Rapport sur les concours de l’année 1857

Le 20 août 1857

Abel-François VILLEMAIN

Rapport sur les concours de l’année 1857

DE M. VILLEMAIN
Secrétaire perpétuel de l’Académie Française

 

 

Messieurs,

Cette fête annuelle des lettres, où l’Académie est heureuse d’honorer des talents connus et de signaler des talents nouveaux, doit aujourd’hui commencer pour nous par un regret, je dirai presque, par une excuse. Un sujet de poésie, proposé sous l’impression du sentiment public, un sujet qui justifiait l’émulation et qui a suscité du moins de nombreux efforts, n’a pas encore inspiré d’ouvrage, dont l’Académie puisse vous entretenir. Sur cent cinquante poëmes destinés à célébrer la Guerre d’Orient, deux seulement nous donnent, à travers trop d’inégalités, la promesse et comme le premier essai de l’œuvre que nous espérions.

Par respect pour le sujet, et par respect pour le talent, l’Académie ajourne le Prix à un prochain Concours. Elle n’a pas craint ce retard ; la gloire ne vieillit pas. La perspective d’une année de plus n’affaiblira pas l’éclat de quelques noms récemment illustrés : elle n’éteindra pas les religieux souvenirs de reconnaissance et de deuil qui s’attachent à la mémoire de tant de braves Français, nobles victimes de la gloire nationale.

La guerre d’Orient, ce grand événement, cette préoccupation dominante de la politique moderne, est, sous des points de vue divers, pour longtemps, à l’ordre du jour du XIXe siècle. Ce n’est pas seulement, en effet, la guerre de la force, le déploiement mémorable de la puissance militaire et navale : c’est surtout la guerre de la civilisation, la marche conquérante et tutélaire de la science et des arts, de la religion et de l’humanité étendant leur influence sur ces beaux climats comblés de tant de dons par la Providence divine, et longtemps si misérables par la faute des hommes.

Nul doute que, dans les hommages rendus à l’action victorieuse de la France, cette généreuse attente d’un progrès pour le monde, cette grande œuvre que l’Occident trouve à faire, ou à surveiller en Orient, ne doive s’offrir d’abord à la pensée de l’historien et du poëte. Cela même est une tradition de notre pays ; c’était le principe de l’immortelle expédition d’Égypte, en 1798 ; c’était le motif de cet armement scientifique qui accompagnait l’armement guerrier, le doublait, avec grandeur et, à côté des noms du général en chef et de ses glorieux lieutenants, les Desaix, les Davoust, les Kléber, faisait briller les noms des Monge, des Berthollet, des Malus, des Fourier, de ces hommes, dont l’Institut de France était le sanctuaire et l’empire.

Dans un écrit sur la campagne d’Égypte, où Napoléon parle de lui-même en tierce personne, à la façon de César dans ses Commentaires, la dernière postérité lira cette phrase mémorable : « Il avait jeté les fondements, désormais solides, de la plus magnifique colonie ; il avait ramené les arts et les sciences à leur berceau. » L’événement a trompé cette espérance ; mais, la noble vocation, qu’elle attribuait à la France, subsiste toujours, et n’a cessé d’agir sous d’autres formes. Héroïque et désintéressée dans la guerre, la France, depuis plus d’un demi-siècle, a tour à tour attaqué l’apathie de l’Orient par la Conquête passagère de l’Égypte, par la Libération permanente de la Grèce, par la possession chaque jour plus stable et plus étendue de l’Algérie, enfin par le protectorat du Bosphore et de ses deux rivages. Elle continuera sans doute cette mission cosmopolite. La guerre n’est qu’un instrument. Le progrès moral des Pouvoirs, l’adoucissement du sort des peuples, le bien-être accru par l’ordre et le travail dans de fertiles contrées, le commerce réparant les maux destructeurs et civilisant le monde par les arts, c’est là ce qui doit sortir d’une guerre politique, et ce qui couronne la victoire elle-même ; c’est là ce qui doit être de jour en jour mieux compris, et ce qui sera bientôt mieux célébré.

Ainsi, puisse apparaître, pour le bien de l’humanité, l’ascendant de l’Europe savante et guerrière ! Que cette seconde moitié du XIXe siècle, ouverte par de si rudes combats entre de grands peuples chrétiens, voie s’acheminer l’œuvre plus grande encore de la civilisation dans l’Orient ! Le génie de l’homme, chaque jour fortifié de découvertes nouvelles, est aujourd’hui le Conquérant qui commande les travaux créateurs, qui rapproche les Continents, qui réunit les mers. Alexandre, dont les armes changèrent le commerce du monde, avait eu la pensée de renouveler l’antique canal qui joignait la mer Rouge au Nil, et de communiquer ainsi d’Aden à sa ville d’Alexandrie. La mort ne lui en laissa pas le temps. Espérons que, de nos jours, l’esprit européen, qui ne meurt pas, osera, malgré quelques obstacles, par le triple pouvoir de la science, de la richesse et du bon sens publie librement exprimé, rendre l’Égypte à la vie et aux arts, et qu’en ouvrant à la navigation l’isthme de Suez, il abrégera de moitié la route de l’Occident éclairé vers l’Orient barbare !

