Rapport sur les prix de vertu 1957

Le 19 décembre 1957

Alphonse JUIN

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 19 décembre 1957

Rapport sur les prix de vertu

DE

M. le Maréchal ALPHONSE JUIN
Directeur de l'Académie

 

Messieurs,

Dans ses « Caractères », La Bruyère nous dit, à propos du mérite personnel, que « le Sage guérit de l’ambition par l’ambition même. Il tend à de si grandes choses qu’il ne peut se borner à ce qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur ; il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même besoin d’efforts pour ne pas trop les dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple ; mais les hommes ne l’accordent guère et il s’en passe ».

J’imagine que ces derniers mots sur l’indifférence des hommes à l’égard de tout ce qui touche aux sages et aux vertueux ont dû peser sur la résolution prise par M. de Montyon, le généreux fondateur du prix que nous décernons aujourd’hui, de faire en sorte qu’au moins une fois l’an la vertu toute simple et toute pure, celle dont parle La Bruyère, fût glorifiée en France et sous cette coupole afin de donner Plus d’éclat à sa consécration.

Je ne me hasarderai pas, Messieurs, à démêler les sentiments qui ont agité l’âme de M. de Montyon lorsqu’il institua son prix. Notre regretté confrère, Robert de Flers, s’y est évertué le jour qu’il eut lui-même à présenter le rapport sur les prix de vertu à notre séance annuelle et que la fantaisie le prit d’adresser à l’ombre de M. de Montyon un discours aussi fouillé et aussi étincelant de verve et d’esprit que celui qu’il eût fait entendre dans cette enceinte si notre Compagnie, plus sensible au bienfait que le commun des hommes à la vertu, eût bien voulu, en son temps, accueillir le bienfaiteur dans son sein et, par anticipation, charger Robert de Flers de le recevoir !

Robert de Flers toutefois ne s’est pas posé la question de savoir si M. de Montyon n’avait pas, aussi espéré, en contraignant quarante académiciens, non forcément vertueux, à connaître et à juger, au moins une fois dans l’année, des actes de ceux qui font le bien, qu’il finirait sans doute par s’en trouver parmi eux qui le devinssent pour tout de bon. N’aurait-il eu d’ailleurs que cette seule pensée, de sauver quelques âmes, que ses mérites n’en seraient en rien diminués.

Je vous avouerai, Messieurs, que cette question je me la suis posée à moi-même lorsque l’honneur m’échut d’être aujourd’hui votre rapporteur ; non que je me sentisse particulièrement visé, avant toujours été de ceux que le fait vertueux touche au vif et attendrit, mais parce que n’ayant jamais été qu’un soldat, je n’étais point sûr d’en pouvoir parler selon qu’il convient et par conséquent de seconder le dessein gratuitement prêté à M. de Montyon.

Dans mon désarroi, j’ai cherché à savoir ce qu’aurait fait un autre Maréchal de France et des plus illustres, Villars, le vainqueur de Denain et le premier qui, en possession du bâton, eut l’idée de se faire admettre à l’Académie, si le sort avait voulu qu’il fût aujourd’hui à ma place. À en croire Saint-Simon, il n’était point de ceux qui guérissent de l’ambition par l’ambition même ; et pour ce qui est de la vertu, on en peut juger par la réponse qu’il fit un jour en Allemagne, au cours d’une campagne qui n’a pas laissé un bon renom, aux magistrats d’une ville conquise qui lui en présentaient les clefs d’argent en lui faisant observer que M. de Turenne, dans une circonstance pareille, les leur avait rendues : « Messieurs, leur aurait dit le Maréchal en s’emparant des clefs, sachez que M. de Turenne est inimitable. » M. de Turenne évidemment eût été plus qualifié que M. de Villars pour faire ici l’éloge de la vertu. Mais j’avais besoin d’une autre référence, d’une seconde preuve, pour mieux dire, de la possibilité offerte à une sensibilité de se blottir sous la cuirasse d’un homme de guerre et de s’y développer. J’eus la bonne fortune, en feuilletant l’armorial des Maréchaux de France, de la découvrir dans un trait sublime se rapportant au Maréchal de Luxembourg. Sait-on que ce remarquable soldat qu’une disgrâce de la nature avait fait surnommer « le petit bossu », mais qu’on appelait aussi « le tapissier de Notre-Dame », pour les nombreux drapeaux pris à l’ennemi qu’il avait pu envoyer à notre cathédrale métropolitaine après sa victoire de Nerwinde, eut une fin édifiante même pour Bourdaloue qui l’assista à ses derniers moments? Terrassé par un mal implacable peu de temps après sa victoire, il mourut en prononçant ces paroles empreintes d’humilité et de charité chrétienne : « Je préférerais aujourd’hui, à l’éclat de victoires inutiles au tribunal du juge des rois et des guerriers, le mérite d’un verre d’eau donné à un pauvre pour l’amour de Dieu. »

