Rapport sur les concours littéraires de l'année 1945

Le 10 janvier 1946

Georges DUHAMEL

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE 1945

tenue le jeudi 10 janvier 1946

Rapport sur les concours littéraires

DE

M. GEORGES DUHAMEL
Secrétaire perpétuel

 

 

MESSIEURS,

Avant de vous présenter le rapport sur nos concours littéraires pour l’année 1945, je crois nécessaire d’examiner avec vous, comme nous avons accoutumé de le faire, les conditions qu’imposent à la vie de l’esprit et particulièrement à l’activité littéraire le désordre des temps et la ruine temporelle de notre patrie. Ainsi les historiens de l’avenir trouveront-ils, dans les archives de notre compagnie, quelques clartés sur une conjoncture dramatique où les sociétés humaines risquent de perdre jusqu’au sentiment de leurs vertus et de leur destin.

La France est délivrée depuis plus de quinze mois, la guerre d’Europe est terminée depuis une demi-année, et le problème du papier continue à restreindre et même à paralyser les entreprises de l’intelligence créatrice.

Au lendemain de la première guerre mondiale, tous les observateurs de sang-froid ont accompli un effort loyal pour, à la vue d’une si profonde misère, faire le départ entre la civilisation matérielle, dont le développement nous donne moins de fierté que d’angoisse, et la civilisation morale qui, seule, exprime et permet la lente ascension de l’espèce.

II est apparu bien vite que cette nécessaire distinction est, à de certains moments, presque impossible. La bonne Nouvelle est elle-même chancelante sans le livre qui la porte et la précise. Telle est donc cette condition de l’homme où l’esprit ne subsiste que grâce au signe et au substrat. Sans le papier, et sans la complexe industrie qui l’engendre, une certaine forme de communion intellectuelle demeure quasiment illusoire dans notre monde et notre siècle. Voilà ce qu’éprouve l’intelligence française, alors qu’elle semble délivrée de ses chaînes les plus pesantes.

Pendant le temps de notre servitude, les pays policés qui se trouvaient séparés de la France ou qui ne pouvaient entretenir avec elle que des relations précaires ont commencé d’imprimer en français, donc de répandre, un grand nombre d’ouvrages classiques et modernes empruntés à notre riche bibliothèque. Certains pays l’ont fait en vertu de traités, d’autres en vertu de lois promulguées pour la circonstance. C’est ainsi qu’on a fabriqué des livres français en Belgique, en Angleterre, en Suisse, au Canada, aux États-Unis, au Brésil, en Argentine, en Afrique du Nord, dans le Proche-Orient. Je borne ici mon énumération sans pouvoir affirmer que, telle, elle est complète, Le premier mouvement de l’esprit, en présence de ces faits, est un mouvement de contentement et de gratitude. Ainsi donc le monde cultivé nous manifeste qu’il n’entend pas se passer de nous. Nous apprenons, par exemple, que les éditeurs du Brésil et ceux du Canada ont fait entre eux une convention, qu’ils se sont partagé nos titres et qu’ils ont envoyé des milliers et des dizaines de milliers d’exemplaires de nos ouvrages dans ce monde avec lequel, nous, prisonniers entre les frontières de notre patrie, nous n’avions plus que des relations fortuites.

Je le déclare donc tout de suite, les personnes qui considèrent des problèmes du livre comme des problèmes du premier rang ont appris avec émotion que l’esprit français, aux heures les plus douloureuses de son histoire, avait ainsi pu cheminer parmi les peuples et confirmer ses mérites. Cette première satisfaction savourée, nous avons étudié le développement du phénomène et tenté d’apercevoir ses conséquences.

Il est bien évident qu’un grand pays comme la France, pays fertile en génies et en talents, doit imprimer lui-même les livres où s’exprime la pensée de ses poètes, de ses Philosophes, de ses écrivains et de ses savants. Ce faisant, non seulement la France exploite elle-même une part non médiocre de son patrimoine, non seulement elle en retire un juste loyer, non seulement elle donne du travail à ses ouvriers et à ses artisans, mais encore, mais surtout, bien couverte par les conventions internationales, elle conserve le contrôle, de sa pensée, le con: trôle des ouvrages qui contiennent et transportent cette pensée.

Il est non moins évident que pendant les années d’extrême détresse, toute solution provisoire assurant la diffusion des ouvrages français doit obtenir notre assentiment et, je le répète, notre reconnaissance.

Je crois aussi qu’en attendant le retour à une économie normale, la France peut proroger, par une convention régulière, certains droits que les éditeurs canadiens, notamment, ont obtenu de leur gouvernement, la France se réservant la liberté de reprendre la souveraine gestion de son trésor littéraire. Mais le problème, qui semblait ainsi sur le point de se résoudre au gré de chacun et au mieux des intérêts de la nation, s’est trouvé reprendre vie pendant l’année qui s’achève. Les éditeurs étrangers ont offert à la France de lui fournir des livres français, imprimés par leurs soins, et même d’acquérir, par traité, les livres inédits de certains auteurs français.

