Discours de réception de Danièle Sallenave

Le 29 mars 2012

Danièle SALLENAVE

Réception de Mme Danièle Sallenave

 

Mme Danièle Sallenave, ayant été élue à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Maurice Druon, y est venue prendre séance le jeudi 29 mars 2012 et a prononcé le discours suivant :

 

Le premier titulaire du fauteuil où vous avez bien voulu me faire l’honneur de m’appeler,

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

se nommait Honorat de Bueil, seigneur de Racan. Doux rêveur, ce poète, à qui Boileau trouvait du génie, était malheureusement affligé d’un fort bégaiement, et ne parvint jamais à dire correctement son nom.

Par bonheur il n’eut pas à prononcer de remerciement lors de sa réception à l’Académie : l’usage n’en fut établi que lors du premier renouvellement.

Mais qui, à vrai dire, en cet instant solennel, ne redouterait de voir sa langue s’embarrasser et le flot de son éloquence se réduire à un mince filet de bredouillements hésitants et confus ?

 

C’est pour cela que je me contenterai de ce simple mot : merci, pour vous dire ma reconnaissance.

Mais chargé de tout ce que l’esprit et le cœur peuvent y mettre.

Merci pour votre confiance ; merci pour cette preuve que vous donnez, en m’accueillant, de votre esprit de liberté. Je n’aurai garde en effet d’oublier que je suis la première femme, non pas à rejoindre votre illustre Compagnie, mais à occuper ce fauteuil, et je n’ai pas de peine à mesurer le chemin parcouru.

Quelques-uns de mes prédécesseurs pensaient en effet sûrement comme Samuel Johnson qu’« une femme qui écrit est comme un chien qui danse. Ce n’est pas qu’elle le fait bien mais on s’étonne de le lui voir faire ».

Ce ne serait cependant pas rendre justice à l’Académie qui très tôt s’était émue de ce discrédit porté sur notre sexe : dès 1674, trois siècles avant que des femmes y fassent leur entrée, le prix de l’éloquence de l’Académie française revenait à Mlle de Scudéry pour son discours sur la gloire. Et une vingtaine d’années plus tard, en votant pour le philologue André Dacier, La Bruyère regrettait de ne pas pouvoir le faire plutôt pour « madame sa femme », la grande helléniste, membre comme Mlle de Scudéry de l’Académie florentine des Ricovrati…

Mais il est une autre preuve de votre esprit de liberté qui m’est plus chère encore,

Mesdames et Messieurs de l’Académie.

En me faisant entrer sous l’or et la majesté de la Coupole, vous faites entrer avec moi la petite salle de classe où j’ai passé mes premières années, le village des bords de Loire où mes parents enseignèrent au milieu du siècle dernier, et avec eux la longue lignée, dont je suis fille et petite-fille, de ces instituteurs qui avaient l’amour du savoir, de la transmission et surtout l’amour d’une langue, la langue française.

Je crois d’ailleurs reconnaître mes parents dans le portrait que fait mon prédécesseur, Maurice Druon, de son instituteur normand au premier volume de ses Mémoires : « Il avait trente ou quarante enfants à instruire, répartis en trois cours, et s’en arrangeait bien, passant des uns aux autres sans laisser de temps mort, faisant épeler les petits tandis que les grands résolvaient un problème d’arithmétique. […] L’hiver, il rechargeait de temps en temps, avec des bûchettes, le gros poêle de fonte. »

Ce lien invisible et puissant qui, aux deux bouts d’une longue chaîne, relie la prestigieuse Académie à une modeste école de village, permettez-moi d’y voir un des traits constitutifs d’une nation qui a toujours confié à sa langue le soin de sa grandeur.

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Quiconque franchit votre seuil, affirmait Maurice Druon dans son discours de réception à l’Académie, doit d’abord hommage à la mémoire de son fondateur, le cardinal de Richelieu. Je ne saurais manquer à cet usage, et j’aurais voulu aussi, avec ce sentiment de fidélité grave et profond qui est au cœur de la succession académique, évoquer quelques-uns de ceux qui ont occupé avant moi ce fauteuil. J’aurais voulu avoir au moins le temps de saluer Georges Duhamel, prédécesseur de Maurice Druon et, comme lui, Secrétaire perpétuel de l’Académie, et dont les grands cycles romanesques bercèrent ma jeunesse.

Et au moins rendre à Antoine-Léonard Thomas la paternité du beau vers que Lamartine lui vola « Ô temps ! suspends ton vol… »

Mais je ne m’arrêterai que sur la figure d’Ernest Legouvé, élu en 1855, auteur dramatique passionné d’escrime, qui se passionna aussi pour l’éducation des femmes et qui, en 1881, au terme d’une longue carrière, fut nommé directeur des études de l’École normale supérieure de Sèvres qui venait d’être créée, et où je suis entrée quatre-vingts ans plus tard.

Mais je sens bien que je ne me suis déjà que trop attardée : Maurice Druon n’était pas quelqu’un qu’on fait attendre.

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Maurice Druon est né « au son du canon », dans les premières heures du 23 avril 1918.

Naître en avril 1918, c’est naître l’année de la victoire. C’est naître aussi sous le signe du Taureau. Maurice Druon croyait à un système de correspondances entre l’homme et le cosmos. Il en a même eu la preuve. À Rome, en 1948, une astrologue autrichienne lui avait prédit un grand évènement en rapport avec ses livres : cette année-là, il reçoit justement le Goncourt !

Le Taureau est, dit-on, « traditionaliste et conservateur, il aime les choses de la vie, il a le goût de la possession. Esthète, raffiné et charmant, il est cependant capable de fortes colères ». N’est-ce pas là un portrait fidèle ?

Signe qu’un grand destin l’attend, Maurice Druon aura dans sa vie plusieurs occasions de naître ou de renaître. À dix ans, il a une péritonite, cette mort évitée lui vaut un voyage où il prend, dit-il, « la conscience physique du pays qui était ma fierté, et que j’aspirais à servir avec éclat ». Nouvelle mort évitée : en 1940, les balles sifflent près de sa tête : « Couchez-vous, bon dieu ! dit le colonel, moi je ne peux pas je suis cardiaque… » « Avouez qu’il eût été dommage que ma carrière prît fin si tôt ! » commente Maurice Druon d’un ton patelin.

