Discours de réception, et réponse de M. Pierre-Jean Rémy

Le 13 décembre 2007

Dominique FERNANDEZ

Réception de M. Dominique Fernandez

 

M. Dominique Fernandez ayant été élu à l'Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Bernard, y est venu prendre séance le jeudi 13 décembre 2007, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

L’illustre d’Alembert, dont vous m’avez fait l’honneur, et je vous en remercie, de m’appeler à occuper le fauteuil, parlait de « l’égalité académique ». Il voulait dire que tous les académiciens, quelles que soient leur origine sociale, leurs convictions, leurs erreurs ou celles de leurs parents, sont égaux. Au nom de cette égalité, je vous demande d’accueillir avec moi l’ombre de quelqu’un qui avait plus de titres à prendre ma place, et à qui je dois d’être celui que je suis : Ramon Fernandez, mon père. Il s’est fourvoyé en politique, et j’ai toujours condamné, publiquement, sa conduite pendant l’Occupation. Collaborer avec les Allemands, non, c’était indigne d’un homme qui avait été l’ami de Proust, de Gide, de Saint-Exupéry, de Malraux, qui l’était encore de Paulhan et de Mauriac, malgré leurs divergences. Pendant la Première Guerre mondiale, en pleine nuit, Proust traversa Paris plongé dans les ténèbres et sonna à la porte de mon père, 44 rue du Bac. J’ai besoin, dit-il, que vous me prononciez deux mots : senza rigore. Mon père ne savait pas l’italien, mais était réputé pour ses dons d’imitation. Merci, lui dit Proust, j’ai l’intention de mettre ces deux mots dans une page de mon roman, et j’avais besoin de les entendre résonner avec leur sonorité musicale exacte.

Quand on a vécu une telle expérience, il paraît inconcevable qu’on se rende à Weimar, en octobre 1941, sur l’invitation du Dr Goebbels, puis qu’on publie, dans plusieurs journaux de l’Occupation, un éloge dithyrambique de cet individu, que par ailleurs on méprise, lui et toute sa logorrhée nazie. Aucune excuse, donc, pour mon père, de ce point de vue-là. Mais est-ce une raison pour oublier, occulter, son œuvre littéraire ? Elle a été scandaleusement mise de côté, après la Libération. Son Molière, non seulement le meilleur livre jamais écrit sur Molière, mais un des plus forts ouvrages de critique littéraire de tous les temps, son Proust, publié en 1943, comme un acte de résistance intellectuelle contre l’idéologie dominante, son Balzac sont de merveilleuses synthèses, des vues d’ensemble sur l’œuvre, profondes, exhaustives, à l’antipode des dissections pointilleuses pratiquées aujourd’hui. Autant les opinions professées pendant la guerre par mon père − je parle d’opinions, car il ne s’est rendu coupable d’aucune action répréhensible, sauvant au contraire des Juifs, prononçant, seul parmi les écrivains collaborateurs, l’éloge funèbre de Bergson, publiant ce livre sur Proust −, autant ses opinions politiques ont toujours été pour moi inacceptables, autant j’admire son œuvre. Et je vous ferai cet aveu : parmi les motifs qui m’ont poussé à souhaiter faire partie de votre Compagnie, le dernier n’a pas été de faire retentir sous la Coupole, à côté de celui de Richelieu, le nom de Ramon Fernandez.

Balzac : Jean Bernard, auquel je suis si fier et en même temps si intimidé de succéder, a intitulé un recueil de textes : Le Syndrome du colonel Chabert. Y est racontée, entre autres, l’histoire d’un architecte atteint d’un cancer des os, et auquel les médecins donnent deux ou trois ans de vie. Sa femme est partagée entre la douleur de le perdre bientôt et la nécessité d’organiser la vie de ses enfants et la sienne propre après le décès programmé. Or l’architecte guérit, mais ce n’est plus désormais, comme le colonel Chabert, qu’un vivant mort, car sa femme, ayant appris à le placer, en quelque sorte, dans un compartiment latéral, est comme gênée par son retour. Sa survie la dérange. Elle continue à l’aimer, certes, mais d’un amour posthume, que contredisent les dispositions pratiques qu’elle a prises. « Je n’existais plus pour elle », constate-t-il mélancoliquement. C’est un très beau texte, une très belle analyse des rapports complexes entre les inclinations de la vie sentimentale et les nécessités de la vie active.

Balzac, encore, je l’ai vu plusieurs fois cité, dans les discours académiques de Jean Bernard. Recevant en 1986 Jean Hamburger, il rappelait que, entre 1945 et 1950, treize médecins avaient l’habitude de se réunir chaque mois dans un hôtel de Saint-Germain-des-Prés pour essayer de remédier à l’état désastreux de la médecine scientifique en France. Club des Treize, mais plus chanceux qu’un autre du même nom. « Les Treize de Balzac trouvèrent morte dans son couvent espagnol la duchesse de Langeais qu’ils voulaient délivrer. Les Treize de notre temps, plus heureux, sont parvenus à ranimer la recherche médicale française. » Recevant en 1989 Michel Debré, et évoquant les pays de Loire de ses ancêtres, il glissait cette remarque : « Devant nous, sur la levée du fleuve royal, c’est juste l’endroit où, en mars 1814, lord Granville, galopant depuis Tours, rejoignait la future Femme de Trente ans. »
Hamburger, un médecin, Debré, un homme d’État : pour leur rendre hommage, Jean Bernard prenait ses références dans la littérature. Les classiques français l’ont toujours habité. C’est d’après un roman de Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom, en empruntant le nom de son héroïne, qu’il a baptisé cette curieuse maladie, qui consiste à se détruire volontairement : syndrome de Lasthénie de Ferjol. Ce grand spécialiste du sang a souligné comment certaines découvertes scientifiques ont été pressenties par des écrivains. « Les tragiques grecs ont célébré le rôle du sang cinq cents ans avant les hématologues. Shakespeare dans Coriolan décrit la circulation du sang avant Harvey. » Quant à Cervantès, il aurait identifié « plusieurs affections sanguines à peine connues des médecins contemporains, anémies provoquées par des hémorragies, polyglobulies ».

