Rapport sur les concours de l'année 1923

Le 6 décembre 1923

René DOUMIC

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 6 DÉCEMBRE 1923

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1923

DE

M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

 

MESSIEURS,

On débute à tout âge. Ce n’est pas sans un peu de crainte que j’aborde cette tâche du rapport sur les Concours littéraires, où des générations de secrétaires perpétuels ont réussi à masquer, à force de savoir et d’esprit, la sécheresse inséparable d’un palmarès. J’évoque le souvenir de ceux que j’ai vus à l’œuvre. Camille Doucet excellait à trouver pour chacun le mot aimable : il avait le sourire et cette façon de donner qui ajoute à ce qu’on donne. Gaston Boissier apportait à sa lourde tâche cette belle humeur qu’il mettait en toute chose, qui rayonnait de toute sa personne, heureuse de vivre, et donnait à croire que la plus grande joie en ce monde, c’est de distribuer et de recevoir des prix sous la Coupole. Thureau-Dangin, plus sévère, avait cette austérité courtoise empruntée à ses contemporains du XVIIe siècle. Étienne Lamy, ingénieux et subtil, se plaisait aux raccourcis qui enferment moins de mots que de sens, et semait ses rapports de phrases à la Tacite et de portraits à la La Bruyère. Et c’est l’an dernier que nous pouvions entendre encore, à cette place, la voix cordiale et grondeuse de Frédéric Masson.

Celui-là passa pour un homme singulier, et il l’était, en effet. Il était de ceux qui, lorsqu’ils pensent quelque chose, le disent et le disent comme ils le pensent. Parce qu’il avait une passion, la France et sa grandeur, dès qu’à son oreille une idée, un mot sonnait mauvais français, tout son être se révoltait, tout son sang affluait à son vieux cœur. Il avait cette franchise du verbe sans laquelle il n’est pas d’entière probité intellectuelle. Une rudesse tout extérieure s’accompagnait chez lui de beaucoup de bonhomie, disons mieux : d’une grande bonté. Il avait de l’esprit et de la fantaisie dans l’esprit, comme de la malice dans le regard. Ce bourru bienfaisant, quand il le voulait, savait être charmant et même être un charmeur. La fougue, qu’il a conservée intacte jusqu’au bout, en déconcertait quelques-uns, mais inspirait à tous le respect. C’était une figure. C’était un homme. Vous m’en voudriez, messieurs, si le jour où je reprends la tâche au point où il l’a laissée, je ne commençais par saluer la mémoire du grand travailleur qui, jusqu’à. Complet épuisement de ses forces, a mis toutes ses forces au service de l’Académie.

Messieurs, il n’y a pas si longtemps, vous vous en souvenez, l’opinion n’était guère favorable aux prix littéraires. La presse leur était nettement hostile. Elle estimait qu’un prix littéraire est une atteinte portée à la dignité du littérateur et qu’aussi bien cet usage suranné était à la veille de disparaître, s’étant réfugié, comme en son dernier asile, dans cette institution vétuste qu’est l’Académie française... Les choses ont beaucoup changé. On ne saurait prétendre aujourd’hui, sans un peu de paradoxe, que la mode n’est pas aux prix littéraires. Il s’en fonde chaque jour de nouveaux et qui ne s’effraient pas d’un peu de publicité. La presse elle-même a beaucoup rabattu de son intransigeance, et cessé de se montrer inaccessible aux arguments des éditeurs. Académiciens de toutes académies, associations littéraires et autres, généreux donateurs, mécènes quelquefois anonymes, messieurs et dames sont occupés à décerner des prix. Nous en avons, pour notre part, distribué, cette année, cent trente-trois. C’est un chiffre. Mais le moyen de parler, dans le court espace d’un rapport académique de cent trente-trois lauréats, dont il n’est sans doute pas un qui ne mérite de retenir notre attention ? Je m’excuse auprès de ceux que je voudrais et que je ne pourrai nommer. Plutôt que de m’efforcer à faire un dénombrement complet, ne vaut-il pas mieux, parmi ces meilleurs livres de l’année, nous arrêter à ceux dont nous pourrons dégager quelques vues d’ensemble sur le mouvement actuel de notre littérature ?

Au lendemain de la guerre, dont on peut bien, si on le veut, affecter de ne pas prononcer le nom, mais dont on ne peut empêcher qu’elle ne pèse de tout son poids sur toute notre vie présente, le besoin s’est fait sentir de libérer la pensée française trop longtemps prisonnière de l’étranger et de retremper le génie de la France à ses sources. C’est de ce besoin que s’inspirent les deux volumes consacrés par M. Jacques Chevalier à Descartes et à Pascal et qui lui ont valu le grand prix Broquette-Gonin.

