Rapport sur le concours d’éloquence de l’année 1827

Le 25 août 1827

François-Juste-Marie RAYNOUARD

RAPPORT

DE M. RAYNOUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS D’ÉLOQUENCE DE L’ANNÉE 1827.

 

MESSIEURS,

En mettant au concours l’éloge de Bossuet, l’Académie ne s’est jamais dissimulé les difficultés d’un tel sujet, Ce n’était point assez pour les concurrents de louer dignement l’auteur des Oraisons funèbres et du Discours sur l’Histoire universelle, ouvrages du génie, déjà si souvent célébrés par le talent. Il fallait encore apprécier, caractériser arec justesse une foule d’ouvrages dogmatiques ou polémiques sur la science de Dieu, que ne connaissent pas tous ceux pour qui ce serait un devoir, et dont le titre à peine est arrivé jusqu’à l’oreille des autres. Il fallait, en un mot, juger, déterminer la hauteur d’une des réputations les plus colossales, d’une réputation, populaire à jamais par quelques chefs-d’œuvre, mais établie originairement sur un bien plus grand nombre de travaux maintenant ignorés du vulgaire des lecteurs, semblable à ces monuments faits pour braver la durée des siècles, qui frappent d’admiration les yeux de tous par la grandeur majestueuse de leurs proportions, mais dont les fondements, plus étendus, plus profonds encore qu’ils ne sont élevés eux-mêmes au-dessus du sol, confondent d’étonnement ceux qui ont le courage d’en sonder et d’en mesurer la masse. Ajoutons que, plusieurs des mérites et presque des vertus de Bossuet étant ceux d’un autre âge, les concurrents avaient besoin de toute l’adresse qui peut s’unir à la bonne foi, pour ne pas blesser les droits de la vérité par des concessions trop timides, et les préventions de notre époque par des louanges trop absolues et trop énergiques.

Ces difficultés et quelques autres, qu’il est aisé de pressentir, n’ont point arrêté l’Académie, parce que, à côté des inconvénients du sujet, elle a aperçu des avantages qui les ont plus que balances à ses veux. N’était-ce rien, par exemple, que d’engager, par l’attrait d’une palme glorieuse, notre jeunesse littéraire à connaître, à étudier, à approfondir ce génie presque universel, qui fut orateur, historien, philosophe, théologien, controversiste, et, par là, de seconder ce goût d’études fortes et sérieuses, qu’on a vu, depuis quelques années, s’emparer d’un âge, occupé naguère de frivolités souvent corruptrices ? Pourquoi l’Académie, aussi, n’aurait-elle pas jugé opportun d’attirer de nouveau l’attention publique sur le prélat, bon Français autant que bon catholique, qui fortifia de toute l’autorité de son savoir et de sa foi, l’antique rempart des libertés de l’Église gallicane ?

L’Académie désirait sans doute n’osait espérer un panégyrique digne, en tout point, du héros : elle savait que ces concours sont ouverts aux disciples, et non pas aux maîtres ; et, si elle devait, en quelque sorte, à la gloire de Bossuet, de ne pas couronner un trop faible ouvrage, la justice l’obligeait aussi de ne pas placer la couronne à la même hauteur, pour ainsi dire, que le sujet ; ce qui eût réduit les concurrents au désespoir de l’atteindre.

Elle croit avoir concilié ces intérêts de nature diverse. Un premier concours ne satisfit point les juges. La plupart des concurrents, sans doute, avaient eu à s’initier, pour la première fois, dans la connaissance des ouvrages théologiques et philosophiques de Bossuet : et le temps, on pouvait le croire, avait manqué plus que le talent à quelques-uns d’entre eux. Deux discours furent principalement remarqués, dans chacun desquels un mérite assez heureux se faisait déjà apercevoir, pour qu’il fit permis d’espérer que de nouveaux efforts amèneraient l’un ou l’autre, ou tous les deux ensemble, à un suffisant degré d’amélioration. Ne pouvait-il pas, d’ailleurs, s’élever dans l’intervalle quelque concurrent nouveau, qui vînt toucher, d’un seul et même élan, le but où les autres auraient tendu deux fois sans y pouvoir arriver

Ces espérances se sont réalisées en partie. Le nouveau concours, plus nombreux que le premier, a offert trente discours. Les deux concurrents qui, l’an dernier, fixèrent plus particulièrement l’attention de l’Académie, ont conservé leur rang ; et le mérite de leurs ouvrages s’est accru des beautés qu’ils y ont ajoutées, ainsi que des défauts qu’ils en ont fait disparaître. Ils avaient tous deux approché du prix : l’Académie a jugé que, cette fois, ils méritaient tous deux de l’obtenir, et elle en, a fait entre eux le partage.