Quoi d’étonnant à cette attention constante aux œuvres littéraires, quand on a été, comme lui, dès l’âge de quatorze ans, un familier de la librairie d’Adrienne Monnier, « Aux Amis des Livres » ? Dès 1921, élève de troisième A4 au lycée Louis-le-Grand, il venait rue de l’Odéon feuilleter des ouvrages de lui inconnus, aux titres mystérieux, Barnabooth, Sous les yeux d’Occident. Pendant dix-huit ans il a fréquenté la librairie, observé l’étrange et fascinante propriétaire des lieux, reçu d’elle des conseils de lecture, elle qui était au centre d’une galaxie étincelante, où brillaient Léon-Paul Fargue, Jules Romains, Valery Larbaud, Paul Valéry. Gide, Claudel, Saint-John Perse, Aragon, Soupault, Breton venaient aussi − plus tard apparurent Jean Paulhan, Henri Michaux, André Chamson, Jean Prévost. De cette constellation étaient bannis les écrivains dits de la rive droite, Proust, Mauriac, Maurois. La grande affaire, entre 1924 et 1929, fut la traduction d’Ulysse, et Jean Bernard assista à toutes les étapes de l’aventure, depuis la rencontre d’Adrienne Monnier et de Joyce jusqu’à la publication, « Aux Amis du Livre », de la traduction de son roman, encore interdit en Angleterre. Et souvent mal accueilli en France : par André Maurois, qui le tenait pour le modèle du roman manqué ; par Claudel, qui renvoya son exemplaire en soulignant la « diabolique » absence de talent de son auteur. Adrienne Monnier avait collaboré elle-même à la traduction, et Jean Bernard était là, quand elle trouva cette somptueuse allitération : « Mains palpant d’opulentes... », transposition exacte et sensuelle de la phrase de Joyce. Ce grand médecin n’était pas moins fier, paraît-il, d’avoir vécu la révolution littéraire d’entre les deux guerres, que d’avoir assisté aux deux révolutions médicales, celle des antibiotiques et celle de la chimiothérapie.

Mobilisé en 1939, il emporte le Journalde Stendhal et un Shakespeare complet, en anglais. Si quelque mot ou vers lui échappe, il consulte la traduction de la Pléiade, remarquant vite que les tours les plus difficiles à comprendre sont aussi les plus impudiques. L’anglais qu’on lui avait appris était celui de la bonne éducation qu’il avait reçue. Pendant six mois, il plonge avec délectation dans les bas-fonds, la verdeur, la crudité du vrai Shakespeare. Il lui est arrivé, dit-il, de passer une nuit entière sur Richard III sans la moindre lassitude. Après la guerre, en 1946, il retourne « Aux Amis des Livres ». La librairie mettait en vente le premier recueil de poèmes d’un inconnu : Paroles, de Jacques Prévert. Les employés ont dressé la liste des premiers acheteurs : Jean Bernard y figure, à côté de Gide, Michel Leiris et Julien Gracq.

Rue Saint-Jacques pour le lycée Louis-le-Grand, rue de l’Odéon pour la librairie d’Adrienne Monnier, rue d’Assas pour son propre domicile : on ne voit pas Jean Bernard daignant fréquenter un autre quartier que celui qu’il appelait « le quadrilatère de la civilisation »,et qu’il limitait − la rive gauche en entier étant beaucoup trop vaste pour son exigence sourcilleuse − au nord par la Seine, au sud par le boulevard du Montparnasse, à l’ouest par l’esplanade des Invalides, à l’est par la rue Mouffetard. Chaque forte personnalité a ainsi sa mythologie particulière. Jean Bernard ignorait le Marais, ignorait Montmartre, ignorait la Nouvelle-Athènes, ces autres places fortes de l’esprit parisien. Pour lui, il n’y avait de salut que dans les parages des jardins du Luxembourg, ces jardins qu’il traversait à pied chaque jeudi, pour se rendre à l’Académie et pour en revenir, refusant, jusqu’en son extrême vieillesse, jusqu’à l’âge de presque cent ans, de monter dans la voiture qu’on mettait à sa disposition. Il a consacré aux jardins du Luxembourg un fort joli album, prenant soin de noter comment beaucoup de grands hommes avaient habité dans les environs, Jean-Jacques Rousseau (dont il admire, dit-il, en une formule étonnante, « la sincérité dans l’hypocrisie »)rue Victor-Cousin, Balzac rue de Tournon, Gide rue de Médicis, Faulkner rue Servandoni, Claude Bernard rue Monsieur-le-Prince. Et qui, ajoutait-il, n’était venu rêver sur les terrasses ou sous les marronniers, de Diderot à Chateaubriand, de Nerval à Rilke ? Qui n’était venu apporter un manuscrit chez José Corti, au Mercure de France ou à la Revue des Deux Mondes ? Quel poète n’avait retrouvé ses amis à la Closerie des Lilas ? On frémit de penser que, si l’Académie française n’avait pas été comprise dans ce quadrilatère sacré, Jean Bernard l’eût exclue de ce qu’il appelait la civilisation, et n’aurait donc pas sollicité ses suffrages.