Tous les enfants ne naissent pas dans les mêmes conditions. À sa naissance, les siennes sont les plus mauvaises qui soient. Il se retrouve muni de plusieurs prénoms « Maurice Samuel Roger Charles », mais d’aucun nom légitime.

Au fond, ç’aurait peut-être été mieux pour tout le monde qu’il ne naisse pas… Pour sa mère, Léonilla, comédienne mariée, séparée de son mari, pour son père surtout, Lazare Kessel, qu’on surnomme « Lola », le jeune frère de Joseph Kessel.

Lauréat du premier prix du Conservatoire, pensionnaire de la Comédie-Française, Lazare Kessel se suicidera par balle le 27 août 1920 à l’âge de 21 ans.

Sans avoir reconnu son enfant.

Maurice Druon naît donc enfin, et vraiment, car naître c’est avoir un nom, lorsque sept ans plus tard sa mère épouse René Druon de Reynac. René Druon lui donne son nom et l’élève. C’est une naissance romaine, qui nous vaut de belles pages sur l’adoption, et un éloge de l’homme autant que de son geste. « Homme noble, loyal et droit. » Élégant, colérique, jupitérien. Pas un intellectuel, dieu merci ! Il commence par habiller l’enfant comme il faut.

C’est un mondain, riche, qui n’a pas achevé ses études de droit. Quant à Léonilla, sa mère : une mère de tragédie, dit sobrement Maurice Druon. Et il cite Alexandre le Grand : les mères nous font payer le prix fort, « cher loyer pour neuf mois de logement ! »

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À propos de Jean Genet, autre bâtard illustre, Sartre, que Maurice Druon n’aimait guère, évoquait ces issues « qu’on invente dans les cas désespérés ».

Les voies que se choisira Maurice Druon relèvent de cette invention-là, mais formulée dans le langage de la grandeur et du mythe. Car la naissance illégitime n’est pas pour lui un opprobre, c’est un signe d’élection. Dans la préface à son Alexandre le Grand, il rappelle que, par le mystère qui entoure leur naissance, le héros grec Thésée, ou encore Romulus, le fondateur de Rome, et Alexandre lui-même étaient réputés de « naissance divine ».

D’ailleurs Maurice Druon lui-même, comme l’aurore, « vient du fond du ciel », titre du premier volume de ses Mémoires.

Jusque dans les circonstances de sa naissance, rencontre de deux êtres, mais surtout de deux continents.

Côté maternel : le Brésil et incidemment la Narbonnaise.

Brésil : son arrière-grand-père est Odorico de Mendez, homme politique et écrivain, ami de l’empereur don Pedro et républicain, protecteur du 17e fauteuil de l’Académie brésilienne des lettres, traducteur en portugais d’Homère et de Virgile.

Narbonnaise : l’autre arrière-grand-père de Maurice Druon est Antoine Cros, frère de Charles Cros, poète et inventeur du « paléophone », cet ancêtre du phonographe.

Antoine Cros fut le troisième et dernier roi de l’étrange royaume patagon d’Araucanie.

D’où la remarque de Pasteur Vallery-Radot, accueillant Maurice Druon sous la Coupole : « Vous êtes, Monsieur, fils de roi. »

Côté paternel : la Russie. Lazare Kessel, le père de Maurice Druon, Joseph Kessel, dit « Jeff », son oncle, et Georges, son autre oncle, sont les fils de Samuel Kessel, médecin d’origine lituanienne (à l’époque en Russie impériale) qui vient passer son doctorat à Montpellier, puis part exercer en Amérique du Sud avant de s’installer en France.

Samuel Kessel avait épousé Raïssa Lesk, fille de riches marchands d’Orenbourg, dans l’Oural. Orenbourg, cette ville, je cite, « mi-orthodoxe, mi-musulmane, avec ses églises à bulbe d’or, et ses minarets superbes » …

Une photographie de l’époque montre l’immense caravansérail des Lesk, vêtus d’amples caftans, la tête enturbannée. Dans sa propriété de Faise, près de Libourne, Maurice Druon a gardé au mur de sa salle d’archives deux documents encadrés où figurent les noms de Lesk et de Kessel en caractères cyrilliques ornés d’avant la révolution.

Origines brésiliennes d’un côté, juives de l’autre. Juives ? Plus exactement, « khazares ». Maurice Druon se dit et se veut un descendant des Khazars, « l’empire oublié », cette vaste théocratie marchande, qui du viie au xe siècle allait du Caucase à Kazan. Ce sont des Turcs « réfugiés dans les marais autour des 70 embouchures de la Volga », polythéistes jusqu’à ce que, en 740, ils décident d’adopter la religion juive, pour, dit Maurice Druon, « des raisons parfaitement politiques ».

La dynastie des Khazars s’éteint définitivement en 1046. Restent les descendants de son peuple.

S’il a choisi de raconter leur histoire, dit Maurice Druon, en s’inspirant du livre d’Arthur Koestler, La Treizième Tribu, c’est parce que cela nous oblige, je le cite, « à regarder d’autre manière qu’on ne le fait ordinairement les Juifs d’Europe orientale ».

La première conséquence est, je le cite « que le terme d’antisémitisme, forgé à leur encontre, est un pur non-sens : il y avait fort peu en Khazarie de sang sémite ».

Descendants des Khazars, les Ashkénazes sont un peuple industrieux, bâtisseur, organisateur.

Ce sont du reste, ajoute-t-il, des Ashkénazes qui ont fondé Israël.

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Si le destin que Maurice Druon doit se choisir est une revanche ou une compensation, ce sera donc une revanche éclatante, une compensation grandiose. Au prix même d’une ambiguïté, car le projet de devenir « soi » risque souvent alors de se confondre avec celui de devenir « quelqu’un ».

