Rapport sur les concours de l’année 1887

Le 24 novembre 1887

Camille DOUCET

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1887.

 

 

MESSIEURS,

Si richement dotée qu’elle fût déjà, par tant de fondations utiles et de donations généreuses, l’Académie regrettait toujours que la poésie oubliée n’eût pas dans ses récompenses la part qu’ici plus qu’ailleurs elle méritait à tous égards.

À peine, et par une sorte de subterfuge dont nous aimions à nous vanter, réussissions-nous parfois à introduire furtivement quelques recueils de vers dans l’honnête concours fondé par M. de Montyon pour les ouvrages utiles aux mœurs. La morale est une Muse sévère et, plus d’une fois, forcés de marchander avec elle, il nous a fallu faire des sacrifices que notre goût reprochait à notre conscience, et réciproquement peut-être.

L’Académie enfin a gagné sa cause, en gagnant celle de la poésie, qui, dorénavant, aura son droit à part, et, à part aussi, ses couronnes dont, .cette année, plus que d’habitude encore, elle vient de se montrer digne.

Ce n’est pas sans quelque hésitation, sans quelque appréhension même, que, pour le premier des concours dont j’ai à vous entretenir, l’Académie avait choisi un sujet assez vague, et, par cela, d’autant plus large, qui avait l’inconvénient et l’avantage de livrer les concurrents, sans guide, mais sans entrave, aux seuls conseils de leur libre imagination : Pallas Athènè ! c’était peu. Cent quatre-vingt-six poètes ont trouvé que c’était assez. Ils se sont mis bravement à l’œuvre et, Minerve aidant, le résultat n’a pas réalisé, il a dépassé toutes nos espérances.

Sur ces cent quatre-vingt-six pièces de vers, la commission, chargée d’un premier travail d’examen, en avait réservé quatre, la fleur du panier, qu’elle soumettait au jugement suprême de l’Académie ; trois d’entre elles lui semblant avoir des titres égaux à une égale récompense. Ces trois pièces étaient inscrites sous les numéros 80, 84 et 132.

La quatrième, portant le numéro 86, fit cesser toute indécision. Elle vous sera lue, Messieurs, et vous approuverez, j’espère, que, frappée des qualités supérieures qui la distinguent, l’Académie n’ait pas hésité à se prononcer en sa faveur.

C’est à l’unanimité qu’elle décerne le prix de quatre mille francs fondé par l’État à l’auteur de ces beaux vers, M. Émile Moreau, qui vient de se révéler ici comme poète, après avoir obtenu ailleurs, comme auteur dramatique, des succès qui l’avaient signalé à notre sympathique estime, dès son entrée dans la carrière.

Sans lui, Messieurs, je le répète, les trois autres concurrents se fussent disputé la couronne, avec des armes à peu près pareilles, avec des chances à peu près égales. L’Académie leur en a tenu compte et, sans prolonger entre eux une lutte inutile, elle a voulu du moins honorer leur glorieuse défaite par la seule récompense qui fût encore en son pouvoir.

Une mention honorable est décernée à chacune de ces trois pièces de vers, sans autre distinction que le numéro d’ordre sous lequel elles étaient inscrites. Leurs auteurs ayant bien voulu se faire connaître, je serai charmé de pouvoir les nommer tous trois devant vous.

Les pièces qui portent les numéros 80 et 132 sont, je crois, les premières œuvres de deux jeunes poètes parisiens, M. Henri Guérin et M. Alfred Bouchinet. L’autre, inscrite sous le numéro 84, et par laquelle j’aime à finir, est signée d’un nom doublement estimé clans le monde des vers. Professeur à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand, M. Emmanuel des Essarts est aussi de ceux que Paris réclame et que la province lui rendra.

Souhaitons, Messieurs, que, dans deux ans, le. secrétaire perpétuel, quel qu’il soit, en vous faisant connaître le résultat du prochain concours de poésie, ait à regretter encore que les couronnes manquent au talent, plus que le talent aux couronnes.

Ce concours de 1889 méritait, par sa date même, une attention toute particulière ; le culte des centenaires étant aujourd’hui fort à la mode. Celui que la France se prépare à fêter dans quelques mois ne saurait nous entraîner sur le terrain de la politique, qui n’est pas le nôtre. L’Académie se respecte trop pour en appeler jamais à d’autres passions qu’à celles du beau et du bien. S’associant avec plaisir à la saine et salutaire pensée qui a voulu qu’un grand congrès pacifique réunît, à cette époque, dans la capitale du progrès, tous les utiles produits du travail, c’est le Travail que l’Académie a choisi pour sujet de son concours.

« Le travail est la loi du monde, » a dit un jour M. Guizot, de cette voix haute et puissante qu’on entend toujours quand on a eu le bonheur de l’entendre. Le travail n’est pas seulement la loi du monde, il en est aussi l’honneur, il en est la vie et la gloire !

Si, par principe et par goût, l’Académie évite avec soin d’attirer personne sur le terrain de la politique, la politique parfois s’introduit chez elle, sans qu’il faille autrement s’en plaindre, quand elle y vient calme et digne sous la protection de l’Histoire, dont chaque année les austères travaux ont, dans nos concours, une part si grande et si légitime.

Quel que soit le sujet qu’il se propose de traiter, le véritable historien peut l’aborder hardiment, tout lui étant permis, du moment où, pareil à ces témoins que la Justice appelle à sa barre, il se jure à lui-même de dire bien haut la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.