Ici, je dois faire un autre aveu. Le simple écrivain que je suis ne peut qu’éprouver un complexe d’infériorité cuisant devant un grand savant. Être une sommité de la médecine n’empêchait pas Jean Bernard d’être engagé à fond dans la littérature et dans l’art de s’exprimer par les mots. À seize ans, au lycée Louis-le-Grand, il avait reçu le prix décerné au meilleur élève en français. Son professeur le complimenta, avec cette légère réserve : « On souhaiterait seulement un peu plus d’abondance. » La concision est restée la marque du style de Jean Bernard. Je dis bien : le style, car il aurait pu être écrivain. Ce conditionnel est même de trop. Écrivain, il l’était. Ce fut presque un « médecin malgré lui ». S’il a choisi la médecine, c’est parce que, disait-il, un médecin moyen rend plus de services qu’un écrivain médiocre. Moyen, il ne l’a été dans aucune des deux disciplines. L’économie de son langage est exemplaire. Fréquence du présent de narration, juxtaposition des phrases, simplicité de la syntaxe, rareté des subordonnées. Comme il était trop modeste pour se considérer comme un écrivain, Jean Bernard évitait de prendre la posture de l’écrivain. Ce qu’on appelle la « littérature », il évitait d’en faire. Il se contentait de dire le nécessaire, sans fioritures. Mais le laconisme, c’est aussi un style, et on ne relèverait rien dans sa prose qui ne soit parfaitement naturel. Pas de trouvailles, mais rien qui arrête, qui gêne ou qui choque. Il aurait pu faire siens plusieurs des préceptes exposés par Fénelon dans sa Lettre sur les occupations de l’Académie française. Par exemple : « Toute circonlocution affaiblit le discours. » Ou : « On veut trop éblouir et surprendre, on veut avoir plus d’esprit que son lecteur, et le lui faire sentir, pour lui enlever son admiration ; au lieu qu’il faudrait jamais n’en avoir plus que lui, et lui en donner même, sans paraître en avoir. » Et enfin : « On ignore l’art de s’arrêter tout court en deçà des ornements ambitieux. » L’absence volontaire de tout effet est donc bien un art.

En 1997, à quatre-vingt-dix ans, Jean Bernard publia Le Jour où le temps s’est arrêté, un texte d’imagination, qui relève de la science-fiction, du conte voltairien et de la parabole borgésienne, et que je tiens pour son chef-d’œuvre littéraire. Le 24 mai 2006, à onze heures, vingt-sept minutes, trente-quatre secondes, le temps s’est arrêté. La littérature avait souvent célébré le temps qui fuit, le temps perdu, le temps retrouvé. Cette fois, il s’agit du temps bloqué. C’est l’achronie générale. Les aiguilles des horloges ne bougent plus, les moutons cessent de brouter, les fleurs de pousser, les voitures de rouler. Horaires, rendez-vous, plans sur l’avenir, discussions sur la réduction du temps de travail, toute cette comptabilité est devenue absurde. Le président de la République en profite pour déclarer à la radio que, s’il n’y a plus de temps, il n’y a plus de durée. « Ceux que vous avez élus restent en place. Je m’efforcerai, mes chers compatriotes, en exerçant de façon permanente mes fonctions, de rester digne de la confiance que vous m’avez témoignée. » Que va-t-on faire en attendant ? En attendant ? Que veut dire l’attente s’il n’y a plus de temps ? Savants, philosophes, poètes se concertent. Les voilà, Descartes, Leibniz, Einstein, Baudelaire, Proust, Poincaré, saint Augustin, Bergson, Aristote, Henri Michaux, tous ceux que le problème du temps a tourmentés, et qui avouent, à présent, leur stupeur impuissante. Seul Paul Valéry, le préféré de Jean Bernard, apporte une réponse satisfaisante. « Aux Champs-Élysées, il n’est pas de temps. Tout le temps n’est qu’un léger défaut dans le bloc éternel, comme tout l’univers n’est qu’une bulle dans la pureté générale de l’espace. » Quelle douce et malicieuse façon de rappeler à l’homme sa petitesse et son orgueil !

Être médecin, cela n’empêche donc pas d’être écrivain, et bon écrivain. Mais le simple écrivain ? Il ignore tout de la médecine. Je me sens incompétent, non seulement pour parler en termes convenables de l’œuvre de Jean Bernard, mais même pour comprendre de quoi il s’agit.

Les rapports de l’écriture et de la médecine mériteraient une longue étude. Très peu de célébrités ont réuni les deux capacités. Claude Bernard commença, encore apprenti pharmacien, par écrire une tragédie en cinq actes, Arthur de Bretagne. Ce fut un échec complet. Tant mieux, puisqu’il renonça à la carrière dramatique pour devenir le fondateur de la physiologie. Certains médecins, pour se consacrer à leur œuvre littéraire, ont abandonné la médecine et presque jusqu’au souvenir de la médecine, comme Georges Duhamel. D’autres ont réduit leur activité professionnelle, mais gardé le contact avec le milieu médical où ils ont puisé l’inspiration de certaines des meilleures de leurs œuvres, comme Anton Tchekhov ou Mikhaïl Boulgakov. D’autres enfin ont mené de front les deux carrières, tels Jean Delay ou Jean Bernard.

Un des textes qui figure dans Le Syndrome du colonel Chabert s’intitule Le Romancier et les registres. L’auteur suggère à un romancier éventuel d’utiliser une des méthodes qui ont donné de bons résultats dans la médecine récente, et qui consiste à établir des dossiers, ou « registres », sur les conditions d’apparition d’une maladie. Par exemple, pour en savoir plus long sur le cancer du sein chez les femmes, il faudrait soumettre à une enquête parallèle, portant sur les lieux de vie, les conditions de travail, les antécédents familiaux, les soucis sentimentaux, etc., un certain nombre de femmes atteintes de cette maladie et un certain nombre de femmes indemnes : ainsi parviendrait-on à mieux connaître ce cancer, peut-être à le juguler. La médecine du xxie siècle, affirme Jean Bernard, sera en grande partie une médecine de prédiction. Plus l’investigation des divers facteurs pathogènes sera exhaustive, plus on arrivera à limiter le danger. Si chaque homme ou chaque femme faisait l’objet d’un registre complet, on pourrait savoir quelle menace pèse sur sa santé, à plus ou moins longue échéance. Mais, le souci éthique étant primordial chez Jean Bernard, il ajoute que cette documentation devrait rester secrète. « On ne doit pas sous-estimer l’usage qu’un nouvel Hitler pourrait faire de ces registres avec la liquidation de telle ou telle catégorie de personnes. »Voilà un langage qu’il est bon de rappeler, aujourd’hui qu’on entend des propos hâtifs sur l’origine génétique de certaines formes de déviance ou de délinquance ; affirmations redoutables, qui font craindre qu’on veuille un jour sélectionner, pour ainsi dire, les futurs criminels en vue de leur élimination préventive.