Cette hésitation gouvernera toute sa vie, elle marque déjà les débuts d’un enfant assoiffé de reconnaissance…

Il n’a pas dix ans, que déjà l’Académie française lui fait signe, avec la rencontre de Pierre Thureau-Dangin, dont le père avait été Secrétaire perpétuel de l’Académie, comme lui-même le sera ; et qui salue dans le petit garçon un « futur grand homme » !

La première fois qu’il a entendu la T.S.F., c’était le discours de Maurice Paléologue à l’Académie française, et la réponse de Louis Barthou.

Ce n’est plus un destin, c’est une prédestination.

D’où le choix de ses modèles : des figures et des symboles quasi mythologiques – jupitériens, herculéens, à la hauteur d’un immense projet où se résorberaient les failles de l’enfance.

Il y eut un Druon « géant des Flandres », un autre qui fut un saint, et Maurice Thorez racontera un jour à Maurice Druon que, enfant, il était allé l’honorer en pèlerinage !

Il y aura Joseph Kessel, à la crinière de lion, aux appétits et aux débauches grandioses, l’homme aux femmes multiples, « ce faussaire dans le genre d’Homère », disait son neveu.

Et par-dessus tout il y a la France, qui lui a donné une patrie, une terre, un nom, et une langue.

Fin 1942, traversant en compagnie de Jeff l’Espagne et le Portugal pour rejoindre de Gaulle à Londres, Maurice Druon s’arrête un moment et se retourne vers le pays qu’il s’apprête à quitter : « D’une telle place, écrit-il, dans un tel moment le mot patrie prend un sens qu’il n’a jamais eu mais qu’il ne perdra plus. […] C’est une réalité visible et vivante […] dont se séparer est un arrachement quasi charnel. »

La France, c’est d’abord la série illustre de ses grands écrivains, l’alignement de leurs œuvres complètes auxquelles le jeune Maurice rêve d’ajouter les siennes : « J’ai été élevé devant des livres, dans la fréquentation des grands modèles, de ce à quoi on n’atteindra pas. » La carrière littéraire sera pour lui un des moyens de rendre à la France et à sa langue ce qu’il leur doit, ce sera en même temps un marchepied vers la gloire.

Et plus le temps passera, plus la France, ce grand modèle, cette grande référence, sera figée dans une image quasi sacrée : plus il sera nécessaire qu’elle reste ce qu’elle est, ou ce que l’enfant désirait qu’elle fût.

Quelque chose de grand, et surtout d’immuable.

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Léonilla et René Druon se marient, tous deux souhaitaient « faire une fin », et ils s’installent avec l’enfant en Normandie, à La Croix-Saint-Leufroy, où ils vont rester quelques années.

« Je n’ai pas aimé l’enfance », dit Maurice Druon. Et pourtant, il fait le tableau d’années heureuses, à la campagne, entre les briques roses de l’école républicaine et le latin que lui enseigne le curé. C’est la France d’avant, encore peu touchée par la modernité : le passage du pittoresque colporteur du « planteur de Caïffa », les « processions des Rogations »… La « terre de France » y « prend pour toujours consistance et vérité ».

Son appétit de lecture et d’écriture se voit décuplé par la solitude dans ce monde immobile ; il voit peu Kessel, plus attaché aux traditions juives, et qui n’aime pas trop l’éducation catholique qu’on donne à l’enfant ; il est reçu avec mention au certificat d’études, en récompense on lui offre un voyage à Saint-Malo, l’hôtel – qui existe toujours – est la maison natale de Chateaubriand !

Il fait sa première communion avec le père Padé, qui « mettait quatre sucres dans son café » mais « avait un regard qui vous remplissait l’âme ».

Puis tout change : la grande crise de 1929 ruine le père qui vit de ses rentes, on se retrouve en 1930 à Clamart où René Druon va tenter de nourrir sa famille en montant un élevage de volailles ! Maurice Druon prend l’habitude de ces renversements du destin. Beaucoup plus tard, répondant à Pierre de Boisdeffre qui lui parle de sa « chance insolente », il explose : « J’ai crevé de faim autant qu’un autre ! » Le bonheur continue de lui venir de la lecture, de ses études, de ses professeurs au lycée Michelet de Vanves. Sa nature le porte vers les « humanités », il gardera toute sa vie le goût des dictionnaires de Bailly et de Gaffiot. L’époque cependant déjà le déçoit, notamment le surréalisme parce que « l’anarchie dans le verbe » lui a toujours paru « aussi haïssable que dans la société ».

Ce qui dessine un futur parcours d’écrivain. Et d’homme politique.

Son poète d’élection, c’est Henri de Régnier, dont il cherchera plus tard les traces à Venise sur les Zattere. Il voudrait le rencontrer mais celui-ci meurt le 23 mai 1936 : il a 18 ans, il se rend à ses obsèques. Leur solennité, la vue des académiciens en habit lui fourniront le premier chapitre des Grandes Familles.

Il se rêve déjà un enterrement d’académicien…

C’est alors qu’il apprend par hasard que Lazare Kessel, son père biologique, s’était suicidé : « Ce fut comme si la foudre m’était tombée dans l’âme. »

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Mais Maurice Druon n’est jamais seul : « Jupiter veillait », écrit-il. Il obtient en 1936 le 2e prix au Concours général, sa copie commence non par : j’accuse ! mais par : j’enrage !

Par son faste d’or et de tapis rouges, la remise du prix est comme une vision prémonitoire de sa future réception à l’Académie.

Pour l’heure, âgé de seulement dix-huit ans, élève à la faculté des lettres de Paris, puis à l’École libre des sciences politiques, il commence à publier dans les revues et journaux littéraires. Ce sont les années du Front populaire. « C’était, dit-il, le temps des aveugles. » Les gouvernements se succèdent, Mussolini tient Rome depuis 1922, l’Espagne est en feu, Hitler occupe la rive droite du Rhin.

