion les relations entre camarades n’ont été plus fortes et plus durables. » Je cite avec plaisir ce passage qui fait honneur à votre généreux caractère, et j’aime à penser que vos anciens adversaires n’ont pas moins à cœur de rendre à votre franche affection un aussi loyal témoignage. La minorité catholique dont vous étiez le chef, sans cesse attaquée, se défendait vaillamment. Lorsqu’elle sentait sa vigueur près d’être épuisée par la lutte, elle allait se refaire et ranimer son zèle auprès de l’aumônier de l’École, l’abbé Gratry, esprit éminent, âme d’apôtre, « la lumière, avez-vous dit, et la force de tous les jeunes gens qui voulaient concilier la science avec la foi, le prêtre vénéré que Dieu mit sur mon chemin dans les jours de ma jeunesse pour me conduire à la grâce inestimable du sacerdoce ». En effet, dès ce temps-là, votre résolution était virtuellement prise. Agrégé d’histoire à votre sortie de l’École normale, nommé professeur au lycée d’Angers, vous avez cru devoir accorder un peu de temps encore au service de l’instruction publique.
Il y a quatre ans, dans un discours prononcé au collège de Juilly, vous commentiez cet adage emprunté à Malebranche : « Il faut être homme, chrétien, Français. » Noble et patriotique devise que vous recommandiez à vos jeunes auditeurs et qui a toujours été la vôtre. C’est elle qui vous inspirait lorsque vous disiez aux lycéens d’Angers : « Devenez des hommes religieux et probes, sincèrement attachés à votre Dieu, à votre patrie, à vos concitoyens. » C’est elle qui vous suggérait ces fortes paroles adressées aux collégiens de Juilly : « Il faut faire de vous des Français et des Français de votre temps... Nous ne reconnaissons à personne le droit d’aimer plus que nous notre temps et notre patrie. Nous payons, il est vrai, à un passé glorieux le tribut d’une sincère admiration, et nous ne comprenons guère un amour intelligent de la France biffant brutalement quatorze siècles de son histoire. Nous n’avons pas l’infatuation de penser que toute sagesse, toute grandeur, tout progrès datent uniquement de ce siècle, sans tenir aucun compte des travaux accomplis par nos pères. » Honneur à vous, Monsieur ! votre voix ne restera pas sans écho. Nous, historiens, qui avons consacré notre vie au culte de la vérité, nous joignons notre protestation à la vôtre et, signalant au décri public la fausse monnaie qu’on voudrait substituer à l’or pur de nos gloires nationales, nous dirons avec vous : Salut à la vieille patrie !
Le 15 août 1852 est pour vous une date importante elle marque dans votre existence une ère nouvelle. Ce jour-là, vous avez dénoué les derniers liens qui vous attachaient au monde. Les cérémonies de l’Assomption venaient d’être achevées à l’église Saint-Roch ; quelques hommes de volonté pieuse et forte se rencontraient au presbytère ; les uns, comme vous, jeunes, mais déjà mûris par la méditation : les autres, comme l’abbé Gratry, plus avancés dans la vie, mais enflammés encore du feu de la jeunesse ; tous, sans distinction d’âge, animés d’un même zèle, unis dans une commune pensée, associés de cœur et d’âme pour l’accomplissement d’un grave et religieux dessein. Ce n’était pas une communauté nouvelle qui naissait ; c’était mieux, la résurrection d’une institution célèbre au XVIIe et au XVIIIe siècle, la renaissance de l’Oratoire. L’Oratoire ! Que de souvenirs ce glorieux nom réveille, et quels sentiments de reconnaissance il excite dans le cœur de tous ceux qui s’intéressent à la grandeur intellectuelle de la France ! Que de services rendus à l’Église, à l’enseignement public, aux lettres, à la philosophie, à l’éloquence, à l’histoire ! Quelle rencontre et quelle succession d’hommes que, dans d’autres temps et dans d’autres pays, on appellerait justement des hommes rares ! Dans l’ordre ecclésiastique le cardinal de Bérulle et le P. de Condren, dans l’érudition historique le P. Lelong, dans la philosophie Malebranche, dans la chaire chrétienne le P. Lejeune, le P. Senault, Mascaron, et, pour achever par un nom cher à l’Académie, l’héritier de Bossuet et de Bourdaloue, Massillon !