Imaginez, Messieurs, dans quel abîme de perplexité peut se trouver un peuple appauvri quand il reçoit une proposition de cette nature. Nous manquons, aujourd’hui comme hier et avant-hier, de papier, de combustible, d’énergie et de moyens de transports. Notre librairie est dévastée. Nous ne pouvons trouver, pour les donner aux enfants et aux adolescents, les livres qui sont leurs meilleurs titres de gloire et qui leur permettront de former et de meubler leur esprit. Les livres que nous imprimons au prix de mille difficultés sont imprimés à petit nombre, puisque le papier est rare. Cela nous oblige à les vendre cher. Ils ne sont pas toujours très élégants ni très résistants. Et voilà qu’on propose de nous apporter nos propres livres, nets, imprimés avec soin, sur un beau papier blanc et ferme. Voilà qu’on propose même de nous les vendre à bon compte. Quelle tentation, en vérité, pour l’homme simple qui refuse de penser à l’avenir !

Ne croyez pas, à m’entendre, que je déserte mon sujet, qui est de juger les résultats de nos concours littéraires. Au principe de nos concours, je vois notre désir d’aviver la vertu créatrice de notre peuple. Or cette vertu créatrice peut, demain, être compromise, en même temps que serait compromis l’équilibre vital de notre nation éprouvée. Ce drame du livre français, pour modeste qu’il paraisse au spectateur inattentif, est un des aspects marquants du drame de la France blessée, pendant l’année qui s’achève. Que si nous refusons de le voir dans son ampleur et dans ses répercussions, il risque de rendre bientôt nos concours inféconds, puisqu’il intéresse les forces vives de la nation, donc son jaillissement créateur.

La France doit pouvoir, dans le délai le plus bref, recommencer à répandre elle-même les ouvrages de ses écrivains et de ses savants. Elle doit, au préalable, imprimer assez de ses livres pour satisfaire à ses besoins intérieurs. Elle doit sauvegarder ainsi, en même temps, le travail de ses fabriques et le contrôle complet de son patrimoine spirituel. Toute autre solution représenterait une inquiétante diminution de souveraineté dans le domaine même où la France est considérée comme éminente et irremplaçable. Si la France, un jour futur, cessait d’imprimer elle-même les ouvrages de ses auteurs, nous savons, nous sentons bien qu’elle cesserait assez vite d’engendrer des auteurs et qu’elle descendrait petit à petit les degrés de la détresse. Ce que demande la France intellectuelle, à ce moment de son histoire, ce n’est pas qu’on lui apporte ses propres livres tout imprimés, c’est qu’on lui procure du papier, du charbon et ce qu’il faut, évidemment, pour relever ses fabriques et reconstruire ses machines.

Tel doit être, me semble-t-il, le prologue à tout discours, sur notre floraison littéraire et les concours de l’Académie en l’an 1945.

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Si nous espérions donc, pour l’année 1945, une très ample moisson d’ouvrages, nous avons été déçus. Bien que les éditeurs, poursuivant la politique des années amères, aient consacré à l’impression des nouveautés le plus substantiel de ce qu’on appelle, dans le jargon du temps, leur « attribution de papier », nous n’avons vu paraître qu’un nombre médiocre de livres. La publication des livres savants se trouve aujourd’hui rencontrer de grands obstacles. Ces livres ne sont assurés que d’un public très restreint. Or leur impression, même à un petit nombre d’exemplaires, exige d’importants débours. L’Association Au Service de la Pensée française, dont je vous entretenais l’an passé, a poursuivi son œuvre de salut. Le « Centre de la Recherche scientifique » n’est certes pas demeuré sourd aux appels des lettrés, encore qu’il réserve ordinairement ses subsides, avec raison, pour les travaux des spécialités scientifiques. La Caisse Nationale des Lettres attend, depuis un an, pour naître et se mettre à l’œuvre, les signatures obligatoires, et c’est peu de dire que cette attente nous semble longue. Les poètes souffrent de ne pouvoir imprimer et distribuer leurs ouvrages ; ils se plaignent et il nous faut bien reconnaître qu’ils n’ont point tort de le faire. Les historiens, les essayistes; les romanciers parviennent à publier quelques volumes ; mais, en dépit de Terentianus Maurus, les livres, aujourd’hui, n’ont pas nécessairement leur destinée, puisque l’on ne les exporte guère et que l’on ne peut presque jamais assurer leur réimpression. Le public des lecteurs attend, sans patience, l’assouvissement d’un noble appétit que l’on trompe avec des amuse-bouche, si j’ose ainsi parlera somme toute, le tableau reste sombre et nous devons le dire, pour l’enseignement des chroniqueurs, car ce n’est pas le génie de notre patrie qui est en cause, mais seulement l’instrumentation temporelle de ce génie.

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L’Académie a décidé, cette année, de renoncer à l’adjectif grand pour désigner certains de ses prix qui, jusqu’ici, avaient bénéficié de cet attribut verbal. Dans le domaine de ce qu’Henri Bergson appelait l’extensif, la grandeur demeure nécessairement relative et se justifie surtout par les dimensions sensibles de la récompense. Mais l’art d’écrire fleurit au domaine de l’intensif et non pas dans celui de l’extensif. Sagement donc, l’Académie renonce à qualifier les prix qu’elle distribue.

