Rapport sur les prix de Vertu 1966

Le 15 décembre 1966

Marcel BRION

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 15 décembre 1966

Rapport sur les prix de vertu

DE

M. MARCEL BRION
Directeur de l'Académie

 

 

 

Messieurs,

Célébrer la vertu n’est pas chose aussi facile que peuvent le penser ceux qui ne se sont jamais trouvés dans l’obligation de le faire, soit, comme aujourd’hui, pour obéir à la tradition de l’attribution des Prix de Vertu par l’Académie française, soit par simple curiosité psychologique lorsqu’on s’interroge sur les mobiles des actions humaines. Faire l’éloge de la vertu apparaît, à l’épreuve, chose d’autant plus malaisée que la véritable vertu se distingue par sa discrétion, son effacement ; je voudrais reprendre, pour l’appliquer à l’homme vertueux, les mots de ce sage taoïste chinois qui disait : « le saint est l’homme qui ne laisse pas de traces ». Et pourtant c’est à ses traces, je veux dire à ses œuvres que se reconnaît le passage de l’homme vertueux, et ce sont des œuvres, en effet, et non une pensée ou une intention vertueuse, que l’Académie récompense : des œuvres qui sont, surtout, des œuvres de dévouement et de charité.

Le désir spontané qui nous pousse toujours à essayer de définir les choses dont nous parlons, ou auxquelles nous pensons, m’a porté tout naturellement, puisque, j’étais appelé à prononcer l’éloge de la vertu, à me demander ce que c’était que la vertu. Les traités de philosophie et de morale, voire de théologie, m’ont proposé une quantité d’explications et de distinctions qui m’ont ont paru d’abord opportunes. On se sent beaucoup plus fort et plus assuré quand les livres vous ont enseigné ce que l’on doit penser des vertus théologales et des vertus cardinales. Une inquiétude, pourtant, subsistait, qui pouvait se formuler ainsi : est-il possible de saisir, au-delà des phénomènes pluriels des vertus, un concept général de la vertu, une image et un exemple de la vertu en soi ?

La première idée, ou, plutôt, la première image qu’éveille en moi le mot vertu, ce sont les grandioses figures en grisaille que Giotto peignit sur les murs de la chapelle de l’Arena à Padoue. Pourquoi ? Probablement parce qu’une figure a, pour moi, plus de présence, plus d’existence qu’une pensée. La matérialisation corporelle, l’incarnation dans un certain type de femme de ce qui pourrait n’être qu’une notion de morale, donne alors à l’efficacité de la vertu, des vertus, une force, une énergie physique, une manière individuelle d’être et de se comporter, qui me font mieux comprendre la chose en soi que ce que les livres en disent abstraitement. Il s’établit alors entre moi et ces formes auxquelles Giotto a donné un prodigieux relief, sculptural, majestueux, et presque intimidant, une relation directe, un rapport humain.

La scolastique médiévale avait déterminé les attributs qui convenaient à chacune de ces fortes femmes dont la gravité impose une distance qui, à première vue, suggère que les rapports avec les vertus ne doivent pas être aussi faciles qu’il le paraît. Ces femmes sont massives, sans charme, privées de tout attrait physique. À l’exception de l’Espérance qui s’élance allègrement dans l’air, avec une sorte de légèreté et d’ingénuité presque enfantine, pour recevoir une petite couronne qu’un ange lui offre, et de la Charité qui échange des cadeaux de fruits avec un personnage céleste, dont le rôle ne paraît pas clairement défini, on les jugerait rebutantes et même, certaines d’entre elles, redoutables.