« Jeune patriote », « tendance monarchie constitutionnelle », classique dans ses goûts et mondain dans ses habitudes, il se perfectionne en équitation. « Je fus, dit-il, l’un des derniers Parisiens à remonter comme le fit longtemps la société aristocratique les allées cavalières de l’avenue Foch en direction du Bois. »

Il lui arrive de prendre le métro – en habit noir et gants blancs – pour conduire des jeunes filles à des soirées. Il cherche un successeur à Henri de Régnier : ce sera Fernand Gregh, qui fut treize fois candidat à l’Académie avant d’y être élu. Fernand Gregh avait deux enfants, Didier et Geneviève. Une romance naît entre Didier et Lucie Faure, et une autre entre Geneviève et Maurice Druon. Tout ce beau monde part pour une croisière aux Antilles. Ils sont de retour à Dieppe le 23 septembre 1938. Les accords de Munich sont signés le 30.

… Fin de sa jeunesse, fin d’un monde.

Il est prêt à combattre, la France ne l’est pas.

Le Front populaire et sa « victoire » ont traumatisé la bourgeoisie qui s’accommode mieux du péril brun que du péril rouge.

Renvoyé à sa rage solitaire et impatiente, Maurice Druon ne songe qu’à vivre sa vie de jeune écrivain classique, plus que jamais ennemi d’André Breton, ce « fils de gendarme » : c’est ainsi qu’Aragon, qui fut son ami, et le mien, le nommait, je m’en souviens encore.

La vie mondaine reprend. En novembre, Maurice Druon se rend à une réception donnée par la dernière maîtresse d’Henri de Régnier, vêtue d’amples mousselines, « la poitrine peu abondante mais soulevée de soupirs ». Le lustre laisse tomber ses coulures de bougie sur Georges Lecomte, autre futur Secrétaire perpétuel de l’Académie et qui, pour l’heure, « saupoudré de stéarine, semble couvert de fientes blanches par tous les pigeons du bois de Boulogne »…

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Pendant qu’on s’amuse, de l’autre côté du Rhin les forges grondent et une autre jeunesse marche au pas de l’oie.

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En 1939, Joseph Kessel, « le dionysiaque héracléen », enfin s’intéresse à lui. « Je lui procurais le sentiment d’avoir une descendance. »

Autour de Jeff gravitent des personnages marqués par une vie forte, aventureuse. Les as de l’Aéropostale, Jean Mermoz, Antoine de Saint-Exupéry et Henri Guillaumet. Il y a aussi Katia Gangardt, née « au nord de l’immense Russie », Germaine Sablon, sœur de Jean Sablon, des musiciens tziganes et des chanteuses de cabaret russe. « Tous ces personnages dressés dans ma mémoire comme au long d’une voie Appienne de l’étrangeté. » Gaston Gallimard, « rond, replet, gris et rose », ressemblait à un notaire de province.

Ne pouvant partir en Espagne, il entreprend sa première pièce, Mégarée.

On voit que les grandes figures de l’antiquité héroïque et mythologique ont précocément hanté l’imagination de Maurice Druon.

Fin août, signature du pacte germano-soviétique, l’angoisse prend les Français à la gorge. Grâce à Jeff, il dîne avec Pierre Lazareff. Hitler prononce un discours. « Il ne se passera rien tant qu’il parle », dit Lazareff.

Le discours fini, Hitler envahit la Pologne, l’état de guerre est proclamé.

En quelques heures, le jeune Maurice a écrit un article que Jeff porte à Lazareff et qui est publié : « J’ai vingt ans et je pars. »

Il en est encore fier, quarante ans plus tard : « Je coïncidais avec un moment de la conscience collective. »

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La guerre est là, elle va lui donner l’occasion de manifester avec éclat l’attachement qu’il a pour la France et sa liberté.

Mais son destin est d’abord celui de milliers de Français, mobilisés, puis englués dans la drôle de guerre.

Sa passion du cheval le tient. Il prépare l’école de cavalerie de Saumur, épouse Geneviève ; drame chez les Gregh. Il est reçu à Saumur, à une place moyenne.

À Saumur, son image de la France se fixe pour toujours dans les couleurs que Balzac lui a données. Rues vides, pâle reflet de la pierre de tuffeau blanc, flot puissant de la Loire, « ce boulevard de nos rois ». Les « blanches gentilhommières entourées d’un beau parc dont les prairies déclives sont ornées par de douces rivières » y témoignent plus qu’ailleurs « des temps d’avant la médiocrité ».

La médiocrité moderne et démocratique.

Petite déception : il a été versé dans la cavalerie motorisée, il sera « cambouis » et non « crottin ». Aime-t-il l’armée ? Oui, et il n’aurait pas détesté y faire carrière. Cependant, en 1964 il écrira : « Trop longtemps porté, le casque déforme la tête. »

La drôle de guerre se traîne, la guerre est courte, la défaite foudroyante. En juin 40, tout est fini. Il est en Dordogne, dans une unité motorisée, une voix dit : « Ça y est mon colonel, ça y est ! Elle est signée, c’t’armistice ! » Le colonel a un coup de sang, lui reste penaud avec ses chenillettes ridicules.

« Si nous fûmes vaincus, commente Maurice Druon, ce n’est pas parce que les Français ne voulaient pas se battre », c’est la faute de l’état-major, de son impéritie. Telle est aussi la thèse de Marc Bloch dans son livre L’Étrange Défaite.

C’est donc bien une douleur, mais une douleur grandiose qui le tient : l’identification avec le malheur de la France. « J’écris ces lignes le 16 juin 2006, soixante-six ans jour pour jour après les drames que je relate et qui m’ont laissé dans l’âme une blessure jamais cicatrisée. » Le ton dramatique s’accompagne, comme souvent chez lui, d’une ironie mordante et drôle. Tandis qu’il enregistre son discours final et fatal, Paul Reynaud est accompagné de sa maîtresse, Mme de Portes, il a oublié qu’on entendait toutes leurs conversations : « Appuie davantage sur cette phrase, chéri ! »

Le 14, les Allemands sont entrés dans Paris. Un espoir encore : la bataille de la Loire. « La Loire serait notre Marne. » Hélas ! Le colonel leur intime l’ordre de rester avec leurs hommes : « Pétain est meilleur juge que de Gaulle de l’honneur de la France. »

« Nous touchions là le fond de la honte. »

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À Tarbes, dans l’armée de l’armistice, armée fantoche, il garde au moins son cheval, un anglo-arabe : la race qu’il préfère, et qu’il a montée jusque dans ses dernières années. La résistance ? Elle est à l’ordre du jour, cela ne pose même pas de question, mais après sa démobilisation il reste en zone libre, et y fait représenter sa première pièce, Mégarée, à Monte-Carlo en 1942.