Descartes, Pascal, les deux maîtres de la pensée française et, ajoute quelqu’un qui s’y connaît, M. Bergson, les maîtres de toute la pensée moderne. Tous deux, de pure race française, celui-là né aux jardins de la Touraine, celui-ci fortement enraciné à la terre d’Auvergne. Tous deux grands écrivains et grands savants : c’est par la science que Descartes est arrivé à la philosophie ; et quand Pascal décide de faire des expériences si convaincantes et en si grand nombre qu’elles soient à l’épreuve de toutes les objections, devant cette conscience et ce scrupule, ne songeons-nous pas tout de suite à un autre savant de chez nous, notre grand Pasteur ? Tous deux hardis à imaginer et persuadés que la maîtresse faculté de l’homme c’est le bon sens, — ce bon sens dont un Descartes est, pour lui-même, si abondamment pourvu qu’il ne craint pas de déclarer, au risque de nous étonner, que « c’est la chose du monde la mieux partagée ». Repliés sur eux-mêmes et attentifs au spectacle de la vie intérieure, tous deux proclament que le tout de l’homme est dans la pensée ; mais cette pensée, qu’ils élèvent si haut, Descartes lui donne pour ressort principal la volonté. Nul n’a pensé plus librement qu’un Descartes si ce n’est un Pascal, et tous deux dans le cadre de l’idée chrétienne. Union de l’esprit scientifique et littéraire, de l’imagination et du bon sens, de la spéculation et de l’action, de la raison et de la foi, telle est la merveille d’équilibre qu’ils réalisent, et par quoi ils personnifient le génie qui n’a pas cessé d’être celui de notre pays. On l’a dit, et M. Jacques Chevalier a bien fait de le redire, le génie d’un Descartes ou d’un Pascal n’est que l’épanouissement de ce même sens que nous trouvons chez nos paysans, de ce sens qu’ils apportent dans leur labeur quotidien, et qui les a suivis sur le front. Leur méthode, c’est celle qu’ont encore appliquée sous nos yeux nos grands hommes d’action, un Joffre, un Foch, celle qui a vaincu dans la grande guerre.

Cette année même, la France célébrait le troisième centenaire de Pascal : nous avons tous dans la mémoire les paroles éloquentes par lesquelles l’orateur de l’Académie, M. Maurice Barrès, a magnifié son souvenir. Pascal complète Descartes. Si l’auteur du Discours de la Méthode a justement exalté le pouvoir de la raison, il restait à montrer, comme l’a fait Pascal, que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ». Pascal ne s’est pas contenté, comme Descartes, de la recherche méthodique et de la possession tranquille de la vérité. « C’est un homme qui a cherché en gémissant », qui a connu, éprouvé, souffert, vécu, renouvelé, en les revivant, toutes les idées et tous les sentiments de l’homme ([1]). » Voilà ce qui fait sa gloire si populaire. On s’en est bien aperçu à la façon dont il a été fêté cette année. Tandis qu’aux siècles derniers d’absurdes légendes, fabriquées par l’esprit de parti, avaient déformé son image et fait de lui tantôt un fanatique, tantôt un sceptique, être bizarre et cerveau malade, cette fois l’hommage de l’admiration a été unanime ; toutes les voix venues de tous les points du monde de la pensée, toutes les voix qui comptent, se sont unies : il n’y a pas eu une note discordante.

Les deux volumes de M. Jacques Chevalier sont la rédaction de cours professés à l’Université de Grenoble : nous avons plaisir à en faire la remarque, puisqu’ils témoignent ainsi pour la solidité et l’éclat de notre haut enseignement en province.

Descartes, Pascal... et Molière ! Une heureuse rencontre, le choix de ce sujet, le rire de Molière, pour le prix de poésie, nous permet de compter ainsi la grande trinité française. Si je ne vous en dis pas davantage et si je me borne à mentionner les vers de M. Edmond Porcher, le bon poète tourangeau que nous couronnons pour la seconde fois, c’est que vous les entendrez tout à l’heure et qu’ils auront, pour les mettre en valeur, mieux que mes éloges : l’art avec lequel ils vont être dits, interprétés, illustrés par ce merveilleux diseur qu’est M. Robert de Flers.

Mais, si grande que soit notre admiration pour les maîtres du XVIIe siècle, ce n’est pas à dire que nous fassions dater d’eux seuls les titres du génie français. Aussi loin que nous remontions dans notre histoire, nous retrouvons, à travers les siècles et sous la variété des formes, ce génie essentiellement pareil à lui-même. Cette idée de la continuité de notre histoire, idée simple et pourtant neuve, est celle qu’a clairement aperçue M. Gabriel Hanotaux et qu’il a entrepris de réaliser dans la série des volumes consacrés, sous sa direction, à l’histoire de la Nation française. Qu’il s’agisse des institutions ou des guerres, des lois ou des mœurs, des lettres ou des arts, un même être s’y exprime, une personne morale, cette personne chère et sacrée qu’est la nation française. Belle idée pour être l’âme d’une entreprise historique et en faire l’unité. Ce n’est que justice d’en rapporter l’honneur à celui de nos confrères qui l’a conçue, celui-là même qui a commencé par être l’historien de Richelieu et de Jeanne d’Arc, pour devenir hier celui de nos grands chefs.

Dans l’histoire de la Nation française, le volume sur l’Histoire de l’art a été confié à M. Louis Gillet. L’auteur y applique à la « suite » de notre art français, cette idée féconde de la continuité. Les historiens, pour la plupart, n’ont vu qu’une des moitiés de notre histoire. Pour les uns, notre art ne commence qu’avec François Ier et il est venu d’Italie. Pour les autres, notre art national finit à la Renaissance, et tout ce qui suit n’est que décadence. Cette dernière thèse était, hier encore, celle de savants, d’ailleurs bien intentionnés, qui, pour mieux exprimer leur mépris de l’Italie, se glorifiaient d’être les fils des Barbares : le fond du génie français était le génie germanique. M. Louis Gillet n’a pas eu dans son livre de plus constant souci que de démontrer la fausseté de ce système. Comme ses maîtres, un Joseph Bédier, un Émile Mâle, un André Michel, un André Hallays, il nous aide à reprendre notre bien à l’Allemagne.