Parmi les nombreux ouvrages qui se présentaient, cette année, au concours Gobert, l’Académie en a distingué deux qui, sans penser qu’à être justes et véridiques, nous reportent vers l’aurore de cette Révolution dont le centième anniversaire sera fêté demain ; l’un d’eux s’attachant à expliquer les causes premières de cette terrible épopée, l’autre à glorifier ses premières victoires.

En tête de la savante étude qu’il a publiée sous ce titre : l’Europe et la Révolution française, M. Albert Sorel a placé deux paroles de Bossuet dont il semble s’être inspiré alors qu’il entreprenait de faire le tableau complet des rapports de la France avec l’Europe, pendant la grande période révolutionnaire du XVIIIe siècle.

« Je voudrais, dit-il, rassembler les traits principaux de cette histoire, et y rechercher ce qui est l’essence même de l’histoire, les causes éloignées de ces grands coups dont le contre-coup porte si loin. » Appliquant ensuite à la Révolution moderne ce que l’éloquent évêque avait dit des révolutions de l’antiquité, il complète ainsi son programme : « Tout est surprenant à ne regarder que les causes particulières, et, néanmoins, tout s’avance avec une suite réglée. »

C’est cette suite réglée que dans son beau livre, M. Sorel a voulu surtout dégager. La logique s’est emparée de lui et l’a plus dominé que la politique ; il lui a cédé en toute conscience, sans parti pris, et là où Bossuet voyait naturellement le doigt de Dieu, M. Sorel a vu et nous a fait voir la main, l’implacable main de la fatalité antique.

« La lutte éclate, dit-il, parce qu’il n’existe plus de droit commun entre la France et l’Europe. » Lutte des vieilles idées et des jeunes principes qui, forcément, fatalement, à une heure donnée, devaient se heurter dans un de ces grands chocs où se joue le sort des nations, dans un de ces grands coups de Bossuet, dont le contre-coup porte si loin.

Le premier volume de M. Albert Sorel a cela de particulièrement intéressant qu’il contient une analyse très exacte et très sûre de la situation dans laquelle se trouvaient alors tous les États de l’Europe, et des dispositions de chacun d’eux envers le nouveau gouvernement de la France. À l’aide de documents nouveaux, le second s’attache à nous faire comprendre le jeu des différents partis dont, au dedans, la désunion perdait la France, tandis qu’au dehors, par un effort commun, ils allaient tenter bravement d’en sauver tout au moins l’honneur.

M. Sorel s’arrête au moment où l’Europe qui, jusque-là, semblait assister sans crainte, et même avec une sorte de satisfaction cruelle, au spectacle de notre ruine, se sentant menacée à son tour, vient de se réveiller et de courir aux armes.

Là finit le second volume, qui ne sera pas le dernier.

Là commence, au contraire, le premier de ceux que M. Arthur Chuquet consacre à la suite de la même histoire.

C’est hors de France que se passe, à notre gloire, cette trilogie dramatique dont chacun des actes a pour titre : la Première Invasion prussienne (1792), Valmy et la Retraite de Brunswick.

Sympathique entre tous, — je n’ose dire comme l’espérance, mais comme le doux souvenir d’une revanche anticipée, ce sujet, traité avec art, se distingue en outre par l’exactitude et l’abondance de l’information scientifique, par la finesse et l’impartialité des jugements, par l’intérêt saisissant de l’action, par la peinture chaude et colorée des personnages grands et petits qui, dans ce mimodrame émouvant, jouent si bien un si noble rôle.

Le grand ouvrage de M. Sorel se plaçait de droit au premier rang. C’est une œuvre saine et virile, patriotique au plus haut degré, dont je ne saurais trop louer la forme élégamment littéraire.

L’Académie lui décerne le grand prix Gobert, d’une valeur de dix mille francs.

Le second prix, de mille francs, est attribué aux trois intéressants petits volumes de M. Arthur Chuquet. En le leur décernant, l’Académie a regretté que le chiffre de la récompense n’égalât pas le mérite de l’œuvre récompensée.

 

Sur le prix de quatre mille francs fondé par M. Thérouanne, deux mille francs sont accordés à M. le marquis de Courcy pour un ouvrage intitulé : la Coalition, en 1701, contre la France ;

Mille francs à M. l’abbé Allain pour une étude sur la Question d’enseignement, en 1789, d’après les Cahiers ;

Et mille francs à M. le général de division Thoumas, pour un volume intitulé : les Capitulations ; étude d’histoire militaire sur la responsabilité du commandement ;

Quel est le devoir d’un chef, qui a charge d’âmes, et qui doit compter à la Patrie du drapeau confié à sa garde ? Dans une place assiégée, ou sur un champ de bataille, quel est le sentiment supérieur qui doit inspirer sa conduite ? Parmi les qualités morales dont l’ensemble constitue ce que Napoléon appelait : la partie divine de l’art de commander, quelle est celle qui doit dominer les autres et les diriger ? — C’est l’énergie, c’est l’inflexibilité du caractère, répond le général Thoumas. Tout peut être sacrifié, perdu même au besoin, comme à Pavie, fors l’honneur ! Mais, pour aucune défaillance il n’existe aucune excuse. Telle est la haute leçon que donne l’auteur de ce livre, telle est la thèse qu’il développe dans un style ferme, sobre et clair.

