Rapport sur les prix de vertu 1951

Le 20 décembre 1951

Léon BÉRARD

Rapport sur les prix de vertu

PAR

M. LÉON BÉRARD
Directeur de l’Académie

 

Messieurs,

 

Ce que l’on apprend, par cette séance annuelle, des occupations de l’Académie française paraît fort éloigné de ce que Fénelon en avait écrit. Vers la fin du XVIIesiècle, nos devanciers se demandaient quelle tâche ils pourraient bien entreprendre lorsqu’ils auraient achevé la révision du Dictionnaire. Oubliaient-ils que le soin de constater l’usage, en le corrigeant au besoin, suppose un travail qui est, de soi, essentiellement interminable ? L’archevêque de Cambrai leur proposa de se consacrer à des recherches d’où sortirait quelque jour, il en concevait l’espoir, une somme ou le traité de l’art d’écrire en français. Il leur recommandait de travailler à des remarques sur la langue française et d’examiner tous les ouvrages qui auraient concouru à lui donner du lustre. Une telle étude, avec les observations grammaticales et critiques qui en seraient le fruit, servirait, pensait-il, à montrer « ce que peut notre langue et ce qu’elle ne peut pas » ; on en verrait mieux comment elle veut être maniée pour produire des œuvres dignes des modèles de l’antiquité. D’ailleurs, il prétendait que « les académiciens qui sont dans les provinces », comme il dit, ne fussent pas exempts de ces travaux ; ils y participeraient de loin, par écrit, ayant soin de communiquer périodiquement à M. le Secrétaire perpétuel leurs réflexions solitaires touchant les sujets traités aux « jours d’assemblée » par les académiciens qui sont à Paris. Par plusieurs endroits, ses idées sur l’art et la littérature rapprochent Fénelon de Boileau, autant que ses avis sur la conduite du royaume le séparent de Louis XIV et de Louvois. Allons-nous le récuser, sans égard pour les grâces helléniques de son esprit, là où il s’accorde avec son temps, sauf à l’exalter, comme on s’est plu à le faire, quand il prépare si hardiment la voie au siècle à venir ? Les desseins qu’il soumettait à ses confrères, pour être réalisés en équipe, par une réunion de lettrés et de gens de goût, pouvait-il imaginer au surplus qu’un homme en accomplirait, seul, la partie essentielle peut-être et la plus solide : l’admirable Littré, grâce à qui nous sommes pourvus d’un recueil où le français s’apprend par les exemples tirés des bons auteurs ? Toujours est-il que des projets formés par un grand écrivain classique à l’usage de nos prédécesseurs, il est resté quelques pages d’un sens critique exquis, d’un goût achevé, d’une fluidité harmonieuse. Si les écoliers en ont longtemps orné leur mémoire, la Compagnie ne s’en est guère inspirée quant au règlement de son travail. Une fois de plus, par les rapports qui vous sont soumis aujourd’hui, on aura vu l’Académie française aussi occupée de discerner et de mettre en honneur les bonnes actions que les beaux ouvrages.

 

Et faut-il une fois de plus protester qu’elle n’a point cependant dévié de son origine, ni manqué à sa vocation ? Aucune institution ne dure qu’autant qu’elle se renouvelle, prête à recevoir de chaque époque comme de nouvelles raisons d’être. À vrai dire, c’est là une de ces vérités sujettes à « devenir folles », comme nous l’apprend un philosophe. Des novateurs chimériques en ont souvent fait mauvais usage, par les conséquences extrêmes qu’ils en ont tirées. Ne doutons point toutefois que l’Académie n’ait été préservée, dans le renouvellement de sa vie et de ses travaux, de cette sorte d’erreurs, entre toutes pernicieuses, qui se fondent sur un principe vrai que l’on exagère. Consacrée par la volonté de son fondateur aux œuvres de l’esprit, de fervents philanthropes lui ont donné sujet d’accorder son intérêt et sa protection aux œuvres de la charité. Ainsi a-t-elle été appelée à connaître en même temps des faits du langage, des productions de l’intelligence et d’un genre d’actes ou de mérites que Pascal met à un rang « infiniment plus élevé » dans sa hiérarchie des grandeurs. Qui se plaindrait à bon droit que notre juridiction se soit étendue jusqu’à cet ordre de valeurs qui, selon les vues pascaliennes, surpasse de fort loin les deux autres, puisque « tous les corps et tous les esprits ensemble », avec tout ce qu’ils produisent, « ne valent pas le moindre mouvement de charité » ? Notre Compagnie s’est toujours félicitée d’un tel accroissement de sa fonction primitive. S’enquérir d’actions vertueuses à mettre en lumière, n’est-ce point, pour elle, se mêler de plus près à l’existence de notre peuple, se disposer aussi à le mieux connaître par ce qu’il a de meilleur et de plus noble ? Ce n’est assurément pas en se rapprochant de la nation et de la vie nationale qu’elle aurait méconnu les intentions du très grand homme d’État par qui elle a été fondée. Ayant « fait plus et moins que ce qu’il prétendait d’elle », selon la remarque de Sainte-Beuve, elle n’a point cessé d’être fidèle au dessein du Cardinal. Et elle ne se glorifierait pas moins de son patronage si la diversité même de ses attributions l’avait inclinée à reconnaître pour ses génies tutélaires à la fois Richelieu et Saint-Vincent de Paul.

 

Grâces soient rendues une fois encore à M. de Montyon, à cette famille Cognacq-Jay, dont la bienfaisance inventive s’est multipliée de nos jours, avec un sens si juste des caractères de l’époque et des hauts intérêts du pays, à tant d’autres, leurs émules en libéralité ! L’Académie s’est bien trouvée d’avoir accepté, avec leurs dons, des charges et des devoirs nouveaux. Le service de la vertu est entré pour une large part dans ses occupations alors que les changements du monde allaient lui rendre plus malaisé le service de l’esprit.