L’Académie fait appel de nouveau à la méditation du penseur et du poëte sur ces souvenirs de gloire si récents qui touchent à de si grands problèmes, qu’elle indique, sans y pénétrer.

Elle s’est bornée à juger d’autres travaux qui demandaient moins d’efforts à l’imagination. Parmi les nombreux écrits de philosophie morale et d’histoire qu’avait attirés le Concours Montyon, elle a distingué d’abord deux ouvrages de formes très-différentes, mais empreints de cet amour du bien qui fait la dignité des lettres et leur premier droit à l’estime des peuples.

Un de ces ouvrages répond surtout à la sollicitude principale de notre temps, à ce besoin des esprits prévoyants et des nobles âmes, à la pensée constante d’alléger le malheur ici-bas, et d’améliorer le sort du plus grand nombre. Généreuse pensée, de si haute et si pure origine, qu’elle se mêlait, pour une grande part, même à la rédemption toute spirituelle, que le christianisme, il y a dix-huit siècles, venait annoncer au monde ! Ce que l’âme de Cicéron, élève de la Grèce, avait appelé un vœu philosophique plutôt qu’un devoir, tout en y attachant le beau nom de Caritas generis humani, cette affection pour le genre humain, principe alors si peu connu, et que démentait si cruellement la dureté des mœurs romaines, devint, par l’apostolat évangélique, le plus vulgaire des préceptes et comme le signe infaillible de la loi nouvelle.

Une fois entré dans le monde et reconnu par le cœur de l’homme, ce principe de l’universelle charité ne cessa plus d’agir, à travers tous les maux du despotisme, de la corruption servile, de l’invasion barbare, et dans le travail pénible du renouvellement des sociétés. Saisir et mettre en lumière les traits distincts de ce vaste tableau, faire servir l’érudition même à la bienfaisance pratique, c’était là, Messieurs, un beau sujet d’étude. C’est celui qu’a choisi M. Alexandre MONNIER, en écrivant l’Histoire de l’Assistance publique, dans les temps anciens et modernes.

Si parfois, pour l’antiquité surtout, il a semblé confondre des choses profondément disparates, les largesses ambitieuses et les libéralités secourables, les accaparements de la démocratie et la part volontaire que la pitié faisait au malheur, même dans une société violente et corrompue, s’il a rangé parmi les modes de l’assistance publique le congiarium et le donativum, ces primes que le Pouvoir absolu jetait à la licence militaire, son livre n’en est pas moins rempli de notions précises et vraies. Deux grands points surtout y sont traités avec cette impartiale admiration qui étend les vues de l’esprit : c’est d’abord l’influence de l’Église sur le principe et le développement de la charité, les exemples et les leçons sublimes, dont elle étonna le monde par les Ambroise et les Chrysostome, les créations tutélaires dont elle anima le moyen âge, en luttant de toute sa vertu contre l’accroissement des vices et des maux ; c’est aussi, vers le même but, l’action moins éclatante, moins vaste, mais utile et sage de l’autorité civile et judiciaire pour régler, pour affermir l’œuvre de la charité, pour l’incorporer à l’État, pour en faire la dette première des Sociétés modernes et la mesure de leur progrès moral.

Par un mérite de science exacte et d’intentions élevées, le livre de M. Monnier se place avec honneur parmi tant d’essais, qu’a fait naître la même question plus d’une fois proposée, dans les Programmes des Compagnies savantes. L’Académie, se rappelant les travaux qu’elle-même a couronnés sur ce sujet, et les noms si honorables de M. Chastel (de Genève), de M. Schmidt (de Strasbourg), de M. de Champagny, décerne une médaille de premier ordre à l’historien de l’Assistance publique, dans les temps anciens et modernes.

Sur le même rang d’honneur et de récompense elle a dû placer l’ouvrage plus étendu d’un écrivain moraliste, digne d’éloge à bien des titres, mais qui surtout a réussi dans l’art de donner à la curiosité un but salutaire, et d’instruire le grand nombre des lecteurs, même peu préparés, en leur offrant un habile mélange d’amusements , de saines leçons, de surprises agréables pour l’imagination et de vérités sensibles à l’âme.