Que, dans son for intérieur, M. l’abbé Allain ait plus ou moins de goût-, pour la Révolution, pour ses principes et ses conséquences, son livre ne nous le dit pas, et c’est un mérite de plus à nos yeux. Ce qu’il faut reconnaître, ce que, par-dessus tout, il faut louer en lui, c’est l’extrême modération et l’impartiale équité dont il a fait preuve en traitant cette question délicate de l’Enseignement secondaire qui, depuis cent ans, s’agite, sans qu’elle soit encore résolue. Si le livre de M. le général Thoumas est l’œuvre loyale d’un bon soldat, d’un bon patriote et d’un bon Français, celui de M. l’abbé Allain n’est pas seulement l’œuvre honorable d’un prêtre, c’est celle d’un érudit et d’un sage.

Après la coalition de 1792 que M. Chuquet nous racontait tout à l’heure, voici celle de 1701, dont, de son côté, M. le marquis de Courcy vient d’écrire pour nous l’histoire. De toutes ces coalitions, Messieurs, qui, depuis comme avant, ont tant de fois menacé notre cher pays qu’on jalouse, concluons avec confiance et sans trop d’orgueil, que, placée au-dessus des sages, la France est de force à les braver tous. La devise de sa capitale mériterait d’être la sienne : Non mergitur !

Malgré son titre, qu’on lui a reproché, le livre de M. le marquis de Courcy n’est pas, à proprement parler, l’histoire de la coalition de 1701. Les événements militaires qui méritaient peut-être qu’on s’y arrêtât davantage, semblent à dessein relégués ici au second plan. Ce qu’on y trouve surtout, c’est une complaisante et savante étude des négociations qui, par un suprême effort, à Utrecht et à Radstadt, devaient amener enfin, avec la paix, la rupture de la ligue européenne.

On a traité de comédie agréable la lutte, sérieuse pour tant s’il en fut, des deux grands capitaines d’alors que M. de Courcy nous montre, transformés pour un jour en diplomates, déployant à l’envi, l’un contre l’autre, toutes les ressources, tous les trésors de leur esprit. Le maréchal de Villars, quelque peu fanfaron peut-être, mais si Français au demeurant ! Et, en face de lui, le prince Eugène voilant avec art, sous une modestie apparente, tout ce qu’il possède en effet de finesse et d’habileté.

Rien de plus piquant que ce singulier tête-à-tête, que ce duel courtois dont le récit est, à coup sûr, pour le livre de M. de Courcy. Fun de ses principaux ornements.

Dans ce même concours, à côté de ces trois ouvrages, l’Académie en a distingué cieux autres qu’elle eût voulu pouvoir couronner après eux et qu’elle m’a chargé du moins de mentionner avec estime : la Mission de Jean de Thumery, par M. de Kermaingant, et le Mariage d’un roi, par M. Paul de Raynal.

Sur la somme de trois mille francs, montant annuel de la fondation Bordin, un prix de deux mille francs est décerné à M. Jacques Denis, doyen de la Faculté des lettre de Caen, pour un ouvrage en deux volumes sur la Comédie grecque ; mille francs étant attribués à M. Bérard-Varagnac pour un livre de critique intitulé : Portraits littéraires.

Sur les cinq mille francs, montant de la fondation Marcelin Guérin, deux prix de quinze cents francs chacun sont décernés, l’un à M. l’abbé Sicard pour un ouvrage intitulé : les Études classiques avant la Révolution ; l’autre à M. Germain Bapst, pour un livre d’un caractère un peu spécial, publié par lui sous ce titre : les Germain, orfèvres, sculpteurs du Roy.

Deux autres prix, de mille francs chacun, sont attribués à M. Bonaparte Wyse, pour une étude historique sur le Canal de Panama, et à M. Édouard Frémy, pour un curieux travail intitulé : l’Académie des derniers Valois.

Que la création éphémère de Charles IX et de Henri III, de Baïf surtout et de Pibrac, prétende se rattacher plus ou moins à l’œuvre durable de Richelieu, nous sommes trop bons princes pour lui en refuser l’honneur. Cette double tentative, en tout cas, témoigne hautement du goût qu’avaient déjà pour les lettres et pour les arts ceux que le bon Pibrac appelle ingénument les plus doctes hommes du royaume ; y compris les plus doctes femmes ! aurait-il pu ajouter.

En nous racontant leur histoire, d’après un manuscrit complet, enfoui jusqu’à ce jour dans la bibliothèque de Copenhague, M. Édouard Frémy a fait un livre excellent qui, pour l’Académie, avait un double attrait.

Si intéressante que soit l’œuvre gigantesque qu’un de nos plus illustres confrères était seul capable d’entreprendre, ce n’est pas à des travaux en cours d’exécution que l’Académie pourrait songer à donner quelque récompense, à peine quelque encouragement.

Il y a vingt ans que, pour la première fois, entraîné par un ardent amour de la science, un jeune lieutenant de vaisseau, M. Bonaparte Wyse, pénétrait, au péril de sa vie, dans les régions les plus inexplorées de l’Amérique centrale. Dix ans plus tard, le Congrès de géographie internationale, réuni à Paris en 1885, ayant très sérieusement discuté la question du percement de l’isthme de Panama, plein de confiance dans le succès, et voulant tenter encore l’aventure, M. Wyse partit de nouveau, avec quelques hardis compagnons, pour chercher le moyen de résoudre ce grand problème.

C’est le fruit de ce double voyage, c’est le récit de ses propres études et de celles que d’autres avaient déjà faites avant lui, que M. Bonaparte Wyse a consignés dans un livre qui est un bon livre d’histoire et de science, élégamment écrit dans un style d’une rare correction.