La même année, il compose une chanson, Le Galérien – « j’ai pas tué, j’ai pas volé » –, sur une musique traditionnelle russe. Ô les multiples facettes de ce destin !

Juillet 42 : un peu d’espoir grâce à la Russie, et grâce aux communistes français qui vont pouvoir enfin rentrer dans le jeu. Maurice Druon a rejoint Kessel et Germaine Sablon à Anthéor, près de Saint-Raphaël. Sur une photo de l’époque – l’un massif, l’autre gracile et fin – tous deux en costume de bain, Jeff et lui se ressemblent beaucoup…

Il finit par entrer dans le réseau Carte, réseau antigaulliste, et il y rencontre Jean Bernard, futur académicien.

Quand le 11 novembre les Allemands envahissent la « zone nono » et que l’armée fantoche est démobilisée, l’inquiétude gagne toute l’ancienne zone libre et tout particulièrement les Juifs. Cependant Laval a donné un passeport à Jeff, preuve qu’« il respectait le talent et même le talent juif », dit Maurice Druon.

Kessel a refusé le passeport, mais il hésite toujours à franchir le pas. Maurice Druon le décide : ils traversent clandestinement l’Espagne et le Portugal et, dans une tempête de neige, pour ne pas se perdre, se récitent de grands vers français, de Corneille à Rostand.

À Londres, il rejoint de Gaulle et les rangs des Forces françaises libres, matricule 33623. L’Angleterre, ses mœurs, le courage du peuple et de la famille royale, leur sens du sacrifice lui resteront toujours gravés au cœur, et même la gentillesse de son butler qui, ne voulant pas lui faire de peine, annonce le mauvais temps en ouvrant ses rideaux par ces mots « nice rain today, sir ! »

Rien d’exceptionnel pour lui, cependant, à Londres, à aucun moment il ne participe à des affaires difficiles, encore moins dangereuses. Aide de camp du général François d’Astier de La Vigerie, puis attaché au poste « Honneur et Patrie », il sera correspondant de guerre auprès des armées françaises jusqu’à la fin des hostilités. « Mais j’ai eu des maîtresses charmantes », ajoute-t-il laconiquement.

L’action se dérobe, l’écriture ne se décide pas vraiment, même s’il rédige la première préface au Silence de la mer. Publiée en 1943 à Londres dans les Cahiers du silence.

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C’est alors que le destin frappe son plus grand coup.

Sur l’instigation d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Jeff et lui composent en un après-midi le Chant des partisans, qui, sur une musique d’Anna Marly, deviendra l’hymne aux mouvements de la Résistance. « J’ai glissé un feuillet dans les pages de l’histoire », écrit-il. « Un instant, la conscience du peuple était passée à travers moi. »

C’est lui qui le chante pour la première fois. Kessel n’a pas l’oreille musicale : « Je reconnais la Marseillaise parce que c’est là qu’on se lève », disait-il.

Le manuscrit a été classé monument historique.

En 1944, coincé en Algérie, Maurice Druon ne participe pas à la libération de Paris. « Frustré d’aventures, je ne serai pas sur la liste des héros mais sur celle des témoins. » La victoire cependant est là.

Ses causes ? « L’opiniâtreté anglaise, le matériel américain, le sang russe. »

Maurice Druon gardera toujours des liens très forts avec la Russie, alors l’U.R.S.S. Il y fait son premier voyage en 1951, il en fera beaucoup d’autres, dont un mémorable, en 1961, en compagnie de sa seconde épouse, Madeleine, voyage qui les mène de Leningrad à Odessa à bord d’une Bentley. Et l’un des derniers, tard, pour chercher au sud de l’Oural les racines de sa famille.

Il trouvera en Russie – en U.R.S.S. – ses lecteurs les plus nombreux, 23 millions ! aimait-il à rappeler, pour les Rois maudits… « On parle de moi là-bas comme d’Alexandre Dumas. »

En 1993, il reçoit des mains de Boris Eltsine l’ordre russe de l’Amitié des peuples.

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Avec la guerre, la Résistance, le séjour à Londres, de grandes fidélités sont nées, pour toujours et à jamais.

Envers le gaullisme, d’abord, parce que « tout s’effondre quand le sentiment de la patrie disparaît ». Dans un article retentissant publié par Le Figaro le 17 juin 1998, et qu’il intitule « Ne vous appelez plus gaullistes ! » il écrit : « Gaulliste est le vocable que ma génération aura ajouté à l’Histoire. » Et il tonne contre ceux qui ont dénaturé le gaullisme le jour « où, sans que nous nous en apercevions, le vieux rassemblement du Général a été transformé en un ascenseur destiné à hisser un présidentiable ».

Gaulliste, fidèle à l’esprit de la Résistance, fidèle à la mémoire des peuples qui ont résisté, la Russie, l’Angleterre, mais aussi la Grèce : dans un petit film où on le voit marchant dans les ruines d’Olympie, il rappelle qu’en 1941 les habitants d’Athènes occupée, entendant venir les bombardiers alliés, avaient allumé toutes leurs lumières afin de se constituer en cible pour les aviateurs.

Fidèle enfin aux résistants français. En 1997, dans son témoignage qui fit tant de bruit au procès Papon, il s’indigne : « Aujourd’hui, on ose faire un tri parmi les déportés, on fait passer les résistants au second plan », comme si, dit-il, « ils avaient mérité leur sort ! »

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Le temps de la guerre est fini, celui de la littérature commence.

Enfin.

Suite nécessaire, car : « Tout homme […] cherche à prolonger sa durée biologique, à se rattacher au passé et à se projeter dans l’avenir. »

Publiées en 1948, Les Grandes Familles incarnent sans doute pour la dernière fois en France la grande tradition classique du roman de société et de mœurs. On ne peut relire sans être grandement impressionné cette peinture au vitriol des mœurs d’une société que Maurice Druon connaît bien, celle qui détient l’argent et le pouvoir.

