Rapport sur le concours de poésie de l’année 1829

Le 25 août 1829

François-Juste-Marie RAYNOUARD

RAPPORT

DE M. RAYNOUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS DE POÉSIE DE L’ANNÉE 1829.

 

Imprimit illa quantum non scribitur anno.

JOAN. ANTON. CAMPANUS.

Tingere dispositis chartas quicumque metallis
Coepit, et insignes edidit ore notas,
Mercurio genitore satus, genitrice Minerva
Proditus aethereae semine mentis erat.

HIERONYM. BONONIUS.

 

Le sujet proposé par l’Académie était : La découverte de l’imprimerie.

C’est une chose bien étonnante que l’obscurité qui couvre les commencements de cette admirable invention ; l’art qui conserve tous les autres n’a pu nous transmettre avec certitude ni le nom de son inventeur, ni celui du lieu où il a été découvert.

Mayence, Strasbourg se présentent avec le plus de titres : peu s’en faut que Harlem en Hollande, Oxford en Angleterre, en Italie Rome et Venise, n’aient aussi quelques droits à faire valoir.

Quant aux inventeurs, l’opinion commune est en faveur de Guttemberg, de Faust et Schaeffer ses associés ; il parait que leurs premiers essais ont été faits à Mayence, continués à Strasbourg, et qu’étant ensuite retournés à Mayence, c’est là qu’ils ont imprimé pour la première fois avec des caractères mobiles de métal fondu.

Peut-être cette incertitude sur l’origine de l’art était-elle favorable à la poésie ; peut-être autorisait-elle l’emploi du merveilleux ; si les anciens ont fait un demi-dieu de Calmis, l’inventeur des lettres et de l’écriture, n’était-il pas permis de supposer que l’imprimerie n’avait pu être produite que par une inspiration surnaturelle, et que Dieu avait ordonné à un ange de la révéler aux mortels ?

C’est encore un sujet d’étonnement que cette découverte ait été si tardive ; on dit bien que les Chinois avaient des livres imprimés dès le dixième siècle de notre ère ; mais leur art ne consistait, à ce qu’il parait, qu’il tailler les mots ou les signes idéographiques dont ils se servent dans des tablettes de bois ; ils faisaient ainsi des planches ; ce n’était point l’imprimerie.

Mais comment les anciens ne s’en étaient-ils pas avisés, eux qui gravaient des noms et des mots en relief sur leurs monnaies et sur leurs médailles ? eux qui attachaient avec des clous[1], sur leurs monuments, des inscriptions formées de lettres fondues, séparées et mobiles ? Ils étaient assurément sur la voie de la découverte ; ils y touchaient pour ainsi dire, et cependant ils ne l’ont pas faite.

On a cité plus d’une fois un passage de Cicéron dans ses dialogues : De la nature des Dieux ; un des interlocuteurs combat la doctrine de ces philosophes qui enseignaient que le monde s’était formé par le concours fortuit des atomes. « Il vaudrait autant croire, dit-il, que si l’on jetait en l’air une quantité innombrable de nos vingt et une lettres de l’alphabet, fondues en or ou en tout autre métal, et qu’en retombant elles s’imprimassent sur la poussière, elles pourraient « former les annales du poète Ennius tout entières et bien lisibles : pour moi, je doute que le hasard pût aller seulement jusqu’à en produire un seul vers[2]. »

On connaît le zèle et l’habileté des commentateurs, lorsqu’il s’agit de la gloire de Fauteur qu’ils ont choisi : il s’en est trouvé un depuis la découverte de l’imprimerie, lequel n’a pas manqué de dire qu’il fallait rendre grâce à Cicéron de cette découverte qui lui appartient évidemment, et qui est toute faite dans le passage que je viens de citer.

Pourquoi donc est-elle restée inutile et inconnue pendant quatorze ou quinze siècles ?

Et, d’ailleurs, il est fort douteux que Guttemberg et ses associés eussent jamais lu Cicéron : ou plutôt il est à peu près très-certain qu’ils ne le lisaient pas. Ils n’étaient point des érudits, ni des littérateurs : ils étaient des artisans, ou, si l’on veut, des artistes industrieux et habiles. Ils eurent une heureuse idée ; ils la suivirent avec une persévérance louable pendant quinze années. Ils commencèrent par graver en bois, comme les Chinois ; ils essayèrent ensuite des lettres mobiles faites de bois, et particulièrement de buis ; mais il était difficile de les assembler et de les mettre en page ; elles déchiraient le papier ; elles étaient sujettes à se rompre : leur empreinte était souvent pâle et inégale. Enfin, un des associés, on pense que ce fut Schoeffer imagina de couler en fonte des caractères, et alors seulement il put, comme Archimède, s’écrier : Le voilà, je l’ai trouvé Alors seulement l’imprimerie exista.