Le prix de littérature a été décerné à M. Jean Paulhan. Il est stipulé, dans notre annuaire, que cette distinction est destinée soit à un poète, soit à un prosateur et encore « soit pour une œuvre, soit pour plusieurs œuvres d’une inspiration élevée et d’une forme remarquable ». Une telle définition correspond parfaitement à l’écrivain que nous avons distingué. M. Paulhan est évidemment ce que les magisters appellent un auteur difficile. Il est de ceux qui ne consentent pas toujours à nous donner l’itinéraire exact qui les a conduits d’un point à un autre. Et si, entre ces deux points, plusieurs routes demeurent possibles, l’écrivain nous laisse le soin de choisir pour découvrir la nôtre. Dans un excellent petit ouvrage intitulé La Guérison sévère, M. Paulhan raconte un de ses rêvés. Et l’on sent que, au sein de cette confusion, il ne cherche même pas une route, à vrai dire, mais une raison. Et comme les objets auxquels s’intéresse M. Paulhan sont souvent d’un abord escarpé, le voyage auquel il nous convie exige de la présence d’esprit, de l’application.

J’ai toujours considéré que l’obscurité lyrique était une des traditions marginales de notre poésie depuis les origines, et que cette tradition ne souffre solution de continuité que pendant le XVIIIe siècle et même en apparence puisque, ce siècle durant, elle s’est continuée, en s’affaiblissant, je veux bien le reconnaître, avec les petits poèmes intitulés énigmes. Dans le peuple, la tradition d’obscurité lyrique est ininterrompue : nombre de chansons populaires sont mystérieuses, et notamment les comptines. En revanche, la règle de la prose est une règle de lucidité. Rares sont les écrivains qui’ ont tenté de s’affranchir d’une telle règle; d’ailleurs ils ne l’ont jamais fait impunément. Ecrivain de prose en la plupart de ses ouvrages, M. Paulhan n’est donc certes pas difficile si l’on s’en tient à la substance de chaque phrase; mais il s’attaque à des problèmes pour lesquels il a bien raison de requérir toute l’attention du lecteur. Il voudrait, dit-il lui-même, « découvrir ce qu’ont également échoué à déterminer — lui semble-t-il — les anciens rhétoriqueurs et les jeunes linguistes ; c’est s’il n’existerait pas, des mots au sens, et du langage brut à la pensée, des rapports réguliers et, à proprement parler, des lois dont la littérature évidemment tirerait grand profit. » Reconnaissons-le, c’est un souci qui point tous les écrivains attachés à leur ministère, c’est même un souci tout à fait fondamental et qu’on serait étonné de ne point déceler chez un véritable artiste du verbe.

M. Paulhan a manifesté ce juste souci dans plusieurs ouvrages où, pour étudier la poétique, il emploie souvent les tours, les procédés et les instruments des poètes. Il a soin de légitimer cette méthode en faisant observer que, dans l’état actuel des langues européennes, « tous les mots sont des métaphores ». Pasteur de poètes, comme je le dirai bientôt, M. Jean Paulhan est, même dans la prose critique, un poète. M. Paulhan, qui a voyagé, se trouvait donc bien à son aise pour nous parler des Hains-Tenys, poèmes populaires malgaches dont il a publié tout un volume, en traduction, il va sans dire, et avec d’ingénieux commentaires. Cette étude permet à M. Paulhan d’affirmer ceci, par exemple : « Les poèmes obscurs nous renseignent mieux que les poèmes clairs, sur la nature de la poésie ». Je me permettrai de rapprocher cette phrase de la proposition que j’avais l’honneur de vous soumettre il y a deux ans et que voici résumée : « La poésie lyrique a pour mission d’exprimer l’inexprimable ».

Si l’on admet que la jeunesse aime la recherche et l’aventure mieux encore que le serein plaisir, on comprend que M. Paulhan, ait été, depuis plus de vingt ans, un des maîtres de la jeunesse. Il a mis tout son talent et tout son crédit à mener à bien une mission difficile, je veux dire celle de guider ou même de régler les jeunes esprits et, comme il est subtil, il leur a surtout proposé des règles d’indépendance et le bon moyen de se tracer eux-mêmes leurs chemins dans les brousses de l’inconnu.

J’ai plaisir à rappeler enfin que, pendant les années de la servitude, M. Paulhan, aidé d’une poignée d’écrivains courageux, a combattu dans l’ombre, sans relâche, pour qu’une pensée française pût encore se faire entendre, au milieu de périls infinis. De cela aussi, je le sais, vous avez tenu, Messieurs, à lui rendre grâces.