 

Au vrai, mis à part le moment fameux où elle dut se constituer en Haute-cour de critique, pour juger le Cid, il ne semble pas que l’Académie ait jamais été chargée de gouverner la République des Lettres. Historiquement, il lui appartiendrait plutôt d’exercer en littérature, par ses avis, une sorte de pouvoir indirect et latent. Encore est-il qu’elle en a usé avec prudence. Nous le voyons par l’exemple des académiciens qui ne purent se résoudre, en dépit des conseils de Fénelon, à codifier les règles qu’ils estimeraient propres à guider les écrivains. Et les écrivains de 1690, qui ne les aurait cru fort capables de suivre une discipline de métier, alors que, dispensés de se mêler des affaires publiques, de conduire ou d’interpréter l’opinion, de s’engager, comme l’on dit, ils demeuraient unis entre eux tout au moins par de communes façons de penser et de sentir, vivant d’ailleurs en harmonie avec la société de leur temps ?

 

Que le monde littéraire soit encore moins apte aujourd’hui à recevoir, ne disons pas une direction, mais une influence, c’est ce qu’il n’y a pas à démontrer. Une immense confusion règne, après deux guerres universelles, dans les choses, dans les mots, dans les idées. Les écrits ne pouvaient manquer de s’en ressentir. On en peut faire la remarque sans rabaisser une époque, la nôtre, qui aura été riche en œuvres et en talents. Les meilleurs écrivains, les meilleurs poètes qu’elle a produits, une originalité puissante les a gardés, à bien des égards, du trouble de leur temps ; comme ceux des âges classiques, ils tiennent leur maîtrise des parties les plus hautes de leur esprit et de celles qui échappent par nature à toutes nos explications. Il reste que nul aujourd’hui ne songerait à faire prévaloir une règle auprès des auteurs ; ce serait déjà un dessein ambitieux, réservé à un petit nombre de critiques, que de prétendre les répartir en groupes ou en familles, selon leurs traits communs ou leurs tendances. L’extrême abondance des ouvrages y fait obstacle, avec leur infinie diversité, et aussi cette circonstance particulière : que les genres et les formes autrefois choisis et usités selon les objets distincts que l’on se proposait, chacun entend les approprier indistinctement aux objets et aux thèmes les plus divers. Il ne serait pas inutile d’avoir des clartés de métaphysique ou de psychiatrie pour bien entendre certains romans ; et M. Jourdain en est venu à douter s’il existe, entre la prose et les vers, des confins aussi précis, des limites aussi rigoureuses que son professeur l’en avait persuadé.

 

En cet état de la République des Lettres, vous proposez, Messieurs, certains conseils ou certaines directions au goût public en lui marquant vos propres préférences par les prix littéraires ; vous couronnez de remarquables, de beaux travaux d’histoire ou de critique, des œuvres d’imagination qui témoignent à la fois d’un talent orignal et d’une exacte fidélité aux vieilles lois sur la bonne ordonnance d’un livre. Et vous vous tenez fermement à vos fonctions statutaires les plus immuables, que je vous demande la permission de résumer par ces deux mots : le dictionnaire et la vertu.

 

La défense de notre vieille langue vous apparaît justement comme un soin plus que jamais capital. Chacun a pu remarquer un usage récent, qui est d’employer de vieux mots, pris du vocabulaire traditionnel, en leur donnant un sens tout nouveau et mystérieux. Croit-on nous rendre plus sensibles le mérite et l’intérêt d’un roman, si l’on nous dit qu’il est authentique ? Si quelqu’un apporte, sur tel ou tel sujet, des vues neuves ou dignes d’attention, est-il toujours nécessaire de nous assurer qu’il est porteur d’un message ? Et pourquoi nous parler d’humanisme, comme s’il était question d’Erasme ou de Guillaume Budé, dans bien des cas où il vaudrait mieux se contenter de dire : humain ou humanité. Là n’est point cependant l’abus le plus grave dont vous ayez à prendre souci. Des hommes, fort savants parfois, augmentent en quelque manière par la spécialité du langage la spécialité des matières dont ils traitent ; ils écrivent comme, s’ils ne tenaient à être compris que d’un petit nombre d’initiés. Il est fort à craindre qu’il ne se constitue ainsi comme des dialectes techniques, par quoi se trouveraient davantage séparés les uns des autres les métiers, les familles d’esprit, les portions diverses de la société. La France s’enorgueillit de puissants génies qui ont renouvelé, en plusieurs ordres, les idées et les connaissances humaines. Nommons Descartes avec Bergson, Lavoisier, Cuvier, Laennec, Claude Bernard, Pasteur, Charles Nicolle. Ils avaient à dire des choses fort nouvelles d’où sortiraient de grands changements ; ils les ont dites dans la langue commune et dans la langue littéraire de la nation. Par leurs écrits, une singulière puissance d’attrait et de pénétration a été communiquée à des idées comme à des théories scientifiques nées ou formées chez nous. La multiplication de parlers nouveaux serait contraire non seulement à l’unité, à l’intégrité langue, mais à son prestige, à son influence. Allons demander à l’étranger de savoir, avec le français des auteurs et le français du dictionnaire, une douzaine de savants ?