Ce fut, à ce qu’on croit, vers 1450 ou 1455, et cette époque coïncide d’une manière remarquable avec celle de la renaissance des lettres et, pour ainsi dire, de l’esprit humain. Dès le quatorzième siècle, on s’était remis avec ardeur à l’étude des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Boccace, Pétrarque s’étaient occupés de la recherche des vieux manuscrits, qui étaient ensevelis dans la poussière des bibliothèques de quel­ques monastères. Côme de Médicis avait continué les mêmes investigations il avait fait voter, grands frais, dans la Grèce, des hommes instruits pour recouvrer des manuscrits dont il avait enrichi sa propre bibliothèque : des auteurs, dont on connaissait les noms, dont on avait des fragments, mais dont on avait perdu les ouvrages complets, furent comme exhumés de leur tombe ; peu après l’imprimerie fut inventée, comme si la Providence avait voulu réserver cette grande découverte pour un temps où elle devait servir à répandre et à multiplier tous les beaux ouvrages qui venaient de revoir la lumière.

Mais si, d’un côté, cette découverte a contribué puissamment à faire connaître l’antiquité littéraire et savante, de l’autre, elle a mis une différence prodigieuse entre les temps anciens et les temps modernes, tellement, que toutes les comparaisons que l’on veut faire des uns aux autres manquent presque toujours de justesse.

Chez les anciens, presque tout se faisait par la parole. Le peuple entendait les orateurs sur la place publique ; les généraux haranguaient leurs troupes ; les philosophes et les rhéteurs donnaient des leçons orales. Parmi nous, l’impression est le moyen ordinaire des publications qui intéressent tous les citoyens. Les anciens n’avaient ni les journaux, ni la poste ; ils écrivaient sans doute, et beaucoup : mais leurs écrits ne se multipliaient pas en peu d’instants, comme par miracle, et ne se répandaient pas dans le monde entier avec cette rapidité que l’imprimerie leur communique.

Quelle surprise durent causer les premiers livres qui parurent ! On ne devina point par quel procédé ils avaient été fabriqués, et les inventeurs en firent d’abord un grand mystère ; ils laissèrent seulement transpirer qu’ils étaient possesseurs d’un secret merveilleux ; ils auraient bien voulu le garder pour eux seuls : mais on ne prenait point alors de brevets d’invention ; et n’eût-il pas été fâcheux que l’art de l’imprimerie fût demeuré pour toujours la propriété exclusive de deux ou trois familles Heureusement cela était impossible.

Faust étant venu à Paris vers 1465, y vendit des Bibles latines imprimées, et les vendit à un prix bien au-dessous de celui des Bibles copiées à la main ; il en fit un assez grand débit. Ceux qui les avaient achetées ayant comparé ensemble leurs exemplaires, s’étonnèrent beaucoup de leur ressemblance, ou, pour mieux dire, de leur parfaite identité ; ils virent bien que ce ne pouvaient pas être là des manuscrits : qu’était-ce donc ? Quelques ignorants crièrent au sorcier, accusation qui n’était alors que trop commune ; d’autres prétendirent qu’ils avaient été trompés, et qu’on leur avait encore vendu trop cher ces livres fabriqués, ils ne savaient comment. Il paraît qu’il y eut des poursuites commencées contre Faust ; il n’en attendit pas l’issue, et s’enfuit à Mayence ; mais il n’est pas vrai, comme font écrit les auteurs anglais de l’Histoire universelle, que le parlement de Paris ait condamné Faust à titre brûlé. On dit que ces imputations de magie vinrent principalement des moines, irrités de ce que la nouvelle invention leur enlevait les gains qu’ils étaient accoutumés de faire, en copiant les manuscrits.

Ce qui est certain, c’est que les premiers imprimeurs qui vinrent s’établir à Paris, en 1470 (c’étaient des Allemands, Ulric Gering et ses associés), y furent très-bien accueillis ; ils eurent un atelier dans les bâtiments de la Sorbonne, obtinrent la bienveillance et l’appui de Guillaume Fichet, recteur de l’université, l’un des personnages les plus savants de cette époque, et furent efficacement protégés par le roi, Louis XI.

La plupart des concurrents au prix se sont emparés de cette circonstance d’une accusation de magie élevée contre les premiers imprimeurs ; ils ont beaucoup exagéré les dangers qu’elle a pu leur faire courir ; ils les ont présentés comme des victimes du fanatisme et de l’ignorance ; ils ont cru sans doute par là rendre leurs héros plus intéressants ; et, après tout, les bruits populaires du temps, quelques faits recueillis, accrédités, grossis par plusieurs historiens, peuvent être considérés comme formant des autorités suffisantes pour des poètes.

