Réponse au discours de réception d’Abel Bonnard

Le 16 mars 1933

Alfred BAUDRILLART

ACADÉMIE FRANÇAISE

RÉPONSE

DE

M. ALFRED BAUDRILLART

AU DISCOURS

DE

M. ABEL BONNARD

Prononcé dans la séance du 16 mars 1933

 

Monsieur,

 

L’aimable et courtoise philosophie, grâce à laquelle vous vous êtes ouvert tant de portes en des mondes divers, vous a, j’aime à le croire, retenu de murmurer contre le sort académique qui a remis aux mains d’un évêque l’honneur de vous recevoir aujourd’hui. Après tout, cet évêque est peut-être moins loin de vous que le public n’est, à première vue, tenté de se le figurer. Vous êtes poète et romancier ; il n’est ni l’un ni l’autre et il en convient. Mais vous êtes aussi un voyageur et un moraliste. Or les circonstances de sa vie l’ont amené à parcourir les routes d’une bonne moitié du monde. Quant à la morale, ne fût-ce que par devoir d’état, il ne se croit pas tout à fait étranger à son domaine. C’en est assez pour vous comprendre et pour accueillir votre personne et votre œuvre avec la sympathie qu’elles méritent. Je suis heureux de vous souhaiter la bienvenue parmi nous.

*
*  *

Il semble qu’en entrant à l’Académie chacun de ses élus lui doive d’y représenter, j’oserais presque dire, d’y devenir une province, ou tout au moins un terroir. Sous votre plume magicienne, votre prédécesseur n’est-il pas plus qu’un Breton, la Bretagne ? Vous avez noté que notre grand Barrès s’était annexé la Lorraine. Et, pour finir, vous avez évoqué la Provence qu’ont incarnée naguère et qu’incarnent aujourd’hui si brillamment tels des nôtres.

 

Quelle province, quel terroir va vous revendiquer ? La Corse, Monsieur, tout comme Napoléon, — sur qui vous préparez, en ce moment même, un livre qui promet d’être original et fort. Oui, la Corse, car bien que le sort vous ait fait naître à Poitiers et que votre nom n’ait pas la consonance révélatrice, vos origines ancestrales ne s’en trouvent pas moins dans l’île verte et parfumée, dont la beauté naturelle surpasse celle de toutes les autres dont s’enorgueillit la Méditerranée ; la Corse, dont le peuple original et vigoureux, distinct de tous ses voisins, fut pour notre France un apport si précieux. Que de fonctionnaires nous lui devons, grands et petits, qui, à un légitime désir de parvenir, joignent presque toujours un sens exact de l’autorité, la conscience de leurs responsabilités, le respect du devoir professionnel. Nous aimons à voir en vous un don de la Corse au continent.

 

Votre enfance ? Vous observez une telle discrétion sur vous-même que nous ne la connaîtrions pas sans ce délicieux opuscule d’une soixantaine de pages que vous avez intitulé l’Enfance, chef-d’œuvre de psychologie, où plus d’une phrase commence par ces mots gros de confidences : « Je sais un enfant... »

 

Eh oui ! vous savez un enfant dont l’existence honnête et pure, auprès d’êtres tendrement chéris, vous suggérait cet aveu aux approches de la cinquantaine : « Si j’aime l’enfance, c’est que je m’en souviens comme d’une vie de cristal, où brillait au bord de mes sentiments une frange d’arc-en-ciel que je n’y retrouve plus. »

 

Monde perdu, presque une vie antérieure, ajoutez-vous par un retour sur vous-même auquel chacun de nous se laisse aller en certaines heures teintées de mélancolie. Et pourtant, pas si perdu que cela !

 

« Féerie de l’imagination et du sentiment », dites-vous de la vie intime et secrète du petit garçon que vous fûtes. Qui lit vos vers ou vos descriptions de voyage aurait quelque peine à se persuader que rien ne reste plus de ce petit garçon. On le revoit, — je vous cite, — « lisant les noms de Mer blanche, Mer rouge, Mer jaune, Mer noire, ravi de cette variété et s’imaginant le globe terrestre blasonné de ces différents émaux. »

 

« L’enchantement de l’enfance, écrivez-vous encore, s’achève dans la religion. Les hommes qui ont été élevés sans religion sont des malheureux ; il leur manquera toujours un parfum ; ils n’ont pas connu toutes les félicités du premier âge. »

 

Vous les avez connues et il vous en est resté une vision qui nous a valu, à nous vos lecteurs, ce petit tableau émouvant et parfait : « On avait laissé l’enfant dans sa petite chambre obscure, Comme il entrait dans ces vacances délicieuses qui précédaient pour lui le sommeil, il aperçut, par la porte entrebâillée, sa grand mère qui, dans la pièce voisine, faisait sa prière du soir, Elle était à genoux sur un prie-Dieu, devant une statue de la Vierge, aux pieds de laquelle brûlait une veilleuse. De l’ombre qui le cachait, l’enfant surprenait, avec une émotion singulière, le vieux visage qui se croyait seul ; il voyait, dans la clarté rose et palpitante de la veilleuse, les lèvres qui remuaient, les yeux levés vers l’image avec une expression de foi sans réserve, et, quoiqu’il eût à peine vécu, il se figurait cependant ce que ces traits fatigués représentaient de dévouement, de vertu, de grave et scrupuleux gouvernement domestique… L’enfant s’endormait vraiment sur le sein de Dieu. »

 

Et c’est peut-être pour cela, Monsieur, qu’en 1929 il s’est trouvé un écrivain, célèbre par bien d’autres œuvres, qui a donné au monde un Saint François d’Assise dont les accents, libérés de tout dilettantisme, ont touché jusqu’aux cœurs les plus croyants.