J’ignorais, pour ma part, que Luxembourg eût gardé, sous son harnois, malgré les apparences, un tel don de spiritualité et ce cœur de bon samaritain. J’en éprouvai sur-le-champ, en le découvrant, ce frisson de l’âme qui prélude à son envol vers les régions plus sereines où s’offre le spectacle attendrissant de tant d’actions vertueuses accomplies quotidiennement par des êtres qu’on peut dire d’exception.

La liste, à la vérité, s’en allonge chaque année comme vous avez pu le constater, faisant ainsi davantage ressortir la disproportion qui existe entre nos revenus et le nombre des personnes méritantes entre lesquelles il nous les faudrait, en bonne justice, partager. D’ailleurs ces revenus ne vont-ils pas eux aussi en s’amenuisant de plus en plus ? — du fait de la conjoncture, dirons-nous, pour n’incriminer personne — mais au point de déplorer que M. de Montyon, dont les capacités financières nous ont été révélées, n’ait pu se prolonger jusqu’à notre temps de sombre pénitence. Elles y eussent, ses capacités, trouvé leur emploi. N’avait-il pas réussi à multiplier ses avoirs en faisant à l’étranger d’opportuns et avantageux placements au moment où les choses menaçaient d’aller mal dans notre Pays? Certes, ce n’est point à nous de lui en faire grief puisque aussi bien sa méthode peu orthodoxe en matière de saine économie nationale lui a permis de nous faire, en faveur des pauvres, une donation plus substantielle.

Nous voici donc tenus aujourd’hui plus qu’hier de resserrer nos choix afin que l’aide matérielle accordée ne soit pas seulement symbolique. Mon premier devoir sera d’en exprimer les regrets très vifs de notre compagnie en donnant l’assurance qu’à défaut de pouvoir récompenser, et même citer tous les cas qui lui ont été soumis, il n’en est aucun sur lequel elle ne se soit penchée sans être émue et sans avoir une pensée de reconnaissance. Je demanderai qu’on veuille bien également pardonner à votre rapporteur d’aujourd’hui d’avoir mis l’accent dans son discours sur certaines infortunes et vertus afférentes dont le spectacle lui est devenu pour ainsi dire familier depuis une libération qui n’a pas affranchi tout le monde au même degré, comme il est aisé de s’en rendre compte.

Mon éminent confrère, M. Maurice Genevoix, avait déjà rappelé, il y a cinq ans, lors de la présentation du rapport dont il était chargé, « qu’il y a des discours de guerre qui célèbrent les vertus militaires, qui glorifient les armées nationales ; et des discours d’après-guerre, où l’on voit surgir des misères que les temps paisibles ignorent, mais qui n’ont guère changé depuis la suite fameuse de Goya ». Seulement, les temps que nous vivons actuellement ne sont pas tout à fait d’après guerre en ce sens que la guerre est toujours suspendue sur nos têtes et que la France en particulier n’a pas cessé, depuis la Libération, d’être l’objet d’agressions plus ou moins déguisées visant à démanteler son empire.

