Quatrième centenaire de la naissance de Ronsard, célébré à Vendôme

Le 8 juin 1924

Robert de FLERS

QUATRIÈME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE RONSARD

Célébré à Vendôme, les 8 et 9 juin 1924

DISCOURS

DE

M. LE MARQUIS ROBERT DE FLERS
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESDAMES, MESSIEURS,

Dès le matin que l’aube safranée
A du beau jour la clarté
ramenée

nous nous sommes mis en route pour venir devant les horizons qui lui demeurent fraternels, célébrer, au nom de l’Académie française, l’un des plus grands et des plus délicieux poètes de notre race qui, quoi que nous en ayons, vous appartient, messieurs, un peu plus qu’à nous-mêmes. Si, d’aventure, nous apercevant tout à l’heure, alors que nous quittions Paris en ce costume « verdelet » et qui, à vrai dire, n’est pas du tout « nouvelet », un passant malicieux nous avait demandé pourquoi nous nous promenions en un tel appareil, nous lui eussions répondu avec une courtoisie que le sentiment de porter au côté une épée innocente eût rendu plus aisée et plus agréable : « Nous allons saluer, et, comme il disait, « bonneter » Pierre de Ronsard, gentilhomme vendômois, dans le pays qu’il préféra, non seulement parce qu’il y naquit, mais aussi parce que son génie se forma à sa ressemblance, plein de richesse et de mesure, de parure et de simplicité.

Parmi les trois Académiciens qui sont venus aujourd’hui assister à cette cérémonie, il en est deux qui auraient toute qualité pour parler et un troisième qui aurait toute qualité pour se taire. Or, il se trouve, par un de ces jeux académiques où le paradoxe et la tradition sont depuis longtemps habitués à se faire l’un à l’autre de vénérables concessions, que c’est ce dernier qui doit prendre la parole en présence des deux autres. Je dois en faire publiquement mon excuse à M. Pierre de Nolhac, l’historien de Ronsard, son commentateur et pourtant son confident, son confrère et pourtant son ami et qui avec la plus pieuse des curiosités, a su obtenir de lui, trois cent cinquante ans après sa mort, l’aveu de ses derniers secrets. Et je songe aussi au bel éloge qu’aurait composé M. Joseph Bédier qui restitua à notre émotion renouvelée les amours de Tristan et Iseult et qui aurait si heureusement glorifié le poète de Cassandre, de Marie et d’Hélène, dont les légers fantômes flottent sur la lisière de la légende et de l’histoire, Aussi bien, le temps m’étant compté, car l’ombre de Ronsard nous attend dans les cadres que, vivant, il habita, il me sera permis d’adresser à sa mémoire, au lieu d’un long discours, un simple hommage.

Ronsard ! tout un monde de beautés, de grâces, d’enchantements ; tous les sortilèges du rêve et toutes les séductions de la réalité ; toutes les promenades amusées ou pathétiques à travers la vie où la colline, soudain, devient calvaire ; toutes les tempêtes et toutes les embellies, l’orage et l’arc-en-ciel ; les propos de la Cour et de la ville, les menues intrigues puis les grands soucis : la Religion, le Roi, le Peuple ; l’apaisement des champs, le murmure des forêts qu’il entend si mal, mais qu’il devine si bien ; les grandes amours qu’il croit éternelles, qui ne le sont point, mais dont le souvenir traverse les âges, car la poésie est plus fidèle que les poètes ; l’Angélus du clocher donnant le signal aux danses des sylvains et des oréades, endormis sur « l’herbette perleuse », la dryade se réveillant au pied du chêne qui abrite Marie et l’Enfant divin ; les livres préférés médités sous les ombrages chéris ; toute la nature et toute la fiction, oui, tout un monde : Ronsard ! Et par-dessus tant de sentiments, de sensations, de joies, d’espoirs, d’angoisses, de craintes et de foi, le grand amour magnifique et ordonné du pays qui est le sien, qui est le nôtre, et qui ne serait pas tout à fait la France si Ronsard n’y était pas né. Comment l’aimer mieux, ce pays, que dans son langage ? Comment mieux le servir qu’en faisant ce langage plus noble, plus haut, plus divers, plus capable d’exprimer ses gentillesses comme ses enthousiasmes, ses colères comme ses sourires ? Ainsi en décida Pierre de Ronsard, qui malgré ses doutes passagers, savait bien qu’il était, en quelque sorte, le messie promis aux Muses et que lui seul pourrait, d’une main savante et familière, reformer leur ronde dénouée.