 

L’entrée au collège marque à vos yeux la brusque et dure rupture avec le familial et doux passé, le début dans la vie sociale, vilaine révolution, si nous vous en croyons : « Lâches, brutaux, fanfarons, les écoliers cessent d’être des enfants pour n’être plus que de petits hommes. » Ils apprennent très vite « qu’il y a des vertus ridicules et des vices glorieux ».

 

Grâce à Dieu, ils y apprennent aussi beaucoup d’autres choses, ne fût-ce qu’à s’armer en vue des luttes qui les attendent.

Le collège pour vous, Monsieur, ce fut d’abord le lycée de Marseille, puis, à Paris, Louis-le-Grand et Henri IV.

 

Vous y remportâtes de beaux succès que couronna bientôt une licence littéraire. Sans passer par la caserne, vous prîtes rapidement place dans la république des lettres. De 1906 à 1914, cinq volumes fondèrent votre réputation. Elle était déjà étendue et solide quand la guerre éclata.

 

Simple soldat, vous serviez depuis deux ans sur le front de Champagne, dans une formation sanitaire, lorsque l’amiral Lacaze qui connaissait votre valeur et votre fermeté vous envoya, comme officier, sur l’Adriatique et vous finîtes la guerre à Dunkerque. La Croix de guerre et la Légion d’honneur vous récompensèrent. Un beau poème : La France et ses morts, fut le tribut de votre talent à l’époque héroïque.

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À part ce tragique et glorieux épisode, votre vie se confond avec votre œuvre. Elle tient dans les quatre mots que j’ai déjà prononcés : poète, romancier, voyageur et moraliste.

 

Tout de suite je pressens une objection : ces quatre mots ne renferment-ils pas une antinomie ? Est-il possible qu’un même homme, non seulement excelle en des genres différents, mais revête avec un égal succès deux personnages en quelque sorte opposés ?

 

À quoi, Monsieur, vous avez répondu vous-même par une bien jolie pensée que j’ai cueillie dans votre Saint François d’Assise : « On se fait de l’homme, aujourd’hui, une idée si rabougrie qu’on ne croit pas qu’un individu puisse se signaler par plus d’une qualité principale. »

 

 

Point de vue qui vous est cher, puisque déjà vous l’indiquiez dans votre livre En Chine, à propos de ces poètes du Su-Tchuen que vous félicitez d’avoir été, pour la plupart, de très hauts fonctionnaires et donc des hommes d’action, tandis que, de nos jours, chacun se confine dans un seul rôle, de telle sorte que nous ne sommes plus que « des morceaux d’homme », ou, chose plus humiliante encore, que « des employés».

 

Avec saint François d’Assise, vous partagez l’avantage de posséder et de manifester plusieurs qualités principales ; avec les poètes du Su-Tchuen, le privilège d’avoir presque constamment vécu deux vies, l’une active et mouvementée, celle d’un pèlerin du monde, l’autre pacifique et contemplative, celle d’un homme de lettres.

 

Si je ne craignais de provoquer quelques sourires sceptiques parmi ceux qui m’écoutent, je m’enhardirais à découvrir entre le Parisien mondain que vous êtes et le « poverello » d’Assise quelques traits de plus intime ressemblance qui expliquent que vous l’ayez si bien pénétré et décrit dans une des œuvres qui font le plus d’honneur à l’acuité de votre intelligence et à la hauteur de votre sens moral.

 

Autant que saint François, vous aimez ce petit monde subtil et charmant qui, tel une flèche, monte vers le ciel, mais, non content d’y monter, s’y meut avec tant de grâce, dessinant mille courbes élégantes : le monde des oiseaux. Petit enfant, vous aimiez déjà les oiseaux, tantôt pour vous en les enfermant dans des cages, tantôt pour eux en les libérant. Si vous ne leur avez point encore, que je sache, adressé quelque sermon, du moins, en prose et en vers, vous les avez chantés avec un lyrisme enthousiaste. Il n’y a pas si longtemps que, dans les Débats, nous lisions l’un de vos articles couronné de ce titre attendrissant : « Fidélité aux oiseaux. » Simple fantaisie et jeu d’artiste ? Oh que non ! Le motif de votre attrait, vous nous le laissez entrevoir : comme saint François, comme Maurice de Guérin, vous éprouvez le besoin de vous insérer dans la nature elle-même, de vous y enraciner et de sentir ainsi la parenté de tous les êtres, la fraternité de toutes les créatures, les végétaux, les animaux, l’eau, le feu, l’air, la terre et le soleil. Mais saint François s’évade par en haut dans le surnaturel.

 

 

L’instinctive répulsion que vous éprouvez pour tout ce qui est convenu, vulgaire et bas fait de vous, comme de François, un aristocrate, — je prends ce mot dans son sens le plus étymologique et le plus noble. Ce n’est pas une de vos moindres trouvailles que d’avoir consacré tout un chapitre intitulé le Prince à celui dont, aujourd’hui, on fait si naïvement le fondateur de je ne sais quelle démocratie sociale, démocratie qui ne compterait, en tout cas, que des aristocrates puisqu’elle ne serait formée que de vrais chrétiens, visant à la perfection, aux rares et sublimes vertus que, dans le discours sur la Montagne, le Christ propose à l’humanité comme le but idéal et le terme de son ascension, lui donnant pour devise : ascende superius, toujours plus haut ! et non, comme trop de maîtres contemporains, noyés dans le matérialisme, un : toujours plus bas ! conscient ou inconscient.

 

Le poète enfin, Monsieur, vous a séduit dans l’être exquis dont vous n’avez pas hésité à affirmer qu’il avait plus chanté que parlé. Vous avez saisi l’essentielle beauté, le caractère unique de ce Cantique des créatures que, depuis sept siècles, les générations se transmettent, poème, dites-vous, au dessus de l’art, perle de rosée « dans le verger d’Aladin où chaque brin d’herbe est une émeraude. »

 

J’arrête là mon parallèle : aussi bien éprouverions-nous quelque embarras à le conduire jusqu’à l’ultime chapitre : le saint canonisé. D’autres dieux que celui de François ont détourné votre culte.