Il s’ensuit qu’aux séquelles que toute guerre traîne après soi, et elles sont nombreuses et douloureuses quand la guerre a déjà fait elle-même le plein des horreurs, s’ajoutent aujourd’hui d’autres misères résultant d’un état de guerre quasi endémique. Cela a commencé par un prurit de guerre froide bientôt suivi de localisations sanglantes en Corée, en Indochine et maintenant en Algérie.

Certes, ces conflits, où notre Pays s’est trouvé entraîné à son corps défendant, sont loin d’avoir le caractère de violence meurtrière des guerres vraiment dignes de ce nom : celles qui ont été au cours des siècles derniers le honteux apanage des nations de race blanche. Dieu merci ! il y a moins de pertes humaines à déplorer, mais que de souffrances morales engendrées par les conditions de vie souvent inhumaines imposées en particulier aux militaires de carrière de notre Armée !

Songez, Messieurs, que parmi ceux des nôtres qui se battent aujourd’hui en Algérie il en est qui, depuis douze ans, c’est-à-dire depuis la Libération, aux combats de laquelle beaucoup avaient déjà participé, ont accompli deux et même trois séjours en Indochine. Toute notre Armée, à vrai dire, est aujourd’hui astreinte au nomadisme. La plupart des foyers ne voient que rarement le chef de famille presque toujours occupé à guerroyer quelque part. Les séjours en Europe ne durent que peu de temps, et pas toujours dans la même garnison, en sorte que les déménagements sont fréquents. Et cependant, quelle abnégation chez tous ces militaires de carrière dont la servitude prolongée ne se soutient que par l’espoir de quelques minutes de grandeur, quand elle n’est pas subitement interrompue par la balle d’un rebelle. Ils ont donné en Indochine des preuves éclatantes de leur héroïsme, et voici qu’aujourd’hui nos jeunes gens du contingent, qu’ils encadrent en Algérie, s’inspirant de leur exemple, se conduisent eux aussi magnifiquement.

On ne saurait donc trop se pencher sur les misères qui se cachent bien souvent derrière tant d’abnégation et d’héroïsme. Elles n’apparaissent à la vérité que lorsque le sacrifice est consommé et que le chef de famille s’efface en ne laissant plus dans les registres des hommes que son nom désormais suivi de la mention « mort pour la France ». Oui, mort pour la France ! mais mort aussi, hélas ! pour une femme et des enfants vêtus de noir, souvent abandonnés dans l’enfer des vivants avec des ressources insuffisantes.

Le sort de ces veuves, ayant charge d’enfants, qui se trouvent ainsi brusquement placées devant les réalités d’une vie austère exigeant d’elles un combat quotidien, est chose bien émouvante ; et c’est bien pourquoi, sans oublier l’Association des Veuves de guerre 1914-1918 qui compte encore environ 200 veuves et reçoit le prix Verdier-Coudert et le prix Guizot, nous avons attribué le prix Davillier à l’association des Veuves de militaires de carrière, morts pour la France, et à sa filiale, les Veuves de militaires morts pour la France.

Cette œuvre, fondée naguère par la Générale Malletterre, est aujourd’hui présidée par la Générale Guitry et entre les mains de femmes de cœur qui ont recueilli les traditions de bonté et de fervent patriotisme de sa fondatrice. Toutes ont connu la grande épreuve qui a bouleversé leur existence. Toutes accueillent celles qui viennent à elles. Elles savent combien est lourde cette vie de tous les jours quand la mère est seule pour en assumer les charges. Souvent, le travail au dehors s’impose car il faut gagner le pain quotidien, assurer les études, payer le loyer, faire face à la maladie, parfois cher- cher l’introuvable logis. Qui dira les veilles prolongées et l’angoisse devant le buffet vide, le manteau usé que l’on ne peut remplacer et ces joues pâles de l’enfant qui aurait tant besoin d’air pur. Mais on s’en doute bien dans le milieu des veuves et c’est alors que l’Association intervient, mettant en œuvre tous ses moyens d’action qui sont d’ordre à la fois moral et matériel. L’aide matérielle est accordée à celles dont les forces décroissent ou qui sont malades, aux jeunes qui n’ont pas les moyens que réclame l’éducation des enfants. Dans ce dernier cas, elle consiste souvent à leur procurer des possibilités de travail en intervenant auprès des pouvoirs publics ou des entreprises privées.