Et le romancier, dans tout cela ? Eh bien ! il pourrait, en toute innocuité, lui, puiser au hasard dans ces registres, en tirer ici un personnage, là un autre, les mettre en contact par l’imagination et les associer dans une aventure commune. Il pourrait surtout, à mon avis, choisir des sujets qui valent la peine d’être romancés, choisir des sujets qui l’engagent. Certes, après la guerre, on a abusé de la notion d’engagement. L’engagement, pourtant, devrait rester une priorité pour les écrivains. Qu’on se souvienne que le meilleur Hugo est peut-être celui du Dernier jour d’un condamné etde Claude Gueux ;le meilleur Dickens, celui qui a dénoncé le scandale de l’exploitation des enfants ; le meilleur Tolstoï, celui qui s’est élevé contre les horreurs de la guerre et en particulier, dans son merveilleux récit Hadji Mourat, de la guerre, déjà sanglante en 1851, de Tchétchénie ; le meilleur Gide, celui qui a pris la défense de l’homosexualité, critiqué les abus du colonialisme, percé à jour l’imposture stalinienne. Il me semble que la seule façon pour l’écrivain de ne pas souffrir d’un complexe d’infériorité devant le médecin, c’est de se battre pour une cause, contre une injustice ou contre un préjugé. Alors, au lieu d’avoir l’impression de n’être qu’un vendeur de rêves, aussi charmant qu’inutile, il se sentira responsable de ce qu’il écrit, comme le médecin, lequel est sans cesse mis à l’épreuve par le résultat de ses interventions et peut être sanctionné pour une faute. Le médecin est toujours engagé ; et c’est sans doute parce que l’écrivain s’accuse d’avoir si peu de prise sur le réel qu’il se venge des médecins, en les présentant si souvent sous un jour malveillant, voire caricatural. De Plaute à Molière, de Dickens à Flaubert, de Proust à Jules Romains, les exemples ne manquent pas.
Devant les grandes douleurs, devant les catastrophes humanitaires, l’écrivain est impuissant. « Que peut la littérature, demandait Sartre, face à un enfant qui meurt ? » Jean Bernard, précisément, a abordé de front cette question de la mort des enfants. C’est en voyant mourir de leucémie des enfants, c’est à cause de ce spectacle intolérable, que sa vocation s’est déterminée, ses recherches spécialisées, son esprit aiguisé, jusqu’aux découvertes décisives qui l’ont immortalisé.

Découvertes ? Selon d’éminents professeurs qui ont travaillé avec lui − encore une fois, je ne me permettrais pas de porter moi-même un jugement, et je leur demande de m’excuser si j’ai mal compris leurs propos −, Jean Bernard a moins découvert qu’il n’a expérimenté, mais son obstination a suffi à modifier radicalement la pratique médicale et à obtenir des résultats spectaculaires. En 1945, on ne savait pas soigner la leucémie. Bien pis, l’hôpital refusait les enfants leucémiques, comme étant incurables. L’hématologie ? Une science sans avenir. Il fallait de l’héroïsme pour adopter une discipline qui ne comptait que des insuccès. Jean Bernard fut ce héros. Le 2 octobre 1947, avec son collaborateur Marcel Bessis, il décida de changer totalement le sang d’un enfant leucémique. Ce ne fut qu’une rémission sans doute, mais le début de l’espoir. Puis il administra des corticoïdes, et, peu à peu, aux rémissions succédèrent de vraies guérisons.

Une autre des vertus de Jean Bernard fut de créer, dans l’hôpital Saint-Louis, un centre de recherche, ce qui était une nouveauté en France. Jean Bernard entendait associer étroitement les travaux de recherche et le soin quotidien des patients. Contrairement aux patrons d’avant-guerre, il faisait régulièrement la tournée de sespetits malades, recevait leurs parents, et, plus tard, il se souvenait de chaque cas dont il s’était occupé. Il faut aussi souligner qu’il accordait à tous ses patients, quelle que fût leur position sur l’échelle sociale, une attention égale, traitant avec les mêmes égards, servant avec le même scrupule, les sans-grade anonymes et les grands de ce monde.

Louer n’étant pas flagorner, il faut bien que je mentionne un épisode moins brillant de sa carrière. Il présidait le Centre de transfusion sanguine et le Comité national d’éthique quand apparut en France l’épidémie du sida. On ne l’accuse d’aucune faute active, on lui reproche seulement d’avoir couvert de son autorité le Dr Garreta, sans prendre la mesure du danger. Même s’il en fut ainsi, n’accablons pas un homme qui savait qu’en choisissant la médecine il courait le risque de tomber dans l’erreur.

Seigneur, ayez pitié de nous qui cherchons, donnez-nous le courage nécessaire pour résister aux erreurs, aux injustices et aux discordes.
Donnez-nous la force nécessaire pour tout reprendre et recommencer quand nous savons que nous nous sommes trompés.

Grand patron, éminent médecin, reconnu et acclamé pour ses succès, Jean Bernard restait au fond de lui-même un douteur, un inquiet, prêt à se remettre en question pour un seul échec thérapeutique.

L’enfant est mort
et nous sommes seuls dans notre ignorance
a-t-il écrit dans un autre de ses poèmes.