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Vous atteigniez tout juste vingt-trois ans lorsque, par la porte de la poésie, comme tant de jeunes gens aimés des Muses, vous fîtes votre entrée dans la littérature, entrée presque triomphale, sinon par l’éclat d’un bruyant succès, du moins, ce qui vaut mieux, par la valeur même de votre œuvre.

 

Chose digne de remarque, vous ne commenciez point par exhaler les tendresses et les ardeurs d’une âme qu’occupent tout d’abord et tout entière le sentiment et la passion.

 

Votre premier poème, œuvre d’imagination et d’une imagination très riche, avait quelque chose de didactique et d’humoristique, un amusement de bourgeois lettré plus qu’un élan de jeunesse.

 

 

Vous aviez pris pour thème : Nos familiers, non point nos semblables, mais bien les animaux qui vivent autour de nous, voire à nos dépens : vous n’oubliez ni les rats, ni les punaises !

 

Thème qui fut assez cher à nos pères pendant une partie du dix-neuvième siècle. Dans les vieilles bibliothèques familiales qui remontent à la Restauration ou au règne de Louis-Philippe, il n’est pas rare de rencontrer l’une quelconque des multiples traductions du poème épique en vingt-six chants, — l’Iliade n’en compte que vingt-quatre, — de l’Italien Casti : Les animaux parlants. Dans l’une d’elles, celle de Mareschal, j’ai relevé cette amusante réflexion « Le chien, c’est la littérature. » Même avant Chantecler, on en pouvait dire autant du coq.

 

Et vous avez contribué, Monsieur, à entretenir, à grandir la réputation littéraire de ces deux compagnons du foyer de l’homme.

 

Vos chiens parlent à merveille :

Qui nous rend notre amour doit nous aimer beaucoup ;
L’homme vit avec nous dans l’amitié des yeux.

 

Leurs sentiments nous touchent ; regardez ce vieux chien couché devant l’âtre :
 

Il somnole ; le feu lui souffle sa fumée
Mais, quand nous approchons, sa prunelle embrumée
S’ouvre ; il lève vers nous sa tête avec effort,
Et cherche dans nos yeux si nous l’aimons encor.

 

Toute la nature se réveille pour l’homme qu’elle appelle au travail, à la victoire quotidienne. De ce réveil, le coq est le héraut sonore :

 

Nous éclatons de foi, d’amour et de vertu,
Confiants, dégainant notre cri comme un glaive,
Nous jurons à l’envi que le soleil se lève.

 

Leur chant réduit au silence les oiseaux nocturnes.

 

Soleil, soleil, soleil, soleil, soleil, soleil !

 

Par ce mot six fois répété, se termine votre poème.

 

Comment ne pas penser à notre grand et toujours regretté Rostand ?

 

Les Familiers partirent quatre ans avant son Chantecler ; il en éprouva, dit-on, quelque émotion et puis il poursuivit sa course.

 

Votre œuvre supporte la comparaison avec la sienne. Sans doute n’y trouve-t-on pas la prestigieuse affabulation, la fulgurante fantaisie, la fougue emportée, qui firent le succès de Chantecler. Vous êtes plus discret, plus délicat, plus fin observateur ; votre psychologie est plus exacte ; votre philosophie de la nature plus profonde ; le langage de vos animaux s’en ressent ; votre coq chante peut-être moins haut que celui de Rostand ; m’est avis qu’il chante plus juste.

 

Avec les Royautés, vous abordiez, Monsieur, des sujets plus hauts et plus vraiment humains. Trois livres dans ce recueil ; mais je n’y vois guère que deux royautés, l’héroïsme et l’amour.

 

L’héroïsme, poème à la gloire d’Hercule et de la force. « Il y passe un souffle épique », disait naguère notre secrétaire perpétuel Thureau-Dangin, en vous décernant l’un de nos prix : et l’on y admire, ajouterons-nous, des vers cornéliens, celui-ci par exemple :

 

C’est avant le combat qu’on doit être vainqueur.

 

Oui, poème de la force, voire de la force brutale qui paraît exercer sur vous je ne sais quelle attraction. Hercule daigne délivrer Prométhée que ronge le vautour, mais il accable de ses reproches le Titan qui a eu la faiblesse de prendre les hommes en pitié, l’humiliante pitié qui ne sert qu’à donner à ceux qui souffrent plus pleine conscience de leur malheur. Et vous semblez bien viser la compassion même des futurs disciples du Christ :

Leur dieu blessé comme eux, c’est leur plaie incurable.

L’intelligence, au haut de son glacier sublime,
Méprise la pitié par qui tout s’envenime.

 

Vous étiez jeune encore, quoique sorti de l’âge sans pitié, quand vous faisiez vôtres ces pensées. Vous retrouviez, tirées de votre propre fonds, celles d’Alfred de Vigny. Les adopteriez-vous aujourd’hui avec une égale superbe ? Chamfort disait : « Il faut n’avoir jamais aimé les hommes pour ne pas les haïr à quarante ans. » Moralistes chrétiens, nous écartons le mépris et la haine ; et quand nous avons fait l’expérience de la vie, de nos semblables et de nous-mêmes, l’adage de Chamfort se transforme volontiers en cet autre : « Il faut n’avoir jamais aimé les hommes pour n’être pas, à quarante ans, plein de miséricorde à leur égard », de cette miséricorde dont nous avons tous si grand besoin.

 

Semblable à tous les lutteurs d’ici-bas, le héros sent parfois la fatigue et envie les bergers qui dorment à l’ombre des grands arbres :

 

Je voudrais donc me reposer,
Mais jamais je n’ai pu l’oser.

