DISCOURS
DE
M. Jean RICHEPIN
Délégué de l’Académie française
PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADÉMIES
Le samedi 25 octobre 1913
À propos du tango
Messieurs,
Afin de calmer certains étonnements, poussés jusqu’à l’effarement parfois, voire jusqu’à l’indignation, pour répondre à quelques sévères censeurs plus royalistes que le roi et nous rappelant à la gravité sur la simple annonce de la lecture que j’allais avoir l’honneur de vous faire, souffrez que tout d’abord j’affirme combien le sujet de cette lecture, malgré les apparences contraires, non seulement n’a rien de fâcheux où risque de se ravaler votre attention bienveillante, mais se trouve plutôt être un des mieux appropriés qui soient à la solliciter, à la retenir, à lui être une intéressante et riche matière de réflexions en tout genre, et qu’il est digne de vous être soumis sans craindre un emploi futile de vos précieux loisirs, et que chacun de vous est préparé par ses études spéciales à nous y apporter des clartés inestimables, et qu’ainsi, en somme (pourquoi n’aurais-je pas l’audace de dire ma pensée entière ?) le seul auditoire compétent devant lequel on puisse et l’on doive parler comme il convient à propos du Tango, c’est, essentiellement, une séance plénière réunissant les cinq classes de l’Institut.
L’unique point sur quoi l’on concevrait quelque doute, c’est à savoir quelle classe, entre les cinq, est le mieux en posture de se passionner pour un tel sujet et de fournir, aux divers problèmes qu’il suggère, les solutions les plus importantes.
Et sans doute, à première vue, semble-t-il naturel de décider que cette classe privilégiée est l’Académie des Beaux-Arts, de qui relève incontestablement la Danse, y compris le Tango. Et il va de soi que, si l’on s’en tient à la seule technique, la présente lecture réclame, non mon humble voix de profane, mais la voix autorisée d’un confrère appartenant à cette classe qui gouverne les Arts en général, et, donc, la danse en particulier, et, par suite, plus en particulier encore, le Tango. Et voici, du coup, obligé de prendre ma place, l’éminent confrère qui fut naguère directeur des Beaux-Arts, et qui est aujourd’hui secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, mon ami Henry Roujon.
Mais lui-même, j’en suis certain, se hâterait de dire que la technique seule ne constitue pas le tout d’un art, et qu’il faut, pour en disserter plus largement et à la fois plus aimablement, penser aussi à ce qui en est l’histoire, savante ou anecdotique, et, plus encore, à ce qui en est la philosophie, l’idéal, l’âme.
Et aussitôt, voyez avec quel empressement accourraient à la rescousse, pour me bouter hors de ma fonction usurpée, les autres classes de l’Institut, ayant tout juste dans leurs attributions intimes la garde et le culte de ses domaines vénérables, où je n’ai point droit de chasse, mais allure de braconnage, notamment l’histoire et la philosophie.
Que de choses exquises, d’ailleurs, et imprévues, nous enseigneraient alors, bien que n’y ayant sans doute jamais songé beaucoup, mais en y appliquant soudain leur érudition aux trésors inépuisables, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et l’Académie des Sciences morales et politiques.