Vous en avez célébré d’autres encore dans le beau livre que vous avez composé sous ce titre : l’Oratoire de France au XVIIe et au XIXe siècle. Rechercher les origines de l’institution, faire comprendre la pensée de ses premiers fondateurs, montrer qu’elle revit constante et pure dans l’œuvre pieusement restituée, après soixante années d’interruption, par vos collaborateurs et par vous-même, tel est en résumé l’objet d’un travail accompli, d’un ouvrage excellent qu’on ne peut lire sans estimer davantage, s’il est possible, en même temps que votre talent d’écrivain, la parfaite loyauté de votre caractère. Il y a eu, en effet, au déclin du XVIIIe siècle, une période de défaillance dans les traditions de l’Oratoire ; le nom d’oratorien n’a pas toujours été porté dignement ni respecté par des disciples infidèles à l’esprit du fondateur ; épreuve douloureuse pour l’historien, mais devant laquelle il n’a pas songé un seul instant à se dérober ni à se taire. C’est un sentiment inné en vous, Monsieur, que le sentiment de l’impartialité, non pas indifférente, mais équitable. Il a été l’âme de votre enseignement aux lycéens d’Angers ; plus tard, il vous a dicté de très belles pages, mais jamais vous ne l’avez mieux traduit que dans l’Introduction du livre consacré par votre plume à l’Oratoire. Polybe avait dit que le premier devoir de l’historien est de savoir au besoin verser le blâme sans ménagement sur ceux qu’il aime, dès que leurs fautes appellent la censure, et accorder à ses ennemis les éloges les plus magnifiques, quand ils en sont dignes. « Voilà, reprenez-vous, ce qu’exige la justice, mais la justice ne saurait empêcher un historien d’être profondément ému des grandeurs ou des revers de sa patrie. Elle ne lui interdira pas de parler de ceux-ci avec douleur, des autres avec enthousiasme, et par conséquent on peut aussi aimer, admirer ou plaindre les siens sans cesser pour cela d’être impartial. Nous croyons n’avoir rien négligé pour nous établir dans toutes les conditions qui permettent de juger avec équité les hommes, les doctrines et les œuvres ; nous n’avons même pas craint, suivant la parole de Polybe, de verser le blâme sans ménagement sur les fautes de nos pères, lorsqu’elles méritaient la censure. » Comme le P. Lelong, vous appartenez à cette forte et consciencieuse école qui met au-dessus de tout les droits de la vérité. Avis aux réformateurs prétendus de notre histoire nationale : j’estime qu’ils pourraient utilement prendre de vos conseils sur ce point-là comme sur d’autres.
Au XVIIe siècle, l’Oratoire naissant avait eu quelque peine à faire son entrée dans le monde religieux. On lui disputait la place. De là des rivalités, des luttes regrettables dont vous avez parlé sincèrement, mais avec une sage modération. La renaissance de l’Oratoire au XIXe siècle n’a pas rencontré les mêmes difficultés, et la raison du bon accueil qui lui a été fait est bien simple. Dans les temps prospères, quand rien ne menace, les esprits, même les meilleurs, ont une tendance naturelle à « se partialiser » ; le mot est de Saint-Simon. On force les nuances, on appuie sur les distinctions, on divise, on subdivise, on épilogue, on finit par abonder exclusivement dans son propre sens ; mais, viennent les mauvais jours, toutes les subtilités s’évanouissent, les fragiles barrières disparaissent, les petits fossés se comblent, on se rapproche sur le même terrain, on s’entend, on s’entr’aide, la communauté du péril rétablit la communauté des opinions et des cœurs. Vous l’avez dit, Monsieur : « Autrefois, on a pu oublier pour les intérêts d’un corps particulier les intérêts généraux de l’Église : on ne le pourrait plus aujourd’hui sans trahison ni félonie. Plus que, jamais nous sommes engagés dans une vaste bataille, et quelque place qui nous soit assignée dans le corps d’armée, un seul drapeau doit rallier nos efforts et faire entre nous la plus compacte unité. » C’est ainsi que, fidèle à la solidarité chrétienne, l’Oratoire a refusé noblement de se laisser épargner, quand un coup de force est venu frapper des associations religieuses, ses rivales d’autrefois, ses sœurs désormais.