 

Alors, face à la royauté de l’héroïsme, se dresse et sous la forme la plus séduisante, l’autre royauté, la royauté suprême, ne craindrez-vous pas de nous déclarer plus tard dans la Vie amoureuse d’Henri Beyle, suprême parce qu’elle saisit et domine, enivre et, à l’occasion, broie l’être humain tout entier :

 

Mais toi, seul mal qui nous accroisses,
Toi, seul tourment qu’il faille avoir,
Salut, amour, roi des angoisses !

 

Terme et récompense aussi des plus âpres efforts. En leur tendre langage, les Nymphes le font entendre à Hercule :

 

Si tu luttes d’abord, c’est pour aimer ensuite.
Tous ces monstres traqués au nom de la beauté
T’ont naturellement mené dans ta poursuite
À nos corps sans défaut qui t’auront arrêté.

 

 

Hercule échappe aux Nymphes. Omphale et Déjanire assureront leur revanche et le triomphe d’une royauté plus acceptée du commun des mortels que celle de l’héroïsme.

 

Dans le premier des deux récits qui composent votre troisième recueil poétique, la Sous-Préfète, ne verrons-nous pas cette jeune femme, jolie et sage un peu malgré elle, condamnée à se dessécher et à tout tuer en elle parce qu’il ne lui a pas été donné de s’incliner devant cette souveraineté tyrannique ?

 

Le héros du second récit des Histoires, « Le Prince persan » et la reine d’abord son ennemie, détrônés l’un et l’autre, trouvent au contraire le parfait bonheur parce qu’ils s’aiment et que cela suffit.

 

Vous nous dites ces simples choses en de nombreux vers d’une richesse extrême ; tout vous est prétexte à digressions et à descriptions. Il n’est pas d’heure du jour, ni de saison dans l’année où ne vive sous nos yeux, saisie sur le vif, la petite sous-préfecture :

Et l’on voit de partout, terreux, modeste, uni,
Un petit horizon qui n’a pas d’infini.

 

Décor éblouissant des Mille et une Nuits, étrange histoire merveilleusement conduite, celle du Prince persan.

Oui, votre talent nous captive ; vous êtes vraiment un poète et parmi les meilleurs. Une émotion plus profonde, une idée plus capable de soulever l’être humain au-dessus de lui-même, et nous vous donnerons le titre de grand.

 

Pour un temps, vous avez déposé votre luth. 1913 et 1914 voient paraître vos deux premières œuvres, oratione soluta, prose d’ailleurs fort élégante : deux romans. Peu de péripéties dans le premier : La Vie et l’Amour, guère plus qu’en une étude de Proust ; mais, en dépit d’une somptueuse peinture de paysages italiens ou français et de tous les attraits d’une verve finement satirique, l’analyse indéfinie d’un sentiment unique, l’amour qui unit André Arlant à Laure Préault. Amour libre et sincère, dédaigneux des hommes et des conventions sociales, source inépuisable, pensent-ils, de bonheur et d’activité ; bientôt traversé pourtant et rudement secoué ; se reformant enfin et se consacrant, dans le respect de la loi et du devoir, par un mariage célébré à Paris. « Le cœur tout plein d’hymnes », André choisit Rome pour sa demeure et introduit Laure éblouie dans une originale et riche villa, dont le nom symbolique, Phénix, chantera la renaissance de leur amour.

 

C’est encore d’une seconde naissance que le Palais Palmacamini sera le témoin, — l’éveil à la vie par l’éveil à l’amour d’un jeune homme de dix-neuf ans, sage et pieusement élevé, Horace de Chintreuil. Cette seconde naissance, il la doit à une jeune femme mariée et mère de deux fillettes, sa commensale en une pension de famille, qui, dès le lendemain de l’événement, regagne sa ville et son domicile. Mais il n’en faut pas plus pour que le jeune Horace découvre que tout son être s’est enrichi, au point de se sentir désormais capable des plus grandes choses. Aimable illusion qui le soustrait à toute espèce de combats et de remords, chose un peu surprenante chez un jeune chrétien. Puisse la vie ne pas lui avoir appris qu’à bien peu d’exceptions près, ces sortes d’aventures étouffent plus de valeurs qu’elles n’en font éclore !

*
*  *

Serait-ce un paradoxe que de rapprocher de ces œuvres d’imagination une biographie historique, antérieure de trois ans seulement à celle de saint François d’Assise, mais combien différente : La vie amoureuse d’Henri Beyle, Stendhal, personnage presque légendaire, tant l’imagination de certains de ses admirateurs s’est ingéniée à le grandir. Vie amoureuse dont l’inspiration ne diffère guère de celle des héros de vos poèmes et de vos romans ! Succession de romans multiples et que force vous est de déclarer pour la plupart d’une navrante banalité !

 

En dépit de quoi une sympathie admirative perce dans vos pages et laisse supposer certaines affinités de nature et d’attraits. En Stendhal, vous savez découvrir, encore qu’habile à se cacher, une sensibilité vive, frémissante, délicate, noble et chevaleresque. Vous admirez l’homme qui sait demeurer seul, « le solitaire mondain, sociable, élégant » ; le voyageur à qui « la figure de la terre raconte les sentiments de son propre cœur ».

 

Vous avez raison. Au surplus, tout en estimant que près de deux cents pages d’une plume telle que la vôtre pour expliquer la façon d’aimer d’un homme c’est peut-être beaucoup, nous vous savons gré de la réserve avec laquelle vous avez évité certains détails où tant d’autres écrivains se complaisent.

 

 

Il ne dépend pas de vous que l’atmosphère où se meut Henri Beyle, vrai fils du xviiie siècle, soit totalement païenne, dépourvue de tout sens chrétien, étrangère à toute notion de péché, de grâce, de scrupule, de remords, de tout ce que Racine nous laisse découvrir dans le coeur de Phèdre ; mais ces sentiments, il nous plairait, à nous, fils de la culture chrétienne, de les entrevoir au moins dans l’âme de vos héros et de vos héroïnes.