Il est vrai que Théodore de Banville estimait que « ni les Homère, ni les Dante ne font leur programme. » Ronsard, néanmoins, fit le sien et c’est, peut-être, ce qu’il y a de plus rare dans son destin que malgré le tumulte de son génie, une sagesse clairvoyante, moitié déesse, moitié mortelle, moitié amie, moitié amante, n’ait cessé de le guider. Cette sagesse-là, si j’ose dire, savait son métier et son poète. En aucune occasion elle ne se servit pour le conseiller d’un mot de sévère réprimande ou de prudence inutile, mais d’une voix, tantôt grave et tantôt légère, selon le jeu des saisons, elle lui murmurait un vieux texte, un mot harmonieux, un proverbe, un beau vers, une chanson. Ainsi le conduisit-elle à travers la forêt païenne, repeuplée de ses hôtes bondissants, entre les jardins où les arbres, les taillis et les massifs, inquiets de leur désordre, se préparaient déjà à s’aligner à la fran­çaise. Dans cette grande aventure, chaque jour recommencée, Pierre de Ronsard ne connut ni hésitations, ni défaillances. Enflammant ses amis de la « Brigade », recevant d’eux, à son tour, l’aide dont il avait besoin pour continuer son lumineux effort, contraignant à une discipline commune le labeur et l’inspiration, prenant tantôt la voix tonnante d’un apôtre, tantôt la voix modulante d’un berger, Pierre de Ronsard parvint, non seulement, comme l’a dit Sully Prudhomme, à rendre leur immortalité aux dieux, mais aussi leur humanité aux hommes. Une humanité, selon son cœur et son esprit : sensible, mobile, accueillante, élargie et à laquelle collaboraient, dans le rayonnement de son génie, Virgile et Platon, Horace et Pétrarque.

Que serait devenu l’humanisme, s’il ne lui avait été accordé d’orner son pourpoint de cette grande fleur, tout à coup épanouie : Ronsard ? Aurait-il pu si heureusement et si sûrement former ces esprits graves et tendres auxquels rien n’est étranger de la joie de connaître et de la douceur de vivre. L’humanisme, comment le définir ? Je n’aurais garde de m’y.risquer. Je me souviens seulement que Stéphane Mallarmé, dans ses inoubliables propos, le comparait à une bibliothèque où tous les ouvrages des philosophes, des historiens et des poètes seraient assemblés et dont une fenêtre ouvrirait sur la ville, tandis que l’autre donnerait sur la campagne. Humanisme ! Humanité ! Mots si proches et dont le rapport intime révèle l’adorable voisinage de l’intelligence et du cœur, de la culture et de la bonté. Merveilleuse renaissance où se confrontent les temps anciens et les temps nouveaux, le respect ému des civilisations disparues et la ferveur exaltée de la foi nouvelle, le paganisme resplendissant de beauté encore tout chargé d’allégresse et la sensibilité chrétienne inondant les âmes de ses ardents bienfaits. Conciliation supérieure, inimitable harmonie exigée et réalisée par la pensée radieuse des hommes qui n’entendaient point laisser la beauté mourir de vieillesse et de solitude. Une aube nouvelle éclaire de rayons et baigne de fraîcheur les vieux livres et les jeunes collines, réveille sur les sommets de l’Olympe Apollon négligé au moment même où dans la paisible quiétude des vallées la parole du Dieu qui console et qui pardonne, débordait de la science des docteurs sur l’inspiration des poètes. Là haut, les verts lauriers ombrageant le marbre glacé des statues. En bas, la moisson, la vigne, « les roses de la vie ». C’est en les mêlant que Ronsard composa la gerbe immortelle que nous retrouvons après quatre siècles, sans qu’elle ait rien perdu de son éclat ni de son parfum.