Tel est le livre de M. Édouard CHARTON, les Voyageurs anciens et modernes, collection ingénieuse, distribuée avec art, savamment éclaircie et partout accompagnée de nouveaux détails. On a, pour ainsi dire, devant soi la découverte graduelle du monde ; et, à mesure qu’il se dévoile aux yeux de l’homme, on voit en même temps se dégager et ressortir les principes essentiels de la nature humaine, les vérités qui la dirigent, qui la soutiennent et qui la consolent.

Attentif à ce but moral, l’abréviateur de tant de récits, en remontant aux témoignages les plus antiques, a dû mêler souvent les historiens aux voyageurs. Il commence par des extraits d’Hérodote, aussi bien que par les immortelles relations d’Hannon et de Néarque, pour descendre jusqu’à César, ce voyageur armé qui n’en était pas moins historien, et dont les Mémoires sont devenus le monument immortel des peuples qu’il avait vaincus.

Dans cette moisson de l’antiquité, l’Académie a regretté de ne trouver, sur l’ancienne Gaule, nulle trace, nul souvenir des précieux Fragments historiques du philosophe grec Posidonius ; elle s’étonne également que le savant rédacteur moderne n’ait rien emprunté de tant de détails originaux épars dans Strabon ; mais, elle a conçu la difficulté du travail entrepris, devant l’infinie variété des objets d’étude qu’allait apporter la destruction du monde romain, le débordement des peuples du Nord, les entreprises aventureuses du moyen âge, les grandes navigations du XVe siècle et le doublement de l’univers. Au milieu de cet amas de merveilles apparaissant à l’homme de la Renaissance, qui voyait l’antiquité sortir de la tombe et le monde vivant s’agrandir, l’écrivain moderne s’est du moins proposé une noble matière d’observation : il a cherché l’homme dans le fonds immortel de son être moral. L’unité de cette pensée toujours présente donne au recueil de M. Édouard Charton un caractère non moins élevé qu’instructif. Le célèbre Locke, contredit sur ce point par Rousseau, avait curieusement cherché et prétendu trouver dans les coutumes étranges de quelques peuplades Barbares la preuve qu’il n’existe pas, pour le cœur de l’homme, une morale primitive, et que les vérités sociales ne sont que des croyances formées par l’intérêt et l’habitude. Devant ce dangereux paradoxe, le nouvel auteur, attentif à relever dans un récit d’Hérodote une fausse induction contre la tendresse innée des pères pour leurs enfants, porte partout le même scrupule, et ne censure pas moins justement diverses relations de voyages du dernier siècle, trop marquées de l’esprit d’un temps, qui prenait le matérialisme pour la profondeur de la pensée.

Non-seulement M. Édouard Charton, dans ses judicieuses analyses, écarte de toute narration ces licencieux détails, dont s’amusait Diderot ; mais il rectifie la forme générale de cette étude, la rendant à la fois plus bienséante et plus vraie Aux anecdotes honteuses, pour ainsi dire, dans l’histoire de l’espèce humaine, il oppose la réalité du sentiment intérieur, partout reconnaissable, même sous le voile de l’ignorance. Il montre que parfois les illusions les plus grossières, les égarements de la barbarie sont encore l’application erronée d’un principe vrai et d’un instinct moral, et qu’ainsi, pour l’observateur, les notions divines, l’idée de Dieu et l’idée du bien se retrouvent confuses et ensevelies dans l’homme dégradé par la vie sauvage, comme elles éclatent et rayonnent dans l’homme civilisé, dont elles sont et demeurent à jamais la vérité naturelle.

À ce titre, Messieurs, et pour les curieux rapprochements, les déductions instructives que l’auteur mêle aux extraits bien choisis de tant de monuments originaux, l’Académie décerne à l’important et utile travail de M. Édouard Charton une médaille de même ordre que la précédente.

De ces études de mœurs et d’histoire, si variées par l’objet, l’Académie a ramené volontiers son attention sur des essais tout littéraires, œuvres de poésie, œuvres de critique : elles les a rapprochés dans sa préférence ; car le critique ami du vrai, dont les souvenirs choisis et délicats nourrissent la pensée , qui porte l’imagination clans le jugement des choses de l’art, qui sait avec passion l’antiquité et n’en goûte pas moins l’esprit moderne, ce critique touche au poëte ; et ils s’instruisent l’un l’autre. Vous ne serez pas étonnés que l’Académie ait réuni dans un même suffrage le poëte naturel et pur de la Vie rurale, celui que nous avions une fois couronné pour son drame de la Fille d’Eschyle, et l’auteur facile et brillant d’un livre sur le Génie comparé des anciens et des modernes. C’est en effet l’amour de l’art, c’est la passion des lettres, c’est le sentiment de la nature et du beau, c’est l’éloquence de l’âme et l’émotion du goût qui règnent dans ces œuvres si différentes.