 

Une femme, dont le nom est resté cher à la maison des Débats, cette maison qui est vôtre, Mlle Louise Bertin, dans de beaux vers qui émurent mon adolescence, se plaignait que les hommes eussent prostitué à leurs amours des mots qui ne devraient aller qu’à Dieu.

 

Ils ont aux vils objets de leur frivole ardeur
Attaché les ailes des anges.

 

Mlle Louise Bertin, Monsieur, ne saurait vous faire ce reproche. Aux belles idoles pour qui votre lyre a vibré, vous avez attaché des ailes, mais ce ne sont point les ailes des anges. Si « Mlle Louise » avait lu telle strophe de vos Royautés, je crois qu’elle vous aurait jugé bien dédaigneux de l’élément spirituel qui subsiste dans toute femme et a droit à notre respect. Au fond, vous n’en doutez pas plus que moi.

*
*  *

Et maintenant, Monsieur, l’autre aspect de votre vie va se dessiner. Des sentiments, sinon plus universels, du moins plus variés et non moins féconds, prendront possession de vôtre âme ; des idées plus générales et plus agissantes sur la destinée, je ne dis pas des individus, mais des peuples occuperont votre intelligence. La guerre est finie vous y avez connu la joie et le péril d’agir. Maintenant, vous allez entrer en contact avec le monde extérieur tel qu’il est et le révéler à vos contemporains tel que vous l’aurez vu. En un mot, vous devenez voyageur et quel voyageur !

 

Comme tous ceux qui le sont vraiment, à peine y aurez vous goûté que vous aimerez le voyage pour lui-même. Vous connaîtrez les émotions quotidiennes qui s’emparent de l’âme, surtout si l’on voyage seul et très loin de son pays ; l’élan des départs pleins d’espoir : « Alors un frisson de plaisir parcourt l’âme matinale du voyageur. Il bénit sa vie et se livre au monde » ; la mélancolie des arrivées au soir et des repos qui brisent l’activité après l’effort : « Pourquoi donc es-tu si triste ? Ah ! ne dis pas ta peine. Avoue seulement que l’ombre descend et que, comme un dernier regard s’enfuit de l’œil d’un mourant, le jour se retire des eaux immobiles. »

 

Vous m’auriez conquis, Monsieur, rien que par ces deux phrases qui ont réveillé en moi tant d’impressions passées.

 

 

Mais ces impressions ne regardent que nous. On demande autre chose et de plus communicable, de plus efficace, à qui revient d’un long voyage.

 

Ce quelque chose, vous l’avez donné à pleines mains. Voir, observer, rendre ce qu’on a vu et observé, c’est la première tâche. Vous y trouviez une jouissance, presque un bonheur. Doué du talent de traduire par le verbe toutes vos impressions et d’exprimer vos idées en images, vous étiez déjà sûr de plaire et de servir. Vous avez passé plus outre. Vous cherchiez en effet la raison des choses, l’âme des êtres pensants qui les mènent ou qui les subissent. De là, tant de réflexions justes et profondes qui surgissent de vos récits et pénètrent comme des traits aigus dans la mémoire de vos lecteurs. Vous avez voyagé en artiste et en curieux, en historien et en politique, voire en moraliste, ce qui ramène à l’unité les diverses manifestations de votre vie intellectuelle.

 

Il fait bon vous suivre sur les routes du monde. Océan et Brésil, la mer aux aspects changeants, le ciel et la fantasmagorie des nuages, les étoiles qui se reflètent dans les flots, la forêt infinie et profonde, les fleurs éblouissantes. Au Maroc, revoir en votre compagnie la place de Marrakech « place de la magie », le jardin de la Mamounia, où la petite fleur assoiffée, sa corolle tournée vers le ciel, aspire à recevoir la goutte de bonheur que sera pour elle la goutte de pluie ; les jardins de Meknès, clos par les murs d’antiques palais où il semble que la vie puisse se consumer en rêves indéfinis. En Chine, ces étalages de boutiques qui suscitent en vous les truculentes peintures familières au pinceau de Huysmans. Rome enfin, Rome où vous avez goûté le charme pénétrant « de cette fraternité de l’humble avec le pompeux qui en était la caractéristique », jusqu’aux imposantes transformations qui, en nous rendant la ville impériale représentée par ses ruines, renouvellent sans cesse le souvenir d’un immense écroulement.

 

Le secret de votre méthode, c’est précisément votre Rome qui nous le livre ; lorsque, des pentes du Monte Cavo, vous contemplez le paysage solennel de la campagne et des approches de la ville « moins capitale que souveraine », vous écrivez cette simple ligne : « La grandeur des sensations y prépare celle des pensées. »

 

Tel est, Monsieur, l’incomparable mérite de l’ouvrage que je considère comme votre chef-d’œuvre, En Chine, où se manifestent dans leur plénitude tous les aspects de votre talent. Enquête conduite avec autant de clairvoyance que de courage, — car il a fallu du courage pour parcourir, en 1920 et 1921, l’immense pays au début de la révolution où il se débat encore et dont nul ne peut prévoir la fin.

 

Vous avez tout étudié, reliant avec sagesse le présent au passé, art, littérature, philosophie, religion, coutumes, recherchant dans toutes ses manifestations l’âme chinoise.

 

Vous avez su mettre en un beau relief les diverses forces étrangères qui agissent là-bas, avant tout celle du Japon, puis celle des États-Unis, celle de l’Angleterre, celle de la France, caractérisant à merveille chacune d’elles.