C’est aussi un livre de science et surtout un livre d’art que M. Germain Bapst qui, par certains côtés„ pourrait se flatter d’appartenir à la grande famille des Germain, a publié sur la vie et les œuvres de ces glorieux artistes dont le talent ne pouvait être apprécié avec plus de compétence, dont la mémoire, justement célèbre, méritait d’être si dignement honorée.

Du livre de M. l’abbé Sicard et de M. l’abbé Sicard lui-même, je pourrais dire à peu près ce que je disais tout à l’heure de M. l’abbé Allain et de son estimable ouvrage sur l’Enseignement en 1789. Même conscience dans les recherches, même impartialité dans les jugements. Écrit en très bon style, l’ouvrage de M. l’abbé Sicard témoigne d’une grande connaissance, d’une étude approfondie des anciennes méthodes d’enseignement, en usage dans les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

Après ces quatre ouvrages, entre lesquels le prix Marcelin Guérin se trouve partagé, revenant au concours Boudin, j’aime à louer, sans réserves, les deux volumes de M. Jacques Denis sur la Comédie grecque. C’est une histoire complète de l’esprit grec étudié dans une de ses plus brillantes manifestations. Digne qu’on l’oppose à ce que l’Allemagne a produit de meilleur dans ce genre, ce savant ouvrage joint à l’érudition tudesque les qualités françaises de clarté et de composition qui ont valu à notre littérature l’influence légitime qu’elle exerce sur tous les esprits éclairés.

L’Académie couronne avec estime cette œuvre, tout à la fois agréable et sévère, ce livre honnête et consciencieux dont les jugements sont équitables et dont le style, sans prétention mais sans faiblesse, est bien celui d’un professeur éminent et d’un savant universitaire.

M. Bérard-Varagnac est trop jeune, et je l’en félicite, pour avoir, comme M. Jacques Denis, consacré toute une vie de labeur à une œuvre de longue haleine. Notablement remaniés, et fondus dans un même ensemble, d’anciens articles, publiés d’abord çà et là dans quelque grand journal, sont devenus les chapitres d’un livre qui se distingue par une rare finesse de critique, jointe à beaucoup de bon sens et à une juste appréciation des talents et des caractères.

Le prix Guizot et le prix Halphen ont eu cette bonne fortune d’être décernés tous deux, en entier et sans partage :

Le premier, à M. Étienne Allaire pour un grand travail publié par lui sous ce titre : La Bruyère dans la maison de Condé.

Le second, à M. Édouard Droz, auteur d’une savante Étude sur le scepticisme de Pascal.

En étudiant de plus près qu’on ne l’avait fait jusqu’à lui le manuscrit original des Pensées, M. Cousin, on le sait, en vint à se figurer que Pascal avait traversé une période de doute et qu’il ne s’était jeté dans la foi que pour échapper au scepticisme. Cette hypothèse d’une lutte douloureuse de Pascal avec lui-même est devenue une sorte de légende qu’a traduite ainsi un jeune poète que l’Académie couronnera tout à l’heure :

Tu voyais sous tes pas un gouffre se creuser
Qu’élargissaient sans fin le doute et l’ironie,
Et, penché sur cette ombre, en ta longue insomnie
Tu sentais un frisson mortel te traverser.

À ces beaux vers de M. Jules Lemaitre, comme à la belle prose de M. Cousin, M. Édouard Droz a répondu en démontrant qu’à aucun moment de sa vie, Pascal n’avait été ébranlé par le doute, et que, par conséquent, il avait toujours été chrétien.

L’ouvrage de M. Droz est d’une dialectique serrée, et, quelquefois, puissante. Le style en est simple et sobre ; un vrai style de Port-Royal ; mais on sent, sous ces dehors sévères, une passion cachée et comme un feu intérieur. Quand M. Droz essaie de pénétrer dans l’âme de Pascal et qu’il nous fait assister à sa lutte contre la nature, son style s’anime, se colore et communique au lecteur l’émotion que l’auteur a ressentie. Ce n’est pas un petit mérite.

Si M. Guizot nous a laissé tant de belles paroles qu’on n’oublie pas, et qu’on aime à citer comme de bons conseils, il a fait plus encore pour l’Académie en la chargeant de décerner, tous les trois ans, sous son patronage, un prix de trois mille francs au meilleur ouvrage publié, soit sur l’une des grandes époques de la Littérature française, depuis sa naissance jusqu’à nos jours, soit sur la vie et les œuvres des grands écrivains français, prosateurs ou poètes, philosophes, historiens, orateurs ou critiques érudits..

Ce sont ses propres paroles.

Peu d’ouvrages pouvaient mieux répondre à un pareil programme, et en remplir à la fois toutes les conditions, que l’importante étude de M. Étienne Allaire sur La Bruyère dans la maison de Condé.

« C’était un fort honnête homme, de très bonne compagnie, sans rien de pédant, et fort désintéressé, » a dit Saint-Simon, en parlant de La Bruyère. Le livre de M. Allaire confirme ce jugement et le complète, en plaçant l’honnête homme qui en est l’objet au rang plus élevé qui lui est dû, parmi les plus grands écrivains du plus grand siècle de la France.

Comme La Bruyère, M. Étienne Allaire a eu l’honneur d’être à son tour, l’un des familiers de la maison de Condé. Là, suivant pas à pas les traces du maître, il a grandement profité de ses leçons, assez pour faire un très bon livre ; pas assez peut-être pour apprendre de lui cet art de la concision dont, plus que personne pourtant, La Bruyère a toujours donné le conseil, à force d’en donner l’exemple.