Quand, il y a quelques années, l’Académie décernait à M. AUTRAN une part de la couronne dramatique, pour quelques scènes animées d’un souffle original, où la victoire du jeune Sophocle sur Eschyle était décrite de manière à faire de la douleur du poëte, vaincu dans son art, une passion digne de la tragédie, l’antiquité était encore en grande faveur, parmi nous. Elle a perdu, depuis ; mais elle regagnera, nous en avons l’assurance. Si, dans une simple école ecclésiastique, sous l’inspiration d’un sage et éloquent prélat([1]), zélateur ingénieux de toutes les nobles études, nous voyons de jeunes enfants réciter et même chanter avec âme le texte original des mélopées et des chœurs d’Œdipe à Colone, n’est-ce pas une preuve que, dans la grande patrie de Corneille et de Racine, de Bossuet et de Fénelon, le génie de la belle antiquité ne peut jamais disparaître, ou qu’il reviendra toujours ranimer de sa flamme les études nationales ?

Les vers de M. Autran appartiennent à cette génération poétique, encore nourrie du gracieux souvenir des lettres anciennes, et qui n’en cherche pas moins toute veine d’heureuse nouveauté. Poëte du Midi, il a souvent l’accent mélancolique et grave des poëtes du Nord. Épris des charmes de la nature, dont il a rendu les grands aspects, il peint avec une émotion vraie les scènes les plus agrestes et les impressions les plus naïves de la vie des champs. Avec lui, vous voyez passer dans les airs le vol et le babil de l’hirondelle ; vous respirez l’odeur de la moisson des foins :

De la rapide faux l’éclair par instants brille ;
À travers la distance, il éblouit nos yeux ;
Par instants, une voix d’homme ou de jeune fille
Arrive à notre oreille, en sons clairs et joyeux.

Dans le calme du soir, il fait bon de l’entendre !
Il fait bon d’aspirer, dans un air frais et doux,
Ces odeurs de gazons, ces parfums d’herbe tendre
Qui, du talus des prés, s’élèvent jusqu’à nous !

Le jour s’efface au loin ; ses lueurs étouffées
Meurent sur les hauteurs, s’éteignent sur les eaux ;
Et chaque vent qui passe apporte par bouffées
L’enivrante senteur des herbes en monceaux.

Voilà des vers naturels et nouveaux, sur des images bien choisies. Le poëte, auquel ils échappent du cœur, n’est pas moins heureux à redire : le Lever du jour, le Travail des semeurs, l’Évangile de la mendiante, l’Hiver aux champs ; et, quand il donne des conseils aux paysans, quand il les détourne de l’émigration vers la ville, on sent qu’il les connaît et qu’il les aime, et que son estime du travail et de la vie des champs cherche avant tout, dans une patriotique prévoyance, avec la première richesse de l’État, le foyer des mœurs pures et des vertus guerrières.

À côté de ce recueil de nobles sentiments et de bons vers, l’Académie a placé, pour une récompense égale, la brillante étude d’un jeune écrivain, orateur dans une chaire publique, homme de goût dans la controverse, animant le savoir par l’esprit, et tirant d’une foule de souvenirs grecs, latins, anglais, un charme varié pour sa parole élégante et toute française. La lutte, ou si vous voulez, la comparaison du présent avec le passé dans les choses de l’esprit, est un incident qui s’est souvent renouvelé, sauf à changer d’objet et de héros. Pour nous, et dans la forme où cette question occupa le public lettré des deux derniers siècles, c’est le parallèle, insaisissable sur plusieurs points, de quelques génies de nos nations modernes avec ceux qui nous sont restés de la Grèce et de Rome. Le débat sur cette prééminence en elle-même serait assez vain ; mais les questions infinies qui s’y rapportent, l’influence des mœurs sur le goût, du génie national sur le génie particulier, l’autorité de la tradition et la nécessité de l’invention, les vérités éternelles dans l’art, comme dans la morale, qui sortent de ce conflit et de cette succession d’efforts et d’heureuses pensées , c’était pour le critique savant, souple, divers, une thèse qui ne s’use pas. Parfois une métaphysique subtile pourrait l’obscurcir ; mais l’analyse, l’éloquence et l’ironie, l’érudition antique et les allusions modernes la rajeunissent, pour en faire une instructive et piquante lecture. Voilà quelques-uns des mérites qu’a distingués l’Académie dans l’ouvrage de M. RIGAULT : elle les couronne, à côté de l’œuvre d’un poëte.