Rien qu’à la faible lumière fournie par mes simples souvenirs d’humaniste, j’entrevois des palais fabuleux nous ouvrant leurs merveilles. J’y contemple, revivante, toute la vie passée de la Danse depuis ses origines sacrées ; depuis les temps où elle était religieuse, inventée et pratiquée par les dieux pour symboliser aux regards des mortels la création du monde, la ronde des astres au firmament ; depuis les jours où la Grèce antique, cette jeunesse de l’humanité, y formulait l’enseignement du Beau et l’eurythmie de l’âme fleurissant par l’eurythmie du corps. Je me rappelle que Zeus, Déméter, Apollon, ont été qualifiés de danseurs par mon grand aïeul Pindare, que la farouche Artémis aussi aimait à danser, et même l’austère Pallas Athénée, et que les premiers chœurs d’hommes et de femmes dansants ont été organisés par mon autre ancêtre, plus grand encore que Pindare, et presque un dieu, le poète musicien et danseur Orphée ! Et j’ai souvenance, pareillement, de mon Cornelius Nepos, félicitant le héros thébain Épaminondas d’avoir excellé dans la danse ; et d’Homère, me montrant chez les Phéaciens, devant Odysseus ravi de joie, les jeunes hommes dansant pendant que chante l’aède Demodokos ; et de Platon, dans ses Lois, exigeant la danse pour couronnement d’une bonne éducation ; et de Socrate vieux, honteux d’ignorer la danse, et, pour essayer d’être un sage complet, s’en faisant donner des leçons par Aspasie ; et de Sophocle, enfin, désigné comme le plus bel éphèbe de son temps et célébrant, par sa danse devant le peuple athénien, la victoire de notre civilisation sur la barbarie, l’immortelle Salamine !
Et que d’autres belles choses dansent encore dans ma mémoire ! Et que d’autres, et d’autres, sans fin, pourraient nous conter, non plus en poète qui les sème à la venvole, mais en savants, avec documents à l’appui, nos confrères de l’Académie des Sciences morales et politiques ! Et d’une façon, ne craignez rien, divertissante ! Car la bonne érudition française, qui en sait tout autant et plus souvent plus que telle ou telle à l’air rogue et important, sait aussi l’art de le dire avec grâce, ce qu’elle sait ; et les fiches entre les doigts deviennent des fleurs qu’on se met au coin des lèvres.
Ainsi vous révélerait-elle des secrets charmants sur le Tango en personne, n’en doutez pas ! Comment n’en aurait-elle pas à vous dire, puisque moi-même j’en ai, moi, pauvre Gautier-sans-savoir de la Science ? Mais oui, sur le Tango connu des Anciens ! Sachez, en effet, qu’au British Museum, on peut voir, venues des hypogées de Thèbes, des danseuses qui le dansent, ayant pour tout vêtement une ceinture en tresse de fils d’or. Et sachez aussi qu’il en est parlé dans Claudien, un Parnassien longtemps avant la lettre, le José-Maria de Heredia du IVe siècle. Et sachez, en outre, que, même avant cette époque, Martial aussi en fait mention dans quelques-unes de ses épigrammes :
Edere lascivos ad Boetica crusmata gestus
Ed Gaditanos ludere docta modos.
Il va jusqu’à nous apprendre qu’alors, comme aujourd’hui, il y avait des professeurs de Tango, envoyés par Cadix, ainsi que les nôtres le sont par la nouvelle Cadix américaine.
Et de Gadibus improbus magister.
Et si, fût-ce en courant et au hasard du souvenir, je puis vous citer, à propos du Tango, de pareils détails, songez, encore une fois, à tout ce que vous dirait un érudit véritable, appartenant à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ou à l’Académie des Sciences morales et politiques !
Sans compter l’exégèse philosophique dont celle-ci aurait le droit, et le devoir, de vous entretenir ! Car il y a une Métaphysique et une Mystique de la danse. Y aurait-il donc aussi une Métaphysique et une Mystique du Tango Je n’ose me prononcer. Mais pourquoi n’y en aurait-il point ? Il y a bien, et cela indéniablement, daignez y réfléchir, une Mathématique du Tango.