« L’Allemagne n’est pour rien dans l’art gothique, écrit M. Louis Gillet, pas plus qu’elle n’a contribué à l’invention de l’art roman ou de nos Chansons de geste. Elle n’a su que traduire, parfois en les dénaturant, les formes admirables qu’elle nous empruntait. » Et, quand il aborde le problème essentiel qui domine toute l’histoire de notre architecture du Moyen-âge, celui de la croisée d’ogives, qui nous a permis de passer de la lourdeur trapue du roman à cette architecture inouïe d’élan, de légèreté, de diaphanéité qu’est l’architecture gothique, il y reconnaît le même génie d’analyse qui sera, au XVIIe siècle, le tout du génie français. « On y a vu, écrit-il, un défi aux lois de la pesanteur, le tourment malsain de l’infini… Comprenons donc le génie de la France et les vraies gloires de la patrie. Cette architecture, qui remplace la force inerte par la force active, cet art de calculateur qui économise la matière, qui décompose tout afin de tout recomposer selon un ordre nouveau, comment n’y a-t-on pas reconnu l’esprit cartésien lui-même ? On reproche au gothique l’exaltation et le délire : en réalité, c’est le chef-d’œuvre du génie d’analyse, la plus belle construction de la raison française. Il n’y a, dans le monde, qu’un peuple d’architectes, depuis le peuple divin qui éleva les temples à fronton de marbre sur les bords bienheureux de la mer d’Ionie : c’est celui qui, au XIIe siècle, a inventé la cathédrale. »

Y a-t-il eu interruption, coupure, à la Renaissance ? Nullement. La Renaissance nous remet en contact avec l’antiquité ; mais elle-même l’antiquité fait partie de la race et nous l’avons dans le sang. Analystes comme l’avaient été les gothiques, les gens de la Renaissance leur ressemblent à leur insu ; ce sont maintenant des châteaux qu’ils construisent, mais avec la même entente de la vie sociale, avec le même souci de l’humaine mesure. On dit que l’art religieux est mort en France, tué par les guerres de religion. Il se trouve que le XVIIe siècle s’ouvre par un puissant mouvement d’art chrétien : on n’a jamais bâti plus d’églises et de couvents que dans la première moitié du XVIIe siècle, et Saint-Sulpice n’est ni moins français ni moins religieux que les autres églises de France. Et répondant à ce magnifique XIIe siècle, où la France mène le train de la civilisation européenne, voici que se reforme, sous Louis XIV, un style national et réellement classique, qui de nouveau va rayonner sur le monde. L’esprit n’en est pas différent : « Au XVIIIe siècle, le menuisier qui levait une rose ou liait un bouquet dans la boiserie chantournée d’un panneau Louis XV, continuait l’ancêtre inconnu qui a tapisse de fenouil ou de cerisier la porte de Notre-Dame ([2]). Les siècles passent, la France continue.

L’Académie a décerné la plus grande partie du prix Gobert à l’Histoire de l’art sur les conclusions de son rapporteur, M. Louis Barthou, qui, après en avoir signalé les mérites, érudition sûre et souplesse nerveuse du style, et les lacunes, s’exprime en ces termes : « En décernant le prix Gobert à cet ouvrage, l’Académie française a voulu à la fois reconnaître sa valeur propre et marquer la place que l’art ainsi étudié tient dans l’histoire de la nation française. »

Dans le même esprit a été conçu le livre que M. Funck Brentano a consacré à la France du Moyen-âge. La science d’aujourd’hui venge d’un injuste dédain ces longs siècles de vie française. Elle admire que ces époques de prétendue confusion eussent résolu bien des problèmes, qui de nouveau se sont dressés devant la société actuelle. Je songe surtout à l’organisation du travail, telle que l’avaient réalisée les corporations. Il est vrai qu’on y pratiquait déjà la journée de huit heures et la semaine anglaise, qui s’appelait alors la semaine française. L’homme n’est pas parfait. Mais nous voilà également loin des dédains du XVIIIe siècle et du frivole engouement des romantiques. C’est en s’appuyant sur les données les plus précises de que l’historien célèbre la France des croisades des communes, des cathédrales et des épopées. De tels livres nous rendent un incontestable service ; ils nous permettent de retrouver dans un passé souvent méconnu ce qu’on a appelé d’un beau nom : les traits éternels de la France.

 

Maintenant que nous avons vu l’arbre séculaire pousser ses racines au plus profond du sol, nous sommes mieux préparés à entendre la chanson que font, dans ses derniers rameaux et dans son feuillage toujours vert, les brises d’aujourd’hui. Honneur aux poètes ! C’est à un poète qu’est allé, cette année, le Grand prix de littérature. M. François Porché est dans toute la force de son beau talent et dans l’ascension de sa juste renommée. Aux années d’avant guerre, il avait publié d’aimables vers où il disait ses nostalgies de petit provincial, ses étonnements de Paris, ses impressions d’un voyage au pays des neiges, qui n’était pas encore le pays des Soviets, vagues amours, petits chagrins, élans et rêves d’une âme incertaine. Poésie familière et qui côtoie la prose. Mais il était du groupe d’élite qui se réunissait autour de ce noble esprit, de cet animateur que fut Charles Péguy. Le terrain était préparé. Ce fut la guerre qui fit lever la moisson, ce fut l’émotion de la victoire qui révéla le poète à lui-même. De tous les poèmes éclos au feu des événements, si le plus beau fut ce Vol de la Marseillaise, auquel le cher Edmond Rostand vint un jour, de sa belle voix chaude et nuancée, de son geste généreux et inspiré, donner l’essor dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, l’autre est l’Arrêt sur la Marne de François Porché. Quel changement ! Le souffle élargi, le verbe grandi en puissance et le vers en solidité.