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C’est à M. Marc Blancpain que l’Académie a donné le prix du Roman, pour un ouvrage intitulé Le Solitaire. M. Blancpain a composé ce récit dans la captivité, où il est demeuré près de quatre années. Si le propos du roman est de peindre des hommes, d’abord, puis la société que forment les hommes, ensuite, M. Blancpain en est naturellement au début de l’entreprise et le titre qu’il a choisi nous manifeste dès le seuil qu’il s’est attaché au portrait d’un homme

On a dit, de cet ouvrage, qu’il était formé de deux parties séparées. C’est vrai : la vie d’un homme de notre temps, et surtout s’il est encore jeune, est toujours divisée par l’épreuve de la guerre et j’allais dire par l’abîme de la guerre. Libre dans la forêt natale ou prisonnier dans les camps de l’ennemi le héros de M. Blancpain justifie la doctrine amère de la continuité des caractères et il ne parvient à s’évader de lui-même que dans la mort.

M. Blancpain sait peindre les modèles qu’il s’est choisis et il sait nous les faire voir. Il connaît à merveille la vie des bois et nous la décrit en termes forts et nets, avec, des mots qui sentent la verdure humide, la feuille morte et le champignon. Il reproduit le savoureux parler de sa province et nous montre ainsi que la France est variée et la langue française plus riche que ses dictionnaires savants. M. Blancpain a les dons essentiels d’un narrateur et notamment celui d’élever jusqu’à la poésie la langue et le style du récit, ce qui est bien naturel et bien nécessaire, puisque le roman est l’héritier de la poésie épique dont il a recueilli toutes les ambitions.

En couronnant le premier ouvrage romanesque de M. Blancpain, l’Académie a fait comprendre qu’elle n’attendait pas la confirmation d’une longue expérience pour distinguer, dès son prélude, un écrivain digne d’accéder au premier rang.

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L’Académie décerne ordinairement deux prix Gobert. Le premier de ces prix est allé, cette année, à M. Paul Bastid pour l’ouvrage considérable qu’il vient de consacrer aux Doctrines et Institutions politiques de la seconde République. On ne saurait lire sans étonnement et, en définitive, sans mélancolie les deux gros volumes bien ordonnés dans lesquels M. Bastid a présenté tant de faits, rappelé tant de mots, résumé tant de textes.

Etonnement ! Comment ne pas prononcer ce mot, Messieurs, quand nous assistons au départ de cette grande et noble aventure humaine, quand nous lisons, par exemple, le projet provisoire de constitution présenté à l’Assemblée nationale le 19 juin 1848, quand nous voyons que ce projet, en son Chapitre 8, intitulé Garantie des droits, produisait fièrement des articles tels que ceux-ci :

« ART. 115. — La peine de mort est abolie en matière politique.

ART. 116. — La confiscation des biens ne pourra jamais être rétablie.

ART. 117. — L’esclavage ne peut exister sur aucune terre française.

ART. 118. — La presse ne peut, en aucun cas, être soumise à la censure.

ART. 119. — Tous les citoyens ont la liberté d’imprimer et de faire imprimer, sauf les garanties dues au droit public et au droit privé. »

Je m’arrête sur ces mots, Messieurs, non que ce qui précède et ce qui suit soit moins admirable, mais parce que le chapitre 8, avec son titre magnifique, Garantie des droits, ne figure même plus dans le projet définitif présenté le 30 août 1848. C’est dire qu’on ne le trouve pas davantage dans le texte adopté finalement le 4 novembre. Il a suffi de quelques mois de palabres pour que cette belle générosité s’effondre et retombe en cendres.

Nous avons, depuis 1848, souffert de si grands maux que nous mesurons avec douleur le chemin parcouru par nos sociétés tourmentées. Pour voir clairement les accidents et les détours de ce chemin, il faut lire l’ouvrage de M. Paul Bastid, comprendre, par exemple, ce qu’était la presse, ce qu’était le système d’information, en France, environ la révolution de 1848, suivre les délibérations confuses, si semblables à celles d’hier, d’aujourd’hui, je me permets d’ajouter de demain, entendre la supplication immense d’une humanité qui cherche douloureusement sa route, reconnaître qu’en politique, comme en médecine d’ailleurs, le moindre mal est une forme très acceptable du mieux et que le sage navigue toujours à distance respectueuse de la doctrine et du simple empirisme. Il faut lire ce bon ouvrage pour découvrir aussi que les idées de 1848 ont eu beau se répandre de par le monde, c’étaient des idées propres à notre peuple, intérieures à notre peuple. Aujourd’hui nulle idée n’est plus intérieure à un peuple, ne peut plus être considérée comme intérieure et propre à tel ou tel peuple. Le monde tout entier est là qui regarde, juge, participe, intervient.

M. Paul Bastid est, dit-on, un spécialiste des études constitutionnelles et il l’a prouvé dans les délibérations récentes. Son ouvrage manifeste un esprit clair, sûr de ses sources et parfaitement maître de son sujet. Il ne marque aucune tendance à la digression, à l’amplification, à la généralisation. Il se place aussi loin que possible de Michelet. Si l’on tient pour une faute de confondre Clio avec Thalie ou Polymnie, si l’on estime qu’il est mauvais de mêler l’histoire et la poésie, force nous est de reconnaître que M. Paul Bastid ne tombe jamais dans ce travers et je pense qu’il prendra sans doute cette observation comme un éloge.