Le nouvel art se propagea très rapidement. Sa découverte date à peu près de 1455. Dès 1465 et dans les années suivantes jusqu’à 1470, on voit des imprimeurs à Harlem, à Subiaco dans l’État romain, à Oxford, à Rome, à Venise, à Paris ; et dix ans après (en 1480) il y avait des imprimeries travaillant dans deux cents villes de l’Europe.

Les livres devinrent moins rares et moins chers ; les moyens de s’instruire furent mis à la portée du grand nombre ; les connaissances acquises, les procédés utiles dans les arts, les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, les vérités reconnues ne purent plus périr ; et voilà encore une différence immense entre les temps anciens et les temps modernes.

Ce n’est pas qu’il faille penser et dire qu’avant la découverte de l’imprimerie il n’y eut point de livres : il ne faudrait pas non plus représenter l’antiquité comme privée de toutes lumières : quelques-uns des concurrents sont tombés dans cette erreur. Pour relever davantage l’invention qu’ils voulaient célébrer, il s’en est peu fallu qu’ils ne représentassent les siècles antiques comme plongés dans l’ignorance, et qu’ils ne fissent commencer la civilisation de l’espèce humaine à la découverte de l’imprimerie.

On ne peut douter que l’antiquité n’ait eu des hommes fort savants ; il y avait alors beaucoup de livres et des bibliothèques considérables ; ce qu’on en raconte est étonnant et à peine croyable ; mais il faut songer que sans doute un grand nombre d’hommes libres, et un plus grand nombre encore d’esclaves ou d’affranchis faisaient le métier de copistes.

Un ancien roi d’Égypte, Osymandias, contemporain de Priam, roi de Troie, avait fait mettre sur la porte de la bibliothèque publique de Thèbes cette belle inscription : Trésor des remèdes de l’âme.

Tout le monde a entendu parler de la fameuse Bibliothèque d’Alexandrie, formée par les soins et la munificente des Ptolémées ; lorsque César, assiégé dans un quartier d’Alexandrie, fut obligé de mettre le feu à la flotte qui était dans le port, l’incendie se répandit dans la ville et détruisit une partie de la bibliothèque ; Cléopâtre en forma une nouvelle avec ce qui était échappé des flammes, et deux cent mille volumes de la bibliothèque des rois de Pergame dont Marc-Antoine lui fit présent. Cette nouvelle bibliothèque continua de s’augmenter ; elle périt enfin, dit-on, lors de la prise d’Alexandrie par l’Arabe Amrou, lieutenant du calife Omar, vers le milieu du septième siècle. On a dit et répété que les volumes en papier ou en parchemin furent distribués aux quatre mille bains publics de la ville : et qu’ils suffirent pour les chauffer tous pendant six mois. Cela paraît un peu fort, et ce récit d’Abulfarage ressemble bien à un conte ; c’est peut-être là encore une de ces vérités historiques qui ne sont pas vraies, quoiqu’elles soient généralement reçues.

La bibliothèque particulière de César était de quatre-vingt mille volumes, et il en avait confié le soin au célèbre Varron.

Auguste avait fondé une belle bibliothèque publique sur le mont Palatin, près du temple d’Apollon.

Juvénal et Perse en parlent comme d’un endroit on les poètes récitaient leurs ouvrages, et en déposaient des exemplaires pour être conservés.

« Scripta Palatinus quaecumque recepit Apollo »[3], dit Horace, et les écrits dont il parle sont les ouvrages des temps anciens qui étaient rangés dans cette collection.

Les chrétiens des premiers siècles, dans leur zèle de néophytes, auraient voulu faire disparaître jusqu’aux traces du paganisme ; ces pieux ravageurs anéantirent, autant qu’ils le purent, les temples, les statues, les chefs-d’œuvre de la littérature, parce qu’ils rappelaient le culte et le nom des faux dieux.

Ces excès furent bientôt suivis des invasions des Vandales, des Goths, des Francs nos aïeux, qui démembrèrent le grand empire romain, portèrent dans tout le monde alors connu, le carnage, la dévastation, l’incendie ; les livres périrent comme tout le reste ; l’ignorance est toujours barbare : incapable de créer, elle ne se plaît qu’à détruire.