Cependant s’ouvrait devant le poète une voie où il allait définitivement s’engager : celle du théâtre. La première œuvre qu’il y donna, charmante de sincérité et de jeunesse, les Butors et la Finette, était encore une image de la guerre, mais image de reflet, par allusion. Le poète n’a pas à raconter les faits ; il les transpose, il les généralise ; il crée des symboles, des forêts de symboles. M. Porché, plus modeste, se contente de dire : des allégories. Ce qui caractérise le symbole, et lui donne aux yeux de quelques-uns tout son prix, c’est qu’on ne comprend pas toujours très bien. Mais voici une princesse de légende sortie d’un conte de Perrault, la charmante Finette, telle que l’a peinte Watteau. Gracieuse, aimable et filleule de toutes les fées, elle plaît et elle aime à plaire, et ne doute pas que tout ce qui l’entoure n’ait pour unique souci de lui plaire. Quand elle découvre chez ses voisins la convoitise et la brutalité, ce lui est une surprise toujours nouvelle. Je suis bien sûr que vous avez tout de suite reconnu les véritables traits de cette personne généreuse et trop peu méfiante. Décidément ce n’est pas un symbole... J’aime moins la Jeune fille aux joues roses et même l’Infante. Mais il convient que l’œuvre d’un artiste soit inégale. Et puis celui-là couvait un grand dessein : une vague de poésie gonflait en lui, que nous vîmes déferler un beau soir. Ce fut, à la Comédie-Française, le Chevalier de Colomb, qui fit passer sur nous un grand frisson, qui nous rappela des soirs triomphants, aux plus jeunes celui de Cyrano de Bergerac, aux plus vieux celui de la Fille de Roland. Ces soirs-là, les murs du théâtre disparaissent et le public n’est plus un public de théâtre il est une troupe en marche à l’étoile. Le récit du premier acte, ou le compagnon de Colomb retrace son émotion d’avoir vécu la seconde

Où soudain de l’abîme émerge un nouveau monde,

nous avait emportés dans son mouvement, soulevés par ce souffle qui emplit les mots comme le vent gonfle des voiles. Il avait dit, ce découvreur de mondes, l’enivrement des grands espaces et la gloire d’être le soldat de l’humanité. Or voici, en pendant, au troisième acte, un autre récit qui peut-être le surpasse. Il s’agit, cette fois, non plus d’une immensité : d’un coin de terre. Mais cette terre, qui est celle de la patrie, ordre de la défendre contre l’ennemi, et, plutôt que de reculer, de s’y faire sur place. Attaqué, défendu, perdu et reconquis, le village n’est plus qu’une ruine fumante, tas de cendres grises et pans de murs lézardés : la piétaille s’y est fait hacher, mais elle l’a gardé... Et nous, en écoutant ce récit d’autrefois plein des souvenirs d’hier, nous songions à ces pans de murs lézardés, à ces tas de cendre grise, que notre piétaille à nous, que nos poilus ont arrosés de leur sang, et qu’ils nous ont gardés... Ainsi, dans cette pièce, hommes et choses peuvent nous reporter à des temps très anciens : l’atmosphère qu’on y respire est bien l’atmosphère chargée d’héroïsme que, depuis bientôt dix ans, nous ne nous lassons pas de respirer.

Autant le sentiment est noble chez M. Porché, autant la forme est simple et sans « bourrage de crâne ». Son vers, pour être libre, n’en est pas moins classique. Menant en droite ligne de Jean de La Fontaine. M. Porché nous a déjà beaucoup donné, et il n’a cessé d’être en progrès. Je crois savoir qu’il ne craint pas d’aborder maintenant le plus beau sujet de l’histoire de France et qui ne se rencontre que dans l’histoire de France. Qu’il sache bien que nous l’accompagnons de tous nos vœux dans cette tentative particulièrement chanceuse, à laquelle nul Français ne peut rester indifférent.

M. François Porché s’efforce de nous conserver le genre du drame en vers, aussi ancien que notre scène classique, puisqu’il remonte à la tragi-comédie du Cid ; une autre forme de théâtre ne nous est pas moins chère : la comédie d’analyse. C’est pourquoi nous avons fait fête à cette pièce délicate et subtile de M. Paul Raynal, le Maître de son cœur. L’étude du cœur, voilà, pour nous autres Français, notre domaine. Le drame qui nous intéresse par-dessus tout, c’est celui qui naît du conflit des sentiments. Nous voulons de la passion au théâtre, mais de la passion qui sache s’expliquer avec lucidité et s’exprimer avec finesse. Dissection du cœur, émotion qui se connaît et se contient, jeux de l’amour et de l’esprit, c’est tout cela qui, dans les trois actes de M. Raynal, nous a ravis. Deux jeunes gens, liés d’une étroite amitié, l’un tendre, ardent, impulsif, tout â l’amour où il se livre tout entier ; l’autre plus froid, plus réservé, se prêtant à ses sentiments et ne s’y donnant pas, clairvoyant, ironique, grimpé dans son cerveau, enfin maître de son cœur. Qu’une jeune veuve, placée entre l’amoureux sincère qui soupire pour elle et l’égoïste qui ne l’aime pas, préfère le second, ce n’est pas cela qui nous surprend. Mais que l’évolution se fasse sous nos yeux, dans le court espace d’un acte, voilà le tour de force. Songez que cet acte, ce fameux second acte, est à deux personnages, qu’il est fait de rien, que tout s’y passe en conversation et que c’est une de ces conversations à mots couverts et à demi-mots, où il faut deviner tout ce qui ne se dit pas et prendre tout ce qui se dit pour le contraire de ce qu’il y faut entendre. Rien de plus dangereux que ce genre de dialogue, tout en tours, détours et retours, raffiné et coupeur de cheveux en quatre, qui a les meilleures chances pour nous irriter, de ce genre d’irritation qui s’appelle exaspération. La moindre négligence, la plus légère faute de tact, et nous éclaterions. Mais cette sensation même de côtoyer le péril est un plaisir d’une espèce singulière : nous savons gré à l’auteur qui nous vaut cette rare jouissance. On a évoqué les noms de Musset et de Marivaux : c’est une famille qui nous est chère, toute la famille jusqu’aux arrière neveux et jusqu’aux petits cousins.