Depuis sa renaissance, l’Oratoire était devenu pour vous une famille ; il vous a été plus cher que jamais, le jour où vous avez eu le bonheur d’y voir entrer un frère que le même zèle et le même talent réunissaient à vous dans la même vocation. Tous deux vous avez vécu du même cœur, également attachés par une affection filiale au P. Gratry, qui, de son côté, ne distinguait pas entre ses deux disciples. Ainsi se sont rapidement écoulées pour vous des années heureuses, bien remplies, tantôt par la prédication, tantôt par l’enseignement dans les petits séminaires, toujours par l’étude. Dans le cours de vos recherches historiques, votre sympathie s’était portée, d’un mouvement irrésistible, vers deux nations catholiques foulées par des conquérants d’une autre croyance, la Pologne et l’Irlande. Leur cause est devenue la vôtre ; vous avez mis à la servir toute l’ardeur de votre générosité française et chrétienne. En 1860, il vous a été permis de visiter la terre de saint Patrice, de la parcourir en tous sens, non pas en touriste ni en amateur, mais en observateur et en historien, attentif aux abus, aux griefs, aux misères ; en un mot, d’y faire une enquête personnelle, sérieuse, approfondie et, suivant l’élévation naturelle de votre esprit, hautement équitable. En garde, par scrupule de conscience, contre vos propres jugements, vous avez contrôlé les dépositions des opprimés par le témoignage même des oppresseurs, les plaintes de l’Irlande par les aveux de l’Angleterre. Actes du Gouvernement, discussions parlementaires, débats judiciaires, polémiques de la presse, vous avez tout lu, tout analysé, tout comparé.
De ce travail énorme sont sorties vos Études sur l’Irlande contemporaine, un maître livre que je n’hésite pas à placer au rang des œuvres les plus considérables de ce temps-ci. Écrit vingt ans après l’ouvrage de Gustave de Beaumont, à qui je n’ai pas besoin de dire que vous rendez pleine et loyale justice, le vôtre non seulement le complète, mais, sur bien des points et des plus importants, il renouvelle totalement le sujet. Vingt autres années se sont écoulées depuis la publication de vos Études, des crises de plus en plus graves se sont succédé rapidement en Irlande ; mais les racines de la question sont là. À tous ceux qui voudront faire campagne sur ce terrain difficile, je dirai : Voilà la base d’opération qu’il faut prendre., Publicistes, économistes, historiens, tous y trouveront leur compte, sans parler des simples lecteurs qui veulent être à la fois instruits et intéressés, tant sur un fond solide vous avez eu le rare mérite de répandre l’agrément d’une langue sobre, précise, tour à tour nerveuse et souple, partout d’une limpidité parfaite, et merveilleusement appropriée au sujet. La méthode ne se recommande pas moins que le style. Dans un milieu si complexe on se meut à l’aise ; les grandes lignes sont si bien tracées et reliées entre elles si judicieusement qu’on passe facilement de l’une à l’autre. État politique et financier, propriété foncière, industrie, commerce, état social, émigration, misère, éducation publique, rivalités confessionnelles, les principales données du problème sont étudiées et posées. En somme, on peut les réduire toutes à la question agraire, cause originelle et nœud des difficultés qu’il faut nécessairement aujourd’hui ou trancher ou résoudre.