Que de pareilles images aient été composées pour inviter les hommes à la pratique de la vertu, ou des vertus, serait peu probable, si Giotto n’avait eu la précaution de mettre en face de ces dames sévères des Vices si absurdes, si ignobles, la Sottise habillée en Peau-Rouge, ce qui était une mode singulière puisqu’on ne connaissait pas encore l’Amérique, l’Inconstance dérivant sur sa folle roue, la Colère déchirant sa robe et dénudant sa laide poitrine, l’Injustice, seul visage masculin dans cette assemblée de dames, barbu et féroce, à l’abri dans sa forteresse et derrière les arbres de la forêt où les bandits à sa solde détroussent et assassinent les voyageurs..., des Vices si peu aimables, si peu séduisants qu’une vertueuse absence de grâce paraît, par la vigueur du contraste, digne d’être connue et approchée.

Je me représente l’homme du Moyen Age priant dans la chapelle de l’Arena, entre les figures de Giotto, se rangeant du parti des Vertus avec un demi-soupir de résignation, rejeté du Vice par sa laideur même, mais ne mettant que peu d’élan dans son inclinaison vers l’athlétique commère qui personnifie la Fermeté, sanglant son obésité dans une cuirasse de légionnaire romain, brandissant une massue de fer et s’abritant derrière son haut bouclier décoré d’un lion grimpant. La Tempérance est plus accueillante, avec son pâle sourire, plus mélancolique qu’enthousiaste, — comment s’enthousiasmerait-on pour ce qui est tempéré ? —, mais elle tient une épée, en raison de je ne sais quelle signification allégorique. Et le défilé des Vertus continue, moins pittoresque, certes, que celui des Vices où l’Idolâtrie danse en portant, attachée à son cou, une jolie statuette de divinité païenne, où l’Envie vomit autant de serpents qu’ont coutume d’en rejeter les méchantes sœurs aînées des contes de fées, où le Désespoir, qui s’est étranglé avec son écharpe, expire en écartant furieusement les bras.

Les fresques de la Chapelle Scrovegni à l’Arena de Padoue illustrent clairement une sorte de fabliau moral, dont la fonction est d’inviter les hommes à s’éloigner du mal et à pratiquer le bien. Encore faut-il, pour que cette pratique du bien vaille à celui qui l’exerce quelques mérites, qu’il ne se sente pas porté vers lui en raison des agréments naturels qu’y pourraient trouver ses sens et son affectivité.

Giotto nous enseigne dans ces fresques, sans équivoque et aussi nettement que pourrait le faire un traité de morale, que la fréquentation des Vertus est un acte difficile. Difficile d’accès puisque notre nature humaine, peccative depuis la faute d’Adam et Eve, n’y est guère poussée par son instinct ; plus difficile encore, certainement, pli est d’y persévérer, car la vertu implique la durée, la répétition, la continuité, une installation dans le temps et une domination du temps qui ne nous sont guère naturelles.

Un acte vertueux accompli une fois, en passant, et presque par hasard, ou par inadvertance, ce n’est pas à proprement parler de la vertu. Je comprends alors pourquoi dans la vertueuse parade de la chapelle Scrovegni, deux Vertus au moins sont assises, afin de montrer comme elles sont solidement établies dans l’espace et le temps, inébranlables, inamovibles : la Prudence et la Justice. Taillées dans la pierre, monolithiques, pareilles à ces statues égyptiennes de dieux et de pharaons dans lesquelles aucune arête, aucun relief fragile ne devait donner prise à l’accidentel, à l’éphémère, elles sont là pour l’éternité, nous répétant cette profitable leçon que passer de la vertu au vice n’est pas permis et que celui-là seulement est vertueux qui consacre toute sa vie à la vertu, et à elle seule. Et ce qu’il y a de plus frappant et de plus émouvant dans ces dossiers des Prix de la Vertu dont l’Académie doit juger, c’est, le plus souvent, cette abnégation totale et sans fin, sans interruption, cette habitude de la vertu, en donnant bien entendu, au mot « habitude » non pas une signification paresseuse, mais au contraire la noblesse d’une décision prise et se perpétuant tout au long d’une existence d’homme, qui ne se lasse ni se s’épuise, mais se renouvelle sans cesse dans l’élan du cœur et la force de la volonté.