 

Les devoirs que les fondateurs des prix de vertu nous ont imposés ne comportent point, de soi, des problèmes aussi rigoureux. De toutes les valeurs que nous sommes chargés de maintenir, la vertu est la plus constante, la plus stable, et celle qui prête le moins aux appréciations divergentes, à le contrariété de jugements. Un livre qui aurait obtenu à la consécration de l’élite et les suffrages du public, nul ne peut dire quel sera son destin. Tel grand écrivain dont l’œuvre a agi sur les esprits, parfois sur le cours des évènements, beaucoup, tant qu’il vivait, l’ont reconnu pour leur maître ; et la jeunesse se détournant de lui, dès le jour de sa mort, il est mis en oubli, en attendant qu’il soit rétabli, par la vertu de quelque renaissance, dans la faveur des vivants. D’ailleurs on ne saurait s’étonner d’un fait aussi établi et aussi universel que les variations du goût. Le point capital est qu’il ne s’y mêle aucun parti pris irréductible, ni aucun conformisme sectaire ; à vouloir marquer arbitrairement des « ruptures », dans la suite des générations et des époques, on court le risque de méconnaître la continuité du génie français et sa fécondité merveilleuse, le long de quatre grands siècles littéraires. Le fait demeure : autant que le goût varie, autant restent souvent fragiles les sentences prononcées sur les ouvrages de l’esprit. La querelle des romantiques et des classiques, dont tout un siècle a retenti, a été hardiment arbitrée par des écoles nouvelles, qui ont décidé que Lamartine et Hugo n’étaient pas moins « oratoires » que Malherbe et Corneille.

 

La renommée des auteurs est sujette à révision perpétuelle, la destinée des livres fameux, traversée de curieuses vicissitudes ; les actes vertueux dont nous faisons la revue une fois par an, toujours les mêmes à la vérité, sont mis aussi en même estime, d’un temps et d’une génération à l’autre. Certes, il serait loisible et légitime de rechercher, dans cette longue suite de bonnes et belles actions, des traits particuliers où l’on verrait comme une marque de chaque époque. Quant à la substance des faits, on n’y observe guère de changements ni de dissemblances depuis plus d’un siècle. Il faut bien y reconnaître ce caractère de « sublime monotonie » dont parlait Barrès, et qu’il n’est pas donné à tous les panégyristes de relever, comme il disait, « par des arguments imprévus ou des couleurs nouvelles ».

 

Il ne varie guère ce cortège de braves gens qui défile sous vos yeux, chaque mois de décembre : héros du devoir qui ne savent pas leur propre héroïsme et ne demanderaient qu’à rester dans l’ombre. Le classique exemplaire du « prix de vertu n’y manque jamais la « servante au grand cœur » prête à servir sans salaire, aidant à vivre par un surcroît de travail ses vieux maîtres tombés dans le malheur. Une fois de plus elle aura sa part de nos louanges. Les congés payés n’ont pas diminué son zèle, la Sécurité Sociale n’a pas rendu vaine sa vocation. Elle est encore parmi nous, semblable à celles qui l’ont précédée, semblable par certains endroits aux images qu’ont tracées d’elle de grands écrivains. Car elle est entrée, sans le vouloir, sans le savoir, dans la littérature. Vous n’entendriez pas célébrer son abnégation sans penser à deux personnages de Flaubert : la Félicité d’Un cœur simple, la « vénérable Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux », celle qui, dans l’immortel récit du Comice agricole, apparaît, toute craintive, sur l’estrade, pour recevoir la récompense de ses cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, tandis qu’au premier étage de la mairie se joue, entre Emma Bovary et Rodolphe, l’invariable prologue de l’adultère. Vous penseriez aussi à la Geneviève de Lamartine, le livre le plus chrétien de la littérature française, d’après un bon juge, le chanoine Mugnier : histoire d’une servante dont le dévouement, moins automatique, moins instinctif que celui des deux héroïnes de Flaubert, se relie davantage, et plus visiblement, à ce qui en est la source. Rappelons-nous l’admirable prière où le fond de son âme nous est révélé : « Mon Dieu, faites-moi la grâce de trouver la servitude douce... Nous autres, pauvres servantes, nous sommes de toutes les maisons et les maisons peuvent nous fermer leurs portes ; nous sommes de toutes les familles, et toutes les familles peuvent nous rejeter... Nous nous attachons au foyer, à l’arbre, au puits, au chien de la cour, et le foyer, l’arbre, le puits, le chien nous sont enlevés quand il plaît à nos maîtres... Parents sans parenté, familières sans famille, filles sans mère, mères sans enfants, cœurs qui se donnent sans être reçus : voilà le sort des servantes devant vous... Accordez-moi de connaître les devoirs, les peines et les consolations de mon état ; après avoir été ici-bas une bonne servante des hommes, d’être là-haut une heureuse servante du maître parfait... »

 

Félicitons-nous d’avoir à nous prononcer sur un ordre de mérites où le jugement est presque toujours unanime et ratifié d’ailleurs par une sorte de consentement universel. N’omettons point, toutefois, de noter ici quelques remarques qui répondent à un de vos soucis les plus pressants. Si la rigueur des temps devait se prolonger, et ce que l’on appelle la « conjoncture économique », nul doute qu’elles ne vinssent à s’imposer, ces remarques austères, à tout orateur des prix de vertu, comme un lieu commun à la fois inévitable et digne de considération.