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Le second de nos prix Gobert est également un prix d’histoire et nous l’avons décerné à M. C.-E  Labrousse pour l’ouvrage considérable qu’il intitule La Crise de l’Économie française à la fin de l’ancien régime et au début de la Révolution.

Un tel titre pourrait nous donner à croire que M. Labrousse traite de problèmes anciens, sans relations sensibles avec les soucis qui nous étreignent aujourd’hui. Malgré ses machines prodigieuses, l’humanité voit toujours revenir les mêmes drames et les mêmes débats. Le lecteur de M. Labrousse entend sonner à ses oreilles des mots qui nous sont familiers. Notre auteur nous parle, en effet, d’écroulement des prix, puis de redressement, puis de hauts prix, puis d’une crise de sous-production. À travers ces supputations savantes, nous parviennent même des cris humains qui ont traversé le siècle et qui en traverseront d’autres, hélas ! « Ruine », « Désespoir », tels sont ces mots que soupiraient alors les malheureux de ce temps-là.

Le livre de M. Labrousse est un de ces ouvrages savants et sages, nourris de faits, qui permettent au chercheur de se reconnaître et même de se diriger dans les problèmes confus de l’éternelle humanité.

Avec son appareil de courbes graphiques et de chiffres, cg travail nous prouve une fois de plus que l’économie s’efforce de parvenir au rang des sciences et qu’elle compte, pour ce faire, sur la vertu des mathématiques. Elle en emprunte les signes extérieurs plus encore que les méthodes. Elle n’a certes pas tort. Mais qu’elle n’oublie toutefois pas qu’elle est une science de la vie et que toutes les sciences de la vie comportent une part plus ou moins notable de faits irréductibles à la rigueur mathématicienne.

Ce qui paraît avec force dans l’ouvrage de M. Labrousse, c’est le rôle de l’économique dans la vie des sociétés humaines, c’est ce qu’on appelle volontiers aujourd’hui la primauté de l’économique. J’aurais bien garde, Messieurs, de m’élever contre cette évidence. Ne vous disais-je pas, tantôt, que la vie de l’esprit est complètement dominée, dans notre malheureuse époque, par des considérations qui sont de l’ordre économique ? Mais comme c’est la vie de l’esprit qui soutient et détermine en définitive les phénomènes de civilisation, nous prions Messieurs les économistes de faire le nécessaire pour que l’esprit recouvre au plus tôt ses instruments et ses franchises.

Voilà qui m’amène, par une pente toute logique, à vous dire quelques mots de l’ouvrage de M. Henri Hauser, ouvrage à qui nous avons décerné un important prix de l’Académie. Cet ouvrage a pour titre La Pensée et l’Action économique du Cardinal de Richelieu. Nous avons donc diverses raisons de le mentionner ici.

On se ferait, du génie de Richelieu, une idée fort incomplète si l’on négligeait de lire le livre de M. Hauser. L’historien nous montre qu’une grande pensée politique doit toujours s’appuyer sur une construction économique très sûre. Il est d’usage, dans les manuels, d’attribuer à Richelieu trois buts principaux dont le premier concerne le parti huguenot, le second la puissance des grands, le troisième l’établissement d’une paix durable par une guerre victorieuse contre les puissances rivales. À côté de ces trois buts, M. Hauser n’a point de peine à en distinguer un autre qui est de « mettre l’État en opulence ». Il apparaît donc que Richelieu s’est montré « moins soucieux d’augmenter l’étendue de l’État par la guerre que de l’enrichir dans la paix par le commerce ». Je pense que tous les admirateurs du grand Cardinal accepteront sans réserve cette vue nouvelle.

Le livre de M. Henri Hauser nous apporte, à dire vrai, maintes révélations qui sont tout à l’honneur de son modèle. Le ravitaillement de la Russie par l’Iran nous semble, aujour­d’hui, entreprise toute simple. Mais que Richelieu, au temps des coches, de la navigation à voiles et des caravanes ait tenté d’amener les richesses de la Perse jusqu’au Havre en passant par Moscou et Copenhague, voilà, avouons-le, une tentative qui ne manque pas d’audace. Ce Richelieu que nous voyons si souvent rigoureux jusqu’à la cruauté, demeure un très habile politique parce qu’il n’opprime jamais l’homme dont il entend obtenir un service. « Le sens commun, écrit-il, apprenant à un chacun qu’il doit y avoir proportion entre le fardeau et les forces de ceux qui le supportent. » Cette phrase pleine de bon sens, il est heureusement trop tard pour la rappeler aux récents oppresseurs de l’Europe; gardons-la précieusement dans notre mémoire pour la proposer, de génération en génération, à nos ministres des finances.

À lire M. Hauser, nous retrouvons, comme toujours à lire les bons historiens, des pensées encore vivantes et cuisantes. Cette France de Richelieu manque de bateaux et ceux qu’elle peut obtenir sont fabriqués pour elle sur des chantiers hollandais. Nos officiers de marine se plaignent volontiers de voir le peuple français décrié par les autres peuples. Le chevalier de Razilly écrit « J’ai le cœur tout serré quand je viens à considérer les discours que font de nous les étrangers quand ils parlent de la France. » Et pourtant cette France de Richelieu est glorieuse, elle aborde un des siècles les plus fameux de son histoire. Et tout cela nous prouve que les lectures historiques ne sont pas forcément désespérantes, comme le déclarait Michelet et comme je l’ai cru longtemps.