Cela dit, je ne dois plus que des éloges à l’ensemble de ce beau travail qui, plus gros que son sujet, et dépassant les limites d’une biographie détaillée, est, en réalité, la reconstitution du milieu social dans lequel a vécu l’auteur des Caractères ; alors que, trop souvent en butte à d’injustes dédains, les écrivains n’avaient pas conquis encore la place qui leur est si largement faite aujourd’hui. Deux cents ans plus tard, en le recevant à Chantilly, le grand Condé lui-même eût dit à La Bruyère : « Mon cher confrère, vous êtes chez vous ! »

Les deux prix de traduction fondés par M. Langlois et par Mme Jules Janin sont attribués ainsi qu’il suit :

Le prix Jules Janin, en entier, à M. Develay pour sa traduction de la Correspondance latine de Pétrarque.

Le prix Langlois, par moitiés égales à M. Aize, professeur au Lycée de Caen, et à M. Eugène Carré, pour leurs traductions des Idylles de Théocrite et des Poésies de Giacomo Leopardi.

O toi, qu’appelle encor la Patrie abaissée,
Dans ta tombe précoce à peine refroidi,
Sombre amant de la Mort, pauvre Leopardi...

Il y a aujourd’hui cinquante ans que mourait, presque dans l’oubli, ce « sombre amant de la Mort » qu’un vers d’Alfred de Musset devait rendre à la vie et à la gloire.

Élégante et poétique ; la traduction nouvelle de M. Eugène Carré augmentera encore parmi nous la renommée du pauvre Leopardi. Celle de Tibulle et de Pétrarque ne peut plus s’accroître ; mais les excellentes traductions d, M. Aize et de M. Develay nous permettront du moins de mieux connaître leurs œuvres et d’en mieux goûter tout le charme.

En décernant le prix de Jouy à M. Henry de Pène pour son premier roman intitulé : Trop belle ! l’Académie a couronné avec plaisir l’œuvre d’un brillant écrivain qui, depuis longtemps, échappait, non à ses regards, mais à sa juridiction, occupé qu’il était chaque jour à dépenser, comme un prodigue, en détail, les trésors d’un esprit charmant, d’un cœur honnête et courageux. Sans changer de plume, M. de Pène s’est mis un peu tard à écrire des livres qui, coup sur coup, avec un mérite croissant, ont appelé sur sa nouvelle manière l’attention du public, son intérêt et sa faveur. Un prix Montyon eût peu convenu à ce premier roman qui, par-dessus tout, avait le mérite d’être une étude des mœurs contemporaines. Il rentrait, à ce titre, dans les conditions formelles du prix de Jouy ; il l’a obtenu, et, je le répète, le témoignage d’estime que l’Académie donne, en toute justice, à l’ouvrage, s’adresse aussi à son auteur.

Les concurrents au prix de Jouy étaient cette année plus nombreux que jamais. Je n’ose en citer plusieurs. Il est un livre pourtant que je regretterais de passer tout à fait sous silence. Plein d’une douce émotion et d’un ardent patriotisme, il nous charme par d’aimables causeries et des récits piquants que leur auteur M. Eugène Guyon a réunis sous ce titre : les Soirées de la baronne.

Au concours Montyon, le livre de M. de Pène et celui de M. Guyon se fussent trouvés en lutte avec cent soixante-deux ouvrages qui, par des qualités spéciales, se recommandaient tous, plus ou moins, à l’attention de l’Académie.

Les 17,500 francs disponibles de cette fondation ont été répartis de la manière suivante :

Un prix de deux mille cinq cents francs est décerné à M. Adolphe Guillot, juge d’instruction au tribunal civil de la Seine, pour un livre plein d’intérêt, publié par lui sous ce titre : Paris qui souffre.

Trois prix de deux initie francs chacun :

À M. Denys Cochin, pour son savant ouvrage intitulé : l’Évolution et la Vie.

À M. Émile Faguet, pour ses curieuses Études littéraires sur le XIXe siècle.

Et à Mme Jane Dieulafoy, pour un beau grand volume sur la Perse, la Chaldée et la Suziane.

Deux prix de quinze cents francs :

À M. X. Mossmann, auteur d’une notice biographique sur la Vie de V. Engel Dollfus ;

Et à M. Adolphe Racot, pour un roman intitulé : la Brèche-aux-Loups.

Trois prix de mine francs aux trois ouvrages suivants :

Madame Élisabeth, sœur de Louis XVI, par Mme la comtesse d’Armaillé ;

Madame Bourette, par M. Saint-Juirs ;

Et Madeleine, par M. Émile Gossot.

Je m’arrête un moment, avant de proclamer la part faite à la poésie dans ce concours et dans les autres.

On a reproché à M. Adolphe Guillot d’avoir intitulé son livre : Paris qui souffre. On ne lui a reproché que La Morgue eût été le vrai titre de son intéressante étude dans laquelle sont développées les thèses philosophiques les plus élevées.

Au milieu de ce beau Paris, tout entier à ses plaisirs, à ses passions et à ses intérêts, ouvrir à deux battants devant nous, par un douloureux contraste, l’asile lugubre où viennent aboutir, comme au dernier refuge, les misères, les crimes, les suicides ; reprendre l’histoire de cette maison de la mort dans ses origines, dans ses transformations, dans la variété de ses rapports avec la justice, avec la médecine, avec les révolutions sociales, telle est l’objet de ce livre étrange et tristement instructif, intéressant au plus haut degré par les faits historiques qu’il résume, comme par une étude approfondie de l’institution elle-même, de son rôle judiciaire et de son influence sur les mœurs. C’est l’œuvre sévère et consciencieuse d’un philosophe spiritualiste, d’un magistrat intègre qui traite, avec autant d’autorité que de compétence, une question qu’il connaît mieux que personne, l’ayant apprise, aux dépens de son repos, pendant le cours de sa laborieuse et très honorable carrière.