De ces deux discours, l’un, inscrit sous le n° 19 porte pour épigraphe cette phrase d’un écrit de M. Villemain sur l’éloquence chrétienne dans le quatrième siècle : « Le caractère d’un tel génie, c’est la richesse et l’ordonnance ; » l’autre, enregistré sous le n° 20, a pour épigraphe ces paroles de saint Jean : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme. » L’auteur du premier est M. Saint-Marc Girardin, professeur de seconde au collége Louis-le-Grand ; l’auteur du second est M. Patin, maître de conférences à l’ancienne École normale, qui a déjà remporté deux prix dans nos concours, l’un pour l’Éloge de Lesage, l’autre pour l’Essai sur la vie et les ouvrages du président de Thou.

L’Académie, qui sait que le public est le juge de ses jugements, aime à lui en exposer les motifs. Le parti de diviser la couronne entre deux têtes, au lieu de la placer sur une seule, peut donner lieu à des objections plausibles. Deux ouvrages, traitant un même sujet, et le traitant dans la même forme, peuvent-ils être tellement égaux en mérite, que l’un ne doive pas être préféré à l’autre ?

Nous reconnaissons sans peine qu’à cet égard, comme à tous les autres, l’égalité absolue ne peut exister ; mais nous pensons qu’entre deux écrits, il peut y avoir, d’une part, une telle différence dans la manière d’envisager et d’exprimer les choses, qu’il soit très-difficile pour l’esprit d’en faire une comparaison exacte, et, de l’autre, un tel équilibre de qualités et d’imperfections, qu’il soit plus difficile encore pour la conscience de prononcer un jugement exclusif. Tel est précisément le cas où s’est trouvée l’Académie.

Le discours n° 20 est une composition sage et régulière, qui porte, avant tout, le caractère d’une étude approfondie et consciencieuse du sujet. Les vertus et les talents de Bossuet, ses actions et ses ouvrages, y sont appréciés avec exactitude ; la narration et la critique y sont mêlées et fondues avec art ; des pensées toujours justes y sont revêtues d’un style constamment clair, pur, élégant, noble et harmonieux ; enfin on y remarque, dans un degré peu commun, les principales qualités qui font estimer un écrit, et plusieurs de celles qui font estimer l’écrivain lui-même. Quant aux défauts, ils sont de ceux qu’on pourrait appeler négatifs. L’auteur donne moins à reprendre qu’il ne laisse à désirer. On ne peut souhaiter une raison plus droite et une diction plus saine : mais on voudrait un peu plus de rapidité dans quelques passages un peu plus de force, ou de chaleur. ou déclat dans quelques autres ; on voudrait surtout plus de ces traits vifs qui jettent dans l’esprit une clarté soudaine, plus de ces aperçus qui ouvrent un champ vaste à la pensée, plus, enfin, de ces rapprochements à l’aide desquels les objets se prêtent une lumière mutuelle.

L’auteur du n° 19 a d’autres procédés. Il se renferme moins dans son sujet, et ne le creuse pas autant. Il se plaît, hâtons-nous de dire, il excelle à saisir entre les personnes, entre les choses, ces rapports de parité ou de dissemblance qui les éclairent les unes par les autres. Les troubles politiques, les dissensions religieuses les luttes de pouvoir ou de doctrine, et les principaux antagonistes clans ces combats divers, tout est pour lui l’occasion, la matière d’un parallèle qui est le plus souvent un contraste. Cette manière de traiter un sujet est celle qui fournit le plus, sans doute, aux jeux brillants de la pensée et aux effets piquants de la diction ; et l’ingénieux écrivain en a tiré tous les avantages qu’elle lui faisait espérer : mais il n’a pas évité tous les inconvénients qu’elle pouvait lui faire craindre. Quelquefois cette suite de tableaux, de portraits qui se répondent, donne moins l’idée d’une grande composition ordonnée avec méthode, que d’une nombreuse galerie disposée avec adresse. Les faits, dans leurs causes, dans leurs résultats, ne se prêtent pas toujours assez complaisamment à la symétrie des parallèles : l’auteur alors, composant, pour ainsi dire, avec eux, ici, renforce le trait qui seconde son dessein, là, affaiblit ou même efface celui qui le contrarie. Ce n’est pas tout. Naturellement le style, dans ses formes, affecte l’imitation des mouvements de la pensée : quand beaucoup d’idées sont des oppositions, il est bien difficile que beaucoup de phrases ne soient pas des antithèses ; de même, quand l’esprit abonde en saillies, il est bien rare qu’il ne s’en échappe pas quelques-unes, dont la vérité ou la convenance demanderait volontiers le sacrifice.

J’en ai dit assez, je crois, pour faire comprendre à quel point les deux discours diffèrent et se balancent dans ce qu’ils ont de louable comme dans ce qu’ils ont de répréhensible, et comment l’indécision des juges a dû se résoudre en un partage, qui leur a semblé, non-seulement remplir envers les deux ouvrages le vœu de la justice comparative, mais encore rendre à chacun d’eux en particulier ce qui lui est dû pour ses défauts et pour ses beautés.