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C’est encore une consolation, d’ailleurs mince et imprévue, que l’on peut, en définitive, tirer du gros livre de M. Jacques d’Avout, La Querelle des Armagnacs et des Bourguignons. On sait que cette fameuse querelle dura longtemps. M. d’Avout en voit le commencement en l’année 1392 quand éclata publiquement la folie du roi Charles VI. Si le traité d’Arras, signé en 1435, marque la fin du conflit, il faut donc admettre que cette sanglante et désespérante chamaille a duré plus de quarante ans. On sait que cette querelle, a dressé les Français les uns contre les autres, pendant la longue et horrible guerre soutenue contre l’Angleterre et que l’on a toujours nommée la guerre de Cent ans. On se rappelle que l’ennemi occupait et ravageait le sol français, alors que les deux grands partis ne cessaient de s’affronter, acceptant tour à tour l’alliance de l’envahisseur. On n’évoque pas sans douleur cette, longue chronique toute marquée d’assassinats, de pillages, de trahisons, de famines. Si certains épisodes de cette histoire nous arrêtent, c’est d’abord qu’ils ne sont pas sans nous rappeler notre propre histoire, je veux dire l’amère histoire de notre temps. M. d’Avout écrit par exemple : « Le coût de la vie enchérissant sans cesse à la mesure de la dépréciation de la monnaie et l’insécurité des communications amenant une diminution des arrivages de toute nature, la famine hideuse menace la ville. Le pain se fait rare et donne lieu à un trafic qu’il est possible de flétrir mais difficile de tarir, et l’on assiste dans Paris au spectacle étonnant d’une très grant presse à l’uys des boullengiers. Dans la rue, de pauvres gens affamés disputent aux pourceaux de l’Abbaye Saint-Antoine trougnons de choux sans pain ne sans cuire, les herbettes des champs sans pain et sans sel. » Hélas, de tels tableaux ne peuvent plus nous étonner et vous vous demandez sûrement, Messieurs, en quoi le livre de M. d’Avout peut nous apporter cette lueur de consolation dont je vous parlais tantôt. Je la vois, pour mon compte, dans l’épilogue du livre, dans ce chapitre intitulé La Réconciliation française. « Dix ans, ajoute M. d’Avout, ont été nécessaire pour réapprendre l’indulgence aux Français que trente ans de querelle avaient jetés dans la plus stérile des haines familiales. »

Pour vieux qu’il soit de cinq siècles, ce fait d’une réconciliation nationale m’apparaît aujourd’hui comme un élément d’espoir. Que notre pays ait survécu à l’invasion, à la guerre civile, à la ruine et à la disette, voilà qui jette sur nos misères actuelles un rayon de miséricorde. Et l’envie me vient de vous citer ici la phrase fameuse ou Charles Quint laissa paraître en même temps son admiration et sa mauvaise humeur:

« Il n’y a nation qui fasse plus pour sa ruine que la nation française, et tout lui tourne à salut. »

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C’est quand nous songeons avec tant de ferveur et d’espérance au relèvement de notre patrie que nous aimons à saluer les artisans du salut. L’Académie a marqué cette année une sollicitude et une reconnaissance particulières aux hommes qui ont contribué, par leurs ouvrages, soit à conserver le patrimoine et l’honneur du pays, soit à confirmer soit à défendre son riche et beau domaine. La fondation Durchon donne deux prix, l’un destiné à un ouvrage d’histoire, et c’est celui-là que nous avons décerné à M. d’Avout, l’autre est dit prix de l’Empire. Nul n’en était plus digne que le général Ingold qui vient de nous conter l’Épopée Leclerc au Sahara. Nous ne pouvons lire sans émotion de tels récits, si simples et, dirait-on, si pathétiques dans leur nudité. Le général de Gaulle, dans la préface qu’il a composée pour l’ouvrage, nous dit que cette extraordinaire aventure « fait déjà partie de notre histoire ». Vraiment, qui pourrait en douter ? Qui oserait en douter ? Car si cette relation, qui se donne volontairement, parfois, les allures d’un rapport, nous apporte de précieuses lumières sur certains épisodes déterminants de la seconde guerre mondiale, elle nous peint surtout, dans l’action, plusieurs de ces Français admirables qui ont choisi tout de suite, malgré la confusion de l’heure, leur destinée et celle de leur patrie et qui ne se sont pas trompés parce qu’ils ont été vers l’honneur, vers l’effort et vers la peine.

M. Eugène David-Bernard a reçu le prix Bordin pour un ouvrage intitulé La Conquête de Madagascar. De tels livres nous disent avec éloquence que la grandeur de la France n’est point seulement une chose d’autrefois. La conquête de Madagascar est un grand événement de l’histoire contemporaine. Malgré ses erreurs et ses revers, le peuple qui a fait de si belles choses, et si récemment, n’est pas prêt à abdiquer sa mission de guide et d’enseigneur.