Ce sont encore des études de poésie, que récompense une autre de nos médailles. Et ici, Messieurs, dans ce sentiment d’intérêt et de respect que nous devons porter au plus difficile et au moins encouragé de tous les arts, nous avons à nous féliciter qu’une première justice rendue par nous au talent de M. LECONTE DE LISLE comme à celui d’un autre jeune poëte, M. LACAUSSADE, ait attiré sur tous deux les regards de la colonie française, où ils sont nés. Enfant de l’île Bourbon, l’auteur des Poëmes antiques, couronné par l’Académie Française, a reçu dès lors un témoignage annuel de l’estime de ses concitoyens. Cette estime ne peut que s’accroître avec le succès de ce poëte, homme d’imagination et de patient travail, cherchant les beautés fortes et délicates de l’art, pouvant s’égarer par crainte excessive des routes vulgaires, mais digne de s’élever aux grandes choses par une route nouvelle. C’est le but, qu’il a parfois manqué, et atteint parfois avec bonheur, dans de nouveaux essais religieux et profanes, sous le titre de Poëmes et Poésies.

Près de ces travaux de l’art et du goût, l’Académie a cru pouvoir admettre et récompenser un ordre d’études tout différent, un livre sans séductions, un travail de recherches épineuses, d’interprétations nouvelles et de curieux extraits, pour expliquer une part importante de nos annales publiques, l’Histoire des conseils du roi dans les divers siècles de l’ancienne monarchie, par M. VIDAILLAN. C’est là, en effet, un grand côté de l’histoire politique, trop négligé de la plupart des narrateurs. Rechercher le bien que produit un principe de délibération et d’examen, au sommet de l’édifice social, comme à d’autres degrés, c’était sans doute un problème instructif. Conseil du palais, Conseil d’État, Conseil d’en haut, Conseil des parties, ces noms divers rappellent bien des questions sur la forme et l’action du pouvoir, depuis Charlemagne jusqu’à Louis XVI. Malheureusement, l’ouvrage est d’une difficile étude. Il abonde en documents originaux, en fragments précieux d’archives inédites, de registres oubliés ; mais l’attention se fatigue sous cet amas de matériaux incultes et de détails techniques. Le seul fil à suivre est un certain progrès de modération, d’équité, de justice, qu’on sent naître de l’influence d’un débat sérieux et du besoin d’examen, même pour la toute-puissance. Par là, ce livre plaira souvent au publiciste et au penseur, comme il intéressait vivement, sous nos yeux, un éminent jurisconsulte, notre célèbre confrère.

On doit regretter seulement que l’auteur, préoccupé d’un amour de l’ordre, qu’on ne voudrait pas nommer excessif, ait manqué d’égards à des noms, que consacrent la vertu, les lumières et les plus augustes infortunes. Nous ne sommes pas habitués à regarder Turgot et Malesherbes comme d’aveugles et dangereux novateurs ; et, parmi les sujets de doute, ou même de blâme, que peut offrir le règne d’un Roi admiré surtout, dans sa mort, nous ne plaçons pas quelques réformes salutaires, quelques actes mémorables de tolérance et d’équité, dont il avait marqué ses premières années, et que la France d’alors reçut avec enthousiasme. L’amour de l’humanité, le zèle de la justice fussent-ils quelquefois méconnus et punis dans ceux qui en donnent avec courage les premiers exemples, il en faut d’autant plus honorer la mémoire de ces nobles victimes, et pour ce qu’elles ont fait et pour ce qu’elles ont souffert. Mais, ces blâmes injustes, ces partialités étroites, que suggère parfois l’étude des temps trop rapprochés de nous, l’auteur ne les a pas sur un passé plus lointain ; et c’est à son travail curieux et neuf, dans l’ordre général des faits, que l’Académie décerne une des Médailles du Concours.

Une autre fondation, inaugurée l’année dernière par le nom justement respecté et le deuil durable d’Ozanam, permet à l’Académie de porter aujourd’hui son choix sur des travaux, pour lesquels, auparavant, elle n’avait pas de récompense. Le Prix annuel légué par feu M. Bordin pour un ouvrage de haute littérature peut s’appliquer à tout grand travail, non-seulement sur l’histoire de France, mais sur tout peuple étranger, dont il aura fallu d’abord étudier la langue, les mœurs, le génie, pour bien comprendre ses annales et pour les reproduire, avec cette précision de recherches et cette vivacité de couleur qui fait lire un récit. Semblable ouvrage demande, ce qui est rare et méritoire de nos jours, un dévouement de bien des années à la poursuite d’un même but, et la constance du travail, dans une même pensée.