Charlemagne fit renaître et encouragea l’art de copier et d’écrire ; cet art s’exerça particulièrement dans les cloîtres. Chaque monastère avait son scriptorium ou chambre à écrire, véritable atelier ou se rassemblaient les religieux qui s’occupaient de ce travail ; ils nous ont ainsi conservé beaucoup d’ouvrages anciens ; mais ils en ont détruit un certain nombre, parce que le parchemin leur manquant, ils effaçaient et grattaient une décade de Tite-Live, par exemple, ou un livre de Tacite, pour y substituer une légende de saint, un antiphonaire, ou l’histoire de leur couvent.

Saint Louis forma une bibliothèque au trésor de la Sainte-Chapelle à Paris ; elle fut diminuée après lui, sans doute par les malheurs des temps ; car dans le siècle suivant, la bibliothèque du roi Jean était à peine de vingt volumes. Son fils, Charles V, dit le Sage, porta la bibliothèque royale jusqu’à neuf cents volumes, collection qui passait alors pour immense.

De nos jours, la Bibliothèque du Roi possède au moins quatre cent mille volumes imprimés, et quarante à cinquante mille manuscrits dans toutes les langues connues !

Que de livres ! dira-t-on : cela est effrayant. Comment a-t-on le courage d’en composer encore ? l’Ecclésiaste se plaignait, il y a longtemps, de cette manie d’écrire : Faciendi plures libros nullus est finis[4]. « On ne finit pas de faire trop de livres. » Sans doute, il y en a beaucoup ; il faut même avouer qu’il y en a beaucoup d’inutiles et qui méritent l’insouciant dédain du sénateur Pococurante[5], ou les railleries piquantes du Persan Rica[6]. Mais n’accordons pas qu’il ne soit nécessaire d’en faire encore ; ajoutons même que beaucoup de livres sont à refaire ! Combien d’ouvrages, d’ailleurs estimables, sont gâtés par les erreurs, par les préjugés qui régnaient à l’époque où, ils ont été composés ! Combien se ressentent du peu de liberté qui était laissé aux écrivains ! Il leur était souvent enjoint de taire la vérité, plus souvent et presque toujours défendu de la dire ; et comme il s’en faut bien que nous sachions tout, et que le temps sème à mesure qu’il moissonne, nos descendants auront encore à faire des livres où ils consigneront les connaissances qu’ils acquerront, et les événements dont ils seront témoins.

Les services que l’imprimerie a déjà rendus sont considérables. Les concurrents n’ont pas manqué d’en faire l’éloge ; mais ils n’ont vu que le passé et le présent, et ne se sont pas assez occupés de l’avenir. Cependant, pour peu qu’on y réfléchisse, on doit reconnaître que les bienfaits de l’imprimerie sont loin d’être épuisés. Au contraire, ils doivent grandir et s’étendre. L’Europe, le monde entier en profitera quelque jour. Combien d’êtres humains sur la surface du globe ne savent pas encore lire ! Combien l’apprendront avec le temps ! Combien ils acquerront d’idées que sans la lecture ils n’auraient jamais eues ! Quel changement il en résultera pour toute l’espèce humaine ! et il ne se serait jamais fait sans l’imprimerie. Sur trente-deux millions de Français, il y en a encore vingt-quatre millions pour qui l’imprimerie et les livres sont comme s’ils n’existaient pas. J’aime à penser que le temps viendra où chaque villageois de France aura chez lui l’Évangile, la Charte, quelques livres sur l’agriculture, sur la physique, sur les arts et métiers, et peut-être même quelques livres d’agrément. Le monde alors sera bien différent de ce qu’il est aujourd’hui : mais aussi est-il aujourd’hui bien différent de ce qu’il était au douzième siècle, de ce qu’il était avant la découverte de l’imprimerie.

Tout ce que je viens de dire ne m’appartient pas, je le dois à mes confrères ; ce n’est que le résumé des opinions qui ont été énoncées dans le sein de l’Académie, lorsqu’on a jugé les pièces du concours.

Je l’ai reproduit ici pour faire mieux sentir combien était heureux et fécond ce sujet proposé à l’émulation des poètes. Ils devaient être empressés à célébrer un art dont ils attendent leur gloire et leur immortalité.

Aussi ce concours a-t-il été nombreux.

Des quarante-quatre pièces soumises au jugement de l’Académie, quatre seulement ont obtenu des distinctions ; mais parmi celles qui n’ont pu arriver à ces premiers rangs, plusieurs ne sont pas dépourvues de mérite, et annoncent chez leurs auteurs d’heureuses dispositions, si ces auteurs sont des jeunes gens, comme il y a tout lieu de le croire.

Les quatre pièces distinguées par l’Académie portent les nos 28, 24, 31 et 38.

Le prix est décerné au n° 28, et l’accessit au n° 24.

Les nos 31 et 38 ont obtenu des mentions honorables sans préférence entre eux.