 

Vous ne pouviez pas oublier l’action de nos missionnaires et vous ne l’avez pas fait. Avec quelle émotion vous les rencontrez, avec quelle gratitude vous les écoutez ! Prêtres des Missions étrangères, Lazaristes, Jésuites, vous les avez dépeints avec amour et respect, saisissant la totalité de leur sacrifice, celui des plus humbles dont la vie rappelle, mais si loin, si loin de chez eux, l’existence de nos modestes prêtres de campagne, celui des plus cultivés, des plus savants, comme cette communauté de Jésuites où vous avez goûté quelques-unes des satisfactions les plus appréciées de l’homme de « bonne compagnie » que vous portez partout avec vous.

 

Rencontre bien émouvante aussi celle de ces Franciscains belges venus saluer les officiers de votre canonnière sur le Yang Tsé. Derrière eux, vous apercevez, je vous cite, « cette Belgique inoubliable qui fit la première grincer et gémir l’horrible appareil de la force allemande, parce que, dans ses rouages, elle avait jeté la seule chose qu’il ne peut broyer, le petit diamant de l’honneur ».

 

Qu’il s’agisse du Maroc ou de la Chine, vous sentez avec acuité le caractère spirituel nécessairement inhérent à l’action de notre pays : « Plus, dites-vous, la France fixera les traits de sa figure intellectuelle et morale, plus elle précisera les principes dont elle s’inspire, plus les ouvrages de l’esprit y prendront de hauteur et de noblesse, plus elle imposera sa grandeur au monde. »

Puissiez-vous, Monsieur, être écouté !

 

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*  *

À regarder le monde, vous avez appris ces deux grandes choses : rattacher l’âme de l’homme à la terre, retrouver dans la diversité des races l’universelle parente des hommes, par là même découvrir les moyens de les rapprocher les uns des autres et, comme il est advenu au Maroc, grâce à un Lyautey, de les rapprocher « avec noblesse».

 

Ainsi compris, les voyages sur notre planète ne pouvaient, bien au contraire, vous détourner de voyager, sans l’intermédiaire d’aucun lieu déterminé, dans l’âme humaine elle-même, cet infini dont les horizons reculent sans cesse devant le regard de qui les contemple.

 

Moraliste en toute occasion, vous avez su vous détacher de l’occasion et devenir, s’il est permis de recourir à ce mode un peu primitif de classification des genres, un moraliste de profession.

 

Déjà ce trait de votre physionomie apparaît à nos contemporains comme le plus saillant de votre personnalité. C’est celui peut-être que retiendra la postérité, lorsque le monde que vous avez décrit aura une fois de plus changé de face.

 

Quatre essais d’inégale étendue représentent cette forme de votre activité littéraire : l’Enfance, petit traité que tout éducateur méditerait avec profit ; l’Éloge de l’ignorance, de forme un peu paradoxale, qui crève le ballon de la fausse science et celui d’une culture peu appropriée chez les femmes ; l’Argent, satire bonne à méditer aux jours que nous vivons, et d’où il appert que l’excessif esprit d’épargne dont se targuent nos compatriotes les a surtout conduits à vider leurs bourses entre les mains d’étrangers et de rivaux qui ne les ont que peu ou point payés ; enfin l’Amitié, un de vos livres les plus justement réputés.

 

Qui ne serait charmé, presque ébloui, par tant de fines remarques ? À la première lecture, on est conquis ; à la réflexion, quelques questions se posent.

 

Votre conception de l’amitié, ne s’entoure-t-elle pas d’un cadre un peu étroit, Non seulement, vous ne l’admettez qu’entre hommes, mais entre hommes d’une certaine espèce, celle qui se réserve le privilège d’être intellectuelle ; l’esprit y tient beaucoup plus de place que le cœur ; une crainte vous hante, un peu étrange puisqu’à tout prendre il s’agit d’aimer, c’est que l’élément affectif ne vienne à l’emporter. À l’amitié importent la libre conversation, voire les friands dîners. L’estime réciproque n’y entre pas comme un élément essentiel, ou du moins l’estime s’y ramène à une sorte d’admiration d’origine cérébrale. Je m’arrête, de peur que vous ne me reprochiez in petto de tirer contre vous ce que vous appelez « les gros boulets de la morale », artillerie lourde dont l’usage semble provoquer chez vous plus de sourires ironiques que de crainte, même simplement révérencielle.

 

Où votre spirituelle et pénétrante psychologie remporte son plein triomphe, c’est dans les quarante pages où vous épuisez, en un dialogue étincelant, tous les aspects de ce délicat sujet, source d’éternelles controverses : la nature de l’amitié qui peut unir un homme à une femme. Est-il jamais possible d’oublier tout à fait ce que l’on est, l’un et l’autre, dans le fond de son être ? Vous n’inclinez pas à le penser. Observations, réflexions, nuances et subtilités se multiplient sous votre plume. En vous lisant, on s’amuse, on s’émerveille de tant de découvertes, parfois même s’attendrit et, finalement, à peu près sans réserves, me on se range à votre avis.

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Monsieur, vous vous rendez à vous-même le juste témoignage d’avoir en tout temps beaucoup travaillé : « Je ne conçois pas du reste, avez-vous écrit, comment on pourrait se mettre à travailler si l’on ne travaillait pas toujours. » Le rêve lui-même, quand il vous plaît de vous y abandonner, est pour vous une forme, et quelquefois singulièrement féconde, du travail.

 

Travaillé ! oui, dans tous les sens de ce grand mot : c’est-à-dire, d’abord, ne laisser inoccupés ni son cerveau, ni sa plume ; mais aussi creuser, approfondir, chercher jusqu’à ce que l’on ait trouvé l’expression adéquate de ce que l’on veut dire.

 

Vous vous êtes donné beaucoup de peine pour écrire. Peut-être en résulte-t-il, et ce n’est pas un reproche, qu’il faut s’en donner aussi pour vous bien lire, mais de cette peine, l’auteur et le lecteur se voient largement payés l’un par l’austère joie d’avoir, grâce à la justesse, à la subtilité, au coloris des mots, exactement recouvert la réalité des choses ; l’autre, celui qui vous lit, par l’enrichissement d’une pensée devenue, au contact de la vôtre, plus précise, plus nuancée, souvent même plus forte et plus étendue.