Il s’est senti très tôt attiré par les formes de la respectabilité qu’elle seule peut conférer, mais il en a perçu très tôt aussi l’impitoyable cruauté qu’il décrit impitoyablement : suicide d’un fils qu’on y a poussé, pages terribles sur l’abandon d’une orpheline qu’une tante mondaine rend à son orphelinat quand elle s’aperçoit que la petite compromettrait sa saison à Monte-Carlo…

Pages terribles aussi sur le naufrage de la vieillesse, même comblée d’honneurs, galerie de « vieux monstres conservés dans l’alcool de la gloire ».

La célébrité lui vient aussitôt, avec le prix Goncourt. Il a trente ans.

Une célébrité plus grande encore lui viendra ensuite avec sa saga historique Les Rois maudits, dont la composition l’occupera vingt-deux ans, de 1955 à 1977. Suite romanesque qui repose sur la malédiction prononcée sur le bûcher par le grand maître du Temple Jacques de Molay contre le roi de France Philippe le Bel, le pape Clément V et Guillaume de Nogaret, leurs héritiers et successeurs pendant treize générations.

Hauts en couleur, les titres dessinent à eux seuls la fresque historique où la France pendant quelques années s’est reconnue, et encore davantage peut-être lorsqu’elle fut portée à l’écran : chacun les a en mémoire. Le Roi de fer, La Reine étranglée, Les Poisons de la Couronne, La Loi des mâles…

C’est un fragment de notre roman national à quoi Maurice Druon attache pour toujours son nom.

Maurice Druon n’a jamais caché que c’était le résultat d’un travail d’atelier. Des nègres ? Peut-être, mais j’ai dû tout réécrire ! dit-il à la télévision le 27 mai 2006. Sur ses ouvrages, des paperolles et ratures innombrables en témoignent.

Tout lui réussit : n’est-ce pas ce que voulait le petit garçon sans père ? Il mêle les genres, s’essaie au conte pour enfants avec Tistou les pouces verts en 1957, publie un roman mythologique, Alexandre le Grand (1958), suivis des Mémoires de Zeus (1963-1967). Oui, il est un écrivain populaire, parfaitement, et se veut tel, même s’il ne parle pas du peuple. Populaire au sens où l’était le théâtre grec, qui s’adressait au savetier et à l’archonte...

Et, en forçant tout de même un peu la provocation, il se voit même comme un écrivain engagé, on est engagé parce qu’on est homme, écrit-il, et parce qu’on vit !

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Puis vient le grand moment, qu’il appelait de ses vœux depuis sa petite enfance et la rencontre de Pierre Thureau-Dangin.

Le 8 décembre 1966, Maurice Druon est élu à l’Académie française au 30e fauteuil, succédant ainsi à Georges Duhamel. Il a quarante-huit ans, il y restera quarante-trois ans, presque la moitié de sa vie, et il en sera le Secrétaire perpétuel de 1985 à 1999.

Un an après son élection, dans une interview télévisée, il déclare : « C’est l’une des plus grandes joies de la vie d’un écrivain qui aime sa langue. » Joie d’écrivain ?

Oui.

Mais aussi joie, orgueil de participer à la majesté de l’Académie, à sa grandeur. Elle est « souveraine en matière de langage », et comme « la langue se confond avec la civilisation », c’est de la France elle-même qu’il s’agit.

L’Académie en est « la façade dans le monde » : au fronton, il fallait que le nom de Maurice Druon fût inscrit.

C’est fait.

Peu d’académiciens auront à ce point confondu leur vie et leur action avec celles de l’Académie. Là, enfin, tout se conjugue, tout se rassemble, là en effet se voit enfin conjurée la grande menace obscure de la naissance : où trouver une légitimité plus grande ? Que dans cette assemblée, la « plus ancienne assemblée d’Europe après la Chambre des lords et l’Académie florentine » ?

Quiconque a senti très précocement le danger de n’être pas ou de n’être rien ne peut que viser à la stabilité, à la permanence : si reconnue soit-elle, l’œuvre demeure toujours un coup de dés. Tandis que la force supérieure de l’Académie est dans son pouvoir symbolique, sa permanence, sa capacité à résister au temps, son inscription dans la pierre, dans l’histoire et dans la loi.

« C’est dans les temps de mutation que sont précieuses les permanences ; et l’homme, devant le précipice de l’avenir, cherche sous sa main les rambardes du passé. »

Pas question donc qu’on puisse attenter à des lois qui ont traversé les siècles. Pas question donc, par exemple, qu’une femme puisse y entrer ! On connaît son mot fameux : l’Académie se retrouverait, dit-il, avec « quarante bonnes femmes tricotant aux séances du Dictionnaire ! » Les tricoteuses en France ont une réputation de grande sauvagerie : elles transportaient leur tricot aux séances de la Convention et jusqu’au pied de la guillotine. Elles mettraient l’Académie à feu et à sang !

Le croit-il vraiment ? C’est une réplique de théâtre, théâtralement accentuée, le mot d’un homme que la nouveauté hérisse, mais qui sait, quand il le faut, reconnaître que la force et le talent n’ont pas de sexe.

En 1999, lorsqu’il abandonne ses fonctions de Secrétaire perpétuel de l’Académie, c’est à une femme que Maurice Druon souhaite explicitement transmettre le flambeau.

Et il accède alors à une espèce de liberté joyeuse, qu’il gardera jusqu’à sa mort.

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« Travailler à la pureté de la langue », telle avait été la mission confiée à l’Académie dès ses origines par le cardinal de Richelieu.

Nul plus que Maurice Druon n’a pris davantage ces mots à la lettre. « Juge du langage, telle est l’Académie, par essence et par droit », écrit-il en 1995, en préface à la réédition de ses statuts.