Et voici qui me ramène, repentant et très humble, à celle des cinq classes de l’Institut que j’ai presque faillis oublier, et à laquelle j’en présente toutes mes excuses, et qui est la plus grave des cinq sans aucun doute, et qui par cela même semble bien la plus éloignée du Tango, et qui néanmoins aurait à nous en révéler les plus étranges et les plus troublants arcanes, puisque, par sa Mathématique, le Tango appartient à l’Académie des Sciences. Qui sait si elle ne nous enseignerait pas par a + b que le Tango est la dernière survivance d’une de ces danses sacrées où les prêtres égyptiens et chaldéens figuraient les évolutions de l’Être et en écrivaient pour les yeux des Initiés la formule mathématique ? Qui sait si, dans les opérations compliquées de ses pas, ce mystérieux et lent ballet à deux ne représente pas l’éclosion première des Nombres sortant de l’unité créatrice, et qui a conduit Pythagore à donner au monde pour âme le chiffre, tandis que le ténébreux Héraclite en concluait que l’essence des choses est le rythme de son désespérant πάντα ρέεί, l’éternel écoulement de tout, avec cette aggravation fournie par la grammaire grecque, d’un sujet neutre qui est au pluriel tandis que son verbe est au singulier ? Et qui sait enfin si les danseurs du Tango, bien qu’ils ne connaissent rien de ces choses formidables, n’en éprouvent pas eux-mêmes, cependant, l’obscure et inconsciente obsession, et si ce n’est point de là que leur vient l’air appliqué, réfléchi, absorbé, presque triste, parfois morne, apporté par certains d’entre eux à un plaisir qui paraît ainsi une sorte de délectation morose ?
Aussi bien ne faut-il pas trop nous attarder sur ces problèmes où vient de nous induire l’association d’idées entre l’Académie des Sciences et le Tango. Suffit qu’on ait laissé entrevoir ici (bien sommairement, d’ailleurs) tout ce que pourrait fournir d’études variées, aux diverses classes de l’Institut, cette pauvre danse que d’aucuns estimaient indigne de votre attention. Le peu de temps qu’il me reste pour vous en parler, je voudrais l’employer à plaider la cause de cette accusée innocente, et je le ferai aussi brièvement que possible.
Les trois grands reproches dont on accable le Tango ont pour causes son origine étrangère, son origine populaire, et son caractère inconvenant.
Inutile de répondre à ce dernier grief, vraiment trop injuste, le caractère inconvenant d’une danse n’étant jamais attribuable qu’aux danseurs. J’ai eu la joie de voir des Tangos dansés par des princesses, et qui étaient des modèles de distinction élégante ; et j’ai vu, d’autre part, jadis, l’insipide polka et l’honnête quadrille des Lanciers dansés de façon, comme disait un de nos illustres prédécesseurs, à faire rougir des singes.
Quant à l’origine étrangère du Tango, il est bizarre qu’on l’incrimine dans ce Paris si hospitalier où tour à tour ont fleuri la contredanse anglaise, la valse allemande, la mazurka polonaise, la polka hongroise, la scottish lithuanienne, la redowa tchèque et le boston américain.
Reste l’origine populaire ! Et ici les détracteurs du Tango ont beau jeu, semble-t-il, et ne se privent pas d’en abuser, se voilant pudiquement la face à l’idée que, pour lui, ce pelé, ce galeux, populaire n’est pas assez dire, et doit se prononcer péjorativement « populacière ». Pensez donc ! Une danse qui a eu pour berceaux les bouges les plus immondes de l’Amérique ! Une danse de bouviers, de palefreniers, de gauchos, de demi-sauvages, de nègres ! Fi ! l’horreur !
– Ah ! soupirent ces farouches moralistes, que l’on nous rendre les jolies et fines danses de nos ancêtres, les danses où s’épanouissaient exquisement la délicatesse et la grâce de l’aristocratie française !
Elles s’épanouissent de même, messieurs les farouches moralistes, dans le Tango, dans ce Tango issu des pires bouges, quand il est dansé comme je vous ai dit tout à l’heure. Et au reste, apprenez ceci, puisque vous l’ignorez, à savoir que ces fameuses danses d’autrefois, ces aristocratiques danses de nos ancêtres, si jolies, si fines, si délicates, si gracieuses, ont toutes commencé aussi par être des danses populaires. Toutes, oui, toutes sont de naissance rustique ; toutes sont d’anciens branles paysans, de vieilles sauteries inventées par des vilains, toutes, jusqu’au suave menuet, d’abord ronde campagnarde poitevine, jusqu’à la hautaine et charmante gavotte, mise à la mode par la reine Marie-Antoinette, et dont les premières cadences furent rythmées aux claquements des gros sabots chaussant les lourds gars de Bretagne.