C’est à ce titre que l’Académie a distingué l’Histoire d’Espagne par M. ROSSEEUW SAINT-HILAIRE, sujet presque nouveau dans notre langue, livre commencé de bonne heure, puis transformé par l’auteur et conduit, dans une seconde édition, depuis l’Espagne romaine jusqu’à la paix mémorable de Passaw, en 1562. Vive impression du pays, de ses aspects naturels, de ses habitants divers, analyse choisie de ses antiquités, attachante peinture de sa conversion chrétienne et des premiers Conciles qui servirent de modèle à sa liberté civile, comme de règle à sa foi religieuse, récits distincts et animés des invasions, des guerres civiles, étrangères, ou mixtes, qui traversèrent ces belles contrées, sans y détruire le fond du génie national , curieux et piquants indices de ce génie recueillis dans les usages, les légendes et les chansons du peuple, étude de la vie des conquérants arabes d’après les récits originaux, qu’un savant espagnol, Condé, a rendus familiers à ses compatriotes : voilà, Messieurs, les points de vue principaux que parcourt l’auteur, qu’il agrandit, ou qu’il renouvelle !

La partie la plus connue de la même histoire, le caractère et la politique extérieure des princes, ne l’a pas moins occupé : il a trouvé des couleurs vraies et simples, pour peindre la grande âme d’Isabelle de Castille ; et si, dans le tableau du règne de Charles-Quint, on peut regretter qu’avec son héros même il soit trop souvent sorti de l’Espagne, c’était l’écueil inévitable du sujet. S’il a joint à ce défaut de proportion une partialité parfois volontaire, dans le récit des guerres religieuses d’Allemagne, notre dissentiment à cet égard n’attrait pas justifié, pour nous, l’exclusion du livre. La vérité historique ne s’établit point par arrêt. Il suffit d’avertir l’auteur que, judicieux et éloquent, lorsqu’il décrit les odieuses rigueurs qui écrasèrent, en Espagne, les premières apparences de la liberté religieuse, il oublie trop, ailleurs, à. quel point la justice et l’humanité étaient souvent méconnues des deux parts, et les novateurs égaux en violence à leurs premiers persécuteurs. Son récit, en cela, est parfois trop passionné pour être toujours vrai. D’incontestables mérites couvrent ce défaut et font du travail entier une œuvre remarquable. L’Académie décerne le prix Bordin à M. Rosseeuw Saint-Hilaire.

Il nous restait, Messieurs, à juger un dernier Concours, que l’éclatante primauté du talent et du malheur avait, pour ainsi dire, suspendu, pendant longues années. La Couronne historique de M. Augustin Thierry, bien que déposée, après lui, dans des mains dignes et savantes, est redevenue annuellement disponible et doit désormais entretenir une noble émulation, dont le but sera toujours présent et le triomphe souvent renouvelé.

Le sujet vraiment patriotique, le travail habile et neuf qui, cette fois, a fixé le suffrage de l’Académie, est l’Histoire du règne de Henri IV. Rarement étude aussi profonde a mis dans une aussi vive lumière des événements complexes, des mœurs originales, un grand caractère, un esprit supérieur et ce mémorable exemple d’un homme puissant qui veut le bonheur des autres hommes, et qui consacre à ce devoir du Trône son courage et son génie. Ces traits dominants de la physionomie de Henri IV n’étaient point méconnus, sans doute. On sait ce que la voix la plus écoutée du XVIIIe siècle avait dit de lui, en vers et en prose : le nom de la Henriade, plus populaire que le poëme n’est lu, a porté partout la gloire du vainqueur de la Ligue ; et quelques-unes des plus belles pages de Voltaire historien sont de vives peintures de la politique et des vertus de ce grand roi.

On a souvent dit que les règnes suivants, et surtout la longue splendeur du règne de Louis XIV avaient fait tort à la mémoire de Henri IV et diminué quelque peu l’éclat de son nom. L’éloquence et la poésie, si puissantes alors pour communiquer une gloire, dont elles rayonnaient elles-mêmes, parlaient peu de l’ancien roi populaire, devant les victoires, les monuments, les fêtes des trente premières grandes années de Louis XIV régnant par lui-même. La même discrétion, ou le même oubli, continua durant les malheurs que, plus tard, Louis XIV supporta si noblement, et dont il arrêta le cours par une paix nécessaire et glorieuse encore.

Il faut le rappeler cependant, Messieurs, la voix la plus forte du XVIIe siècle, cette voix de Bossuet, enthousiaste de la vraie grandeur, encore plus que docile à la puissance, avait rendu témoignage au génie de Henri IV, comme le fait la postérité : « Il est arrivé souvent, écrivait l’évêque de Meaux à Louis XIV, qu’on a dit aux rois que les peuples sont plaintifs naturellement, et qu’il n’est pas possible de les contenter, quoi qu’on fasse : sans remonter bien haut dans l’histoire des siècles passés, le nôtre a vu Henri IV, votre aïeul, qui, par sa bonté ingénieuse et persévérante à chercher les remèdes des maux de l’État, avait trouvé le moyen de rendre les peuples heureux, et de leur faire sentir et avouer leur bonheur. Aussi, en était-il aimé jusqu’à la passion ; et dans le temps de sa mort, on vit par tout le royaume et dans toutes les familles, je ne dis pas l’étonnement, l’horreur et l’indignation que devait inspirer un coup si soudain et si exécrable ; mais une désolation pareille à celle que cause la perte d’un bon père à ses enfants. Il n’y a personne de nous qui ne se souvienne d’avoir ouï souvent raconter ce gémissement universel à son père, ou à son grand-père, et qui n’ait encore le cœur attendri de ce qu’il a ouï réciter des bontés de ce grand roi envers son peuple, et de l’amour extrême de son peuple envers lui. »