Comme M. Adolphe Guillot, M. Denys Cochin est, par-dessus tout, un philosophe spiritualiste, un moraliste convaincu. À force d’entendre proclamer, au nom de la science, comme des vérités démontrées, des propositions opposées à ses convictions intimes, à ses croyances religieuses, il s’est ému, indigné même, et, pour le triomphe de sa cause, il a écrit ce beau livre sur l’Évolution et la Vie. Discutant avec énergie les théories physiques et chimiques de ses adversaires, il les suit, il les poursuit jusque dans les plus hautes régions de la science ; il les attaque corps à corps, en homme qui, de tout temps, s’est préparé à la lutte, qui sait bien ce qu’il dit et qui le dit bien, dans un style ferme et précis comme un savant, dans un style éloquent et passionné comme un apôtre.

Guidés maintenant, d’une main par M. Émile Faguet, de l’autre par Mme Jane Dieulafoy, quittons les hauteurs sévères de la philosophie pour visiter, avec le jeune et brillant écrivain, les grands lettrés de notre XIXe siècle et pour faire, avec la jeune et intrépide voyageuse, une course folle et pleine de périls, de Téhéran à Chiraz, d’Ispahan à Bagdad, parmi les grands débris de Persépolis et de Babylone. Là, point de routes, des déserts, des ruines ! La peste, le choléra, le ver de Guinée, le bubon de Bagdad ; la fièvre surtout, la fièvre à laquelle personne n’échappe guère, et, sous un climat terrible, affrontant ses dangers et bravant ses rigueurs, deux jeunes hommes, le père et le fils peut-être, ou plutôt deux frères que quelques années séparent ; non ! un savant venu de loin pour résoudre des problèmes d’esthétique et d’archéologie ; et sa vaillante compagne que rien n’arrête, ni les longues journées à cheval, ni les nuits plus longues à la belle étoile, ni le froid, ni le chaud, ni la maladie, et qui, à la fin de son livre, que l’Académie couronne, a pu se vanter d’avoir acheté par deux cents grammes de quinine absorbés par elle en quel­ques mois,, le plaisir de nous raconter ses aventures, qu’elle raconte en effet, avec autant de verve que de bonne humeur et d’esprit.

M. Émile Faguet est moins difficile à suivre, et la promenade avec lui, pleine de charme pour les lecteurs qu’il entraîne, n’est dangereuse que pour les grands morts qu’il évoque sur son passage. S’attaquant de front à tous les dieux du Parnasse moderne, aux idoles d’hier que notre jeunesse honora, il ne renverse pas tout à fait leurs autels, mais, d’un coup de plume, il en écorne volontiers les statues, sur leurs piédestaux ébranlés.

Loin d’être une œuvre ordinaire, le livre de M. Faguet sur les Écrivains du XIXe siècle se distingue par des qualités de premier ordre, par la force de la pensée, par la finesse de l’observation et par l’élégance du langage. Parfois cruel, mais voulant toujours être juste, il mérite qu’on pardonne, — je me trompe, il mérite qu’on applaudisse à sa critique libre et sincère. Sans adopter tous ses jugements, l’Académie aime à couronner ce recueil d’études brillantes et consciencieuses ; témoignant ainsi une fois de plus de son goût pour l’esprit, de son estime pour le talent.

Rien de plus touchant, ai-je besoin de le dire, que cette douloureuse et trop véridique histoire de Madame Élisabeth pieusement racontée par Mme la comtesse d’Armaillé. Madame Bourette, de M. Saint-Juirs, se recommande par d’autres qualités et la lecture en est des plus agréables. Madeleine, enfin, par M. Émile Gossot, est à la fois un livre d’enseignement utile et une étude de mœurs qui ne manque pas de charme.

Un mot à part me semble dû à la mémoire vénérée d’un de nos frères d’Alsace, M. Engel Dollfus, dont son compatriote, M. X. Mossmann, a dignement retracé la belle existence si utile et si exemplaire ; un mot aussi de regret et de souvenir à M. Adolphe Racot, foudroyé tout à coup par la mort le jour même où l’Académie venait de lui accorder une récompense dont le prix, hélas ! n’aura pu payer que sa tombe.

Quand l’heure me presse et quand la place va me manquer, c’est à peine si je puis mentionner ici quelques-uns des livres que l’Académie avait réservés d’abord et qui peut-être auraient mérité davantage : Lettres du Tonkin, par un jeune et charmant officier de chasseurs, M. René Normand, tué là-bas à la fleur de l’âge ; l’Amour du drapeau, par M. Paul Vernier ; les Financiers d’autrefois, par Mme la vicomtesse de Janzé ; Nos Enfants, recueil de poésies aimables dont Mme Amélie de Wailly est l’auteur ; la Nièce de l’organiste, par Jean de Nivelle ; l’Impossible, enfin, l’Impossible surtout, étude émouvante et d’un intérêt puissant, qu’une femme de beaucoup d’esprit aurait pu signer de son noble nom.

Je vous ai dit, Messieurs, que, dans ce concours, une part était faite d’ordinaire à la poésie qui, jusqu’à ce jour, en était réduite à vivre sur le voisin. L’Académie, cette année, a eu la main forcée. À sa grande satisfaction, au lieu d’un poète, elle a dû en couronner deux : M. François Fabié et M. Paul Harel.