 

Avant de donner forme légale à ses intentions généreuses, le baron de Montyon avait-il lu dans l’Encyclopédie l’article Fondations, qui est de Turgot ? Notre regretté et très aimé confrère Paul Hazard en a cité et commenté, ici, avec beaucoup de pertinence, quelques fragments, il y a une dizaine d’années. On y trouve réunis les arguments les plus propres à décourager un fondateur. Plusieurs, qui tiennent à l’esprit voire aux préjugés du siècle, nous paraissent désormais sans portée. Mais l’illustre économiste y décrit avec une justesse prophétique, en d’autres termes que, ceux maintenant usités, cet antique phénomène qu’il nous était réservé de constater dans sa plénitude par une rigoureuse expérience : la réduction progressive du pouvoir d’achat de la monnaie. Capitaliste avisé, expert en placements heureux, M. de Montyon, s’il a connu ces pages, a passé outre aux avertissements dont elles étaient remplies. De même n’aura-t-il pas pris à la lettre cette sentence, trop sommaire vraiment, peu digne, à dire vrai, d’un aussi grand génie politique que Mirabeau : « les fondations, toujours multipliées par la vanité humaine... » Des capitaux destinés à récompenser la vertu seraient-ils plus aventurés que ceux qu’il avait consacrés fructueusenent à d’autres objets ? L’aimable philanthrope n’en voulut rien croire.

 

Nous savons, nous, à quel point s’est vérifiée la prophétie de Turgot. Les revenus de nos fondations ont été diminués par la diminution de valeur du numéraire. En bien des cas on pourrait les dire insignifiants, selon le mot d’un éminent jurisconsulte, membre de l’Institut. Aux récompenses que nous distribuons, il n’est attaché souvent qu’un prix emblématique. Cependant nous restons tenus de toutes les obligations que l’Académie a contractées en acceptant les libéralités qui lui ont été faites.

 

L’Encyclopédie définissait le fondateur « un homme qui veut éterniser l’effet de ses volontés ». Et elle blâmait ce dessein, inspiré, selon les encyclopédistes, d’une ambition démesurée. Là-dessus, la jurisprudence française a suivi, depuis une centaine d’années, des principes et des règles précisément contraires à ceux qui étaient en faveur au XVIIIe siècle. Elle a même déclaré légales des fondations d’un type nouveau ou dont la validité juridique avait été jusque là discutée. C’est ce que l’on a vu, par exemple, avec le célèbre arrêt que la Cour d’appel de Paris rendait, il y a cinquante-un ans, après de belles plaidoiries de Raymond Poincaré et de Charles Chenu, sur le testament d’Edmond de Goncourt. Le Droit français approuve que la volonté des morts s’impose aux vivants, s’ils .ont librement consenti à s’y soumettre. Il n’a point manqué d’assurer par des sanctions effectives le respect des préceptes fort stricts qu’il a donnés sur ce sujet.

 

Ainsi avons-nous à nous acquitter de charges extrêmement diverses ; et peut-être serait-il souhaitable que chacun fût en tous lieux mieux instruit des difficultés parmi lesquelles nous nous efforçons d’y pourvoir. Des économistes imaginatifs se sont fait parfois une grande idée des richesses de l’Académie ; selon certains indices, des observateurs mieux informés, ou moins sensibles à l’attrait des légendes, inclineraient maintenant à déplorer son indigence. La simple vérité est que l’Académie ne possède en propre à peu près rien. Son patrimoine se compose essentiellement de fondations, c’est-à-dire, de biens ou de valeurs donnés ou légués avec affectation perpétuelle à un objet déterminé par le disposant. Nous gérons la chose d’autrui. Plus précisément encore, nous sommes chargés d’assurer ou d’exécuter un service. Par certains côtés, cette condition juridique peut se comparer avec celle d’un exécuteur testamentaire qui ne recevrait nul émolument et n’aurait rien à prétendre sur aucune partie de la succession. Notre office est d’accomplir les volontés de ceux qui nous ont confié des biens pour en faire un usage prescrit : des morts presque toujours. La charge que nous tenons de leur confiance s’exerce sous la loi civile et sous la loi de l’honneur.

 

C’est assez dire tout ce qu’elle veut d’exactitude, de prudence et de scrupule. Notre budget des dépenses, puisqu’il faut y venir, n’a pas cessé de s’accroître tandis que, pour de mêmes causes, le produit des dons et des legs se réduisait sans cesse. Vous marquiez cependant la résolution où vous êtes de ne rien sacrifier de vos obligations essentielles à la dureté des temps. Nous ne pouvons assurément rien donner au-delà de ce que nous avons reçu ; ce qui nous a été remis à des conditions précises, nous devons le distribuer, selon les prescriptions des fondateurs. Quels que soient nos frais de gestion, avez-vous estimé, nous ne saurions y subvenir que pour une part minime au moyen de revenus dont il ne nous appartient pas de disposer à notre gré, sujets que nous sommes, quant aux prélèvements opérés sur de tels fonds, aux règles et usages qui régissent les personnes morales du Droit public. Vos obligations, vous les avez reconnues par là dans toute leur étendue et dans toute leur complexité : service exact des fondations, devoirs de justice envers le personnel d’élite qui nous aide, avec un zèle digne d’éloges, à administrer ce patrimoine des morts. Il nous est du moins permis d’espérer que nous ne resterons pas, en une condition aussi difficile, privés de tout appui. L’Académie est « une compagnie qui s’assemble sous l’autorité publique », disait Fénelon ; et cette définition, dans sa simplicité expressive, demeure vraie. Comment douterions-nous de l’efficacité d’un tel patronage ? L’autorité publique ne manquera point de seconder les efforts que nous multiplions pour tenir des engagements qu’elle a ratifiés, pour conserver des biens, qui ne sont pas les nôtres, et dont nul ne pourrait modifier le régime juridique ou la destination ; sans méconnaître les lois du pays.

 

Voilà des réflexions fort austères. Je me serais bien passé de vous les soumettre si elles ne se fussent rapportées aussi étroitement, et de façon si visible, à l’objet de cette séance. D’ailleurs ne convenait-il pas de marquer le sens véritable de celles de vos décisions dont j’ai à rendre compte et qu’elles visent beaucoup moins à récompenser qu’à honorer la vertu ? M. de Montyon a voulu que la conduite de Français « pauvres et vertueux », désignés par l’Académie, servît de modèle à tous les autres. Vous leur rendez honneur par fidélité à ce dessein et pour la qualité exemplaire de leurs actes.