Touchante et immortelle déposition presque d’un contemporain ! Et si l’on songé que le témoin naïf, qui parle ainsi des ouï-dire de son enfance, était ce même Bossuet, dont les regards de jeune homme, à son entrée dans Paris, rencontrèrent le cardinal de Richelieu porté sur les bras de ses gardes, dans cette fastueuse litière d’où, vainqueur et mourant, il régnait encore et imprimait à tous la terreur de son pouvoir emprunté, ne sent-on pas combien, cette justice rendue à toute la bonté de Henri IV, comme aux sentiments de la France, était instructive, dans la bouche de l’évêque de Meaux donnant des, avis à Louis XIV tout-puissant ? Le souvenir de Henri IV ne reçut jamais plus bel hommage.

Toutefois, Messieurs, aujourd’hui, dans l’état de la science, l’esprit solide et pénétrant qui, à la vue d’une foule de documents nouveaux, entreprenait d’écrire le règne de Henri IV, devait juger que le côté sensible, pour ainsi dire, de ce roi, que sa bonté de cœur, que les traits heureux et vifs de sa bienveillante nature ne suffisaient pas aux enseignements de l’histoire. Il y avait, pour, notre temps, une autre étude à faire, non pas plus attachante, mais plus profonde. Chez Henri IV, l’homme, quelque brave, généreux, aimable qu’il apparaisse, était encore inférieur au roi ; ou plutôt, les dons si précieux de son caractère privé, cette abondance de cœur et de génie qui était en lui, ces dons que le malheur avait exercés, que la prospérité ne gâta point, s’accrurent admirablement de l’application constante qu’il en faisait au gouvernement politique, à la défaite et à l’apaisement des partis, à l’encouragement des services, au choix éclairé des hommes, à la conduite des affaires, à l’ordre intérieur et à la liberté du pays. Être roi, c’est-à-dire bienfaisant et juste, même au milieu de la guerre civile, puis, selon qu’on le peut, l’aire succéder aux malheurs de cette guerre, aux abus de plusieurs mauvais règnes, la paix publique, l’ordre des finances, l’allégement des impôts, l’ascendant au dehors, non pas seulement la tolérance, mais l’égalité religieuse, soumettre tout le monde aux lois et rendre bonne la condition du laboureur, telle fut l’ambition que, du premier jour, se proposait Henri IV et qu’il poursuivit pendant dix-neuf années de combats et de règne.

Le récit complet d’une telle œuvre de souverain, récit animé par l’ardeur des recherches et la consciencieuse satisfaction des découvertes, voilà sans doute pour l’histoire une inspirante et féconde étude ! Y chercherons-nous des côtés faibles ? L’auteur, écrivant avec simplicité, justesse et vigueur, a-t-il assez d’éclat et de coloris pour un sujet, où brille encore parfois l’héroïsme chevaleresque du moyen âge, et qui rassemble, comme en faisceau, le feu des passions religieuses, la fierté des caractères, l’impétueuse hardiesse du XVIe siècle et la grandeur personnelle de Henri IV ? Non, sans doute. Mais, qu’on veuille bien lire avec attention le tableau, ou, si vous voulez, la forte analyse que l’auteur a tracée de l’état des partis et de leur dernier travail, de leurs sourds murmures devant la barrière qui s’élève, on reconnaîtra l’intelligence ferme et convaincue, le mâle accent de vérité d’un élève de Polybe, non pas seulement pour le récit exact des apprêts et des mouvements de guerre, mais pour l’explication des troubles de l’âme, des préjugés, des erreurs, des passions, qui remuent la masse des hommes et montent ou retombent avec elle, aux époques diverses d’une révolution.

Toute cette première partie du règne de Henri IV, la reprise de périls, dont il est assailli, ses efforts croissants, sa victoire dernière, tout cela est décrit avec une expressive exactitude qui grave les faits, sans les peindre. Il eu est de même de ce qui suit la Ligue, et de la guerre incidente contre l’Espagne ; mais, le côté le plus original du livre, le titre distinctif de l’écrivain sera tout ce qui se rapporte au gouvernement intérieur, qu’on voit sortir de ce chaos de guerres civiles et étrangères, de factions et de sectes.