Jean Bernard était-il donc un pessimiste ? Absolument pas, et cette question du pessimisme, ce choix entre accepter ou refuser la fatalité du mal concernent aussi le romancier. Jean Bernard ne se laissait pas décourager, et c’est cette constance dans le but poursuivi, cet espoir dans la possibilité de trouver le remède, cette foi que le scandale de la mort des enfants n’est pas irréversible qui le distinguent radicalement de beaucoup d’écrivains modernes. Ceux-ci trouvent plus avantageux, devant l’absurdité du monde, de prôner la splendeur de l’échec, de célébrer la beauté du rien, de clamer la gloire des vaincus. L’écrivain optimiste passe pour un demi-imbécile, un naïf, bon pour les dictées et les manuels scolaires, surtout au siècle de Kafka, de Céline (un médecin, pourtant !). La littérature n’a pas toujours été aussi démissionnaire. Aux temps de Defoe, de Balzac, de Stendhal, on croyait encore à la possibilité de réaliser quelque chose, d’accomplir une existence. Il faut aujourd’hui professer que rien ne vaut la peine d’être vécu, qu’il est vain d’entreprendre quoi que ce soit. Un écrivain n’est plus crédible, s’il ne croit pas à l’inutilité de tout, s’il ose écrire une histoire qui se termine bien. Pourquoi un Alexandre Dumas, un Kipling, un Maxime Gorki sont-ils tombés en discrédit ? Parce qu’ils nous présentent des personnages qui se fixent un but, luttent pour l’atteindre et sont finalement récompensés de leurs efforts. Supposons que Kafka eût récrit L’Île au trésor : soyons sûrs que le trésor n’aurait jamais été trouvé. La supériorité du médecin est de surmonter le facile vertige du néant, de croire opiniâtrement à la réversibilité du destin ; la supériorité de Jean Bernard est éclatante, en face de tous les prophètes du désastre. Il a guéri, il a sauvé des milliers de vies.

Refus de la fatalité. Dans tous les domaines, y compris celui de la vie politique. En 1940, il a été un des cinq cents premiers résistants. Pour lui, a-t-il dit, ce n’était même pas un choix, mais une obligation évidente. Il entre, dès le 20 septembre, dans le réseau de René Parodi, rédige et distribue des tracts. Au début de l’année 1941, ce réseau est démantelé, René Parodi arrêté puis exécuté en prison. Jean Bernard se cache en province, passe ensuite en zone Sud, où il entre dans un réseau « action ». En automne 1942, il se trouve en Provence, découvre Marseille et le monde du Vieux-Port, dont il se souviendra pour son éloge de Pagnol, auquel il succéda ici même, guette dans l’arrière-pays les parachutages britanniques, au cours de longues nuits glacées le plus souvent inutiles, car l’avion, pour une raison ou une autre, n’est pas au rendez-vous. « Que d’heures, que de nuits passées ainsi dans les fossés de Provence ! Au petit matin, la rosée est humide, le froid très vif. Ces attentes répétées m’ont appris quelque chose qui m’a servi de leçon tout au long de mon existence : il faut aller dix fois sur le terrain de parachutage avant la réussite. Il en est de même pour la recherche en biologie : on fait dix, vingt, cinquante tentatives avant d’arriver, un jour, par bonheur, à un résultat. Une seule réussite justifie tout le reste : les longues nuits d’attente à grelotter n’ont pas été vaines. Quelle joie pour nous, lorsque nous observons les parachutes descendre dans la nuit, éclairés par la lune ! D’autres fois point d’avion, point de largages... Nous reprenions tristement nos bicyclettes, au petit matin, et roulions tout transis entre les vignes. »

Une autre mission, pour les membres du réseau, est de prendre une barque et de ramer en haute mer jusqu’à la felouque anglaise venue de Gibraltar débarquer des hommes et des femmes en provenance d’Angleterre, ou embarquer des Français pour Londres, tel le comédien Claude Dauphin. Transporter clandestinement des postes émetteurs de radio, cachés dans le double fond des camions, fait aussi partie des tâches. Jean Bernard est marié, il a deux enfants, il sait qu’il risque à tout moment sa vie mais ne remet jamais en doute son engagement, qui en fait un des combattants les plus sûrs, les plus probes, de cette « armée des ombres » évoquée dans le beau roman de Joseph Kessel.

En avril 1943, il est à Paris, où il a repris ses consultations. La Gestapo vient l’arrêter à son domicile, 86 rue d’Assas. Elle n’a d’autre preuve contre lui qu’une ordonnance délivrée au fils de Robert Debré, grand résistant. Il n’en passe pas moins plusieurs mois en prison, dans la cellule 359 de Fresnes, faite pour une seule personne, mais où sont entassés cinq autres détenus, un commandant belge, un vieil horloger luxembourgeois, un égoutier voleur, un mécanicien-dentiste de Besançon, un danseur de l’Opéra, qui essaye désespérément de faire ses exercices d’assouplissement dans cet espace exigu. La promiscuité, la chaleur, les démangeaisons dues aux punaises, aux puces et aux poux, la crainte des interrogatoires, l’appréhension de la torture font de ce séjour un enfer. Les prisonniers n’ont le droit d’avoir ni papier, ni crayon. Ce qui va sauver Jean Bernard, c’est la poésie. Dès le premier jour, il se récite le vers de Nerval qui semble avoir été écrit pour la circonstance : « Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres. » Puis, les centaines de vers qu’il a appris au lycée défilent dans sa tête. Il connaît par cœur de longues tirades de Racine, de Corneille, des poèmes de Hugo, de Lamartine, occasion pour lui de regretter, quand il fait ce récit, en 2003, que les élèves d’aujourd’hui n’exercent plus leur mémoire. En cas de maladie grave ou de détention, se réciter des vers non seulement procure un réconfort inestimable, mais permet de garder l’unité de son esprit.
Jean Bernard ne se contente pas des poèmes des autres, il en compose lui-même. Comme il n’a rien pour les écrire, il les apprend par cœur, ainsi que le faisait la grande Anna Akhmatova dans sa chambre surveillée de Leningrad. Ce peut être un quatrain ironique, comme celui qu’il concocte en se grattant furieusement :

Canicule en cellule
Captifs en pâmoison
Prurit, démangeaisons,
L’invertébré pullule.