 

Ceux que vous avez distingués depuis un an ressemblent fort, vous disais-je, par ce qu’ils sont et par ce qu’ils ont fait, à leurs devanciers dans la voie du bien ; la vertu est après le vice la chose du monde qui change le moins. Et de là vient sans doute que le soin de préparer ce rapport annuel passe pour une tâche infiniment honorable à la fois et assez ingrate. Un orateur modeste pourrait-il donc ne pas se féliciter, comme d’un heureux sort, d’avoir à traiter un sujet où il est rigoureusement sûr que tout a été dit, où il serait si aisé d’imputer à la fatalité du genre un certain manque d’invention ? La vraie difficulté est de choisir entre tant d’actions dignes d’être citées et louées. Quel moyen de trier des épis dans la gerbe du bon grain ? Tout au plus essaierai-je, autant que les choses s’y prêtent, de discerner parmi des mérites divers, égaux et semblables, les caractères communs que certains présenteraient, d’un cas et d’un dossier à l’autre. Et je laisserai parler les faits « ce sont les faits qui louent » a dit un moraliste classique.

 

Parmi les personnes que vous avez appelées à recevoir nos prix, je nommerai d’abord quelques-unes de celles qui se sont consacrées à leurs devoirs de famille par un don de soi poussé souvent jusqu’à l’héroïsme. C’est une vocation précoce et bien décidée pour le service du foyer que nous révèle le dossier établi au nom de Jeannine Ogez, d’Hesmont (Pas-de-Calais). Fille d’un ouvrier agricole, sa mère meurt tuberculeuse, à l’hôpital, en 1947. Âgée alors de quatorze ans, Jeannine prend la direction du ménage et veille à l’éducation de ses quatre frères et sœurs ; elle s’acquitte parfaitement de la double charge qu’elle s’est imposée. Vous avez fort heureusement répondu, en lui témoignant votre estime, au vœu formé par son curé : dans une lettre écrite à la louange de sa paroissienne, ce digne prêtre observe comme il conviendrait, quand on met partout tant d’empressement à « fêter la plus belle fille », de marquer quelque intérêt à « la plus méritante ». Si différent soit-il de cet exemple, nous en rapprocherons celui que donne, dans le même pays, Mlle Georgette Fasquel, de Calais. Âgée de soixante-et-un ans, totalement aveugle depuis l’âge de seize ans, elle n’a pas cessé d’assister sa vieille mère, longtemps paralysée, morte en novembre 1950. Elle tient seule sa maison ; l’ordre et la propreté y règnent, nous assurent ses voisins et les autorités de la commune qui lui décernent d’unanimes éloges. Ses ressources sont bornées aux 4.125 francs par mois qu’elle reçoit au titre de l’Assistance aux vieillards, infirmes et incurables. C’est d’une même admiration pieuse que nous nous sentons pris, et sans songer à y mettre des degrés ou des nuances, devant ces prodiges de tendresse, de volonté et d’abnégation. Par quels mots exprimer celle que nous inspire la vie de Mlle Louise Gassend, à Digne ? Elle a soigné, seule, sa mère longtemps malade d’un horrible cancer de la face, qui l’a emportée il y a six ans ; depuis une cinquantaine d’années, elle soigne sa sœur, muette avec « une bouche et une gorge incomplètes » et dont l’état exige à tout instant des soins minutieux, extrêmement pénibles. Épuisée elle‑même, souffrant de plaies aux jambes, Louise vit de quelques travaux intermittents de couture et de repassage ; elle doit, pour repasser, se tenir à genoux sur une chaise. Comme elle, Mme°Ramon, rue Gay-Lussac, à Paris, aura été garde-malade par amour fraternel. Elle avait appris la broderie d’art dans une école professionnelle, elle était en possession d’un métier qu’elle aimait lorsqu’elle résolut de dévouer sa vie à un frère né « anormal et incurable ». Expulsée pour cause d’expropriation d’un appartement où elle habitait avec lui, elle s’est décidée à tenir une loge de concierge afin d’y abriter le malheureux infirme et de le garder auprès d’elle. Elle a renoncé à tout, ce qui eût fait obstacle à son dévouement. Votre hommage s’adressera aussi fervent et aussi juste à des mères dont le zèle s’emploie merveilleusement à défendre et à sauver des foyers ravagés par le malheur ou menacés par la misère. Je citerai, avec le grand regret de n’en pouvoir citer bien d’autres : Mme Delfosse, institutrice libre à la manufacture de Saint-Gobain, veuve d’un soldat français, engagé volontaire en 1944, tué à l’ennemi sur la terre d’Alsace ; restée seule, elle a élevé ses six enfants de façon à mériter le témoignage spontané de son entourage comme celui des camarades de combat de son mari, groupés dans l’Association Rhin et Danube ; Mme Grember, de Nieppe (Nord) depuis vingt-cinq ans veuve d’un ouvrier agricole, de qui elle a eu quinze enfants dont l’un est mort pour la France au Tonkin.