Si, après avoir interrogé la peinture, ce qui n’était pas si paradoxal en somme puisque Giotto nous a tout de même appris quelque chose, nous nous tournons, non plus vers la théologie ou la philosophie, qui donnait des définitions peu concrètes, mais vers l’histoire où les exemples sont vivants, actuels, en acte, nous verrons comment les hommes ont réalisé des actions jugées vertueuses, et comme celles-ci sont devenues vivantes, effectives. Ces exemples, l’Antiquité nous en offre d’assez beaux, d’assez impressionnants.

Dans l’intention de conjurer l’hostilité des dieux, qui ont manifesté leur colère par l’ouverture d’une faille dans le sol, en plein milieu du Forum, un prince en armure, à cheval, se jette dans ce gouffre afin d’amasser et de rassembler sur lui-même la malédiction qui menace la ville et les catastrophes qui la suivront. Un conjuré qui a échoué dans la mission qu’il s’était donnée d’assassiner le tyran, n’exprime devant celui-ci aucun remords, et brûle au-dessus d’un brasier la main qui n’a pas été assez forte ou assez habile pour tuer l’adversaire. Un général livre au châtiment des lâches, un traître appartenant au parti ennemi, qui lui amène en otage les enfants dont il a la garde.

Que d’émouvants sujets de tableaux pour Le Brun et pour son Académie que ces vertus romaines, ces captives échevelées et reconnaissantes auxquelles le triomphateur restitue en même temps la liberté et la chasteté, dont un vainqueur moins magnanime aurait été en droit de les dépouiller. L’Antiquité retentit du fracas des vertus, car ces vertus ne sont pas silencieuses et cachées : elles claironnent au coin des rues, ostentatoires, nouées complaisamment aux rameaux de laurier de l’imperator. Les vertus grecques étaient héroïques, elles aussi, mais moins bruyamment ; les romaines n’étaient pas des vertus pour l’intimité ; c’étaient des actes populaires, accomplis en public, sur la scène shakespearienne, attestant la juste hauteur de caractère, la rectitude de pensée, le respect des lois, des usages. Le parricide, même, en certaines circonstances, pouvait devenir acte de vertu et Marc Antoine, célébrant l’oraison funèbre de César, revient malignement sur cette évidence, que ses auditeurs vont bientôt mettre en doute, que Brutus est un homme vertueux.

Laissons ces Romains derrière nous : le christianisme a exalté d’autres vertus que les leurs, et cette constatation, que l’étude de l’histoire nous rend facile, que la vertu pourrait bien ne pas avoir, en tant que concept et dans les applications qui en sont faites, une valeur immuable, éternelle et absolue, ébranle en nous la confiance avec laquelle nous espérions nous emparer d’une certitude que rien ne viendrait entamer ou modifier. Loin de moi la pensée de dire que la vertu, comme toute chose, est question de mode, mais à ne considérer que ces dernières années du XVIIIe siècle, n’êtes-vous pas étonnés, comme je le suis moi-même, de voir que cette époque, après s’être attendrie en un amour général et sans borne de l’humanité, a considéré que la suprême vertu consistait dans l’envoi à la guillotine des hommes qui n’avaient pas, sur la vertu, les mêmes idées que celui qui, de près ou de loin, manœuvrait le couperet ?

L’histoire égalant la philosophie dans l’étalage qu’elles font l’une et l’autre d’opinions équivoques et contradictoires sur la nature de la vertu, ou des vertus, et de ses ou de leurs effets, il a bien fallu consulter ses convictions personnelles, ce que tout homme devrait faire d’ailleurs, pour savoir ce que, dans le secret de sa conscience, il tient pour vertueux, et établir alors son système philosophique personnel, formulant la définition qu’il reconnaît légitime de la vertu et des actes vertueux. Un obstacle surgit au moment même où nous serions poussés à reconnaître valeur d’excellence à l’idée que la Renaissance italienne s’est faite de la vertu ; idée en partie héritée de Rome, mais construite surtout suivant les structures éthiques et esthétiques d’une époque qui se proposait la réalisation de l’homme, lequel serait un chef-d’œuvre d’humanité, possédant même valeur et même beauté, dans le domaine de l’humain, que les chefs-d’œuvre de l’art dans le domaine de la peinture, de la sculpture, de l’architecture ou de la musique.