 

Et maintenant je vais trahir le secret professionnel. Je déchire le voile qui couvre nos délibérations. Donc, c’était un jour du mois de juin. Comme, jadis, le bon La Fontaine demandait à tout un chacun : « Avez-vous lu Baruch ? » nous vîmes venir à nous un de nos confrères, — je vous livre son nom, c’était M. René Bazin, — tout frémissant de la lecture qui l’avait ravi, tout possédé par sa joie d’artiste, et qui demandait : « Avez-vous lu La Brière ?... Lisez cela. C’est un grand livre. Une région de France vient de trouver son poète. » Nous ne suivons pas toujours les avis d’un confrère ; niais nous ne faisons pas non plus exprès d’être de l’avis contraire. C’est ainsi que le prix du roman a été attribué M. Alphonse de Chateaubriant pour son livre, La Brière.

M. de Chateaubriant était déjà l’auteur de ce Monsieur des Lourdines, dont la première partie est une manière de chef-d’œuvre. Il nous revient, quinze ans après, mais le temps ne fait rien à l’affaire, avec un talent qui a gagné en vigueur et en âpreté. Cette fois, il a joué la difficulté. Tandis qu’il y a chez nous tant de régions riantes et pittoresques, il a choisi entre toutes celle qui semble le mieux faite pour décourager un peintre. On dirait une gageure. Ni lignes, ni couleurs, mais une grisaille, où tout s’estompe et se confond, un glissement continu, un perpétuel évanouissement. Un marais parsemé d’îlots qui sont des tourbières. De grands roseaux, abris des oiseaux sauvages. « De loin en loin cette jungle laisse briller de pâles étangs. Puis des îlots ressurgissent, puis les roseaux se reforment, puis d’autres eaux reparaissent, et la Brière ainsi semble n’avoir pas de fin, jusqu’aux derniers brouillards, sous l’immense coupole de l’atmosphère. » Pays de la brume et du silence, de l’humidité et du froid, où le travail est dur et la vie sans joie, Brière, terre de misère… Mais de cette mélancolie même une poésie se dégage, comme cet enchantement de la campagne de Rome, fait de sa désolation, qu’a si poétiquement évoqué dans une Lettre fameuse l’autre Chateaubriand. Ajoutez que cette terre noire est en train de s’épuiser. La Brière se meurt. Elle a cet attrait morbide des choses qui s’en vont, des choses que nous sentons nous échapper et fuir sous notre étreinte éperdue.

Telle qu’elle est, les Briérons aiment leur Brière et n’aiment qu’elle. Ils lui portent tous l’amour exclusif et passionné de celui qui, chaque fois qu’il y revenait après une absence, se sentait pousser les ailes du canard sauvage, quand il revoit briller l’eau de son étang. Pour eux aussi la carte du globe se divise en deux parts : les continents d’un côté et la Brière de l’autre. Aussi bien, ils sont façonnés à la ressemblance de cette Brière. Fils farouches de ce sol noir, êtres rudes, primitifs, lents de gestes et courts de paroles, ruminant longuement leurs embryons d’idées et se léguant, de temps immémorial, ces rivalités qui arment îlot contre îlot comme des frères ennemis. Le plus terrible de tous, c’est le garde Aoustin, insociable et bourreau des siens, volonté inflexible jusqu’à l’entêtement et cause de mille maux, haïssable et pour qui on ne peut pourtant s’empêcher d’éprouver une sorte de respect, parce que sous l’image déformée, grossie et raidie qu’il nous en présente, on reconnaît quand même ces choses à jamais vénérables : le devoir, la consigne, une loi qui vient de plus puissant que nous, et de plus loin.

On a reproché, non sans raison, à ce roman dont la péripétie est l’infanticide et le dénouement la folie, une note de mélodrame. On a regretté aussi que l’auteur eût fait un trop fréquent emploi de termes qui ne sont pas d’un usage courant. Qu’est-ce que les piardes, et les sauldes, et la landèche, et la rousine et les bouillées ? On nous dit qu’à son habitude le Briéron gratte son berdin ; mais faute de savoir ce qu’est un berdin, nous ignorons si le Briéron a là une habitude bonne ou mauvaise. On nous parle d’un terrain où se relèvent peut-être plus de deux cents ripoinces : nous nous serions contentés d’une et de savoir ce que c’est. Mais sans doute M. de Chateaubriant a voulu, par scrupule d’exactitude, rendre difficile l’accueil de son roman comme celui de la Brière elle-même. Tout se tient, tout s’harmonise dans ce livre qui est une belle réussite d’art. Nous en félicitons bien sincèrement M. de Chateaubriant, tout en souhaitant qu’il nous rapporte, avant qu’il soit quinze ans, de quelque autre coin de France, — il n’en manque pas ! — un livre aussi vrai et d’une vérité plus sereine, de ceux qu’on se plaît à relire et qui sont assurés de durer, parce qu’ils nous font mieux aimer la terre maternelle.