Dans son charmant volume intitulé : la Poésie des bêtes, M. François Fabié ne s’est naturellement occupé que des animaux qu’il a longtemps observés, qu’il connaît bien et qu’il aime. Mais, à chaque page, il élève la question et il l’élargit, évoquant à tout propos la poésie rurale, avec ses nobles rêveries et les bons sentiments qu’elle inspire. On ne peut lire sans une réelle émotion les strophes placer en tête du volume, par lesquelles M. Fabié, aujourd.lu, professeur au lycée Charlemagne, dédie ses poèmes à son père, humble bûcheron qui ne sait pas lire, mais qui, sacrifiant tout pour faire de son fils un homme instruit, a dépassé son but en en faisant un vrai poète. L’amour de la famille et du sol natal est exprimé là dans des termes d’une rare énergie, avec une éloquence qui va au cœur et qui en vient. Les cent cinquante vers de cette dédicace mériteraient à eux seuls le prix que l’Académie décerne au volume tout entier, comme une juste récompense et, j’espère aussi, comme un utile encouragement.

Olivier Basselin était foulon à Vire ; M. Paul Harel est aubergiste à Échauffour. Entre ces deux Normands, il existe une certaine analogie, bien que le nouveau poète, s’il aime à boire comme l’ancien, le fasse avec plus de respect de lui-même et des autres. Aux Champs, c’est le titre de son livre qui n’en pouvait avoir un meilleur ; on respire, en feuilletant ces pages écrites sous un pommier, une bonne et saine odeur de campagne. Le vers est franc ; il sonne juste et se distingue par des qualités qui vont se perdant de jour en jour : la gaieté, l’entrain et la belle humeur.

Quand, plus nombreux que jamais, les poètes venaient frapper à la porte de l’Académie, il était nécessaire qu’un concours spécial leur assurât enfin un accueil digne d’eux et des récompenses dues à leurs efforts.

Pour atteindre ce but, un sacrifice était à faire, et l’Académie l’a fait.

Depuis douze ans, par une mesure essentiellement provisoire, la somme annuelle dont M. Archon Despérouses lui avait laissé le soin de fixer l’emploi, recevait une des­tination, utile à coup sûr et très honorable, mais qui laissait subsister une lacune bonne à combler dans l’intérêt des poètes.

Dorénavant, Messieurs, par suite d’une décision récente de l’Académie, c’est à la poésie d’abord, et, au besoin, à toute autre production littéraire, que sera tous les ans affecté le prix de quatre mille francs fondé par M. Archon Despérouses. Les érudits, qui sembleraient pouvoir en souffrir, trouveront facilement chez nous d’autres récompenses et d’autres encouragements.

Pour cette année le prix Archon Despérouses, conservant une fois encore sa première destination, est partagé ainsi qu’il suit :

1,500 francs sont attribués à M. Emmanuel Cosquin, pour son savant recueil des Contes populaires de Lorraine.

1,200 francs à M. Brunot, pour sa Grammaire historique de la langue française.

Les 1,500 francs de surplus étant partagés par moitié entre M. J.-F. Bladé, pour ses Contes populaires de la Gascogne, et M. J. Fleury, auteur d’un curieux volume sur la Littérature orale de la Basse Normandie.

Modifié à son tour par la volonté, par la bonne volonté de sa fondatrice, le prix, consacré d’abord par Mme Botta à récompenser quelque ouvrage moral et philosophique sur la Condition des femmes, vient aussi de recevoir une autre destination.

Dorénavant, ce prix, de trois mille francs, sera décerné tous les trois ans, et, comme pour le prix Vitet, l’Académie fera de cette somme l’emploi qu’elle jugera le meilleur, dans l’intérêt des lettres.

En annonçant cette bonne nouvelle à tous ceux qui seront appelés à en profiter bientôt, j’aime à remercier publiquement, en leur nom comme au nôtre, la bienfaitrice inconnue, la généreuse Américaine qui, pour la seconde fois, vient de manifester sa sympathie pour les écrivains français et sa confiance dans l’Académie, en nous chargeant d’une de ces missions qu’il n’est pas toujours facile mais que toujours il est doux d’avoir à remplir.

Pour le prix Vitet, Messieurs, pas d’entraves, pas de conditions, pas de concours ! Un seul mot : l’intérêt des lettres ! Quel programme ! il les remplace tous et l’Académie est heureuse de s’y conformer ; elle ne dit pas au talent : « Fais ceci, fais cela, travaille pour moi et viens chez moi. » Non ! elle va à lui, chez lui, sans qu’il l’attende. Qu’il la connaisse ou non, elle le connaît, et, lui portant une couronne, elle lui dit : « Voilà pour toi ! »

M. Jules Lemaître n’avait jamais frappé à la porte de l’Académie. M. Georges Lafenestre n’avait pris part, cette année, à aucun de nos concours. Mais tous deux avaient publié des volumes de poésies que l’Académie avait lus ; tous deux aussi s’étaient signalés à l’attention du public par d’importants ouvrages en prose, l’un comme critique d’art, l’autre comme critique littéraire.

Écrivain de l’école de M. Vitet, c’est beaucoup dire en peu de mots, M. Lafenestre avait, par cela même, presque des droits, tout à fait des titres au prix fondé par notre ancien et très honoré confrère.