Cet homme idéal, c’est celui qui, obéissant aux commandements de Plotin, sculpte sa propre statue, c’est-à-dire fait de lui-même une création en tous points parfaite autant que peut l’être l’œuvre du génie plastique ; ou aux conseils de Goethe qui veut que tout homme édifie sa propre pyramide, devienne sa propre pyramide, largement et fermement appuyée sur la terre et montant en pointe vers le ciel. Pour l’homme de la Renaissance, et pour tous ceux qui sauront entendre sa leçon et suivre son exemple, la vertu consiste, avant tout, dans le parfait accomplissement de soi ; je laisse de côté, on le comprend, le saint qui obéit à une tout autre morale, ou simplement celui qui reste attaché à la discrimination des vertus théologales et cardinales, qui suffit, à vrai dire, à tous les besoins de l’homme moral. Car ce n’est pas un homme moral, je veux dire : un homme façonné par des préoccupations éthiques, mais un individu édifié selon la conception esthétique de la beauté, que le Prince de la Renaissance, princier par son attitude en face de la vie et dans sa vie plus que par son rang social, vous l’entendez bien, dont l’aspiration réside dans l’accomplissement total de son moi, dans la parfaite et complète réalisation de soi en cela qu’il sait être le seul à être et à posséder.

À vrai dire je trouve très noble, très respectable et très admirable cette définition de la vertu, qui oblige l’homme qui l’a formulée et qui se l’est imposée comme loi première de son éthique, à un constant et puissant effort en vue d’atteindre l’achèvement d’un chef-d’œuvre humain et d’un incessant travail sur soi. Être ce que l’on doit devenir, et devenir ce que l’on est, ne laisse guère de repos ni de loisir pour l’indolence et la paresse à l’homme que cet impératif a captivé.

S’il avait un défaut, cet idéal, ce serait de postuler arbitrairement, artificiellement, un univers dans lequel le prince serait seul ou dont les autres habitants n’auraient pour fonction que de servir ce prince à tailler sa statue et à construire sa pyramide. Il apparaît aussi qu’il est d’autres moyens de se réaliser que la conquête et la volonté de puissance, et que le renoncement à ce que l’on possédait ou à ce que l’on a conquis, peut être aussi noble et aussi glorieux que cette ambition que l’on avait de porter à l’extrême l’accomplissement de toutes ses facultés. Aussi à côté du Prince, du Condottiere et de l’artiste pour lequel seule compte l’œuvre d’art à laquelle il se sacrifie — mais sacrifie aussi les autres — se dresse une autre figure d’homme vertueux, celui qui ne s’empare ni ne possède, celui qui cède et qui se dépouille : l’homme du renoncement.

C’est une très émouvante lecture, je vous assure, que celle des dossiers des postulants au prix de vertu de l’Académie française ; ce qui ressort à chaque ligne des témoignages qui nous sont fournis, c’est la richesse de la charité, la magnificence du don de soi, la perfection du renoncement. Dans le monde déshumanisé que nous habitons et qui tend à se déshumaniser toujours davantage, où les difficultés croissantes de la vie menacent d’accroître sans cesse l’égoïsme, où un néfaste esprit de guerre s’installe plus solidement entre les peuples, entre les classes, entre les partis, entre les individus, qui niera que la vertu majeure que l’on puisse pratiquer aujourd’hui, est celle devenue si rare de l’amour du prochain ?