Je relève, sur la liste de nos prix, les titres de beaucoup de romans. Le temps n’est plus où le roman passait pour être un genre inférieur. Pour une bonne partie du public, au contraire, il est toute la littérature. De tant de romans, l’un des plus curieux est Le professeur Néant dû à la plume de M. Gabriel de La Rochefoucauld. Un ingénieux professeur ès sciences occultes a organisé commercialement la correspondance avec l’au-delà. Esprits, fantômes, apparitions, doubles, ombres qui passent, cris dans la nuit, coups dans la muraille, l’assortiment complet. M. de la Varnière, gentilhomme charentais, d’abord pris au piège, s’aperçoit peu à peu qu’il a été mystifié, découvre toute la supercherie. Que va-t-il faire ?... C’est ici que le roman devient tout à fait piquant et d’une bonne psychologie... Notre gentilhomme, qui a sous les yeux toutes les preuves, tout le détail, tous les ressorts de la machination, et dont vous ne doutez donc pas qu’il ne coure s’adresser aux tribunaux, réalise sa fortune, mais c’est pour la mettre à la disposition du professeur Néant, quitte sa Charente, mais c’est pour entrer dans l’association métapsychique. À goûter du mystère, il est arrivé à ne plus s’en pouvoir passer. À défaut de l’au-delà, il en acceptera l’ombre ou le soupçon. Il sera la dupe qui se dupe soi-même, le mystifié par persuasion.

Mais de tous les romans le plus romanesque, le plus invraisemblable, le plus incroyable et d’ailleurs le plus douloureux, le plus absurde, le plus fou, n’est pas un roman, mais une histoire vraie, une histoire arrivée, l’histoire d’un grand poète. M. André Maurois qui, dans Ariel ou la vie de Shelley, nous conte cette étrange destinée, est un des meilleurs écrivains qui se soient révélés en ces années dernières. Sa manière est l’ironie. Il en joue comme d’un instrument délicat. Ironie discrète, jamais appuyée, à fleur de peau, jeu subtil où tous prennent plaisir, jusqu’à ceux-là mêmes qui en sont les victimes. Pendant la guerre, attaché en qualité d’officier interprète à l’armée anglaise. M. André Maurois avait trouvé, autour de lui, ample matière à son observation narquoise. La guerre finie, il en a tiré ces deux récits tout pleins de silhouettes comiques, d’anecdotes plaisantes et de mots pince sans rire, les Silences du colonel Bramble et les Propos du docteur O’Grady, qui firent la joie de nombreux lecteurs, en France... et en Angleterre. C’est en Angleterre que ces livrets, dont les Anglais font tous les frais, ont été le plus goûtés. On les lit, on les commente dans les classes. Et ce succès d’un ironiste n’est pas, lui-même, sans ironie.

Cette ironie, mais cette fois attendrie, mais désolée, M. André Maurois l’applique au cas de ce poète mort jeune, l’auteur de la Reine Mab, victime à trente ans d’un accident en mer provoqué par son imprudence, ce Percy Bisshe Shelley dont son ami, lord Byron, brûla la dépouille sur un bûcher au bord des flots, à l’antique. Figure d’ange, et peut-être âme angélique, son biographe nous le dépeint semblable à quelque esprit céleste descendu sur la terre par erreur. C’est Ariel égaré parmi les habitations des hommes, et qui les confond avec ces constructions irréelles dont il était l’hôte aérien dans la région des nuées. Il en résulte d’affreux malentendus, des erreurs monstrueuses. Dès le collège, ayant trouvé dans le livre de Godwin, Political justice, le plan de la Cité future, Shelley n’hésite pas à en réaliser pour lui les dogmes au sein de la traditionnelle et puritaine Angleterre. Dès l’Université, il provoque le scandale et voilà, expulsé d’Oxford, brouillé avec son père, ce fils de baronnet, héritier d’une immense fortune, qui vit dans une petite chambre, à Londres, de pain et de figues sèches. Son grand ennemi, c’est le mariage : « Le mariage est odieux et détestable, dit-il à sa sœur. Je me sens écœuré quand je pense à cette chaîne affreuse, la plus lourde que les hommes aient forgée pour attacher les âmes un peu fières... Les gens d’honneur n’ont pas besoin de lois. — Mais vous voulez pourtant que j’épouse votre ami Hogg. — Oui, mais pas devant un clergyman : librement et avec l’amour pour grand prêtre. » Lui, cependant, épouse, devant un clergyman, la charmante Harriett Westbrock ; son excuse à ses yeux est qu’il l’a enlevée et sa justification qu’il l’abandonnera, après en avoir eu un enfant, enceinte pour la seconde fois. Avec Mary Woolstonecraft, dont il fait d’abord sa maîtresse puis sa femme, il erre d’Angleterre en France, de France en Suisse, de Suisse en Angleterre, à Rome, à Pise, à Livourne, pareil à ces feux follets dont se joue le caprice de tous les vents. Mais quelqu’un trouble la fête. Le malheur entre en scène. Fanny, sœur d’Harriett, se suicide ; Harriett elle-même, se jette dans la Serpentine. Devant ces deux suicides, celui qui en porte la responsabilité a un éclair de raison. « Il lui sembla entrevoir un devoir mystérieux et surhumain auquel il aurait manqué : en brisant les liens traditionnels, on délivre dans les hommes des forces inconnues qui agissent alors sans qu’on puisse prévoir les redoutables conséquences. » Ce sont maintenant les enfants qui se mettent à mourir : une fille à Venise, un garçon à Rome. Ces petits, c’est si fragile ! Peu à peu s’ouvrent les yeux du dormeur éveillé. « Ces constructions aériennes, ces cristallins palais qui, de leurs vapeurs légères, lui avaient si longtemps caché la vie, se détachaient lentement, comme soulevés par une force invisible. À la place qu’ils avaient occupée, Shelley apercevait le monde des vivants, la terre brune, dure à cultiver, les rudes visages des hommes, les femmes nerveuses et sensibles, monde résistant et cruel auquel il souhaitait échapper. » Il y échappera par le seul moyen dont on soit sûr, la mort : la mort seule devait à jamais libérer Ariel de ce monde des contingences où se seraient de plus en plus embarrassées ses ailes.