Je vais rendre compte de ces différentes compositions.

Je parlerai d’abord du n° 38, ouvrage de M. Pierre-Auguste Lemaire, qui a remporté le prix de poésie décerné par l’Académie en 1827.

L’auteur a supposé que Guttemberg fut traduit en jugement devant le pape et devant une congrégation de cardinaux, comme accusé de magie et d’impiété. Guttemberg se défend avec noblesse et avec énergie. Voici une partie de son plaidoyer :

J’élève ici contre la barbarie
Un rempart éternel, l’art de l’imprimerie.
Voyez-vous de ce plomb, en lettres figuré,
Le docile alphabet se ranger à mon gré ?
En espaces égaux ce langage mobile,
Divisant de ses rangs la symétrie habile,
Dans un cadre de fer se lie et s’affermit ;
Et bientôt en roulant sur l’axe qui gémit,
Mille fois en un jour ma presse diligente
Donne au papier muet une voix éloquente.

 

Il dit ; et d’un seul coup le rapide instrument
Sur le papier que foule un double mouvement,
D’une empreinte soudaine a tracé la peinture.
O surprise ! cet art, accusé d’imposture
Qui devait de l’enfer distiller les poisons,
De la Bible a tracé les divines leçons.

 

La voilà donc, dit-il, cette science impure :
Ce forfait dont mon sang doit laver la souillure !
Des veilles, des travaux sans cesse renaissants.
Sur le bois, sur le fer mille essais impuissants,
Les craintes, le besoin, le chagrin solitaire,
L’ennui, le désespoir, voilà par quel mystère
J’ai forcé la nature à me vendre un secret.
O toi, comme Schaeffer, martyr de mon projet,
Faust, illustre exilé, puisses-tu dans la France
Fuir des persécuteurs l’homicide ignorance !
Puisse vers toi le prince abaisser ses regards !
La cour d’un roi de France est l’asile des arts.

 

On a trouvé qu’il était ingénieux d’avoir supposé Guttemberg se défendant d’une accusation d’impiété, en faisant tout d’un coup sortir de sa presse la sainte Bible : cela lui donne lieu de s’écrier. comme autrefois ce Romain : Haec sunt veneficia mea, Quirites[7] ! « Ce sont là mes poisons, mes secrets ma magie ! »

Si l’auteur nous a fait entendre et presque voir la défense de Guttemberg, il ne nous a pas dit si l’accusé fut absous ou condamné, en sorte que son récit est resté sans dénoûment. Il pouvait l’inventer à son gré, comme tout le reste ; car par malheur ou par bonheur il n’y a pas un mot de vrai dans toute cette histoire : il ne paraît pas que Guttemberg ait jamais fait de voyage à Rome, et il est certain que l’imprimerie fut, dès l’origine, non pas persécutée, mais protégée par le chef de l’Église, qui la vit de très-bonne heure s’établir dans ses États, à Subiaco et dans Rome même. Il est difficile d’approuver cette invention poétique qui, au lieu d’être une fiction, devient un mensonge ! Est-on libre d’imputer à des hommes vénérables une faute qu’ils n’ont pas commise ? Le poète a-t-il cru pouvoir prêter à Guttemberg ce qui est arrivé deux siècles plus tard au savant Galilée, lequel expia, comme l’a dit spirituellement un de nos confrères[8],

Par trois ans de prison,
L’impardonnable tort d’avoir trop tôt raison ?

 

Mais que deviendrait l’histoire, s’il était permis de la falsifier ainsi, et de transporter les faits d’un personnage à un autre ? Pourrait-on raisonnablement, même dans des vers, faire honneur au cardinal Mazarin de la fondation de l’Académie française ?

À cette invention près qui forme le fond de l’ouvrage, cette pièce a paru bien composée, écrite d’un style ferme et correct, mais déparée par quelques expressions outrées, emphatiques, que le bon goût ne peut approuver. Elle est terminée par ce morceau :

 

La presse a dicté ses décrets absolus ;
Elle a dit à la nuit : Tu ne régneras plus !
Au tyran qui fondait ses droits sur son caprice :
Ton orgueil va tomber aux pieds de la justice !
À l’homme, dont la voix d’accord avec son cœur,
Jamais dans le péril n’a su trahir l’honneur :
Parle, défends les lois ; dans tes soins politiques
Dénonce l’artisan des misères publiques ;
Protége la vertu que le crime poursuit,
Et conduis au devoir le peuple mieux instruit.
Si tu vois qu’égaré par un conseil peu sage,
Le vaisseau de l’État dans des écueils s’engage,
À l’oreille du roi porte la vérité.
Ne crains rien ; des rigueurs le cours est limité ;
Le pouvoir peut frapper ; mais quelle est sa victoire ?
Il ôte des honneurs, il n’ôte pas la gloire ;
Et ce brillant affront qui pare un citoyen,
Sans ravir à l’État un éloquent soutien ?
Prouve, malgré l’affront d’une ligue infidèle,
Que la France a toujours des enfants dignes d’elle.