Et pourtant jamais l’œuvre du génie n’eut à courir tant de hasards et à traverser tant d’oubli. Pendant longtemps, l’on s’était contenté d’estimer que Pierre de Ronsard était un gentil poète, plein de grâce et d’agrément et que l’on pouvait, sans sacrilège, abandonner au passé. On laissa donc sa gloire tomber dans un doux sommeil et il y a cent ans à peine que l’on s’avisa de la réveiller. Alors, elle apparut neuve, fraîche, reposée, comme une personne qu’on a laissé dormir longtemps. N’avait-elle pas été, pendant plusieurs siècles, à l’abri des querelles de lettres, des vicissitudes de l’histoire et, ce qui n’est pas moins précieux, à l’abri de la critique ? C’est pourquoi il lui fut aisé de reconquérir son prestige merveilleux et de dispenser à ses disciples la double joie si chère aux cœurs de chez nous d’admirer le génie d’un poète et de réparer une injustice. Ainsi Ronsard eut-il le miraculeux privilège de voir son apothéose éclairée par des lueurs d’aurore et de nous apparaître, dans le même temps, comme un maître rayonnant et comme un débutant qui, encore timide, nous offrirait son premier bouquet. Bientôt son nom, si longtemps dédaigné, put être opposé, à l’autre bout de notre littérature, au plus formidable des noms et Sainte-Beuve qui cassa « l’arrêt odieux » de proscriptions, n’estimait point pouvoir mieux célébrer Victor Hugo qu’en l’appelant « le plus grand inventeur lyrique que la poésie française ait eu depuis Ronsard ».

Depuis lors, toutes les écoles, toutes les esthétiques, le revendiquèrent à l’envi : les Romantiques l’acclament et lui crient : « Monsieur de Ronsard, vous êtes des nôtres ; nous avons l’honneur de vous inviter à notre prochain orage. » Les Parnassiens l’exigent et lui déclarent : « Monsieur de Ronsard, vous nous appartenez et nous vous réservons, dans notre empyrée, le plus confortable de nos bosquets. » Il n’y a pas jusqu’aux Symbolistes qui ne le protègent et ne lui disent : « Monsieur de Ronsard, visitez donc notre cénacle, et vous verrez que nous ferons quelque chose de vous. » Et Ronsard devint l’hôte de la poésie moderne qui consentit à s’apercevoir qu’elle venait d’accueillir, non pas un illustre revenant, mais le plus authentique, le plus riche, le plus généreux des ancêtres dont elle comprenait, enfin, qu’elle avait, sans s’en rendre compte, partagé l’héritage.

Désormais, il était reconnu de tous que de l’ode à l’épopée, de l’élégie au genre bucolique, de la poésie philosophique à la poésie satirique, Ronsard occupait toutes les avenues du lyrisme. On ne lui ménagea plus ni les couronnes, ni les éditions savantes et voici que ces fêtes sont pour sa mémoire une nouvelle consécration. Il les eût aimées, car il avait le goût de la cérémonie et parce qu’elles sont célébrées dans ce pays auquel toute sa vie fut liée fidèlement, tendrement. Sa gloire nous y apparaît magnifique et point solennelle ; c’est une gloire sans apprêts et sans contrainte ; c’est une gloire en vacances. Tout nous la rappelle. Elle resplendit dans les cadres qui lui furent familiers : La Poissonnière, Couture, la forêt de Gâtines, où il fit grande guerre aux bûcherons, l’Isle Verte, où il choisit la place de son sépulcre, La Fontaine Bellerie, les rives du Loir aussi paresseuses à suivre son cours que Marie l’était à se lever, Bonaventure, Troô, Lavardin, autant de pèlerinages où nous évoquons, plus aisément que dans le bruit d’une grande ville. l’âme intime du poète. À tous les relais de sa vie agitée, il est venu y demander conseil aux sources et aux bois. Peut-être, sont-ce vos horizons bienveillants et suivant le caprice du ciel, accueillant à la gaieté ou à la mélancolie, qui, dès l’enfance, l’inclinèrent vers la poésie ? Son père voulait l’en détourner, ne se souciant guère de voir un cadet tomber dans la littérature. Il est vrai qu’avec une naïveté charmante, il n’hésitait pas, pour l’en éloigner, à lui écrire en vers. C’est dans vos prairies, et dans vos clairières que le petit Ronsard prit le goût des exercices du corps où il excellait, « étant le miens appris, fût à danser, lutter, sauter ou escrimer, fût à monter à cheval et le manier ou voltiger ». Nul ne l’égalait encore à ce jeu de ballon au pied et au poing, qui n’avait pas attendu, pour être français, de recevoir un nom anglais. C’est à Blois, un jour d’avril, qu’il rencontra Cassandre, dont les quinze ans l’éblouissent au point qu’il ne sait pas au juste si elle est brune ou blonde. Et lorsque, trente ans plus tard, Hélène le désespère, lorsqu’il comprend qu’elle ne l’aime point « sinon pour avoir ses chansons », c’est à son pays qu’il vient conter sa peine, et il dédie à l’ingrate dans la vallée de la Cendrine, non loin du prieuré de Croixval, la fontaine qu’il charge de perpétuer son souvenir :