On s’étonne un peu que, dans un livre dont Shelley et lord Byron sont les héros, il soit si peu question des œuvres, dont ils ont enrichi la littérature de leur pays. Maniaques, si l’on veut, c’étaient de grands poètes. Et nos romantiques n’auraient pas manqué de jurer que les erreurs de leur vie sont la condition de leur œuvre : désordre et génie. J’imagine que M. André Maurois a voulu dépasser les limites d’une controverse littéraire : il a pris Shelley pour l’exemple illustre d’une erreur à laquelle les littérateurs ne sont pas seuls exposés. Cela donne à ce livre, léger et charmant, qui se lit, quel éloge ! comme un roman, une portée morale.

 

Messieurs, nous réservons une partie de nos prix aux ouvrages utiles aux mœurs. Nous semblons ainsi résoudre par le fait une question qui, nous ne l’ignorons pas, est très discutée. Mais comment nier qu’il y ait des lectures qui nous laissent déprimés et débilités ? D’autres au contraire fortifient en nous la résistance à l’épreuve et le goût de vivre. Tout est là. C’est pourquoi nous avons donné une belle récompense aux Paroles des vivants et des morts (Dialogues avec la douleur) de Robert Dubarle. Récompense posthume, hélas ! Robert Dubarle, avocat distingué, ancien député, a été tué à la guerre On a retrouvé dans ses papiers cette sorte de confession, livre mystique qui procède de Lamennais et des Paroles d’un croyant. C’est dans les cimetières que l’auteur est allé chercher la réponse au grand problème ; ce sont les tombes qu’il a interrogées. Et la voix des cimetières, et la réponse des morts a été qu’il faut aimer la vie.

Voici un livre d’un tout autre caractère. Robert Dubarle était un lettré, un raffiné ; sa souffrance était d’ordre spirituel. Le soldat Froidevaux est un simple ; la souffrance à laquelle il nous initie dans son livre, Patience, est celle du mal physique. À vrai dire, Froidevaux a eu un collaborateur, M. Benjamin Vallotton ; mais nous connaissons cet écrivain habile et désintéressé ; nous le savons capable de toutes les abnégations : il s’est renoncé lui-même, pour se borner à mettre une plume docile au service d’un malheureux.

Rien de plus pittoresque et de plus mouvementé que le début du livre. C’est la vie d’un Légionnaire raconté par lui-même. Une enfance indisciplinée, à la Jean-Jacques, — Froidevaux, est Suisse. — les taloches qui pleuvent, puis le vagabondage d’atelier à atelier, l’engagement à la Légion étrangère, la joie de courir le vaste monde, le Maroc, le Tonkin, les expéditions... et les bordées. Car Froidevaux ne veut pas se faire passer pour meilleur qu’il n’est : c’est un franc luron, ce n’est pas un enfant de chœur. Un jour, occupé à durcir au feu des pointes de roseaux, — opération par laquelle on tire du roseau un peu de sève qui charbonne et constitue un violent poison, — Froidevaux s’enfonce une de ces pointes sous l’ongle de l’index. Aussitôt il ressent une douleur inouie. Désormais le poison va faire son œuvre, incessante, implacable, en dépit des amputations qui n’amènent qu’un répit. Courte illusion de se croire guéri, bientôt déçue : voici reparaître sur les chairs la fatale petite raie noire : c’est le signe du Destin. Quarante-sept fois, Froidevaux a été couché sur la table d’opération. Il y a laissé ses deux jambes, ses dix doigts, ses deux mains, ses deux bras amputés près du coude. À ce prix, il a acquis le droit de parler : que dit-il ? « Je suis plein de courage, malgré tout, pour supporter ce qu’il me reste à souffrir ; Le soleil luit aussi pour moi. » Sans doute le premier mouvement a été pour la révolte et le second et d’autres aussi. Maintenant : « Ma profession c’est la patience. » Il n’est pas l’ascète, le saint qui bénit la souffrance, mais il convient qu’elle lui a révélé tout un monde qu’il aurait ignoré sans elle, le monde de la bonté. Sa sagesse résignée se résume dans ce simple mot : « Si on savait comparer, on ne se plaindrait jamais. » Seulement, c’est le contraire qui arrive : on se compare... et on se plaint !

 

Messieurs, je suis bien loin d’avoir même nommé nos 133 lauréats, et je vous devine impatients d’applaudir M. de Flers, impatients d’aller en Marcel Prévost. Mais je manquerais à mon devoir si je ne mentionnais quelques-uns encore de nos prix, qui sont parmi les plus importants. L’Académie dispose d’un « Prix de la Langue française » en faveur des bons serviteurs de notre influence à l’étranger. Ce prix qu’elle donnait naguère à l’Université de Beyrouth, elle l’a décerné cette année à l’Université Laval, à l’occasion du troisième centenaire de son fondateur, Mgr de Montmorency Laval, premier évêque français au Canada. Quelle bonne besogne fait l’université Laval, pour le maintien de la langue et des idées françaises dans la province de Québec, tous ceux, et je suis du nombre, qui l’ont vue à l’œuvre, sont prêts à en témoigner et à répéter avec Mgr Baudrillart : « On ne saurait trop admirer l’œuvre accomplie par le clergé canadien : s’il y a dans la Nouvelle France une culture française, c’est à lui qu’on le doit. » Que l’Université Laval veuille bien voir, dans le souvenir que lui envoie l’Académie française, un geste de gratitude et un gage nouveau de l’amitié franco-canadienne.