Quant à l’aide morale, il est admirable de constater qu’elle repose essentiellement sur la solidarité étroite des nombreuses veuves de guerre que groupe l’association, je dirai même d’autres associations, car il y en a d’autres où fleurissent les mêmes vertus. Fidèles à l’idéal qui guida leurs époux, pénétrées de l’idée de devoir, devoir envers leurs enfants, envers leurs sœurs dans le malheur, elles font preuve entre elles d’une humaine et affectueuse compréhension et d’une bonté sans égale, ce qui leur permet d’affronter ensemble et courageusement les rigueurs d’une existence faite surtout de solitude, de pauvreté, de dévouement et d’amour.

Je pourrais vous citer bon nombre de ces vies exemplaires. En voici deux brièvement résumées et se rapportant à des personnes dont je respecterai l’anonymat, car elles y tiennent expressément. C’est d’abord celle de la veuve d’un Capitaine tombé en 1940, restée seule avec trois jeunes enfants. La pension est faible, le logement précaire. Mme P... rejoint sa mère, veuve d’officier, dans son tout petit appartement qu’on agrandira ensuite de deux mansardes.

Aussitôt Mme P... se met en quête d’une situation qui lui permette, tout en gagnant quelque argent pour élever les petits, de s’occuper d’eux et de son ménage. Ayant fini par obtenir un poste de secrétaire à la demi-journée, elle arrive ainsi à faire face péniblement aux dépenses nécessitées par l’entretien et l’éducation des enfants. Ces derniers grandissent, les deux fils cadets préparent Saint-Cyr où ils seront du reste reçus afin de pouvoir assurer la relève du père, tandis que leur sœur aînée épousera un officier frais émoulu de Coëtquidan. Le bonheur du jeune ménage semble devoir être parfait ; mais il est subitement tranché par la mort du mari tombé glorieusement dans un combat en Kabylie, quatre mois après.

Mme P..., à son tour, recueille son enfant désolée et bientôt mère d’un bébé, unique joie aujourd’hui d’un foyer où se resserrent une mère, une grand-mère et une arrière-grand-mère, toutes trois veuves d’officiers.

Un autre exemple de courage, et de courage malheureux qui aurait pu s’achever en catastrophe, est celui de Mme D..., veuve d’un Capitaine ayant péri en mer en 1943 lors du torpillage du transport de troupes sur lequel il était embarqué. Mme D... qui a appris son malheur au Maroc, s’est réfugiée, dès que cela lui a été possible, avec ses deux tout petits à Paris où elle compte, à défaut de famille, quelques amitiés chères à son mari. Mais ses ressources sont maigres et il lui faut travailler tout le jour à de durs travaux de couture qui épuisent sa santé déjà bien fragile. Elle tousse et ses forces déclinent au point que le médecin, qui a diagnostiqué la tuberculose, ordonne qu’elle cesse tout travail et soit séparée de ses enfants. Tout est facilité grâce à des amitiés secourables et aux interventions de l’Association. Mme D... est hospitalisée tout près de son domicile à l’Hôpital Pasteur où ses enfants peuvent chaque jour l’entrevoir par la fenêtre, ce qui lui est déjà une immense consolation. Après de bons soins et un séjour prolongé dans une maison de convalescence, Mme D..., complètement rétablie, peut rentrer au modeste logis que ses enfants n’ont pas quitté et où la fille aînée, courageuse comme sa mère, l’a remplacée efficacement.