 

À côté de ces femmes héroïquement dociles aux liens du sang et aux lois de la famille, voici celles que l’on pourrait appeler les volontaires de l’amour maternel. Elles se sont créé des devoirs que la nature ni aucune loi ne leur avaient prescrits. Au prix de quels sacrifices elles ont pu les remplir, c’est ce que nous montrent les trois exemples que je vais rapporter. Aveugle et pauvre, Mlle Marguerite Humbert, rue Clovis, à Paris, a recueilli en 1934 une enfant de trois ans abandonnée par ses parents. Elle l’a élevée de telle sorte que sa pupille, aujourd’hui âgée de vingt ans, occupe un emploi dans un laboratoire. Mlle Germaine Horiot, de Luxeuil (Haute-Saône) s’est chargée, depuis l’exode de 1940, de l’entretien d’un jeune garçon, entré par ses soins comme élève au collège de la ville. À cette bonne œuvre, elle a employé une grande part de ses ressources qui sont modiques. Et elle tient pour peu de chose les privations et les peines que lui coûte son office de mère. N’y a-t-elle point trouvé, infirme dès sa naissance, comme une des rares faveurs que le sort ne lui ait pas refusées ? Même noblesse et générosité de cœur chez Mme Claudia Brignon qui a quitté Lyon, sa ville natale, où son intérêt lui conseillait de rester, pour se consacrer à une amie aveugle. Partageant avec celle-ci ses appointements de sténo-dactylographe — 15.000 francs par mois — elle lui a permis de suivre à Paris un enseignement approprié à son état.

 

Saluons enfin les obscures héroïnes dont je vous ai dit que, parmi tant de métamorphoses sociales, nous les retrouvions toujours, et toujours semblables à elles-mêmes, dans ce recensement annuel de la vertu : les servantes magnanimes J’en nommerai deux. Mlle Maria Ohnet, alsacienne, est depuis trente-et-un ans, à Paris, au service de deux époux, âgés l’un et l’autre de quatre-vingt-six ans et dent les ressources ont été fort réduites. Elle les sert maintenant pour un salaire de 1.000 francs par mois, indifférente au jeu de la loi de l’offre et de la demande ; en outre, elle travaille, hors de chez eux, comme femme de ménage, pour les aider à vivre. La seconde, Mlle Marianne Routier a été placée pendant huit ans chez M. et Mme Folloppe, à Bernay (Eure). Le mari, qui tenait un fonds de commerce de lunetterie et photographie a été fusillé à Évreux par les Allemands pour faits héroïques de résistance. Sa veuve, atteinte de rhumatismes déformants qui, ont ankylosé à peu près toutes ses articulations, a passé immobile, dans un fauteuil, les derniers temps de sa vie. Comment Mlle Routier a soigné sa maîtresse, devenue pauvre par la mort de son mari, nous le savons par le médecin de la famille. « Elle assura seule, écrit-il, tous les soins nécessaires avec un dévouement sans bornes et la plus patiente douceur. Elle veillait constamment la malade, s’étendant la nuit à ses côtés sur une chaise longue... Elle faisait ponctuellement les pansements des plaies nauséabondes avec une fermeté pleine de tact. »

 

Aux actions méritoires qui, sont ici honorées, nous apercevons un caractère commun où se décèle une commune origine : elles procèdent toutes d’une même vertu, la plus difficile, la plus précieuse de toutes, qui est l’oubli de soi. Par quel détour, cette remarque m’a-t-elle conduit à relire le discours de Robert de Flers sur le sujet traditionnel dont j’ai l’honneur de vous entretenir ? Ces pages ont gardé toute la grâce d’esprit, toute la verve, tout l’enjouement lyrique qu’il y avait mis. L’auteur de l’Habit vert avait imaginé, il vous en souvient, d’adresser à M. de Montyon un compliment de bienvenue orné de quelques malices satiriques, comme s’il l’eût accueilli, récipiendaire d’outre-tombe, dans une Compagnie où il est tant parlé de lui sans qu’il en ait jamais été : car c’est un fait que ce magistrat philanthrope s’est assuré, par sa prudente économie à la fois et par ses largesses, d’une curieuse immortalité, son nom étant prononcé aussi souvent sans doute à l’Académie française que ceux des deux grands écrivains de son temps qui en furent membres : Voltaire et Montesquieu. Pourquoi ce « précédent m’est-il revenu en mémoire tandis que j’admirais les modèles de sublime abnégation dont je viens de noter quelques traits ? C’est peut-être qu’une ombre illustre mériterait elle aussi d’être évoquée et interpellée dans cette séance : celle de François VI, duc de La Rochefoucauld, féodal remuant et moraliste français. On aimerait, tout en rendant pleine justice au prosateur de génie, l’inviter à reconnaître dans nos lauréats comme la réfutation vivante de ses Maximes. Nous lui représenterions comme il a exagéré la noirceur de la nature humaine, dans ses raccourcis abstraits, d’une puissance de dénigrement multipliée par la force du style, et que l’intérêt ou l’amour-propre n’est pas autant qu’il l’avait cru le principe de nos actions et le mobile régulateur de la conduite des hommes. Quelque orateur capable de renouveler ou de rajeunir la prosopopée, et qui j’en laisse le soin, nous montrera-t-il un jour M. de La Rochefoucauld venant ici faire ses excuses à la vertu ?

 

Selon une tradition déjà ancienne et qui vous tient au cœur, une bonne part de nos récompenses ira cette année encore à des associations ou à des œuvres dont on peut dire qu’elles ont ouvert, dans l’ordre de la charité et de la bienfaisance, des voies nouvelles, appropriées aux exigences du temps.

 

Accueillant avec grande faveur un vœu de la Fédération nationale de sauvetage, vous avez décerné un prix de 10.000 francs sur la fondation Bersia-Tourette à la Société nationale des chemins de fer français (S.N.C.F.) pour l’ensemble des institutions sociales par elle établies ou perfectionnées en faveur et avec le concours actif de son personnel. J’exprimerai fidèlement vos intentions si je dis qu’en même temps qu’elle vise à mettre en lumière un modèle d’organisation corporative, votre décision est un hommage rendu par l’Académie aux cheminots de France. Ils ont donné, pendant la guerre et l’occupation, d’admirables preuves de leur patriotisme ; ils ont grandement contribué ensuite, de leur travail et de leur esprit de discipline, à rétablir en fort peu de temps notre réseau de voies ferrées. Et nous savons depuis longtemps, par d’innombrables exemples, que les actes héroïques de dévouement individuel répondent chez eux à une sorte de vocation et de vertu professionnelle.