On sait ce qu’a été trop longtemps le système de la propriété en Irlande. Né de la confiscation, il n’a son analogue dans aucun pays civilisé du monde ; ce n’est pas le droit, c’est le pur despotisme ; l’Orient n’a rien de plus barbare. Pour le petit locataire du sol, celui qu’on nomme « tenancier à volonté », nulle sécurité, nulle garantie : du jour au lendemain, sur un ordre, sur un signe, sur un caprice du maître, l’éviction, l’expulsion impitoyable. Entre les nombreux exemples que vous citez, en voici un plus frappant, je dirai plus solennel que les autres, car ici le tenancier frappé d’éviction, c’est Dieu. Un grand seigneur protestant, humain et libéral, avait concédé aux habitants d’un hameau catholique, sans exiger ni rente ni redevance, la jouissance d’un coin de terre, destiné à l’érection d’une chapelle. Il meurt ; l’héritier de son nom et de sa fortune, mais non de sa générosité, réclame son droit de propriétaire, son droit absolu : tout lui appartient, non seulement le sol, mais encore la petite chapelle que les pauvres gens ont bâtie. C’est la loi, et le juge qui a eu la stricte obligation de l’appliquer, a pu redire ce mot terrible, prononcé publiquement dans un arrêt de la Haute Cour de chancellerie, « qu’il regrettait d’être forcé par la loi d’administrer l’injustice ». Nanti du jugement, le propriétaire fait sommer le curé de lui livrer la chapelle ; le curé s’y refuse, mais il déclare que si on veut l’en expulser de force, il ne résistera pas. Cependant les gens du pays s’assemblent, et de toutes les paroisses voisines on accourt. D’un autre côté le shérif requiert la force publique, police, infanterie, dragons : un millier d’hommes. Les soldats, il faut le dire, même les protestants, ne vont qu’en maugréant à cette besogne malheureuse. Une collision est imminente : grâce aux prêtres du canton qui contiennent la foule en prêchant la résignation et la paix, les clameurs d’indignation et de colère, d’abord violentes, finissent par s’éteindre, et c’est dans un silence morne que l’exécution s’accomplit. Une dernière sommation est faite au curé qui proteste ; les agents prennent possession de la chapelle ; la porte est enclouée, condamnée par une chaîne de fer. Après le long récit, rempli de détails émouvants, que je viens d’abréger, vous vous écriez, Monsieur : « Quel est le pays de l’Europe où l’on pourrait être témoin d’une scène semblable à celle que nous venons de décrire ? » C’était en 1862 que vous adressiez à vos lecteurs cette question : souffrez que je m’abstienne d’y répondre. L’histoire, d’ailleurs, a son épilogue. L’opinion publique, non seulement en Irlande, mais en Angleterre, s’est indignée ; l’affaire a été portée devant le Parlement ; le propriétaire s’est excusé ; on a dit pour sa défense qu’il avait seulement voulu faire reconnaître son droit mis en question, et la chapelle a été rouverte.
C’était un heureux symptôme. En effet, on put espérer un moment que les difficultés se résoudraient dans un accord pacifique ; quelques-uns des vieux griefs disparurent, des abus furent supprimés ou atténués. Malheureusement, un vent révolutionnaire vint à souffler sur l’Irlande, et là, comme partout, refoula le progrès. Le testament d’O’Connell fut déchiré, la salutaire influence de l’Église amoindrie. La parole resta aux violents, et bientôt les actes criminels suivirent. Mais je m’arrête, Monsieur ; j’imiterai la sage réserve dont vous m’avez donné l’exemple. Nous avons assez de maux à déplorer pour n’insister pas trop sur le malheur des autres.
Le grand mérite de vos Études sur l’Irlande avait recommandé votre talent à l’estime attentive de vos supérieurs. Un-fils de l’Oratoire, le plus cher de vos amis, l’abbé Perreyve, venait d’être enlevé prématurément à l’Église dont il était le charme et l’espoir. Sa mort laissait vacante la chaire d’histoire ecclésiastique à la Sorbonne ; c’est à vous qu’elle fut confiée comme au plus digne. Vous l’avez occupée avec l’autorité qui s’attachait justement à votre nom, jusqu’au jour où la volonté de Dieu, servie par les hommes, a mis entre vos mains le bâton pastoral. Mais dans l’espace de huit années qui sépare ces deux moments de votre vie ecclésiastique, je relève des faits qui sont trop à votre honneur pour qu’il me soit permis de les passer sous silence.
Au mois de décembre 1866, une solennité sans égale rassemblait dans l’église de la Sorbonne une assistance imposante. On rendait à la sépulture, violée pendant la Terreur, ce qui avait été sauvé, par aventure, des restes mortels d’un grand homme, la tête du cardinal de Richelieu. L’archevêque de Paris, assisté d’un clergé nombreux, présidait la cérémonie ; le ministre de l’instruction publique, les représentants des grands corps de l’État, de l’Institut, des Facultés, composaient l’auditoire ; l’orateur désigné par l’archevêque, c’était vous, Monsieur. Le sujet était si vaste qu’il avait fallu nécessairement le restreindre ; mais le cadre que vous aviez choisi était approprié au sanctuaire où votre voix allait se faire entendre. Celui dont vous vous proposiez d’honorer la mémoire dans l’église de la Sorbonne, ce n’était pas le grand ministre, c’était l’évêque, le théologien, le protecteur des lettres. Votre discours a réuni tous les suffrages, et l’Académie française, qui avait sa place marquée dans l’éloge de son fondateur, a pu, dès ce jour-là, vous compter au nombre de ceux qui devaient lui appartenir.