Le plus souvent, c’est une complainte, écho de Rutebeuf, de Villon :

Je suis sans crayon et sans plume
Et grave sur un plâtre usé
Ces vers-ci que j’ai composés,
Ces pauvres vers, sans clair de lune.

Je suis sans lampe ni lanterne.
Lire en mon lit est superflu,
Livre n’ayant et lit non plus,
Point ne me faut lampe ou lanterne.

« Sans clair de lune » : je relève cette formule, qui a ici, me semble-t-il, un double sens. Jean Bernard compose ces vers dans l’obscurité d’une cellule. « Sans clair de lune » signifie d’abord : sans lumière, dans le dénuement et l’angoisse de la captivité. Mais, depuis tout temps, le clair de lune est lié à l’illusion romantique des rêves faciles. « Sans clair de lune » veut dire aussi : en regardant les choses en face, telles qu’elles sont, et non sous une clarté fallacieuse. Leçon de réalisme encore, de courage, de ce courage qui va pousser Jean Bernard à reprendre, à peine libéré, ses activités de résistant.
Cette fois, il entre dans un réseau « renseignement ». De mai à septembre 1944, il a pris des notes qui constituent un précieux journal de la Libération de Paris. Double vie de médecin et de conspirateur, qu’il raconte avec humour, sans jamais se vanter ni claironner. Il parcourt la ville à bicyclette, croise d’autres cyclistes clandestins, Robert Debré, Pasteur Vallery-Radot. Sa bicyclette, à l’occasion d’une visite médicale ou d’une mission secrète, il la montait sur son dos, parfois jusqu’au sixième étage, car, en ce temps de pénurie vélocipédique, une bécane abandonnée sans surveillance était un trésor perdu. Jean Bernard reçoit un jour dans son cabinet un certain M. Martin, en qui il reconnaît aussitôt Alexandre Parodi, frère de René assassiné par la Gestapo. Alexandre est devenu un des chefs de la Résistance. Jean Bernard est terrifié de constater qu’il transporte dans sa serviette la liste complète des futurs commissaires de la République, préfets et sous-préfets, avec les noms en clair.

Travailler dans une imprimerie clandestine ne l’empêche pas de savourer l’arrivée du printemps. Le 29 mai, il a cette phrase magnifique : « Les feuillages du Luxembourg ont une richesse et une plénitude qui font penser à la partie centrale d’une symphonie. »Le 30 juillet, il monte dans un camion pour se rendre à Château-Thierry. À quatre reprises, une alerte aérienne oblige les passagers à se jeter dans le fossé. Que va-t-il faire en province ? Une conférence sur Proust − dont l’œuvre ne rentre pourtant pas dans le « quadrilatère de la civilisation ». Le 19 août, en attendant l’appel du service de santé insurrectionnel, il lit l’Anthologie de la poésie française de Ramuz. Le 25 août, il ramasse et met dans sa poche, rue de Rivoli, un fragment de grille du jardin des Tuileries. Ce morceau de bronzerestera surson bureau, comme un souvenir de la fusillade qui avait éclaté sur le passage du général de Gaulle, quand celui-ci était descendu à pied de l’Arc de triomphe à Notre-Dame. « Les balles, dit Jean Bernard, avaient alors sifflé près de moi. »

« Résister » : telle aurait pu être sa devise, d’homme, de citoyen, de savant, et vous comprenez maintenant pourquoi sa figure et son œuvre me touchent tant, moi dont la piété filiale a dû faire le deuil de ce sujet de fierté. Dans son livre le plus accessible au public ignare, Grandeur et tentations de la médecine, Jean Bernard expose comment, jusqu’à la dernière guerre à peu près, les médecins, par impuissance, par scepticisme, par découragement, ne résistaient guère à la maladie. Tout au plus essayaient-ils de l’enchanter, par des incantations qui tenaient plus de la magie que de la science. Et non seulement les charlatans, mais les médecins les plus sérieux, tel ce Magendie, physiologiste et clinicien, qui, vers 1840, à ses internes soucieux de trouver la thérapie appropriée, donnait ce conseil désabusé : « On voit bien que vous n’avez jamais essayé de ne rien faire. » Faire, c’était le propre des médecins de Molière, avec ce résultat que les patients ne mouraient pas de leurs maladies, mais de leurs remèdes. Les cures thermales étaient, et restent, le carrefour de la superstition et de l’efficacité. Madame de Sévigné avait foi dans l’utilité de ces cures, mais les plaisirs mondains qu’on goûte dans les villes d’eaux orientaient peut-être ses convictions. Voltaire, lui, ne s’en laissait pas conter. « On peut lire, dit-il, les Pères [de l’Église] comme on prend les eaux, sans y croire. »

Quand on ne savait pas soigner l’hémophilie, toutes les escroqueries à la Raspoutine étaient possibles. Quand on ne savait pas soigner la tuberculose, on envoyait les phtisiques dans des sanatoriums, et Thomas Mann ne se trompait pas sur le sérieux du traitement, en intitulant son roman La Montagne magique. Aujourd’hui, après que la médecine est entrée en résistance, et a remporté de nombreuses victoires, certaines impostures historiques, comme celle qui a entraîné la chute de l’Empire russe, ne seraient plus possibles. Mais aussi certaines œuvres littéraires ou musicales seraient frappées d’obsolescence, et nul ne peut échapper à quelque égoïste nostalgie, en se disant que la victoire sur la tuberculose a supprimé la possibilité, non seulement de romans comme celui de Thomas Mann, mais d’œuvres non moins immortelles, La Dame aux camélias de Dumas fils, La Bohême de Puccini, La Traviata de Verdi. Plus jamais de Mirai venant mourir dans la mansarde de Rodolfo, plus jamais de Violetta effeuillant dans son agonie les roses du passé ! Chaque progrès de la science retire à la création artistique des sujets, des thèmes, des personnages. Chaque conquête de la médecine restreint le champ de la culture. Je suppose que Jean Bernard, plus que tout autre, devait être sensible à ce paradoxe, qu’il en a souffert à sa manière, tout en restant sûr de son choix, et déterminé à combattre dans le camp de la vérité contre le camp de la magie.