Lorsque saint Jean de la Croix disait qu’au soir de cette vie c’est sur l’amour que tout homme sera jugé, ce n’était pas un commandement religieux qu’il énonçait, mais une simple revendication humaine, adressée à l’homme en faveur de l’homme. Je sais bien qu’il y a des vertus plus brillantes que celle-ci ; qu’esthétiquement l’homme qui taille sa statue et celui qui édifie sa pyramide intéressent davantage notre esprit, même s’ils touchent moins notre cœur. Et d’ailleurs il n’est pas dans mon intention d’établir une échelle de valeur entre les différentes natures de vertu, ni de dire celle vers laquelle vont mes préférences. D’autant plus que ce n’est pas en mon nom personnel que je parle aujourd’hui, mais au nom de l’Académie, et que, sur la liste de ses lauréats, je n’ai pas rencontré de sculpteurs de statues ni de bâtisseurs de pyramides.

Il y a différents ordres de grandeurs ; il y a différentes qualités de grandeurs ; celles sur lesquelles j’ai été appelé à me pencher ou, plus exactement, plus justement, celles sur lesquelles j’ai été invité à élever mon regard pour recueillir la substance de ce discours, ne sont pas, je le reconnais, les valeurs auxquelles d’instinct et spontanément je suis porté à donner mon adhésion et mon admiration. Je mets à part le saint qui est au-dessus de toute comparaison et que l’on ne peut juger avec les communes mesures du commun des hommes. La sainteté est un phénomène humain tellement exceptionnel, tellement surhumain dans son essence que l’on ne doit en approcher qu’avec une grande timidité, un tremblement de respect et de vénération. Le saint est l’homme qui a haussé les plus éminentes vertus humaines à une altitude telle que cette perfection de l’humain nous paraît quelquefois échapper à l’humain même, alors que les vertus moindres ou même des anti-vertus comme celles du Prince ou du Condottiere nous semblent conduire à quelques fort remarquables et fort séduisants types d’humanité, qui sont, à leur manière, des sommets.

Les vertus modestes, qui ne brillent pas de l’éclatant achèvement de la sainteté, que le Prince et le Condottiere ignorent et qu’ils dédaigneraient probablement si elles entraient un seul instant dans leur champ de vision, ces vertus modestes dont l’ensemble constitue ce que l’on appelle la charité, ont d’autant plus besoin d’être remarquées et louées par une compagnie détentrice des plus précieuses traditions comme l’est l’Académie française, qu’elles sont moins estimées — je ne dis pas moins pratiquées, remarquez-le, — dans le monde d’aujourd’hui. Il semble que tout ce qui signalerait un rapport humain et tendre d’individu à individu, éveille le soupçon de paternalisme dans une société qui prétend n’instaurer dans les relations des classes entre elles que la justice, et qui serait portée à exagérer cette position jusqu’à prétendre que l’intention charitable, le geste charitable est une insulte.

Je crois qu’il est d’autant plus nécessaire, dans ces conditions, de souligner combien il y a d’authentique grandeur dans les destinées effacées, retenues dans l’ombre, non pas tant par les renoncements que les circonstances infligent aux êtres, que par les renoncements qu’ils s’imposent à eux-mêmes. De quelle lumière, atténuée au regard des éblouissantes réussites, scintillent alors ces vies construites jour après jour sur d’humbles et magnifiques sacrifices, qui ne sont pas des sacrifices, car c’est le beau privilège de celui qui se sacrifie de n’avoir pas conscience de le faire, mais des actes aussi naturels, aussi allant de soi, que la respiration et la pensée.