Car ils ont de tout temps aimé la danse, nos paysans et la bourrée auvergnate et bourbonnaise prouve qu’ils l’aiment encore et aux champs et dans les bals-musettes des faubourgs parisiens, la bourrée, plus compliquée peut-être que le Tango. Et, comme nos paysans, nos gens du monde l’aiment aussi, la danse ; et, s’ils la raffinent, une fois prise au peuple, ainsi qu’il s le font à présent pour le Tango, ils lui laissent quand même ses complications, sa fougue, ses violences, tout en donnant à leurs efforts le tour élégant qui leur convient. Et c’est pourquoi, dans son Orphésographie, le chanoine de Langres Thoinot-Arbeau, maître de la chapelle de Henri III, décrivait de la sorte cet exercice, cette véritable gymnastique de la Danse, en des termes où vous allez voir signalés tous les mouvements que synthétise précisément le Tango, bien qu’il les dissimule sous l’ardeur concentrée de sa secrète et grave mimique.
« Dancer, écrit le bon chanoine, c'est-à-dire saulter, saultelotter, caroler, baler, treper, trepiner, mouvoir et remuer les pieds, mains et corps de certaines cadences, mesures et mouvements consistant en saulz, pliements de corps, divarications, claudications, ingéniculations, élévations, jactations de pieds et aultres contenances. »
Et, pour conclure, qu’importe, en somme, l’origine étrangère et populaire d’une danse ? Et qu’importe, même, son caractère et sa figure ? Nous francisons tout, et la danse que nous aimons danse devient française. Et donc, il ne faut voir, dans l’engouement actuel pour le Tango, que le regain de notre amour tenace pour la danse, et nous en réjouir. Car la France est, comme la Grèce antique, et seule avec elle, un pays où la danse est nécessaire à la vie.
Quand Odysseus arrive dans l’île affreuse où habitent Polyphème et les Cyclopes anthropophages, et quand il demande au vieux Silène quelle est cette terre d’horreur, le père nourricier de Dionysos la définit par une seule épithète ; il l’appelle άχορον χθονα, une terre où l’on ne danse pas.
Eh bien ! la France ne doit jamais devenir cette terre-là ! Elle ne saurait le devenir que sous peine de mort. Bénissons tout ce qui l’en empêche, tout ce qui ranime la vieille tradition par quoi elle ressuscite la Grèce antique, en demeurant une terre où l’on danse, où l’on fait tout en dansant, où l’on sait même mourir en dansant.
N’est-ce pas ainsi que firent les Spartiates aux Thermopyles, eux qui, le matin de leur dernier jour, peignaient leur chevelure, se frottaient d’huile le corps et s’assouplissaient les muscles par une pyrrhique ? Et n’est-ce pas dans le même sentiment que le grand Condé, pour prendre d’assaut l’imprenable Lérida, y fit grimper ses mousquetaires au chant des violons de Lulli ? Et, pareillement n’étaient-ils point du même lignage, les vingt-cinq mille bonnets à poil d’Austerlitz qui enfoncèrent le centre ennemi au fifreli des fifres leur sifflant un rigodon ?
Ah ! certes, ils l’aimaient, la danse, et ils savaient danser, tous ces héros ! Et voilà pourquoi, du temps où j’étais enfant de troupe, on avait raison de nous enseigner la danse conjointement avec l’escrime. Et voilà pourquoi je m’en suis souvenu, tout d’abord, pour oser parler du Tango devant les cinq classes de l’Institut, certain qu’on me pardonnerait cette audace, puisque par le Tango j’entends la danse, et puisque la danse évoque la Pyrrhique, cette Pyrrhique inventée par Pallas Athénée la sage, cette Pyrrhique exaltée que tous les jeunes gens d’Athènes, après la représentation des Perses d’Eschyle, se mirent à danser comme des fous toute la nuit, par les places et les rues, et surtout devant les temples où ils frappaient du poing sur les boucliers suspendus aux portes, et redoublaient de sauts frénétiques en criant éperdument :
« Patrie ! Patrie ! Patrie ! »