Mais, dira-t-on, comment ces jeunes femmes, nullement préparées au malheur, ont-elles pu d’un jour à l’autre se muer en véritables héroïnes tant par leur courage que par leur bonté? Leur amour maternel les y a certainement poussées, mais aussi le souvenir vivace du mari qui s’est sacrifié et qui, bien souvent, avant de disparaître, leur a tracé leur devoir en un dernier message. Il faut relire quelques passages de lettres ultimes dictées par un sombre pressentiment mais d’une rare élévation de pensée.

... De Pierre Maurice Masson, tombé en avril 1916 à Flirey « Demande à Dieu l’amour de cette humanité malheureuse qui a toujours tant besoin de lui... Va vers les pauvres, vers toutes les infortunes... Sois indulgente à la gaieté, à la jeunesse, à la vie insoucieuse de la mort. Que ta douleur te purifie sans t’aigrir, et que tu sois, pour tous ceux qui t’approcheront, des ailes et non un poids... »

De Georges Citerne, fils du Commandant Citerne, mort pour la France, entré dans la Résistance, fusillé le 7 mars 1944 :

« ... Et pourtant, je te fais cette chose affreuse de te quitter... C’est qu’il n’y a pas que nous et notre amour au monde : il y a toute une vie qui peut faire heureux ou malheureux nous et les autres, et c’est pour ce bonheur-là que je suis parti... J’étais capable d’être un homme avec un idéal et un sens du devoir... C’est dur, tu sais, mais je tiendrai, et tu pourras être fière de moi... »

Il y aurait tout un livre d’or à remplir avec de tels extraits où tous les mots ont un sens et semblent avoir été répandus dans les âmes comme autant de semences de vertu.

Que vous ayez tenu aussi, Messieurs, à récompenser cette année d’autres œuvres militaires justifierait, s’il en était besoin, le développement que j’ai cru devoir donner à cette partie de mon rapport. Vous avez, en effet, couronné des œuvres fort intéressantes par les fins qu’elles se proposent comme celle des Engagés Volontaires élevés sous la tutelle administrative, celle des Orphelins de la Mer, et enfin l’Association du Foyer de l’Institution Nationale des Invalides qui reçoit un prix Debonnos. L’Association du Foyer des Invalides, fondée après la première guerre mondiale par un groupe de personnes charitables dont M. Asscher, son dévoué président actuel, s’est donné pour tâche de procurer aux grands blessés de guerre recueillis à l’Hôtel des Invalides un foyer, c’est-à-dire un lieu de réunion et de détente où ils puissent trouver à bas prix des consommations, du tabac, des jeux... et de la lecture, des postes de télévision et de radio-diffusion. Depuis la création récente à l’Hôtel des Invalides d’un centre chirurgical pour blessés paraplégiques provenant pour la plupart des campagnes de Corée, d’Indochine et d’Algérie, l’effectif des hospitalisés pour recevoir les soins de ce centre s’est ajouté à celui des pensionnaires permanents de l’Institution des Invalides pour bénéficier des facilités accordées par le Foyer. Mais comme ces derniers venus sont pour le plus grand nombre des blessés de la moelle épinière immobilisés à la chambre dans des positions douloureuses qui inspirent la pitié, c’est le Foyer qui rayonne jusqu’à eux en leur envoyant des personnes bénévoles qui se rendent à leur chevet pour leur remettre tout ce dont ils peuvent avoir besoin, recueillir et noter leurs désirs, entreprendre les démarches nécessaires pour qu’ils obtiennent satisfaction. Elles n’ont souci, en un mot, que d’adoucir leur calvaire.