Je crains que la vertu, et tout particulièrement cette vertu de charité, ne jouisse pas d’une très grande popularité dans le monde d’aujourd’hui. Qui s’occuperait d’en faire l’éloge, alors que sa qualité essentielle est de se dérober aux regards et de passer inaperçue ? J’ai si peur qu’on la raille et qu’on rie, ou simplement, qu’on sourie d’elle, comme d’un travers innocent que l’on pardonne car il ne fait de mal à personne. Aussi me paraît-il d’une très haute signification, et comportant une leçon que l’on doit retenir, que sous cette coupole, une fois par an, soient récompensés et loués quelques-uns de ces actes de vertu qu’il faut tirer de l’ombre où ils se dissimulent, pour les replacer sous nos yeux et vous demander d’y appliquer votre attention pendant quelques instants.

Je sais que l’Académie récompense ces actes de charité ; avec quelle parcimonie, hélas, et combien la récompense, si généreuse qu’elle se veuille, est peu, comparée à la générosité du cœur de celui ou de celle qui l’a méritée. Ne considérez pas, je vous prie, comme un salaire de la vertu l’infime somme d’argent que l’Académie donne à ceux qui ont donné tout leur cœur, tous leurs efforts, tout leurs temps toute leur vie même quelquefois. S’il s’agissait d’une rémunération, on aurait honte à l’accepter et, plus encore à l’offrir. Laissez-moi penser que si une somme, minuscule, d’argent, intervient en cette circonstance, elle ne peut pas être autre chose que symbolique. Un paiement, ou tout ce qui aurait l’apparence d’un paiement, serait déshonorant pour qui le donnerait et qui le recevrait. La seule récompense que l’on pourrait, sans indignité, offrir à ces êtres d’une immense et noble générosité que l’Académie célèbre aujourd’hui, serait cette célébration même, et je me sens plein de confusion à la pensée que j’ai accepté une tâche à laquelle je suis si mal préparé, et, que je suis, peut-être, si peu digne d’accomplir. Il me semble que le silence même dans lequel se sont épanouis les actes vertueux, silence qui leur donne la juste dimension morale qui les enveloppe, aurait dû s’appliquer aussi à cette cérémonie de récompense, et je me demande combien il faudrait posséder de vertu soi-même pour être autorisé à louer la vertu des autres, et s’il n’est pas entaché de pharisaïsme cet éloge de la charité de la part d’un homme qui, je l’avoue, se serait senti plus apte à faire l’éloge du Prince et du Condottiere, ou de l’artiste.

Mais enfin ce qui devait être fait est fait. On contemple avec d’autant plus de nostalgie et d’humilité les vertus que l’on voit chez les autres que l’on en est soi-même plus loin. Mais être loin ne veut pas dire que l’on soit incapable de voir, de comprendre et d’admirer ; les sommets d’une chaîne de montagnes existent tout aussi bien pour celui qui n’est pas assez fort pour les gravir et qui les regarde d’en bas. Permettez-moi alors de faire maintenant, ce que j’aurais dû faire tout d’abord, et qui est probablement la seule chose que j’aurais dû faire : mettre sous vos yeux quelques-uns de ces exemples de vertu que je célèbre aujourd’hui, décrire quelques-unes de ces existences qui ont fait du dévouement leur joie, de leur abnégation leur accomplissement. Combien une simple énumération vaut mieux que l’académicité d’un discours de distribution de prix, et combien vous comprendrez à entendre ce que je vais vous dire, que l’exercice de la vertu de charité est infiniment plus éloquent que les variations plus ou moins habiles qu’il est d’usage de composer sur ce thème de la vertu.

À décrire ces actes de charité, qui n’ont eu pour témoin que le silence et l’obscurité, on éprouve une sorte de gêne, comme si le seul fait de les tirer de ce silence et de cette obscurité pour les mettre sous nos yeux, enlevait quelque chose de leur parfaite pureté, entamait leur intégrale perfection. Nous comprenons alors, vous et moi, que la véritable vertu n’est pas faite pour les projecteurs de la publicité qui, il faut bien le reconnaître, ne fait rien pour diriger vers elle ses rayons, et, tout en le regrettant, je serais tenté de dire que cela vaut mieux ainsi, car les qualités particulièrement belles et particulièrement nobles ne gagnent pas à être galvaudées ; tout au plus pourrions-nous approuver si nous pensions que leur valeur d’exemple incitera quelques-uns de ceux à qui ces exemples seront présentés, à les imiter.