Il ne faudrait pas croire, pourtant, que sur ce camp de la vérité ne flottent pas les étendards de la poésie, les bannières du romanesque. Un quatrain de facture hermétique, intitulé Coupe, évoque avec brio ce qu’est la recherche médicale :

Trompeuses épaisseurs, présences ignorées.
Astres enveloppés que découvre le fer
Vacuole où surgit la vérité mirée,
Secret cherché longtemps et brusquement offert.

Le livre d’initiation que j’ai cité commence par une longue et passionnante séquence intitulée Hématologie géographique. On y apprend une vérité longtemps méconnue, même des savants, à savoir que « l’anatomie, la physiologie, la pathologie du sang dépendent pour une large part des peuples et des races, du sol, de l’air, des climats, des coutumes alimentaires, des infections, des parasitoses particulières à certaines régions... Les lieux, où un homme vit et parfois les lieux où ont vécu ses ancêtres, règlent en partie l’état du sang ».Par exemple, savait-on qu’une anémie grave, due à la destruction brutale des globules rouges, observée chez certains Italiens, Sardes et Siciliens surtout, était due à la soupe de fèves, ou à la simple traversée au printemps d’un champ de fèves en fleur ? La fève, que notre imagination idéalise comme une composante de la vie rustique, s’est révélée être un agent destructeur. Si vous visitez, à Rome, la galerie de tableaux privée du palais Colonna, vous serez frappé par une toile d’Annibale Carracci, Le Mangeur de fèves :un paysan, en blouse grossière et chapeau de paille entaillé, attablé devant une assiette de soupe, le premier spécimen, peut-être (1583), de peinture réaliste, en cette fin du xvie siècle où l’on ne peignait encore que des tableaux religieux ou d’histoire, avec des personnages idéalisés. Je ne sais si Jean Bernard connaissait ce tableau, mais je ne puis, pour ma part, continuer à le regarder du seul point de vue esthétique, sans me dire que la nourriture de cet homme scellait, en quelque sorte, le destin de sa classe. La « nouvelle médecine », dont Jean Bernard a été un des pionniers, rejoint ainsi les enseignements de la « nouvelle histoire », plus attentive à la petite musique de la vie quotidienne qu’au fracas des batailles.

« Hématologie géographique » : dans cette description des troubles sanguins selon les pays, les climats, les mœurs se profile un véritable roman du sang. Avec un vocabulaire particulier, et qui, pour être rigoureusement scientifique, n’en est pas moins entouré d’une aura de mystère. Ainsi de ce mot à la sonorité étrange : thalassémie. Anémie de la mer, anémie due aux influences marines. C’est une maladie qui se développe surtout en Méditerranée centrale et orientale, avec une prédominance en Sicile et en Sardaigne, mais qu’on a identifiée seulement aux États-Unis, chez des enfants de souche italienne. C’est après avoir émigré que la thalassémie a été reconnue. La première description en a été donnée par des médecins américains. Plus tard seulement, sur les rivages mêmes où elle était née, les médecins méditerranéens, « quelque peu marris, dit Jean Bernard, de n’avoir pas été les premiers à la découvrir »,ont pris acte de son existence. On les comprend, ces médecins italiens, si charmés par la beauté de leurs rivages, qu’ils ne pouvaient en soupçonner la scélératesse. La mer, la mer toujours recommencée, la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs, la mer chérie, toujours chérie, par l’homme libre, selon un autre poète, c’est aussi la thalassa perfide, responsable du teint pâle de milliers d’enfants, de leurs traits déformés, de leur abdomen gonflé par une rate volumineuse. Encore un domaine où la science médicale met en fuite les prétentions de la poésie et de la chanson.

Plus qu’un technicien de la médecine, Jean Bernard était un humaniste. Quand il parle des bévues de ses devanciers, des fausses hypothèses émises par ses confrères, des méprises qui jalonnent l’histoire de la médecine, il ne juge personne, il ne condamne personne, il se contente, avec un humour teinté de bienveillance, de suggérer que, ici, on aurait pu procéder à des vérifications plus sérieuses, là, ne pas affirmer aussi catégoriquement une opinion. Même quand on le sent plus indigné, il use de l’ironie plus que de la satire. Ainsi, au sujet de l’avortement et de ceux qui s’y opposent, mais s’accommodent fort bien de l’effroyable mortalité infantile dans les pays pauvres. Dans L’Homme changé par l’homme (1976), il écrit, avec une mesure qui ne donne que plus de force à sa colère : « Les mêmes moralistes protègent, comme diamant, comme prunelle, le fœtus dans l’utérus maternel, mais ne témoignent pas la même sollicitude à l’enfant après sa naissance ; ils acceptent d’un cœur apparemment léger, en tout cas sans protester, les souffrances et la mort de tous ces enfants du tiers-monde, victimes de l’inégale démographie, de l’inégale répartition des ressources alimentaires. »

Cette attention généreuse au prochain, ce souci d’information planétaire, ce rejet de toute doctrine préconçue caractérisent la démarche de Jean Bernard. Il se préoccupe beaucoup plus de sauver les malades que d’établir sa propre gloire, et, pour sauver les malades, aucune précaution, pense-t-il, aucune remise en question n’est superflue. Il y a du d’Alembert et de l’esprit des encyclopédistes dans sa manière de mener de front l’œuvre du savant et la réflexion du philosophe. Mais je crois déceler aussi, dans les scrupules de sa conscience, dans les tâtonnements de sa bonté, dans les élans de sa tolérance, comme un ton franciscain − surtout si j’oppose à saint François d’Assise, à son humilité devant la souffrance et l’erreur humaines, l’assurance péremptoire des inquisiteurs espagnols. Ici s’opposent deux tempéraments, l’italien et l’hispanique. La mansuétude italienne repose du sectarisme espagnol, comme la douceur des collines ombriennes, tout en courbes légères, soulage de l’aridité orgueilleuse du plateau castillan.