 

Vous ne vous êtes pas proposé de renouveler le monde par quelqu’une de ces idées-forces qui le troublent, l’agitent et le transforment plus ou moins. Vous n’avez été le saint Bernard d’aucune croisade. À propos de Stendhal que vous admirez tant, n’avez-vous pas laissé échapper cette boutade « que ceux dont les écrits ont une grande action sur le monde ont nécessairement quelque chose de vulgaire » ? Et, déjà nous en sommes convenus, vous êtes un aristocrate. Vous n’écrivez pas pour la foule ; mais vous demeurez le régal des délicats. Même dans l’ordre des lettres pures, vous n’avez pas entrepris d’innover. Les originalités créatrices d’un Paul Claudel ou d’un Paul Valéry ne se rencontrent pas dans votre œuvre. Vous tenez à la pure tradition française et vous la représentez excellemment. C’est un titre assez beau pour justifier votre renommée et le choix de l’Académie.

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Les choix de l’Académie, même ratifiés, comme il arrive en général, par l’assentiment des gens de goût, ne le sont pas toujours par l’opinion populaire. L’élection de votre prédécesseur, Charles Le Goffic, eut ce privilège. Rarement élection provoqua tant de manifestations enthousiastes. Le grand amphithéâtre de la Sorbonne se remplit en son honneur d’une foule égale à celle qui salua la visite ou la mémoire des plus grands personnages. Il en fut de même, non seulement en Bretagne, mais en diverses provinces. Ses funérailles à Lannion, au rustique cimetière de Trégastel, eurent quelque chose de triomphal. Plusieurs mois après sa mort, les cérémonies qui se célébrèrent à Paris, fût-ce en pleine rue, comme lors de la pose d’une plaque commémorative sur son modeste logis, provoquèrent le même concours de peuple et la même émotion.

 

Pourquoi ? On dira : parce qu’il était devenu comme une incarnation de sa petite patrie et parce qu’il appartenait à beaucoup de sociétés littéraires on régionales qui se réclamaient de sa renommée.

 

Assurément, ce fut une grande force pour notre confrère d’être le fils d’une petite patrie et de ne l’avoir point oublié ; il eut une base, un port d’attache ; les pauvres Parisiens sont des sans-patrie ; il leur est plus difficile d’arriver et de réussir. Autre force évidemment de s’être agrégé à diverses corporations et d’y avoir joué un rôle actif.

 

Mais je ne vois là qu’une explication bien secondaire c’est dans la nature même et dans le caractère de Charles Le Goffic qu’il faut chercher la cause principale de la sympathie générale et durable qu’il a suscitée.

 

Vous venez, Monsieur, de caractériser son talent en de nobles pages qui serviront sa mémoire. Vous l’avez situé dans une atmosphère poétique et vaporeuse où se mêlent, comme en un paysage breton, le ciel avec ses nuages, la terre avec ses aspérités, les eaux avec leurs mobiles reflets. L’homme se fond un peu dans l’ensemble.

 

Permettez-moi de descendre de quelques degrés et, laissant là les œuvres, d’ajouter quelques traits plus précis à la physionomie de celui que nous avons connu et aimé. Ne mettons pas en lui trop de symbolisme. Le Goffic ne fut pas seulement l’incarnation d’une province, d’un esprit, d’une âme collective. Il fut un homme, un homme très vivant, très attachant : là est le vrai secret de l’attirance qu’il exerça.

 

Tout en lui était vie : l’amour des lettres, l’amour de la Bretagne, l’amour de la France, l’amour de la religion, l’amour de ses semblables. Ce qu’il fut, il le fut avec sincérité, avec fougue, avec exubérance et cependant avec une raisonnable sagesse, capable de prévenir ou d’arrêter les écarts et les excès. C’est cette puissance de vie qui le pousse à quitter son pays natal, à venir à Paris, à se plonger dans son existence nouvelle, à réagir même contre ce qu’il a reçu de sa terre, de sa famille, de sa tradition ; il veut être lui-même et l’être pleinement ; plus tard seulement, il s’apercevra, comme l’a si bien découvert votre fine psychologie, « qu’on ne peut être soi-même à soi tout seul ».

 

Il devient homme de lettres ; il éblouit ses camarades d’études par la très large hospitalité de son esprit qui s’éprend de tous les systèmes, de toutes les nouveautés, qui saisit et accueille tout ; il écrit, il publie, il se crée des relations et déjà il pense à l’Académie, lui le fils du modeste libraire de Lannion. Homme de lettres, il le restera au point que ceux qui ne le connaîtront que superficiellement ou l’entendront pour la première fois ne seront guère frappés que cet aspect de son être intellectuel et moral. De fait, son premier mouvement à lui-même sera d’envisager les choses et les gens sous l’angle de la littérature, du livre ou de l’article de journal. Je le vois encore à l’une des premières escales de notre voyage vers l’Amérique du Sud, à Almeria, où nous étions depuis une demi-heure, s’asseoir à une table de café pour envoyer à La République ses impressions définitives sur la pittoresque cité. Tandis que nous approchions, Monsieur, au milieu des récifs cachés, de cette rade merveilleuse de Rio de Janeiro que nous avons tous deux admirée, M. Le Goffic, saisi de la ressemblance du Corcovado avec la montagne du cap de Bonne-Espérance, récita imperturbablement au capitaine, qui heureusement n’en perdit pas son sang-froid, l’impressionnante tirade du géant Adamastor dans les Lusiades.