Les services rendus à la langue française à l’étranger sont aussi bien entrés pour une bonne part dans l’attribution du prix Vitet à M. Firmin Roz. Dans sa brillante carrière de professeur, M. Roz s’est tout particulièrement intéressé aux littératures étrangères. On connaît ses essais sur les plus fameux romanciers de langue anglaise. Aux dernières nouvelles, il était en Amérique, où il faisait des conférences, et non plus, comme j’ai pu jadis en faire moi-même, une petite trentaine de conférences ; maintenant, on compte par centaines. M. Firmin Roz s’est institué l’agent de liaison entre les Universitaires de France et ceux d’Amérique. Il consacre à cette œuvre de rapprochement intellectuel toute son activité. On ne saurait assez dire tout le bien qu’il fait à notre cause, grâce à un ensemble de qualités dont le tact parfait et la plus accueillante courtoisie ne sont pas les moins précieuses.

M. Alphonse Séché, qui reçoit le prix Née, est un poète et un moraliste social. Un peu avant 1914, dans son livre le Désarroi de la conscience française, il nous montrait avec une connaissance très avertie de son époque, les composantes de notre malaise et de notre inquiétude. Plus tard, dans les Guerres d’enfer, livre écrit pendant les années terribles, l’auteur prévoyait quelles seraient pour l’humanité et dans tous les domaines les conséquences de la grande guerre. Puis dans un autre livre, l’Oreille sur le cœur, il auscultait la France victorieuse et meurtrie, et le diagnostic qu’il établissait sur cette auscultation n’était pas sans espérance. Enfin, clans les Paroles pour notre bonheur, M. Alphonse Séché, par le style très dépouillé, par la pensée philosophique s’apparente aux stoïciens ; mais il développe dans cet ouvrage un stoïcisme consolant, optimiste, et nous montre comment l’homme même très malheureux peut faire du bien aux autres et par conséquent à soi-même, s’il supporte d’abord son malheur avec résignation, pour le surmonter par la volonté et la recherche d’un idéal.. Et voilà des lignes que M. Maurice Donnay n’hésiterait pas à signer.

 

De cette promenade à travers les ouvrages récompensés en 1923 pouvons-nous, Messieurs, tirer quelques conclusions sur le mouvement des lettres à l’heure actuelle ? Vous me direz qu’il faudrait y joindre pas mal d’ouvrages qui, pour n’avoir ni obtenu ni même brigué une récompense académique, n’en existent pas moins et même ont fait un certain bruit par le monde. L’Académie ne retient que le bon grain : mais il y a beaucoup de folle avoine et beaucoup d’ivraie. Des esprits chagrins affirment qu’une certaine littérature, à la fois brutale et frivole, trouve un public, La bizarrerie, la recherche, et l’obscurité elle-même auraient assuré à plus d’un, une enviable réputation. Mais quoi ! La préciosité, le goût de l’obscur, ce sont des maladies chroniques qui se manifestent par accès à certaines époques de notre littérature et dont chaque fois triomphe sa bonne constitution. Il paraît encore que plusieurs parmi les nouveaux venus en prennent librement avec la langue et que les fautes de syntaxe s’étalent dans leurs livres, comme les fautes d’orthographe fleurissaient hier leurs copies de baccalauréat. Mais c’est que depuis vingt ans notre enseignement avait dévié : il subissait l’erreur de direction que vient de réparer une heureuse réforme.

Quoi d’étonnant d’ailleurs qu’au lendemain d’une longue guerre et quand le monde entier, meurtri et bouleversé, est à la recherche de l’équilibre, quelque désarroi se fasse sentir dans les régions de la littérature et de l’art ? Il serait seulement à souhaiter que, pour nous aider à sortir de l’actuelle confusion, il nous vint quelques guides d’un esprit avisé et d’un goût sûr. Depuis que la critique a cédé la place à la réclame, les illettrés parlent trop haut dans le monde des lettres. Ne fût-ce que pour juger de la production courante, nous avons besoin d’hommes de grande culture, qui ne soient pas tentés de croire que la littérature française est née d’hier et précisément le jour où ils ont commencé de prendre à l’étalage du libraire voisin le livre qui vient de paraître. Nous n’avons que trop de ces critiques improvisés, qui prennent une mare pour un océan, et qui s’y noient. Avec un peu de perspective on met chaque chose à son plan, on tient compte des proportions. C’est par là que le critique peut rendre service, et nous défendre contre le bluff de ceux qui nous annoncent un grand homme par jour. Sentiment des nuances, finesse du goût, qui sont la politesse et la bonne éducation de l’esprit, ne les laissons pas se perdre. Pour ma part je n’ai garde de les croire en péril définitif, dans un pays où ces qualités sont depuis si longtemps de tradition. J’ai foi dans ce pays et dans son admirable fidélité à lui-même. J’admire qu’après l’immense hécatombe qui a si terriblement fauché parmi l’élite intellectuelle il ait si vite retrouvé sa fécondité littéraire. C’est hier qu’on nous annonçait une crise du livre ; et voilà que les livres ont recommencé de se porter en rangs pressés à l’assaut du lecteur. Dans tous les genres, histoire, poésie, théâtre, roman, biographie, on travaille, on produit, on creuse, on invente, on ajoute au riche patrimoine des richesses nouvelles. Comme le courage français, aux jours de la mobilisation, a répondu au premier appel du pays, c’est aujourd’hui, dans les années difficiles d’une paix laborieuse, l’esprit français qui répond : Présent !

 

[1] Jacques Chevalier, Pascal.

[2] Louis Gilet, Histoire de l’Art.