Je ne crois pas être exagérément pessimiste en disant qu’une fois les portes refermées sur cette salle devenue vide et silencieuse jusqu’à ce que dans un an, on y prononce de nouveau le mot de vertu, on ne considérerait plus comme un touchant usage, combien singulier, combien désuet et anachronique, cette annuelle distribution des prix de vertu, le cérémonial dont elle est entourée, le discours dont elle est l’occasion.

Mieux que tout ce que l’on peut écrire sur la vertu, nous instruira, nous convaincra maintenant le spectacle de la vertu agissante telle que nous l’avons eue sous les yeux quand nous avons lu les dossiers où sont exposés, décrits, analysés les cas que l’on nous soumet. Ce qui est raconté dans les lettres et les rapports qui accompagnent ces dossiers, se rapporte à l’humble vérité quotidienne de certaines existences, de certains héroïsmes, sans panache, sans décorations, sans titres.

Voici une petite Musulmane des îles Comores ; elle a dix-neuf ans, et, à dix-neuf ans, elle fait vivre et elle soigne, seule, une mère malade, une grand-mère infirme, quatre frères et sœurs dont elle paie les études, par surcroît, sur son maigre salaire, afin, dit-elle, qu’ « ils deviennent quelqu’un ». Une autre jeune fille, des Comores, elle aussi, qui renonce à des travaux scolaires, quoiqu’ils se soient annoncés brillants, pour se consacrer tout entière à l’entretien de sa famille, de pauvres gens qui lui doivent leur pain.

Cette forme de renoncement, si pénible à des êtres jeunes, actifs et légitimement ambitieux de « se réaliser », nous la retrouvons en France cette fois, chez un homme de vingt-quatre ans qui abandonne la ville et toute occupation intellectuelle, pour reprendre la petite ferme familiale dont le rapport fera subsister quatre frères et sœurs, entièrement à sa charge puisque son père est mort et sa mère à l’hôpital. Ailleurs, dans le Nord, une adolescente quitte l’école, nourrit, vêt et élève, sans aucune aide, six frères, et les loisirs que lui laisse une aussi lourde charge, elle les emploie à visiter les malades pauvres et les vieillards de l’hospice.

Comme chaque année nous rencontrons parmi les beaux actes de charité et de don de soi, la « servante au grand cœur » : celle-ci a aidé pendant quarante ans, ses maîtres malades, jusqu’à la mort de ceux-ci pour un salaire infime, — ou même, longtemps, sans gages. Et combien touchante aussi, quoique moins dramatique et plus pittoresque, l’histoire de cette femme qui fonde, anime et subventionne une compagnie théâtrale qui s’en va jouer — gratuitement, bien entendu, dans les hôpitaux et les orphelinats.

Devant de pareils exemples, comment oserait-on disputer encore de la nature de la vertu, ou même de son existence ? Laissons-nous convaincre, éclairer et réchauffer à la lumière du sacrifice, du dévouement, au spectacle de la grandeur des humbles, de la générosité des pauvres à l’égard des plus pauvres, de l’adoucissement apporté au malheur par les malheureux eux-mêmes. Tout cela est accompli modestement, en silence, à l’insu de tous. Tout cela serait resté ignoré si ce n’était une des nobles fonctions de l’Académie de le révéler et de le mettre sous vos yeux une fois par an. Vous savez maintenant ce que c’est que la vertu, et ce n’est pas moi qui vous l’ai appris, mais ces êtres qui ont fait le don total d’eux-mêmes qui serait peut-être, à y bien réfléchir, le plus beau, puisque le plus obscur et le plus difficile, que l’on puisse se donner pour but.