Si nous abordons maintenant les œuvres de rayonnement en France d’outre-mer, je constate que vous avez donné un prix Debonnos à l’Entr’Aide Catholique France-Afrique que vous aviez déjà distinguée les années précédentes. Cette œuvre a été fondée par les Frères des Ecoles Chrétiennes pour soutenir l’École Normale de Toussiana en Haute-Volta où sont formés des instituteurs noirs pour les écoles de brousse africaines et créer des liens d’amitié avec des groupes de collégiens de France par des échanges de correspondance et de cadeaux. C’est là une œuvre bienfaisante propre à créer cette union des esprits et des âmes sans laquelle l’union dite simplement française ne saurait avoir aucun fondement solide. Et c’est bien nécessaire à l’heure où notre Afrique Noire, partagée entre des prosélytismes, et même des idéologies qui s’affrontent âprement, est sans doute appelée à fixer elle-même son destin. Puisse-t-elle, grâce à des affinités préétablies d’ordre à la fois culturel et spirituel, ne pas se laisser entraîner dans des courants centrifuges qui ne peuvent que la ramener à l’anarchie et à la barbarie.

Le prix Verrières a été attribué à l’Œuvre d’Orient dont le Directeur Général est Mgr Charles Lagier. On sait qu’elle vient en aide à plus de soixante congrégations latines réparties dans tout le Moyen Orient, dans les pays slaves et dans les Balkans, lesquelles, on l’imagine aisément, ne doivent pas avoir une vie facile dans ces pays où se poursuit un effort voulu et dirigé de despiritualisation.

Enfin, le Prix Raoul Follereau destiné à « récompenser un médecin ou un missionnaire, sans distinction de sexe, de religion ou de nationalité, ayant par ses travaux et son exemple, pris une part efficace à la bataille de la lèpre », a été attribué à Sœur Othilde du sanatorium de Ducos (Nouvelle-Calédonie). Il n’est pas de plus pur exemple de dévouement et d’individualisation de la vertu que celui qui consiste à soigner des malades atteints d’un mal qui répand la terreur. Sœur Othilde s’y est consacrée depuis plus de vingt-cinq ans et elle y a, elle-même, contracté la lèpre. Mais, fort heureusement, on arrive aujourd’hui, sans miracle, à vaincre ce mal horrible. Bien soignée, Sœur Othilde, déclarée aujourd’hui guérie, a refusé de quitter ses compagnons d’infortune et de souffrance et continue à leur apporter l’espérance par son propre exemple et le secours inestimable de sa foi et de son dévouement.

J’en arrive maintenant à ces œuvres inspirées d’une profonde pitié envers l’enfance, l’adolescence, et j’ajouterai la vieillesse malheureuse. Ici encore, nous retrouvons au palmarès de cette année des œuvres qui ont déjà retenu maintes fois l’attention de notre Compagnie comme celle des jeunes garçons infirmes que préside le Comte de Grammont-Crillon et qui est destinée à venir en aide aux jeunes gens infirmes dont s’occupent entièrement les Frères de Saint-Jean-de-Dieu. Elle reçoit le prix Davillier (80 000 francs), ce qui est une bien modique somme en regard des services rendus par cette œuvre admirable de relèvement moral et d’aide sociale.

Ces quatre cents petits infirmes de Vaugirard arrachés à la masse errante et désespérée composée par tant d’infortunés convives au banquet de la vie et confiés aux mains diligentes et fraternelles des Frères de Saint-Jean-de-Dieu, voici qu’ils reprennent goût à l’existence, et acquièrent peu à peu une mentalité non point faite de résignation mais de confiance. Grâce à la rééducation physique, à la chirurgie orthopédique, à une orientation professionnelle adaptée au cas de chacun, et à l’espérance sans cesse insufflée par des hommes d’un zèle et d’une foi exemplaires, ils finissent par se dégager de ces brumes matinales qui, en leur cachant le soleil de la vie, leur donnait à penser qu’ils n’y seraient jamais que des épaves. Ils sont récupérés pour la société à partir du jour où ils prennent conscience des virtualités que recèle encore leur pauvre corps diminué et que s’éveille en eux le sens de la dignité humaine.