À propos de ce discours, me permettez-vous de hasarder une petite remarque ? C’est un point d’histoire au sujet duquel je voudrais solliciter de votre jugement équitable une sorte de révision sans grande importance. Un homme d’esprit, grand disputeur, quand il avait mis ses adversaires à court d’haleine et d’arguments, leur disait : « Nous sommes d’accord ? Eh bien ! je m’en vais. » Je suis si volontiers d’accord avec vous, et sans dispute, que je n’aurais, à plus forte raison, qu’à m’en aller de même, si un léger dissentiment, qui est d’ailleurs tout à fait dans l’ordre académique, ne me laissait quelque chose à dire, un simple mot touchant le cardinal de Bérulle, son rôle politique et son désaccord avec Richelieu. Déjà, dans votre ouvrage sur l’Oratoire, vous aviez abordé cette question et pris filialement parti pour le fondateur de votre société. À la Sorbonne, devant les restes du grand homme d’État, l’orateur a été pour lui un peu moins sévère que l’historien ; ne l’a-t-il pas été un peu trop encore ? Quand il s’agit, non pas des grands intérêts religieux, mais de la politique humaine, j’ai peine à croire que le cardinal de Richelieu ait eu besoin de prendre conseil du cardinal de Bérulle et qu’il ait eu tort de n’être pas toujours de son avis. Voilà, Monsieur, ma petite remarque faite ; l’occasion de vous la soumettre m’a paru bonne aujourd’hui que vous avez obligation au fondateur de l’Académie comme au fondateur de l’Oratoire.
Et maintenant, quelle tristesse de passer brusquement d’une glorieuse époque à ces temps désastreux qui ont vu la patrie mutilée, là même où le génie du grand cardinal avait commencé d’étendre sa frontière !
Dans les premiers mois de l’année 1870, tout semblait calme encore. Une commission avait été instituée afin de préparer un projet de loi sur l’enseignement supérieur ; elle avait à sa tête un grand orateur, un grand historien, à qui je dois le reconnaissant et fidèle hommage qu’un disciple est heureux de pouvoir rendre publiquement, ainsi que vous l’avez fait, Monsieur, à ses maîtres. Vous avez vu de près M. Guizot dans cette commission dont vous étiez membre ; vous avez pu admirer l’élévation de son âme, la grandeur de son esprit, la bonté de son cœur. À peine étaient achevés les paisibles travaux auxquels vous veniez de concourir, la foudre éclatait, la guerre était déchaînée, notre armée surprise, la France envahie. Aussitôt on vous a vu réclamer la part de dévouement et de péril qu’un prêtre peut légitimement prendre à la défense du sol national. Simple soldat de la charité, aumônier d’ambulance, vous avez assisté les mourants qui jonchaient la terre ensanglantée des Ardennes, et tout ce que vous avez vu, sinon tout ce que vous avez fait, vous l’avez reproduit d’une plume frémissante dans un écrit qu’il faudrait lire tout entier, mais dont je puis au moins détacher une page admirable. « Dieu, dites-vous, m’a fait la grâce, à la fois terrible et consolante, d’être mêlé de très près aux épreuves de nos soldats et à celles de nos paysans. J’ai vu mourir les uns, j’ai vu piller les autres : à tous j’ai pu porter des paroles de consolation et les espérances immortelles de notre sainte foi... Sans doute rien n’est affreux comme l’aspect d’un champ de bataille après que la lutte a cessé, quand on s’en va, dans la nuit, une lanterne à la main, relever les blessés, absoudre les mourants, enterrer les morts. Mais enfin, ces hommes couverts de blessures, ce sont des soldats ! Vainqueurs ou vaincus, ils avaient mis leur vie comme enjeu de la lutte. Mais que dire de ces populations inoffensives, au milieu desquelles se trouve transporté le théâtre de la guerre, et qui, paisibles la veille dans leurs hameaux, voient tout d’un coup leurs maisons envahies, leurs villages pris et repris, leurs fermes transformées en redoutes, et toutes les ressources du présent et de l’avenir détruites en quelques heures ! Le paysan ne fait pas la guerre, et il en subit toutes les horreurs. Non seulement le paysan ne fait pas la guerre, mais il ne peut pas la faire. Déclaré neutre par les mêmes lois militaires qui le