 

L’auteur du n° 31 a inventé un cadre assez poétique, mais qu’on a jugé défectueux.

Il a imaginé d’adresser une épître à M. Steube, peintre d’histoire, sur le beau tableau dans lequel cet artiste a représenté les trois libérateurs de la Suisse conspirant la nuit au clair de la lune, sur la montagne du Ruth, et faisant le serment d’arracher leur patrie à l’oppression.

Le poëte engage l’artiste à faire un second tableau qui serait le pendant du premier, et il essaye de le composer lui- même.

 

Ici rien n’éblouit ! point d’éclat ; nul objet
N’y révèle d’abord la grandeur du sujet ;
C’est un appartement de gothique structure
Que décorent à peine une vieille tenture,
Quelque image de saints, de papes ou de rois,
Détachée à demi des humides parois.
Une lampe de fer, suspendue aux solives,
Éclaire tristement trois figures pensives :
Faust, Guttemberg, Schoeffer, conspirent-ils aussi ?
Oui ; contre l’ignorance ; et là, mieux qu’au Ruth,
Trois hommes inconnus, sans trésors, sans armée,
Sauront venger les droits de l’Europe opprimée.
Qui donc les revêtit d’un semblable pouvoir ?
L’industrie. À leurs pieds déjà l’on a pu voir
Les alphabets gravés sur le chêne et le hêtre,
Essais insuffisants du grand art qui va naître. Guttemberg cisela ces premiers rudiments,
Par lui soumis bientôt à d’heureux changements ;
Il divisa la planche, et sous sa main habile,
La lettre s’isola pour devenir mobile.
Plus hardi, rejetant le bois et le burin.
Schaeffer coule en relief et le plomb et l’airain :
Le vélin humecté sur le cadre se place :
Un métal cylindrique en presse la surface.
Peintre, ce grand tableau par toi va s’animer
Vois-tu, brillant d’espoir, leurs regards s’enflammer ?
Guttemberg, en tremblant, sur cette œuvre première,
Fait tomber un reflet de la pâle lumière !
L’imprimerie est née ! enfin il a donc lui
Ce jour sans fin des arts ! voilà ce point d’appui.
Qu’Archimède implorait pour remuer un monde !
La raison désormais et puissante et féconde
Rend la force au bon droit trop longtemps insulté.
Le génie à son tour aura sa royauté,
La science a grandie étend son cercle immense,
Et de l’esprit humain l’éternité commence.

 

Il y a certainement de l’éclat et de la force dans ces vers, Mais on a pensé que cette comparaison entre les conspirateurs suisses et les premiers imprimeurs avait quelque chose de forcé qui nuisait à tout l’ensemble de l’ouvrage. Contre l’intention du poëte, les héros qu’il veut célébrer se trouvent rapetissés ; car on ne peut nier que l’invention de l’imprimerie, dont les bienfaits se sont étendus et s’étendront encore sur tout le genre humain, ne soit un fait tout autrement important dans les annales du monde que la Suisse affranchie de la domination de l’Autriche.

Il y a trop peu de rapports et trop de dissemblances entre ces deux événements ; et le poëte, par le plan qu’il s’est tracé, a été conduit à moins faire l’éloge de l’imprimerie que celui des premiers imprimeurs.

Il se plaint de ce que leurs noms ne reçoivent pas assez d’hommages ; il les compare, sous ce point de vue, aux héros du tableau de M. Steube, et dit à cet habile artiste :

 

Sans doute à tous les cœurs tes héros doivent plaire ;
Mais leur fier dévoûment a reçu son salaire.
La Suisse avec amour vous dressa des autels ;
L’histoire a retenu vos trois noms immortels.
Furst, Melchtal, Stauffacher : leur défaut d’harmonie
N’a point découragé les élans du génie.
Schiller vous a chantés ; à chaque nation
Un poëte a redit votre grande action.
En France encore après Lemière et Sedaine,
Vous et Guillaume-Tell envahissez la scène,
Le cygne de Pézare, aux sons bruyants des cors,
Sur les rangs d’Underwald module ses accords.

 

Les inventeurs de l’imprimerie n’ont pas eu tant de bonheur ; ils n’ont pas obtenu cette brillante renommée.