 

Oui, mais sa pensée et son imagination sont riches et fécondes ; toujours il garde le contact avec le sol, avec la vie, avec le peuple tel qu’il est. En mer, au milieu des étranges amusements qui saluent le passage de la Ligne, je l’ai entendu réciter de ses vers aux matelots rassemblés et les captiver. On eût dit qu’en lui ils reconnaissaient l’un des leurs. Un jour qu’avec un ami il voyageait sur la côte bretonne, ayant un bras de mer à traverser, tous deux demandèrent le passage à des carriers qui allaient de l’autre côté. Pendant le trajet, M. Le Goffic causa avec eux. Tous avaient lu Le Crucifié de Keraliez, dont la scène se passe dans la région ; l’un de ces hommes lui demanda : « Comment se fait-il, M. Le Goffic, que vous nous connaissiez et nous compreniez si bien ? » Sa plume était sincère comme son âme ; il ne jouait pas la comédie, du savoir et du sentiment. Il méritait d’être cru et il l’était.

 

Ses livres sur la guerre, pas plus que ses livres sur la Bretagne n’étaient d’un amateur. Nos grands chefs les tinrent en véritable estime, ainsi qu’en témoignent les lettres échangées à l’occasion de leur publication et surtout l’amitié dont l’honora dès lors le maréchal Foch. Celui-ci, dont la résidence près de Morlaix n’était pas éloignée de Rûn-Rouz, se plut à lui rendre visite après la paix et de là sortit le volume Mes entretiens avec Foch.

 

Vous-même, Monsieur, vous l’avez fait toucher du doigt : si profond et si ardent que fût l’amour de Charles Le Goffic pour sa province, jamais il ne l’incita à de pieux mensonges ; il rejeta sans pitié les « bretonneries » de convention, si pittoresques qu’elles pussent paraître.

 

S’agit-il de l’amour de la grande patrie, la France, il le pousse jusqu’à la plus vive sensibilité. Il soutient, il soulève l’âme de la patrie menacée ; en exaltant les héros de la résistance, il en suscite de nouveaux et prépare ceux de la victoire finale. La guerre finie, il travaille à l’union et supplie la France de ne pas céder aux illusions d’un internationalisme dirigé contre elle et destiné à la livrer désarmée aux dangers qui la menaceront demain comme hier. A-t-il pour cela perdu le sens chrétien de la justice et de la paix ? Non, il n’a point de haine contre l’ennemi vaincu ; il comprend et respecte les droits de tous.

 

Lorsqu’après quelques années d’éloignement de la foi traditionnelle de ses pères, il y revient, il le fait sans ostentation et sans fracas ; point, d’invectives contre ceux dont il se sépare ; point de conseils outrecuidants à ceux dont il se rapproche. Il rentre à l’église comme dans la maison de son père. Avec la noble et pieuse compagne de sa vie, il se console dans la prière de la mort d’une fille bien-aimée. Il n’a cure du « qu’en dira-t-on ? » Me serait-il défendu de citer un fait qui eut tant de témoins ? Durant les trois semaines de notre traversée de Marseille à Buenos-Aires ; chaque matin, dans le salon du paquebot, celui qui avec moi allait porter en Argentine et en Uruguay la parole française, me servit la messe et prit part au banquet eucharistique.

 

Enfin, j’ai dit : l’amour de ses semblables. Charles Le Goffic avait le cœur noble et grand, le caractère loyal et franc ; il était cordial, serviable et pour tout dire bon. Il s’appliquait à ne blesser personne il n’était jaloux ni du talent, ni de la gloire des autres ; ses admirations et ses enthousiasmes étaient sincères et sans hypocrites réserves.

 

Faut-il être surpris qu’il ait compté beaucoup d’amis ? Un grand nombre de jeunes gens de toutes provinces venaient à lui et, comme jadis ses camarades, se rangeaient sous son influence. D’illustres personnages faisaient de même. Lorsqu’après une longue absence Alain Gerbaut vint à Paris, une de ses toutes premières visites fut pour Charles Le Goffic. Hommage à l’écrivain sans doute, mais plus encore à l’homme.

 

Monsieur, à la fin de votre discours, vous évoquez toutes les traditions historiques, littéraires, morales et religieuses dont se compose la tradition française et qui furent celles dont s’inspira votre prédécesseur, dans son œuvre et dans sa vie. En vous, je me suis plu à reconnaître quelques uns des plus beaux traits de cette même tradition.

 

Vous et moi, tous ici, nous voulons qu’elle vive cette tradition sacrée. En avons-nous l’assurance ? Y pouvons-nous quelque chose ?

 

Le dernier ouvrage de Charles Le Goffic, Brocéliande, publié depuis sa mort, s’achève par un chapitre qui porte ce titre : Esprit, es-tu là ?

 

Le soir tombe, ou plutôt il monte ; et les pensées montent avec lui. La forêt n’est plus qu’une masse figée et noire ; au centre de la clairière, deux miroirs qui se renvoient encore des reflets de lumière, un pan du ciel, un étang. « C’est l’heure des esprits. Esprit que j’attends, quel que soit le message que tu m’apportes, es-tu là ? » L’Esprit paraît : c’est l’enchanteur Merlin qui, — tel le Protée de la fable, — a reçu le double don de prophétiser et de changer de forme. Et voici que successivement il revêt tous les personnages humbles ou grands qui, depuis vingt siècles, ont incarné et traduit au dehors l’âme de la Bretagne.

 

Esprit, es-tu là ? La question, avec le soir de nos vies, monte jusqu’à nos lèvres, tandis que nous considérons la France telle qu’elle se défait et se refait aujourd’hui. Esprit de la France et de sa tradition, es-tu là ?

 

Es-tu là, dans ce chaos de systèmes et d’idées, dans cette invasion tumultueuse de doctrines étrangères à ton génie que des maîtres égarés prétendent t’imposer ? Messieurs, notre mission c’est de garder, au cours des évolutions légitimes, l’esprit sans lequel, subsistât-il un peuple français, il n’y aurait plus la France.