Lune, qui as ta robe en rayons estoillée,
Garde ceste fontaine aux jours les plus ardans,
Défens-la pour jamais de chaut et de gelée
Remply-la de rosée et te mire dedans.

Advienne après mille ans qu’un Pastoureau desgoise
Mes amours, et qu’il conte aux Nymphes d’icy pres
Qu’un Vandomois mourut pour une Saintongeoise
Et qu’encor son esprit erre entre ces forests.

Fontaine, cependant de ceste tasse pleine,
Reçoy ce vin sacré que je verse dans toy :
Sois dite pour jamais la Fontaine
d’Hélène,
Et conserve en tes eaux mes amours et ma foy.

C’est ainsi que Pierre de Ronsard en toutes occasions, que ce soit la joie ou la douleur qui les lui offrît, se plaisait à se souvenir qu’il était Vendômois. Peut-être sentait-il que le goût partait de vos paysages où toutes choses s’harmonisent et jamais ne s’exagèrent lui donnait sans cesse une leçon silencieuse et l’éloignait de l’afféterie et de la préciosité qui, parfois, l’attiraient pour le ramener doucement dans le « giron de nature ». Pierre de Ronsard fait songer, en effet, à un horticulteur de génie qui se serait avisé, certain jour, de mettre la Poésie française en serre chaude, mais qui, une fois les fleurs épanouies à son gré, nuancées à son désir, les aurait remises en bonne terre naturelle, afin que le soleil les réjouît de sa lumière et de sa chaleur et, les ayant reçues de l’artifice, les rendît à la vérité. Mais ce n’est pas tout ce que Pierre de Ronsard vous doit. C’est l’amour de sa petite patrie qui lui inspira l’amour de la grande. Le premier de nos poètes, il en comprit la mission et le destin. Nul avant lui n’avait vanté, avec autant de vigueur et d’éclat, les beautés et les richesses diverses de ses provinces :

Que dirons-nous ici de la haute montagne
D’Auvergne, et des moissons de la grasse Champagne,
L’une riche en troupeaux, et l’autre riche en blé

Au vœu des laboureurs d’usure redoublé ?
Que dirons-nous d’Anjou et des champs de Touraine,
De Languedoc, Provence, où l’Abondance pleine

De sillon en sillon fertile se conduit
Portant sa riche Corne enceinte de beau fruit ?
Que dirons-nous encor de cent mille rivières
Qui arrosent les pieds de tant de villes fières ?
Là fleurit la vertu, l’honneur et la bonté.

La douceur y est jointe avec la gravité,
Le désir de louange et la peur d’infamie,
Et tout ce qui dépend de toute prud’homie,

Là, les pères vieillards en barbe et cheveux gris
Conduisent leurs enfants pour y être nourris,
Et pour mettre une bride à leur jeunesse folle,
Car de toute vertu la France est une école.

Apprenons-les ces vers. Redisons-les ces vers, surtout aux heures où notre confiance hésite et où notre horizon semble s’obscurcir, car leur robuste et sobre éloquence a l’efficacité d’un viatique. De même que Ronsard prit conseil de son pays, prenons conseil de Ronsard. À son exemple, travaillons de tout notre effort, si modeste qu’il soit, à l’exaltation de notre race, à la sauvegarde de son esprit, à l’ornement de sa grandeur, à la permanence de sa gloire, afin, selon la parole du poète, qu’« apparaisse combien notre France est hardie et pleine de tout vertueux labeur ».