De son côté, M. Jules Lemaître, très jeune encore, se recommandait par toute une carrière laborieuse dont, nous nous rappelions les succès, quand il les oubliait peut-être. Déjà sa thèse de doctorat sur .Dancourt avait révélé en lui un goût très vif pour l’étude du théâtre et des mœurs. Brillant élève de l’École normale, il s’était distingué depuis dans le haut professorat, notamment à l’École des lettres d’Alger, d’où il a pu dater presque toutes les pièces de vers comprises clans ses deux volumes qu’il faut lire : les Médaillons et les Petites Orientales. En publiant un roman d’érudition gracieuse, intitulé : Sérénus, histoire d’un martyr, il avait prouvé que la prose et les vers lui étaient également familiers. Depuis trois ans enfin, c’est à la grande critique littéraire que M. Jules Lemaître s’est presque uniquement consacré, avec un éclat et un succès auxquels l’Académie ne pouvait demeurer indifférente.

Le prix Vitet, de 6,600 francs, est décerné à la fois à M. Georges Lafenestre et à M. Jules Lemaître. L’honneur ne se partage pas. Chacun d’eux l’aura tout entier.

Plusieurs écrivains, d’un mérite réel, se disputaient le prix Monbinne et le prix Lambert, qui tous deux s’adressent aux auteurs plus qu’aux ouvrages. Faisant un choix parmi tant de concurrents dignes d’intérêt et d’estime, l’Académie s’est arrêtée aux résolutions suivantes :

Sur le prix Monbinne dont, pour cette année, le montant est de quatre mille francs, deux prix de quinze cents francs chacun sont décernés, l’un à M. Paul Perret, si justement apprécié comme romancier, comme historien et comme critique littéraire ; l’autre à M. Anatole Claveau, qui, sous différents noms, plusieurs fois populaire, semble s’être donné cette grande tâche de défendre partout et toujours, contre le flot qui menace de les engloutir, les bons sentiments et les bons principes, le bon goût, le bon sens et le bon esprit.

Un prix de mille francs est décerné, en outre, à M. Charles Diguet qui, dans quelques ouvrages d’une originalité piquante, s’est montré conteur spirituel, moraliste sans prétention, écrivain même agréable et fin.

Sur le prix Lambert, un prix de mille francs est décerné à M. P.-L. Laforêt, travailleur honnête et infatigable qui, ne se décourageant jamais, mérite aussi qu’on l’encourage.

Une somme de six cents francs enfin est attribuée à la veuve intéressante d’un écrivain modeste, auteur d’un recueil de fables présenté à nos concours, M. Victor Leclerc, qu’il ne faut pas confondre avec son illustre homonyme, l’ancien doyen de la Faculté des lettres de Paris.

J’ai fini, Messieurs, et je devrais m’arrêter là ; les sommes considérables dont l’Académie dispose pour ses concours littéraires ont reçu leur emploi et sont épuisées. En présence du nombre croissant toujours des concurrents, les vivants seuls ont dû cette année être admis à y prendre part.

Parmi les morts que l’Académie eût voulu pouvoir honorer d’un dernier hommage, deux surtout avaient à sa sympathie des titres qui semblaient mériter qu’une exception se fît en leur faveur. Mais comment la faire ? L’Académie est pauvre et n’en rougit pas ; au contraire. L’argent des autres étant son unique fortune, quand tout cet argent est distribué elle se trouve naturellement sans ressources.

En cherchant bien pourtant, tout au fond de sa caisse vide, elle est parvenue à réunir à peu près de quoi payer deux belles médailles d’or qui, venant d’elle seule, auraient eu d’autant plus de prix aux yeux de ceux dont, malheureusement, elles ne serviront à consacrer que la mémoire.

Sous son nom, comme sous celui de Stahl, M. Hetzel avait tant et si bien travaillé pour la jeunesse que l’Académie, lui ayant prodigué ses récompenses, croyait n’avoir plus rien à lui offrir, quand un nouveau livre : les Quatre Peurs de notre général, présenté au concours Montyon peu de temps après la mort de son auteur, mérita qu’une dernière consécration lui fût encore accordée.

Pour d’autres raisons, il en était de même d’un grand artiste qui, après avoir, pendant un demi-siècle, honoré par son talent notre première scène française, venait de publier toute une série d’Études, tout un volume de Souvenirs de théâtre, consacrés pour la plupart, depuis Monvel jusqu’à Talma, à des comédiens célèbres dont M. Regnier avait été, à son tour, l’un des plus dignes héritiers, l’un des plus brillants successeurs.

Regnier ! Messieurs ! que de succès ce nom rappelle ! Cher au public que longtemps il avait charmé, il allait, à un autre titre, recevoir de nouveau vos applaudissements et les nôtres, quand la mort est venue briser sa plume sur le dernier feuillet de son dernier ouvrage !

Deux médailles d’or, frappées au nom de M. Regnier de M. Hetzel, seront remises à leurs familles de la part l’Académie, comme un témoignage de sympathie et d’estime adressé à deux hommes de cœur qui voulurent mourir sur la brèche, se refusant au repos dont ils avaient besoin, et donnant, jusqu’au bout l’exemple honnête du travail.

Je le rappelle, en finissant : le Travail est le sujet que l’Académie a choisi pour son prochain concours de poésie, dont le prix sera décerné en 1889.

Le travail ici règne en maître ; nous sommes ses premiers serviteurs, et, plus qu’à personne, il nous appartenait de lui rendre un public hommage. Les poètes s’acquitteront comme nous, en le glorifiant à leur tour, sur le théâtre de ses exploits ; devant les merveilles que l’Art et l’Industrie nous promettent ; devant les chefs-d’œuvre que déjà nous préparent, pour cette grande fête du travail, tous les travailleurs de la France.