 

Dédaignés des savants, inconnus du Voltaire.
Au musée, au théâtre on ne les fête guère.
Dans un noir médaillon tous les trois entassés,
À peine si leurs traits au hasard esquissés,
Des classiques d’Herhan ornent le frontispice.

 

Et voici à ce sujet la note de l’auteur :

« Je ne connais point d’autres portraits des inventeurs de l’imprimerie que cette petite gravure qui sert de timbre à tous les stéréotypes d’Herhan.

Mais la lyre du moins leur fut-elle propice ?
Un poëte jadis tous les ans les chantait ;
Un seul !... et ce poète, hélas ! c’est Colletet.

 

Sur quoi voici encore une note qu’il faut lire :

« Colletet s’était chargé, au nom des maîtres imprimeurs de Paris, de présenter au roi Louis XIII, au renouvellement de chaque année, un éloge de l’imprimerie, encadré dans le panégyrique du monarque. »

Les malheureux inventeurs de l’imprimerie ont créé pour les grands écrivains un instrument de gloire ; mais eux-mêmes n’en profitent point.

Tel, dit le poëte,

 

Tel un vieux serviteur, durant une nuit sombre,
Va portant un flambeau, mais demeure dans l’ombre,
Méprisé de celui dont il guide les pas
Vers un seuil fastueux qu’il ne franchira pas.

 

Enfin, le poète fait des vœux pour que la liberté de la presse soit toujours respectée parmi nous.

Il adresse à l’imprimerie cette apostrophe :

 

Oui, j’en prends à témoin notre France nouvelle ;
Art divin, par quels traits ton pouvoir s’y révèle
Depuis qu’un noble mot du trône descendu
Fit tomber à jamais le glaive suspendu

Qui menaçait l’essor de la pensée humaine,
Des faux docteurs en vain la foule se démène,
Et de la presse libre accusant les excès,
Prétend à chaque ouvrage attacher un procès.
Laissez aux passions le droit de manifeste ;
Bien plus que leurs clameurs leur silence est funeste ;
Le reproche captif dans notre cœur s’aigrit ;
On ne conspire plus alors que l’on écrit ;
Lorsque la presse, en paix, exhale ses murmures,
Les conspirations s’écoulent en brochures ;
Chacun défend ses droits au nom de la raison.
Ainsi l’imprimerie éteignant le poison,
De l’état social entretient l’équilibre,

Rend sous un roi puissant le peuple heureux et libre,
Réforme les erreurs, les abus ; et parfois
Si vous rêvez l’orage au bruit de ses cent voix,
Rassurez-vous ! semblable à ces rumeurs croissantes
Qui signalent l’abord des cités florissantes,
Ce bruit n’est que l’écho de la prospérité !
C’est le bruit qu’en marchant produit la liberté !

 

Ainsi se termine cette épître.

La pièce n° 24, qui a obtenu l’accessit, est de M. Bignan. Ce jeune poëte a déjà obtenu plusieurs succès dans nos concours académiques ; et dernièrement ce fut lui qui remporta le prix proposé à la meilleure pièce de vers sur le voyage de sa Majesté dans les départements de l’Est en 1828.

Cette pièce est encore une épître. L’Académie a jugé qu’elle annonçait, dans l’auteur, beaucoup d’esprit, de facilité, un talent exercé, et capable d’écrire en vers avec pureté, avec élégance. On aurait désiré un peu plus d’ordre et d’ensemble dans la composition. Cette épître est adressée : À quelques détracteurs des lumières, sur l’invention de l’imprimerie.

Le poëte dès le commencement explique sa pensée, et montre le but qu’il se propose.

C’est de prouver l’immense utilité de l’imprimerie, qui a tant contribué à éclairer le monde, et qui doit l’éclairer encore.

 

Lorsque des préjugés renversant la barrière,
L’esprit public s’élance et franchit la carrière,
Libre, vers l’avenir se jetant à grands pas,
Il est semblable au temps, il ne recule pas.
Pourquoi donc du présent détracteurs inhabiles,
Quand tout marche à vos yeux, restez-vous immobiles ?
Pourquoi, criant toujours que vers la liberté
Comme un coursier sans frein le siècle est emporté,
Tramez-vous le projet de gouverner la France
Par droit de fanatisme et par droit d’ignorance ?
Vains efforts ! croyez-vous, ramenant le passé,
Réchauffer les débris d’un cadavre glacé ?
Traînards de la raison, suspendez-vous sa course ?
Voit-on l’eau d’un torrent remonter vers sa source ?
Instruisez donc la foudre à ne jamais frapper,
Le soleil à pâlir, les aigles à ramper,
Vous dont l’orgueil forgeant une chaîne insensée
Croit dans son vaste essor arrêter la pensée !
La pensée, une fois libre de sa prison,
Découvre à chaque pas un nouvel horizon.