L’état de la langue française dans le monde, sans parler de son état en France même, dans sa pratique et son enseignement, nous rend aujourd’hui particulièrement sensibles à la force, à la continuité, à l’opiniâtreté de ce combat. Et à la justesse d’une cause géopolitique, à laquelle Maurice Druon s’est passionnément attaché : non pas seulement défendre notre identité sur notre sol par la défense de notre langue, mais soutenir le droit à la diversité culturelle que réclament de nombreuses nations qui, dans le monde, selon son heureuse expression, ont « le français en partage ».

Cette action en faveur de la langue française est l’héritage premier et essentiel de Maurice Druon, héritage qui devient un devoir imprescriptible quand on a l’honneur de lui succéder.

Les exemples abondent :

Léopold Sédar Senghor avait été membre de l’Internationale ouvrière ? C’est un grand défenseur du français ; Maurice Druon sera en 1984 l’artisan de son entrée à l’Académie : il y va de la grandeur de la langue française.

Dès les débuts de la construction européenne, la question s’est posée : quelles en seraient les langues de référence ? En 1979, appelé par l’archiduc Otto de Habsbourg, Maurice Druon rejoint un groupe fondé par des députés européens afin de promouvoir la langue française et de manifester, face au monopole de l’anglais, l’indépendance de l’Europe par rapport aux États-Unis.

En 1986, sur une initiative canadienne, le grand prix de la Francophonie est créé. Répondant à L’Express, Maurice Druon a ces mots : « Nous avons particulièrement apprécié que, en hommage au plus vieux serviteur du français, gardien de son usage depuis trois cent cinquante ans, le gouvernement canadien ait chargé l’Académie de décerner ce prix en toute liberté. »

L’un de ses derniers combats concerne la féminisation des noms de fonctions, et on devra reconnaître que ses arguments ne manquent pas de force. De nouveaux usages vont s’imposer, mais il est du devoir de l’Académie de veiller à ce qu’ils n’aillent ni contre la grammaire, ni contre la langue. 

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Mais n’anticipons pas, suivons l’ordre des évènements et revenons un peu en arrière.

Le 5 avril 1973, Maurice Druon est nommé ministre des Affaires culturelles par Georges Pompidou, en remplacement de Jacques Duhamel. Il le restera jusqu’en février 1974.

Troisième étape d’un parcours que symbolisent les mots qu’il a voulu voir gravés sur sa tombe, dans sa propriété de Faise, près de Libourne : « Combattant, écrivain, ministre. »

Maurice Druon croyait-il vraiment à leur équivalence ?

Le combat auquel il était prêt, au début de la guerre, s’est dérobé.

L’exercice du pouvoir n’apportera pas à son image des traits qui la grandissent véritablement.

La littérature, seule, et il le sait, est un accès à une grandeur véritable, elle seule peut conférer la véritable légitimité.

Alors, pourquoi lui avoir préféré le pouvoir politique ? Par goût ? Non, répond-il, mais par amitié pour Georges Pompidou. Par vanité ? Pas davantage : s’il aime s’entourer des grands de ce monde, c’est pour les conseiller et les aider, rien de plus.

Et puis, après mai 68, le monde culturel était « un peu débridé », ajoute-t-il, il fallait bien « remettre les choses sur leur axe ».

… Le résultat est que le fossé se creuse entre Maurice Druon et une société qui continue d’être soulevée par un vent de liberté dont il ne voit que les dérives. « Les excès de la liberté ne sont pas plus honorables que ceux de l’autorité, et ils sont souvent plus dangereux. » Le gauchisme l’a vraiment mis en colère, c’est le fait d’envieux et de paresseux. Lui-même a été dans sa jeunesse attiré par le communisme ? Et alors ? C’était un phénomène de génération ! « À trente ans, on va vers l’espérance. » Et puis il y a eu « le sacrifice des Russes ». 

« Mais le marxisme, jamais ! »

La France ne voit-elle donc pas qu’elle est « aux ordres d’un cadavre » ? C’est le titre d’un de ses pamphlets.

Dans ce début des années 1970, pour tout un monde d’artistes, d’intellectuels, Maurice Druon ministre va donc incarner un violent mouvement de retour à l’ordre.

Lorsqu’il prononce sa phrase peut-être la plus fameuse : « Les gens qui viennent à la porte de ce ministère avec une sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre devront choisir », une procession funèbre silencieuse se déploie dans les rues de Paris, pour symboliser la mort de la liberté d’expression.

Je n’y étais pas. J’aurais pu y être. 

Et pourtant. Il y a de la force, et de la logique, dans ses arguments : entre subversion et subvention, il faut sans doute choisir.

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Les temps avaient changé, et il n’était pas homme à l’accepter. De formidables mouvements, irrépressibles, bousculent les traditions ; les idées de liberté et d’émancipation touchent aux domaines fondamentaux de la vie, de la mort. Cela lui est intolérable : elle ne peut pas, elle ne doit pas changer, cette France qui l’a reconnu, qui lui a donné une légitimité, un nom, une langue et, tranchons le mot, la gloire ! Elle doit rester ce qu’elle est, et tant pis pour ceux qui pensent autrement !

On pourra donc déplorer mais non pas s’étonner de le retrouver aux côtés de ceux qui n’acceptent ni la suppression de la peine de mort, ni la libéralisation de l’avortement, ni la reconnaissance du droit des homosexuels à s’unir officiellement.

Son action ne se réduit pourtant pas à ces crispations coléreuses : il crée l’Association française pour les célébrations nationales ; la Caisse nationale des lettres, devenue Centre national des lettres, passe sous la tutelle des Affaires culturelles. De nouveaux centres d’action culturelle sont créés, les budgets des théâtres nationaux sont augmentés, la Comédie-Française rénovée. Il fait classer Orsay mais ne réussit pas à sauver les Halles.

Comme, plus tard, il ne réussira pas à faire reconstruire le palais des Tuileries.

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Quarante ans ont passé. Aujourd’hui, devant l’effondrement patent de l’école, marqué par la défiance envers le savoir, la transmission, comment ne pas rejoindre le Maurice Druon qui, au milieu des années 1980, disait : « Jadis, autrefois et même naguère, on apprenait à parler comme on doit écrire ; aujourd’hui, on apprend à écrire comme on ne doit pas parler » ?