traitent en ennemi, il ne peut pas résister par la force aux attentats de la force. Saisi les armes à la main, il n’est pas traité en soldat, mais en brigand, et immédiatement passé par les armes. Un village des environs de Sedan est devenu tristement célèbre, et son sort a ému le monde entier, c’est ce village de Bazeilles où notre infanterie de marine se couvrit de gloire dans la terrible bataille du 1er septembre. Que de fois, en passant sur les bords de la Meuse pour le service de nos ambulances, j’ai vu se dresser devant moi les ruines de ce village naguère si florissant ! Rien n’avait été épargné, l’église et l’école pas plus que le reste. Je parle de ces ruines de Bazeilles parce que je les ai vues, parce que je suis entré dans ce sanctuaire désolé et profané, parce que j’ai rencontré plus tard de malheureuses familles de ce village, qui habitaient dans les bois par les premiers froids d’automne ! » Puis, des ruines matérielles qui sont le fait de la guerre de l’homme contre l’homme, passant aux ruines morales qui sont le fait de la guerre de l’homme contre Dieu, vous ajoutez : « On rebâtit les villages brûlés, on rend à de pauvres agriculteurs leurs cabanes dévastées, leur petit mobilier, les instruments aratoires, des semences pour préparer des moissons nouvelles ; mais qui rendra à ces âmes le trésor de la foi, de ses certitudes, de ses consolations, de ses ressources morales ? Un pays n’est pas déshonoré parce qu’il a été vaincu, une nation n’est pas morte parce que la fortune des batailles a été contre elle. Mais si à tous les maux extérieurs faits par la violence on joint ces maux terribles du dedans qui s’appellent l’impiété, le scepticisme, l’habitude de se moquer de tout, la prétention de ne plus croire à rien, la destruction de tout idéal, la poursuite exclusive des jouissances de la vie présente , l’asservissement aux intérêts matériels, oh ! encore une fois, voilà les plaies incurables et les blessures mortelles ! »
Ces plaintes éloquentes, ces avertissements solennels, ces cris d’alarme, vous avez eu trop souvent l’occasion de les renouveler. Les éléments de désordre ne manquent pas dans le diocèse d’Autun. L’industrie minière, de grands établissements métallurgiques, y emploient des milliers de bras. Nous savons depuis longtemps, et si nous avions pu l’ignorer, le discours que nous venons d’entendre nous aurait appris avec quelle tendre sympathie vous veillez sur ces populations intéressantes, avec quelle charité vous prenez part à leurs peines, à leurs souffrances, à leurs misères. N’est-ce pas aux forgerons du Creusot que vous avez fait votre première visite pastorale ? Et vos mandements sur le courage, sur la justice, sur la sagesse, ne s’adressent-ils pas en grande partie aux travailleurs, ouvriers d’usine, mineurs ou paysans ? Sans doute la grande masse est bonne, laborieuse, honnête ; mais que d’excitations, de provocations, de funestes exemples autour d’elle, au milieu d’elle, dans un pays qui est un des cantonnements préférés des bandes révolutionnaires ! Ainsi, Monsieur, vous êtes aux avant-postes de la société menacée. Déjà vous avez reçu les premières atteintes. C’est dans le diocèse d’Autun que des crimes sacrilèges ont été commis, prélude assuré d’autres attentats qui n’ont plus frappé seulement des religieuses et des prêtres. Que la société civile y prenne garde ! L’anarchie ne distingue pas ; elle prétend tout niveler, tout détruire ; on ne lui fait pas sa part. Les imprudents ou les lâches qui s’imaginent sauver leurs biens et leurs personnes en sacrifiant à la bête fauve des victimes dont ils ne font pas compte, ne se doutent pas qu’ils la mettent en appétit contre eux-mêmes.
Vous, Monsieur, vous ne vous y trompez pas ; mais, quelle que soit la gravité du mal, vous ne croyez pas à l’issue fatale de cette lutte impie contre la société française. Non, la France ne sera pas atteinte dans ses forces vives, si tous les hommes de cœur, vigilants et fermes, regardent comme vous le péril en face, et, s’unissant dans un magnanime effort, rivalisent de zèle, avec l’aide de Dieu, pour la patrie !