À part ce que déjà l’auteur avait indiqué des grandes qualités de Henri, pour gagner et gouverner les hommes, un livre entier de son ouvrage est particulièrement consacré à résumer les derniers effets de la victoire remportée sur la Ligue, et le cours régulier des actes qui vont marquer enfin, par la main d’un grand prince, l’influence d’une royauté limitée, mais paisible et affermie.

Ce sera la période de 1600 à 1610, époque mémorable, où la transformation du mal au bien, partiellement essayée même dans les années précédentes de troubles et de combats, s’accomplit, sans trêve et sans repos, sous les regards vigilants d’un roi secondé de quelques amis sages, de quelques grands serviteurs comme Sully, et soutenu par ce cordial appui, que de toutes parts lui apportaient tous les hommes dignes de comprendre sa politique, ou du moins d’être touchés de ses bienfaits.

Cette image d’une activité pacifique de dix années, cette puissance réparatrice portée par un homme de génie sur tous les points d’une société tour à tour violente et épuisée, ce respect des droits anciens et des libertés du pays dans l’effort même, dont une main habile maîtrise ces restes d’habitudes désordonnées, que laisse après soi l’anarchie, la grande œuvre de bonheur public enfin élevée, en quelques années, sur un sol si tremblant et si remué, c’est là sans doute un admirable ensemble, qu’on voudrait embrasser d’une seule vue. Cet ensemble peut paraître trop subdivisé, trop morcelé dans les chapitres approfondis de l’auteur ; quelques détails même sembleront minutieux ; mais, par combien d’autres sont-ils relevés, et combien le tout devient-il animé, à force d’être instructif et complet ?

Le nouvel historien a voulu prouver, sur Henri IV, ce qu’un spirituel écrivain de nos jours avait affirmé de Louis XIV, que le grand roi fut un grand administrateur. Ce fait aperçu par Voltaire, qui voit ou devine tout, M. Poirson le met en relief, le suit dans les moindres détails, et en jouit, pour ainsi dire, avec une chaleur de conviction et un amour du bien public qui a son éloquence. Lorsqu’en effet on parcourt, sous des chiffres divers et nombreux, toute la série des sages réformes, des interdictions et des prescriptions utiles, des créations fécondes qui marquèrent cette époque décennale si funestement interrompue par un crime, on s’unit de cœur au savant et loyal historien ; on lui sait gré de n’avoir rien omis, rien négligé, rien laissé perdre des titres même les plus modestes d’une gloire si grande, d’une gloire si humaine, si française, si digne de rester l’exemple du monde et le regret des peuples.

L’Académie décerne à l’Histoire du règne de Henri IV par M. POIRSON, le grand Prix fondé par le baron Gobert.

La désignation presque uniquement honorifique, qui partageait entre M. CHÉRUEL et M. LAVALLÉE, le second Prix de la même Fondation est maintenue de nouveau. Ce choix réitéré recommande à l’estime publique la savante Histoire de l’administration en France et l’intéressant Épisode sur la maison de Saint-Cyr. D’autres travaux sur notre histoire viendront disputer dans l’avenir les récompenses fondées par le patriotisme du baron Gobert. On ne peut que se féliciter de ces généreuses prévoyances destinées, sous tant de formes, à l’encouragement du talent. Cette année même, une de ces nobles réserves disponibles, avec la sanction de l’Autorité, mais qui ne pourraient suppléer sa sollicitude, le Prix Lambert, est décernée à Mme Louise COLET, dont les ouvrages ont quatre fois obtenu le Prix de poésie.

Sous la même sanction, l’Académie se voit autorisée à joindre de nouveaux sujets de recherches ou d’inspiration, de nouvelles primes d’émulation aux Programmes déjà publiés, dont elle attend l’heureux succès. Justement préoccupée de l’histoire de notre langue, cette vive représentation et ce premier monument du génie français, elle propose, par la fondation d’un Prix spécial, une étude sur la langue et la diction de Corneille, analogue à celle qu’elle avait déjà demandée sur Molière : puis, d’après un précédent deux fois favorable, et dans les limites de l’approbation donnée à son vœu, l’Académie fonde de nouveau un grand Prix, un prix de dix mille francs pour l’ouvrage dramatique, en trois actes au moins et en vers représenté avec succès, qui réunira le mieux à l’utilité de la leçon morale le mérite de la composition et du style.

Déjà deux fois, Messieurs, semblable épreuve a valu, non-seulement de bons ouvrages à la scène, mais à l’Académie des choix, dont elle s’honore. C’est un heureux augure pour le Concours nouveau qu’elle propose.

 

[1]Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, membre de l’Académie française.