D’autres organisations similaires s’intéressant à l’enfance malheureuse figurent également parmi les lauréats que vous avez désignés. C’est d’une part l’Œuvre de l’Adoption qui reçoit un prix sur la Fondation Debonnos et qui, fondée par l’abbé Mitrias, recueille des orphelins et les élève aux frais de l’œuvre dans des maisons d’éducation chrétienne ; d’autre part, l’Œuvre Maternelle Laïque du 20e arrondissement à laquelle est décerné un prix Porteneuve et qui s’efforce, depuis plus de cinquante ans, de venir en aide aux enfants les plus déshérités des écoles maternelles du 20e arrondissement : distributions de vêtements aux enfants des familles laborieuses, colonies de vacances pour les enfants fatigués.

Enfin, vous n’avez eu garde d’oublier, et l’on vous en saura gré, la Maison des Isolées fondée en 1937 par Mlle Dubant et installée à Viry-Châtillon dans l’ancien couvent des Dominicaines de Béthanie.

Je rappelle qu’elle a pour but de venir en aide aux femmes restées seules à un âge avancé et ne disposant que de faibles ressources.

Cet examen des œuvres proposées à notre reconnaissance m’amène maintenant à vous parler de l’une d’elles, fort originale, due à l’initiative d’un homme de grand mérite, Jean Walter, qu’un stupide accident, comme il s’en produit trop fréquemment de nos jours sur les routes de France, a ravi au début de l’été dernier à l’affection des siens et de ses nombreux amis et admirateurs.

Il s’agit de la Fondation Nationale des Bourses de Zellidja et de la Fondation Nationale de l’Aide aux Étudiants que Jean Walter, peu de temps avant sa mort, a placées sous la tutelle de l’Université et de l’Académie Française, pour en mieux assurer la pérennité. Il a ainsi ajouté son nom à la liste des bienfaiteurs de notre Compagnie et c’est la raison pour laquelle je me fais un devoir, en ce jour consacré à la célébration de la vertu, d’évoquer devant vous la mémoire et la figure de haut relief de ce mécène étonnant, réfléchi et profondément social.

Entendons-nous bien, Messieurs, les mérites de Jean Walter ne sont pas de ceux que nous avons coutume de sanctionner par l’attribution d’un prix Montyon. Ils sont d’une autre étoffe. Je n’ai jamais pensé pour ma part, l’ayant quelque peu pratiqué, qu’il fût homme à se préoccuper, comme le Maréchal de Luxembourg, d’un verre d’eau donné à un pauvre pour l’amour de Dieu. Sa sensibilité et son altruisme se situaient sur un autre plan, celui de l’action créatrice à laquelle il semblait avoir borné son rêve puissant de la vie. Architecte de grand talent, réputé comme un des meilleurs pionniers de l’architecture hospitalière, artiste dans toutes ses manières de penser, de sentir et d’imaginer, il tenait à la fois de Léonard de Vinci et de Rockefeller ou de Ford tant il était doué pour les grandes entreprises. Ne lui doit-on pas la mise en valeur des importants gisements de plomb de Zellidja dans le Maroc Oriental qui constituent aujourd’hui un des plus beaux joyaux de notre économie nationale? Mais ce qu’il y avait de plus admirable en lui, c’est que son génie créateur procédait aussi de l’artiste ou du savant soucieux de faire des expériences significatives toujours inspirées d’une haute pensée d’humanité. L’œuvre sociale qu’il a accomplie sous mes propres yeux au Maroc dans ses mines de Boubeker en porte témoignage, de même que sa Fondation Nationale des Bourses de Zellidja en est une des expressions les plus originales.

Jean Walter, dont la devise était « créer pour apprendre aux autres à créer », avait compris que les connaissances théoriques dispensées dans les établissements d’enseignement ne suffisent pas à former les chefs que nécessitent, dans toutes les branches, les affaires du Pays ; qu’il faut les compléter, comme il l’avait fait lui-même dans sa jeunesse, par une expérience acquise hors du milieu traditionnel, et de nature à révéler à un jeune garçon de dix-huit à vingt ans sa personnalité et à tremper son caractère. Les remarquables résultats obtenus depuis dix ans par la Fondation Zellidja et qu’atteste la reconnaissance fervente des milliers de jeunes gens qu’elle a contribué à former par l’aventure, à leur entrée dans la vie des hommes, montrent que la voie tracée par Jean Walter est bonne. A notre Compagnie, tutrice désormais de cette fondation, de veiller selon le vœu de son créateur à ce que l’esprit Zellidja soit maintenu et vivifié.