 

Il continue, en s’adressant aux détracteurs des lumières :

De dangereux auteurs, cet art, a vous en croire
N’a que trop répandu la criminelle gloire
Quels malheurs, dites-vous, n’ont-ils pas enfantes,
Ces talents par la France imprudemment vantés !
Près des bûchers éteints la torture abolie,
Des cultes opposés l’union établie,
Des chartes et des lois, voilà dans son courroux
Les fléaux que la presse a vomis contre nous !
Tout dégénère, ô mœurs ! ô siècle impie ! ô crime !
Ce qu’on pense on le dit, ce qu’on dit on l’imprime ;
On raisonne ; et chacun croyant seul tout savoir,
Parle plus de ses droits, et moins de son devoir.
Voilà donc ces malheurs dignes qu’on les déplore !
Voilà donc ces forfaits dignes qu’on les abhorre !
Détracteurs d’un talent, en prodiges fécond,
Vous blâmez Guttemberg ! Guttemberg vous répond :
Pourquoi m’accusez-vous ? des fous comme des sages,
Quand je fais tour à tour circuler les ouvrages,
Pour combattre l’erreur, mon art la reproduit ;
Si l’ombre l’enfanta, le grand jour la détruit ;
Vainqueur des vieux abus, de la raison humaine
N’ai-je pas fécondé, reculé le domaine ?
Et conduit, tant l’exemple exerce de pouvoir !
Plus d’un heureux mortel dans les champs du savoir ?


N’est-ce pas moi qui sais, secondant l’industrie,
D’un hémisphère à l’autre étendre la patrie ;
Par le moyen actif d’un mobile papier,
Aux trésors du commerce ouvrir le monde entier.
Propager l’Évangile, et d’un Dieu qui console
Jusqu’au fond des déserts transportant la parole.
Rapprochant les autels par un vaste lien
Changer l’esclave en homme et l’homme en citoyen ?

 

Comme dans la pièce précédente, comme dans toutes celles qui ont concouru, nous trouvons ici des vers en faveur de la liberté de la presse.

Voici ce qu’en dit M. Bignan vers la fin de son épître :

 

Venez donc ! à vos pas le siècle offre un appui,
On s’expose à tomber quand on marche sans lui.
Prêchez l’humanité, la paix, la tolérance,
Et vos voix trouveront des échos dans la France ;
Dans la France qui, libre et forte sous ses rois,
Pour guide veut leur sceptre, et pour soutien ses droits.
C’est sur la vérité que le pouvoir se fonde ;
La presse est le ressort qui fait mouvoir le monde.
Par elle, dans le sein du grand corps social,
La liberté répand son mouvement vital.
Par elle, chaque jour, mille feuilles légères,
Des publics sentiments dociles messagères,
Jusques aux mains du pauvre, en leur agile essor,
u savoir, à bas prix, font courir le trésor ;
Des petits et des grands fraternel privilége,
Le peuple la bénit, le trône la protége.

 

Il reste encore une pièce ; c’est celle qui a remporté le prix : elle va être lue en entier suivant notre usage. Je puis dire que ce qui l’a fait préférer aux autres, c’est que l’Académie y a trouvé plus de sensibilité, plus de douceur, plus de charme ; une teinte mélancolique, et en même temps de l’élévation dans les pensées. L’auteur est un très-jeune homme : il n’a guère que vingt-deux ans. Lorsqu’on a ouvert dans l’Académie le billet cacheté qui contenait son nom, il s’est manifesté un mouvement de satisfaction et de joie. Ce nom, en effet, est cher aux muses françaises. C’est celui d’un de nos anciens confrères, d’un ami enlevé trop tôt dans la force de l’âge ; c’est celui d’un poète illustre, de l’auteur de la Mort d’Abel, d’Épicharis et Néron, de la Mort de Henri IV ; du poëme du Mérite des Femmes, et de plusieurs autres beaux ouvrages. C’est le nom de LEGOUVÉ. Puisse son jeune fils en soutenir et en augmenter la gloire !

 

[1] C’est par la trace de ces clous que l’abbé Barthélemi a deviné l’ancienne inscription de l’arc de Sévère, à Rome.

[2] De Nat. Deor., lib. II, cap. 37, n° 93.

[3] HORAT. lib, I, epist. 3, v. 17.

[4] Ecclesiast., cap. 12, v. 12.

[5] Candide, chap. 25.

[6] Lettres persanes, 134-137.

[7] PLIN. Lib. XVIII, cap. 6.

[8] M. Casimir Delavigne.