L’Académie n’a pas pensé qu’aucun des autres ouvrages du concours méritât l’accessit ; mais elle a jugé digne d’une mention honorable le n° 25, portant pour épigraphe cette phrase de Bossuet lui-même, dans son Panégyrique de saint Paul : « Ce sujet me paraît si vaste, si relevé, si majestueux, que mon esprit, se trouvant surpris, ne sait ni où s’arrêter dans cette étendue, ni que tenter dans cette hauteur, ni que choisir dans cette abondance ; » et le n° 27, ayant pour épigraphe :Deus ! Ecce Deus ! L’Académie n’a mis aucune distinction entre ces deux mentions : le rang dans lequel elles viennent d’être proclamées n’a été réglé que par l’ordre des numéros sous lesquels les deux discours sont inscrits.

Le discours n° 27 est renfermé dans des bornes étroites. C’est une esquisse rapide du caractère, du génie et de la mission religieuse de Bossuet, où brillent, par intervalle, quelques aperçus lumineux, quelques traits d’une fermeté, d’une vigueur et d’un éclat, inspirés, non sans bonheur, par l’étude et le sentiment du modèle. Malheureusement fauteur, montrant pour Bossuet une admiration dont rien n’autorise à révoquer en doute la sincérité mais craignant peut-être de ne pas rencontrer dans tous les esprits la même disposition au même degré, semble abandonner trop souvent le ton naïf et franc de l’éloge, pour le ton circonspect et méticuleux de l’apologie. Du reste, le très-peu d’étendue de l’ouvrage, les idées sans développement, sans liaison et comme jetées au hasard, et les saillies quelquefois irrégulières du style, tout semble annoncer une entreprise formée tardivement et exécutée à la hâte, mais exécutée par une plume facile, brillante et même exercée.

Le discours n° 25 est plus développé ; il est pris aussi sur un ton moins élevé. Ce n’est pas oratoirement, éloquemment, que le grand orateur, l’homme éloquent est jugé : c’est avec une curieuse recherche de causes et d’effets, que l’homme et ses doctrines, le siècle et ses opinions, sont examinés, appréciés. Plusieurs vues, tout ensemble ingénieuses et vraies, ont demandé grâce pour autant d’autres qui ont paru subtiles ou même fausses ; et l’Académie, reconnaissant dans l’auteur une heureuse sagacité, a cru, en lui décernant seulement une mention honorable, se montrer juste envers le bon usage comme envers l’abus qu’il en a fait. Mais ce qui lui a nui principalement, c’est son style, dont les défauts affectés ont excité la désapprobation de l’Académie, qui m’a chargé de l’exprimer en son nom. Il est un système de diction qu’on voudrait mettre en crédit, et qui tend à altérer profondément le génie de notre langue. On pourrait le définir, un parti pris de ne rien dire comme on le doit dire et comme on le dit. Emphatique, plutôt que noble, où il devrait être familier, ce style est familier, et même trivial, où il faudrait qu’il fût noble. Le propre et le figuré y ; sont sans cesse employés l’un pour l’autre. Les idées qu’une image rendrait vives et claires, s’y dérobent à l’intelligence sous la forme d’une abstraction nébuleuse ; et, au contraire, les pensées essentiellement métaphysiques y sont matérialisées d’une manière populaire on bizarre. En tout on y sent une sorte d’horreur du mot propre et de la signification reçue. Ce néologisme d’acceptions est un vice, un danger littéraire beaucoup plus grand que le néologisme de mots, dont beaucoup plus d’esprits s’inquiètent. Notre vocabulaire pourrait se charger impunément d’un grand nombre de termes nouveaux, puisque nécessairement les uns seraient des acquisitions utiles que le besoin consacrerait, et les autres des superfluités que leur inutilité ferait promptement rejeter. Mais le vrai caractère d’une langue est dans le sens qu’on attache à ses mots, dans l’emploi qu’on en fait, dans la forme des constructions où on les place. Changer tout cela, c’est tout bouleverser, tout dénaturer ; c’est parler, avec des mots français, une langue qui n’est plus du tout française. Ces réflexions ne s’appliquent pas dans toute leur sévérité, il s’en faut, à l’écrivain qui les a provoquées ; mais l’Académie a cru utile de les proclamer, pour détourner les jeunes auteurs d’une route où pourraient les engager trop facilement un désir mal réglé de produire de l’effet et une ambition de succès mal entendue.

La durée de la séance ne permettant pas de lire en entier les deux ouvrages couronnés, on va se borner à en lire des fragments. Ces morceaux sans liaison ne pourront donner aucune idée de l’ensemble sous le rapport de la composition, mais ils mettront, du moins, à même de juger l’exécution, et, pour ainsi dire la manière différente des deux écrivains.