Si, maintenant, nous laissons là les œuvres pour passer aux actes individuels, c’est-à-dire aux personnes, bien que cette distinction soit un peu artificielle étant donné que même les œuvres ne valent que par les individualités qui les animent et les dirigent, il me faut annoncer que 99 prix individuels allant de 2 000 à 20 000 francs ont été attribués cette année, représentant une valeur de 1 202 000 francs. Ce ne sont en vérité que de bien faibles primes d’encouragement. Je ferai toutefois observer que les familles nombreuses auxquelles vont le plus gros des revenus de nos fondations sont récompensées à part et ne sont pas comprises dans la catégorie de ces actes individuels.

Je ne vous infligerai pas, Messieurs, la lecture du long palmarès qui se rapporte à ces derniers ; ce serait abusif et pour vous et pour moi qui, ayant déjà largement dépassé le quart d’heure imposé jadis par M. de Montyon, finirais par y perdre mon souffle. Une autre raison, c’est qu’il ne faut pas s’attendre à trouver dans les dossiers de ces 99 lauréats de l’inédit ou des passions vives et diversement colorées, comme celles qui constituent le fond d’une aventure ou d’un roman. Il ne s’agit ici que de vertus individuelles pratiquées avec humilité et à l’image du Seigneur lequel, aux dires de sainte Thérèse d’Avila, vit « parmi les marmites », c’est-à-dire parmi les soucis et les tracasseries de la vie journalière. Nous sommes loin des vertus tapageuses et môme des actions dites d’éclat provenant de l’exaltation soudaine d’un noble sentiment et se traduisant par des éclairs d’héroïsme : un beau sauvetage accompli en affrontant le péril, un geste courageux devant l’ignominie ou l’injustice ou encore ces sacrifices volontaires consentis dans une lutte désespérée qui bien souvent arrachèrent à l’ennemi sur le champ de bataille le cri de « Ah ! les braves gens. » De tels actes trouvent leur récompense ailleurs, dans la gloire ou la renommée que les hommes comme les sociétés accordent généralement bien volontiers. Non, la vertu qui est proposée à notre reconnaissance confine, elle, à la sainteté en ce sens qu’elle s’exerce continuellement avec patience et amour dans un milieu angoissé où la détresse, qu’elle s’appelle souffrance ou dénuement, est sans cesse aux aguets.

À l’heure où la barbarie reprend le dessus dans notre monde inquiet, du fait d’une science sans humanisme qui nous prépare des désintégrations massives et ne nous a rien appris sur l’inconnaissable et l’universel que nous ne sachions déjà, — à savoir que tous les vivants sont appelés à s’y défaire un jour ; du fait également de certaines idéologies qui ne veulent rien de moins que nous priver de nos libertés les plus chères pour nous imposer un asservissement social rigoureux et desséchant, il est doux de constater qu’il existe encore des êtres simples, au cœur pur, qui semblent avoir dépouillé leur moi de tous les apports introduits par des barbares au sens où l’entendait Barrès. Affranchis jusque dans leur subconscient des mensonges conventionnels de notre société, des fausses croyances et des sottes vanités qui égarent les humains ils ne laissent plus apparaître d’eux-mêmes que les inépuisables ressources de bonté dont leur âme est remplie et qui s’emploient généreusement à secourir les, autres selon la règle tolstoïenne d’aimer et servir.

Et c’est bien là, Messieurs, la vertu capitale qu’il nous appartenait de glorifier aujourd’hui dans cette maison. Un mot la désigne, celui de Fraternité, un mot tombé du ciel en des temps désespérés et si doux et si pur nous a dit le poète,

Qu’il a comme enivré la famille mortelle
D’une goutte de vie et de divinité.