Pour lui, l’école tient en ces mots : l’instruction doit « former le raisonnement en même temps qu’on augmente le savoir ».

 

Pour lui, la culture est d’abord transmission.

D’où cette pensée de Marc Aurèle, qu’il aimait à citer : « Pénètre dans l’âme de chacun mais permets aussi aux autres de pénétrer ton âme » ?

Et cette devise, que chacun devrait faire sienne et qu’il a formulée dans son discours de réception à l’Académie : « Je connais ce que je recueille, soupèse ce que je dois maintenir, mesure ce que je souhaite transmettre. »

Quand on lui disait qu’il était un conservateur, il répondait : Eh mais ! Est-ce qu’il n’y aurait par hasard rien à conserver ?

Oserait-on dire aujourd’hui qu’il avait tort ?

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Comme pour donner à l’œuvre d’une vie un cadre qui s’accorde pleinement à la haute idée qu’il s’en fait, Maurice Druon achète en 1972 avec Madeleine l’abbaye cistercienne de Faise, près de Libourne, fondée en 1137 par Pierre II de Castillon, et partiellement détruite à la Révolution.

Signature et symbole éclatants.

Héritier d’ascendances multiples et lointaines, Maurice Druon poursuit sa quête inlassable d’un enracinement : dans la patrie française, dans la langue de France, parmi ses écrivains, dans ses plus hautes institutions, et pour finir il le trouve dans son sol. Et dans son histoire. À un de ses plus hauts moments : le grand renouveau qui autour de l’an mil a marqué l’Occident chrétien, la réforme de Bernard de Clairvaux.

De l’abbaye, ne subsiste alors qu’un bâtiment du xviie siècle, long et majestueux, à deux étages, pourvus chacun d’arcades en façade, dressé au milieu de ruines, mais en bien mauvais état.

Madeleine et Maurice Druon le feront admirablement restaurer, et c’est là que Maurice Druon recevra des hommes politiques, tant étrangers que français. Viktor Tchernomyrdine, Vladimir Poutine…

Ce sont les années où il tend alors à se confondre avec une figure de lui-même qu’il a lui-même créée. Il est déjà une sorte de monument, la référence d’une époque qui peu à peu s’éloigne. Il a le sens de la grandeur jusqu’au point où elle risque de tendre à l’ostentation. Des formules trop parfaites roulent dans une voix aux accents trop étudiés. Ses emportements sont célèbres. Il aime les honneurs, les titres, les décorations. Il a une vision – comment la qualifier ? empanachée ? – de la France et de son histoire. Une histoire qu’il confond parfois avec celle de sa propre réussite.

Il avait une dette envers la France : soit. Mais il s’en est si bien acquitté qu’il semble que ce soit la France qui maintenant en a une envers lui.

Avec sa silhouette théâtralement campée, son chapeau incliné sur l’oreille, il est de la race de ceux qui comme Sacha Guitry semblent toujours mettre en scène leur vie.

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Mais à Faise, c’est aussi un homme qui a trouvé un havre de repos et de paix, avec Madeleine, au milieu des livres, des œuvres d’art, des chevaux, et des chats.

Il y a sur son bureau à côté de celle du général de Gaulle, une photo de son chat, accroché à son épaule.

Là, il rêve, réfléchit, médite, saisit au vol des formules sur son carnet, fait du cheval avec le grand cavalier Pierre Durand, compose ses Mémoires, rassemble ses écrits dans de gros volumes qu’il intitule Circonstances, preuve de son attention constante au temps présent, et tente de mettre en pratique ce que disait Mohamed V à son fils, Hassan, sur les destinées de qui Maurice Druon a veillé depuis le milieu des années 1950 : « Tu auras peu de temps, ne le perds pas à donner des exemples de bonne foi à des gens de mauvaise foi. »

On le sait, Maurice Druon aimait le Maroc, le Maroc était son autre terre d’élection. Et le Maroc ne lui a peut-être pas assez rendu tout ce qu’il lui devait : une présence régulière, un attachement profond, une conscience exacte de ce qu’est le royaume chérifien. Et la création d’une Académie royale, en 1977, sans exemple dans le monde, puisqu’elle comprenait trente membres marocains et trente membres étrangers associés.

Il rêvait peut-être pour lui-même d’un mausolée comme celui de Mohammed V, avec une coupole en firmament.

À Faise, où il a choisi de se faire enterrer entre les murs arasés de l’ancienne chapelle, c’est encore mieux : il a au-dessus de sa dalle funéraire la voûte céleste elle-même.

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Oserai-je cependant vous retenir encore un instant,

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

pour tenter une dernière esquisse de cette vie d’exception ?

Il disait : « J’ai, comme on dit, habité mon siècle. » Mais il ne l’aimait pas. Maurice Druon ne s’est jamais accommodé du changement des temps.

Cette France qui lui avait tout donné, conjurant ainsi la malédiction initiale de sa naissance, cette France à laquelle il s’était obstinément voué, il lui semblait la voir glisser sans retour dans une médiocrité et une modernité où sa haute et singulière figure se perdrait.

Il aurait préféré le temps d’Alexandre, car il y a « de grands éléments de bonheur dans la pensée grecque ». Il avait écrit les Mémoires de Zeus pour tenter « de dégager Platon de dessous les Évangiles ». Croyant de synthèse, non de mystique, il était dans un accord spontané avec toutes les religions, sous toutes leurs formes. Il disait aussi : « Je ne crois pas. Je m’efforce de penser. »

Passionnément épris de grandeur, de faste et de pouvoir, il était aussi un homme que « rendait heureux la diversité des fleurs et des arbres, l’amitié de ses chevaux, la venue silencieuse de son chat avant la pluie, le sommeil confiant de son labrador ».

Mais il emportait partout avec lui une fêlure secrète, une faille initiale que rien ne peut jamais combler, ni l’œuvre, ni l’action. Ni les honneurs.

Comme Alexandre le Grand, il était hanté par l’idée de la vanité des choses humaines.

Son dernier mot, il l’a prononcé à trente ans, dans Les Grandes Familles : « La fin des hommes qui ont réussi n’est pas plus heureuse que la fin des hommes qui ont échoué. »