Au général d’aviation René Chambe, l’Académie a donné le prix Muteau. Il est dit, dans le texte de la fondation, que le bénéficiaire de ce prix doit-être choisi parmi les Français « qui auront le plus contribué, par leur propagande, leurs écrits, leurs actes, leur conduite héroïque, à la grandeur et à la gloire de la France ». Je me plais à citer ce texte pour faire sentir combien est heureux le choix de l’Académie.

Nous savons, par l’effet d’une expérience millénaire, que les écrivains, en France du moins, se recrutent parmi les tenants de toutes les professions. Les soldats, les administrateurs, les diplomates, les médecins ont, tour à tour, donné des maîtres a la littérature. Plusieurs officiers de marine ont brillé dans l’art d’écrire, et nous pensions que les longues rêveries de la navigation favorisent naturellement cette noble fécondité. Cette vue nous inclinait à croire que l’aviation serait moins généreuse : elle est toute dévouée à la vitesse, elle semble proscrire la patiente méditation. Elle est toute entière acte, lutte et promptitude. Heureusement, notre crainte, désormais, nous apparaît vaine. Après le grand et noble Saint-Exupéry, le général Chambe est le représentant d’une nouvelle génération d’écrivains qui se sont mis, dès le principe, à l’école du danger, du risque et du sacrifice.

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Je ne peux quitter nos prix d’histoire sans vous rappeler, Messieurs, que le prix Thérouanne, qui demeure une de nos plus belles récompenses, a été donné à M. John Charpentier pour son livre L’Ordre des Templiers. M. Charpentier, que l’Académie française a déjà couronné plusieurs fois, est un écrivain de mérite et de renom. Il s’est fait connaître par des biographies, des poèmes, des essais et des récits. Il a déjà composé, sur ce thème des Templiers, un roman dont les lettrés ont gardé bon souvenir. L’ouvrage qu’il nous présente aujourd’hui est un excellent tableau d’histoire et non plus une composition romanesque. M. Charpentier donne ses sources et produit les pièces justificatives. Il s’agit, en effet, d’un procès et même d’un des plus fameux et des plus odieux procès de l’histoire. Faut-il ajouter que l’écrivain juge le procès qu’il raconte et condamne ceux qui l’ont ainsi mené et conclu. Le lecteur attentif, le dossier refermé, éprouve un sentiment de malaise et de honte. Que si l’humanité se trouvait capable je ne dis pas de sagesse, mais seulement de bon sens, elle comprendrait, après une telle lecture, l’inanité des tourments comme système d’investigation policière. Beaucoup de Templiers, en effet, prirent la précaution de déclarer, par avance, qu’il ne faudrait attacher aucune valeur aux aveux qui leur seraient arrachés dans les tortures. Beaucoup, ayant fait des aveux dans ces conditions horribles, furent amenés par la suite, à rétracter ces aveux. Je dois l’avouer, cette lecture, nécessaire, est aussi bien affligeante : elle nous montre une fois de plus à quels excès peut se porter la cruelle stupidité des hommes quand, pour une heure, ils détiennent le pouvoir temporel. Nous avons, nous, Français du XXe siècle, vu nos sociétés dites civilisées en proie aux pires égarements. J’ai, pendant les récentes années de détresse, reçu la visite d’hommes au visage dur et contracté, d’hommes courageux, souvent admirables, qui m’ont avoué que, s’ils venaient à subir la torture, ils ne savaient pas ce que le tortionnaire pour­rait leur arracher par ses monstrueuses, pratiques et qu’ils n’étaient pas sûrs de ne pas avouer des choses parfaitement fausses.

Mais l’histoire des Templiers est déjà une vieille histoire. Elle n’a, semble-t-il, instruit personne. L’histoire de notre temps aura-t-elle meilleure action ? Verrons-nous disparaître enfin la race des inquisiteurs et des bourreaux qui n’ont jamais, malgré leur sinistre génie, fait triompher la cause du mal que nous aurions quelque raison de confondre avec la cause de la bêtise.

Le sort des Templiers, devenus, à force de patient labeur, une puissance humaine, et persécutés à ce titre, nous amène, par analogie, à considérer les tragiques problèmes juifs que la vindicte hitlérienne a rendus plus affligeants et moins extricables que jamais. L’Académie a décerné l’un de ses prix Montyon à Mme Denise Aimé pour un livre Relais des Errants qui ne peut manquer de retenir l’attention des observateurs.

Chrétienne fervente, mais juive d’origine, Mme Denise Aimé a subi la persécution allemande en France, pendant l’occupation. Son livre est un témoignage, dans toute la force du terme. Il se présente à nous, non certes comme un récit romanesque, mais comme une déposition. Il est précédé d’un extrait des ordonnances allemandes promulguées contre les Juifs, en France. Il se termine par une longue méditation dont l’objet est la condition juive. Quelques textes de saint Paul et de Renan sont produits en appendice. Dans sa portion principale, il forme une relation du séjour que l’auteur fit à Drancy et c’est, à mon sens, avec l’ouvrage de M. J.-J. Bernard, le meilleur des récits que l’on ait publiés sur ce thème.