Pour ma part, malgré mon ascendance mexicaine et donc espagnole, j’avoue que mon cœur penche du côté de l’Italie, ma patrie d’élection. On y a rarement pourchassé bien sévèrement les hérétiques, hérétiques de la foi, hérétiques du sexe. Oscar Wilde, au lieu de chercher querelle au marquis de Queensberry, aurait mieux fait de s’installer à Rome. Le pays de Casanova s’est toujours montré indulgent pour les mœurs flétries par les anathèmes du Lévitique, et la chose est d’autant plus remarquable que lesdites mœurs restent condamnées, aujourd’hui, par le Vatican. En Italie, on se sent toujours bienvenu, toujours aimé, si peu conforme qu’on soit à l’opinion dominante. Gageons que saint François aurait absous Pasolini. Nous savons en tout cas comment il traitait le loup, le terrible loup de Gubbio. Il lui parlait si doucement, si affectueusement qu’il réussissait à prouver à ses disciples et aux habitants épouvantés d’Assise, de Pérouse qu’il n’était pas un méchant loup, mais une variété comme une autre de l’espèce animale, digne d’être respectée et aimée.

Jean Bernard, j’ose le croire, ne pensait pas qu’il y eût un seul comportement légitime dans la vie, de même qu’il savait qu’il n’y a pas d’acquis définitif en médecine. Lorsqu’une maladie est vaincue, une autre surgit ; certaines manipulations scientifiques ont des effets pernicieux pires que le mal à soigner ; une thérapie est souvent trop coûteuse pour que la société puisse en supporter les frais. Jamais de chant de victoire chez lui ; il n’embouche pas le clairon, il murmure, invitant sans relâche à examiner un problème sous toutes ses faces avant de se prononcer.

Ne prendre en compte qu’un seul élément est toujours une erreur et une faute. « Sartre, étudiant Flaubert, analyse avec une admirable rigueur, l’influence, les influences exercées sur l’idiot de la famille par ses parents, son frère ; mais ne fait aucune allusion (tout au moins jusqu’à présent, mais 3 000 pages déjà) aux structures innées de Gustave. Tout se passe comme si ces caractères génétiques étaient indifférents, comme s’ils n’avaient en rien contrôlé ou au moins orienté, infléchi le développement de Gustave. »

Admirez le ton, apaisé, généreux, de cette critique. Même Sartre et ses jugements péremptoires ont droit à l’indulgence. C’est cela la « touche » Jean Bernard : conscience qu’il ne faut aborder qu’avec la plus extrême prudence tout ce qui est du domaine de l’humain.

Sa méthode, il me semble, et comme il l’a suggéré lui-même, pourrait rendre de grands services à l’art du roman. Trop de romanciers ne présentent leurs personnages que d’un seul côté. Ceux-ci sont comme programmés à l’avance et ne sont capables de marcher que dans une seule direction. Arrêtons-nous un peu sur l’histoire de ce petit garçon, résumée en une page par Jean Bernard, point de départ d’un possible projet romanesque.

L’enfant, très retardé, souffre de troubles graves du caractère et du comportement. Il se montre hostile à son entourage, s’abandonne à de violentes colères, parfois dangereuses. Le pédiatre, « éminent et traditionnel », qui l’accueille à l’hôpital, examine le garçon, fait une brillante leçon sur les retards psychiques de l’enfance, mais ne lui apporte aucun secours. On le confie alors à un psychanalyste, lequel, pendant deux ans, écoute les récits des parents de l’enfant, reçus séparément chaque semaine. Les parents s’aimaient tendrement ; du moins le croyaient-ils ; en fait, ils se trompaient ; au bout de ces deux ans, les voici au bord de la rupture. Pendant ce temps, l’état de leur fils ne fait qu’empirer. Une équipe de sociologues prend alors le relais. Ils étudient l’évolution de la maladie par rapport au milieu, à la famille, à l’école. En pure perte, pour ce qui est de la santé de l’enfant. Vient enfin le diagnostic exact, grâce aux progrès de l’hématologie. « L’enfantest né de parentsdont les groupes sanguins rhésus étaient incompatibles. Les anticorps maternels ont attaqué à la fin de la vie intra-utérine les globules rouges de l’enfant. Certains pigments, formés par la destruction des globules rouges, se sont fixés sur les cellules du cerveau de l’enfant. Ce sont eux les responsables des troubles psychiques. Il n’y a d’ailleurs pas de quoi pavoiser, conclut Jean Bernard. « Ce diagnostic ne change rien au destin de cet enfant perdu ; mais il permettra de sauver ses frères à venir, puisque la prévention de ces redoutables accidents est désormais possible. Il permet aussi un classement correct de troubles psychiques longtemps restés mystérieux. »

L’enfant perdu : ce pourrait être le titre, le beau titre, de tant de romans terribles. La science, ici, une fois de plus, fait reculer le mystère, mais sans ôter à l’histoire de ce petit garçon l’épaisseur dramatique d’un vrai personnage. Étendons cette analyse à un des champs préférés par les romanciers et les dramaturges, le domaine de la violence et du crime. Que les assassins soient les produits de leur milieu, les victimes de leur famille, on le savait déjà. Ils sont aussi, peut-être, Jean Bernard nous oblige du moins à nous le demander, les blessés de la guerre menée par les groupes sanguins de leurs parents. Dostoïevski, qui était déjà psychanalyste et sociologue, aurait dû, pour être un romancier parfait, être aussi médecin.