 

Notre confrère M. Claude Farrère nous retraçait l’an dernier, en un émouvant éloge, les longs et insignes services rendus par la Société d’assistance pour les aveugles. Ils sont de ceux qu’on ne reconnaîtra jamais assez. Vous avez donné à cette société ancienne et solidement organisée un prix de 10.000 francs sur la fondation Bersia-Tourette.

 

C’est un même genre d’action charitable que vous récompensez par un prix de même valeur attribué à l’Adoption familiale des orphelins de la mer. Présidée par notre confrère l’Amiral Lacaze, cette œuvre n’a point cessé, depuis cinquante-cinq ans, d’augmenter ses bienfaits, toujours fidèle à son premier objet : secourir les populations de nos côtes, si souvent malheureuses, préparer au métier de la mer les fils d’inscrits maritimes péris en mer ou morts à la tâche.

 

Attentifs, à toutes les formes du bien, vous ne pouviez manquer de considérer avec sympathie celle où s’exerce le zèle de l’Armée du salut. Depuis quatre-vingt-dix ans bientôt qu’elle a « déclaré la guerre » à la misère et au vice, l’originale et loyale tactique qu’elle suit est connue en tous lieux. En France comme en beaucoup d’autres pays, elle a créé de nombreuses et puissantes institutions de bienfaisance. Le prix de 6.000 francs que vous lui accordez sur la fondation Davillier signifie l’estime due à des esprits inventifs et à des chœurs ardents qu’a rassemblés un sentiment de large inspiration chrétienne. La foi, pour eux, s’enseigne et s’établit par les œuvres ; ils travaillent à faire prévaloir dans toutes les parties du monde la morale du bon Samaritain.

 

Nous sommes reconnaissants à M. Auguste Chevalier, de l’Académie des sciences, de nous avoir inspiré un des meilleurs choix que nous pussions faire entre les exploits ignorés de la vertu. Au cours d’une de ses explorations au centre de l’Afrique, notre confrère nous a signalé le magnifique apostolat de Sœur Côme, de la Congrégation missionnaire du Saint-Esprit. Cette religieuse soigne 600 lépreux qui vivent en famille dans trois villages de l’Oubangui-Chari. Afin de les soigner mieux, selon les méthodes les plus neuves, elle est venue faire en France ses études de médecine ; elle a obtenu le grade de docteur, avec une thèse sur la lèpre. Sœur Côme a guéri des lépreux ; chaque jour elle soulage les maux et les peines de ceux qu’elle ne peut guérir. Témoin de son dévouement surhumain, M. Auguste Chevalier nous a dit l’admiration qu’il en avait ressentie. C’est d’un un mouvement du cœur que nous décernons à la léproserie de Manga-Agoudou un prix de 20.000 francs sur la fondation Debonnos.

 

Deux de nos prix vont, l’un de 15.000 francs, à l’Association des paralysés de France, l’autre, de 10.000 francs, à la Maison maternelle. Deux œuvres dont les noms ont été plus d’une fois inscrits à notre palmarès. Leur activité bienfaisante s’accroît en proportion des difficultés qu’elles rencontrent, la première consacrée à la rééducation de jeunes infirmes, la seconde, fondée et dirigée par d’eux sœurs, Mlle Coppe, assurant logement, nourriture, soins à des orphelins ou à des enfants abandonnés.

 

Vers 1830, une philosophie de l’histoire s’était formée, selon laquelle le mouvement des esprits et la marche du siècle devaient aboutir sans conteste à la suprématie de la classe moyenne dans la société et dans l’État. Et il existe depuis 1928 une association dénommée Assistance privée à la classe moyenne ; à sa tête on voit des hommes de très grande distinction ou d’un savoir éminent, dont huit appartiennent à l’institut de France. Les ravages causés par les guerres universelles suffiraient à faire entendre quel est l’objet de cette œuvre et pourquoi vous lui avez marqué votre intérêt par un prix de 10.000 francs. Il n’est assurément pas question de revendiquer pour les Français des carrières libérales, pour tant d’autres dont le sort se confond socialement avec le leur, la supériorité et le pouvoir qui leur avaient été promis ; il s’agit de les aider à. survivre aux rigueurs de leur condition, à garder un état à peu près digne du rôle historique qu’ils ont eu dans notre pays.

 

Et voici une autre récompense de 10.000 francs par quoi nous aurons répondu, pouvons-nous croire, aux vœux et aux suffrages de beaucoup d’âmes ferventes : elle est destinée à la Manécanterie des Petits Chanteurs à la croix de bois. « Hâtons-nous de faire voyager ces enfants, avait dit Georges Goyau,... ils feront honneur à la France ». Partis de Belleville ou de Vaugirard, ces jeunes et pieux artistes ont voyagé en effet, et fort au-delà des rives prochaines » ; ils ont ému, charmé, édifié d’immenses auditoires, en France comme en Afrique française et des deux côtés de l’Atlantique. Qu’ils soient félicités, eux et celui qui les conduit avec tant d’enthousiasme et de sagesse, M. l’abbé Fernand Maillet ; qu’ils soient remerciés d’avoir réalisé un merveilleux accord de l’art et au bien.