Le problème juif, que la folle cruauté des hitlériens a redoutablement envenimé, n’est pas de ceux qu’un observateur attentif peut négliger ou résoudre par des boutades. Il convient de le considérer avec attention et avec pitié. Pour conduire cet examen sereinement, sagement, il est nécessaire de consulter des documents irréprochables, et le livre de Mme Denise Aimé prend désormais sa place parmi de tels documents.

Puisque j’en suis à ce chapitre des témoignages, que je fasse donc, Messieurs, mention particulière d’un petit livre de Marcel Haedrich, intitulé Baraque III, chambre 12, auquel nous avons aussi donné l’un de nos prix Montyon. Nous aurons, j’en suis bien sûr, dans les années qui vont venir, à lire et à juger un grand nombre de récits composés par des captifs, soit pendant leur exil, soit depuis leur retour. L’ouvrage de M. Haedrich est excellent, mesuré, riche de cette vérité humaine à laquelle, dès l’abord, on reconnaît l’écrivain prédestiné.

Nous avons, Messieurs, jusqu’au printemps de cette année qui s’achève, tenu notre propos qui était de marquer à nos compatriotes prisonniers notre ardente, sympathie. Nous avons encore, au moment de Pâques, donné des prix, alors que nous n’avions même plus le moyen d’atteindre les principaux intéressés. Vous le savez, ce n’était pas un geste dans le vide. Les familles attendaient avec émotion notre jugement. Les prisonniers, maintenant de retour, savent que nous ne les avons pas abandonnés, au long de leur poignante épreuve. Nombreux ceux qui viennent, chaque semaine, nous conter leurs souffrances, nous présenter leurs œuvres et nous demander conseil. Ne l’oublions pas, nos donateurs, qui avaient prévu bien des choses, n’avaient pu prévoir un si vaste malheur. Nous n’avions pas de fonds pour récompenser les prisonniers qui s’étaient fait remarquer par leurs travaux ou leur conduite. C’est à l’Association Au Service de la Pensée française que nous devons d’avoir pu, pendant près de quatre ans, poursuivre cette œuvre de charité fraternelle. Qu’elle en soit remerciée !

À M. Gaston Criel, délivré, comme tant d’autres, par les armées alliées, nous avons pu décerner un de nos prix les plus importants, le prix Max Barthou. M. Criel, dans l’exil, était l’animateur d’une petite revue littéraire dont la vue nous serrait le cœur, car elle était tirée au multiplicateur et couverte de papier d’emballage. Elle s’appelait modestement XI A, comme le stalag où vivaient ses rédacteurs. M. Gaston Criel est un poète. Il a non seulement gardé et entretenu, pendant les années de détresse, la flamme qui brûlait en lui ; mais il en a réchauffé ses camarades. Il a eu la joie de voir, autour de lui, se multiplier les poètes. Quelle magnifique récompense ! Je ne voudrais pas abandonner ce grand et triste thème de la captivité sans vous rappeler que nous avons fait, du prix Née, cette année, une attribution excellente. Le prix Née, vous le savez, doit récompenser une œuvre originale comme forme et comme pensée. Nous l’avons donné à M. Gabriel Audisio, qui est un écrivain dans la force de l’âge et un poète nourri du miel méditerranéen. Avec une pointe d’humour, M. Audisio a intitulé Feuilles de Fresnes le mince cahier où il a résumé son expérience des prisons allemandes. Je ne pense pas que l’on ait, jusqu’à ce jour, rien publié de meilleur sur ce difficile sujet. M. Audisio, en quelques pages, a exprimé sur la haine, la dignité, la mémoire, les grandeurs de la poésie, des pensées de haute signification que fortifie et qu’épure un style net et lumineux comme le diamant.

Il me plairait, Messieurs, d’achever mon rapport sur ces œuvres de la captivité, sur ces œuvres si douloureuses et si méritantes auxquelles vous avez marqué tant d’attentive sympathie. Et pourtant, je veux rappeler encore ici que l’Académie a pu donner le prix Louis Barthou à Mme Paul Hazard pour l’aider à publier les œuvres laissées en sa possession par notre confrère, par notre ami, par cet esprit lucide et nourri qui nous serait de si grand secours dans les conjonctures tragiques où nous ne cessons de nous débattre depuis sa mort. Je veux dire aussi que nous avons, cette année, donné le prix Brieux à M. Maurice Pottecher, apôtre du théâtre populaire, pour l’aider à relever la scène qu’il construisit jadis dans les Vosges à Bussang et que la guerre a ruinée. Je veux enfin, au moins d’un mot, saluer tous les écrivains et les poètes dont l’Académie a pu, cette année encore, reconnaître l’effort et honorer le talent.

Que l’avenir, pour incertain qu’il soit, nous permette encore de célébrer, comme nous l’avons fait pendant ces saisons déchirantes, les vertus de notre patrie et son beau génie créateur, gage de notre renaissance et de notre meilleure gloire.