 

Avec le Prieuré de Saint-Jean, qui reçoit un prix de 20.000 francs sur la fondation de Lalain-Chomel, notre confrère M. Paul Claudel et Mgr Blanchet nous ont fait connaître une œuvre d’un caractère fort particulier, tout nouveau et bien touchant. Il s’agit d’une communauté religieuse constituée entre des jeunes hommes malades ; la plupart ont été soignés dans un sanatorium. Ils étaient quatre en 1936 ; maintenant ils sont vingt, établis à Champrosay, dans la maison même où Alphonse Daudet a vécu, où il a tant souffert, sans cesser d’y faire bon accueil aux écrivains et aux artistes, ses amis. La prière de Pascal « pour le bon usage des maladies », prière tout individuelle pourrait-on dire, nous montre un homme seul en face de ses péchés, et seul devant Dieu ; Pascal pense au salut de son âme, il demande que ses souffrances y soient appliquées. Comme Lamartine le dira de lui-même, il ne jette à Dieu que son cri. Les malades réunis au Prieuré de Saint-Jean sont des intercesseurs ; ils se tiennent chargés de tous les maux et de toutes les âmes de leurs frères ; ils font offrande de leur douleur pour le soulagement et le bien de ceux qui souffrent comme eux. Ils les visitent, ils les secourent spirituellement dans les « sana » du voisinage. Ils prétendent en outre les convaincre, par leur propre exemple, que le malade n’est pas un être déchu. Et tout concourt à leur rendre aisée cette preuve, dans la règle qu’ils suivent comme dans leur vie en commun : le travail manuel alternant avec le travail de l’esprit, les exercices spirituels, la prière liturgique. Ces nobles âmes ont su trouver dans la maladie des raisons de vivre et comme une forme nouvelle d’apostolat.

 

Il y a quelques mois à peine, de solennels hommages étaient adressés à Paris aux Frères des Écoles chrétiennes, à l’occasion du troisième centenaire de la naissance de leur fondateur. Des ministres, des personnages revêtus de charges publiques y ont participé. Apothéose que n’eussent peut-être pas prévue ceux-là mêmes qui avaient entendu le discours où l’un des organisateurs de l’École laïque, Ferdinand Buisson, saluait Jean-Baptiste de La Salle comme le précurseur ou le pionnier de l’éducation populaire. Rien ne manque aux éloges qui viennent d’être décernés à cet Institut religieux, le plus beau témoignage temporel qui lui ait jamais été rendu étant d’ailleurs la fidélité militante que lui gardent en tous pays ses anciens élèves. Que la modique récompense qu’il reçoit de l’Académie nous serve à exprimer le motif particulier que nous avons de lui marquer notre reconnaissance ! En dépit ou à cause de leur modestie constitutive, ces hommes sont de grands docteurs en pédagogie et en charité apostolique. Ils enseignent le français dans des climats bien divers. Pour leur enseignement dans le proche et le moyen Orient, en Afrique noire, en Amérique latine, en Indochine, les Frères des Écoles chrétiennes méritent d’être cités avec honneur parmi ceux qui maintiennent dans le monde le prestige de la langue et du nom de notre pays.

 

De l’aveugle ou de l’infirme garde-malade à Sœur Côme providence des lépreux, de l’humble servante sans gages aux souffrants mystiques de Champrosay, « que de vertus, Mes­sieurs, ont passé devant vous ! », comme disait Ernest Renan. « Le bien est tout aussi réel que le mal », ajoutait-il un peu plus loin, à l’intention des réalistes de son temps. Mais entre toutes les maximes morales que nous offrent ses célèbres discours académiques, je m’arrêterai à celle-ci, qu’il a prononcée le jour où il recevait sous cette coupole Victor Cherbuliez. « Les dix justes qui auraient pu sauver Sodome eussent pesé d’un poids bien léger, les jours d’élection, dans les scrutins de cette ville coupable, et pourtant, au jour solennel où l’Éternel compte les siens, ils auraient suffi pour faire absoudre la cité entière » Il n’est pas besoin d’appartenir à une cité maudite, ni de se croire menacé du feu du ciel, pour discerner le sens et la portée de cette réflexion. En tout temps et en tout lieu, les progrès ou les redressements de la nation, la gloire ou le salut du peuple sont pour une immense part l’œuvre silencieuse des âmes pures et fortes. Il leur a suffi de suivre leur loi ou leur pente pour enrichir d’un apport inestimable le patrimoine commun, pour y accroître ces sources d’énergie morale où les hommes de bonne volonté viendront recourir, qu’il s’agisse de grandes actions à entreprendre, de grandes épreuves à vaincre, d’erreurs à reconnaître, de fautes à réparer.

 

Aux justes que nous venons de recenser et d’honorer, nous sommes redevables, entre autres bienfaits, d’un précieux réconfort. Une de leurs vertus, qui suppose à coup sûr toutes les autres ; est d’obtenir, sans y prétendre, l’estime fervente des témoins de leur vie. Comme la lecture de nos dossiers est édifiante ! Ici, c’est le maire socialiste d’une ville du midi qui demande un de nos prix pour une vaillante femme, veuve avec de nombreux enfants, militante d’action catholique et dont le mari était à la tête des œuvres de l’enseignement libre ; ailleurs le Supérieur d’un couvent de Capucins et un pasteur de l’Église réformée s’accordent à nous vanter les mérites d’une personne de bien. Les français seraient-ils donc moins désunis qu’ils ne paraissent l’être ?... Ce que nous leur devons en vérité à ces justes, c’est de pouvoir opposer une idée vraie de notre pays et de nous-mêmes à celle qu’on en forme parfois, sur de fallacieux indices, chez nous et au dehors : Leurs exemples nous en assurent, comme le respect et l’admiration qu’ils inspirent autour d’eux : le fond de notre vie morale reste fait de règles et de pratiques solidement établies depuis de longs siècles ; la France n’est pas près de se soumettre au règne de l’absurde et du désespoir.