Discours de réception de François Cheng

Le 19 juin 2003

François CHENG

Réception de M. François Cheng

 

M. François Cheng, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jacques de Bourbon Busset, y est venu prendre séance le jeudi 19 juin 2003, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames,
Messieurs de l’Académie,

Sans doute, convient-il qu’un jour, par-dessus l’écoulement des siècles, depuis l’autre bout du continent Eurasie, depuis ce vieux pays qu’est la Chine où les lettres étaient vénérées comme choses sacrées, quelqu’un vînt jusqu’ici, jusqu’en ce lieu consacré, pour rendre hommage aux plus hauts représentants de la culture d’un pays qui est l’un des phares de l’Europe occidentale. Que ce jour soit aujourd’hui, que ce quelqu’un n’ait d’autre mérite que celui d’avoir, avant tout, aimé sa langue d’adoption au point, il est vrai, d’en faire sa chair et son sang, cela tient du miracle, un miracle qui de fait n’a dépendu que de vous. Oui, c’est vous qui, par une noble générosité, m’avez distingué et honoré en m’élisant membre de votre illustre Compagnie, me permettant d’accomplir, en ce jour, ce geste de salutation que d’aucuns veulent qualifier d’historique. Je ne doute pas, quant à moi, que ce qui m’advient, plus qu’une distinction honorifique, signifiera le début d’une nouvelle vie.

L’idée de cette longue marche transcontinentale vers vous suscite en moi l’image de quelques grands voyageurs ou pèlerins du passé dont l’aventure a eu des conséquences d’ordre culturel ou spirituel. La figure la plus singulière qui ait hanté l’histoire chinoise fut sans doute Xuan-zang, ce moine bouddhiste du VIIe siècle, sous la dynastie Tang. En effet, quelque trois ou quatre siècles après l’introduction du bouddhisme en Chine, cela essentiellement par le truchement de certains moines itinérants venus de régions limitrophes et à travers des traductions approximatives, Xuan-zang s’était résolu à aller vers les lieux où le bouddhisme avait pris naissance. Après avoir affronté mille dangers, il parvint en Inde, s’initia au sanscrit, étudia les grands textes sacrés. Par les traductions qu’il entreprit après son retour de cet héroïque pèlerinage, il porta à la connaissance des Chinois l’authentique enseignement de Bouddha, ainsi que les doctrines de différentes écoles qui en dérivent. La consolidation du bouddhisme en Chine, dont Xuan-zang fut un chaînon important, eut une double conséquence : d’une part, cette religion apporta à la Chine une nouvelle dimension spirituelle, incitant par là le taoïsme et le confucianisme à se renouveler, et d’autre part, ce même bouddhisme, qui dépérissait en Inde, se transforma, grâce à la Chine, en un message adressé à tous, acquérant ainsi un caractère universel. C’est dire que, connaissant l’histoire de mon pays d’origine, à la lumière également de la situation de la Chine moderne, je suis pénétré de l’importance et du bienfait d’un vrai échange culturel qui seul permet à une culture constituée de ne pas se scléroser, de tendre, à partir de ses racines vitales, vers de salutaires métamorphoses.

À ma très modeste manière, je me plais depuis toujours à cette idée de pèlerin. Dès mon jeune âge en Chine, ayant beaucoup pérégriné au gré des événements, j’avais déjà tendance à me voir en « pèlerin sur la terre ». Plus tard, du fait de mon destin, je n’ai pas hésité à me laisser qualifier de « pèlerin de l’Occident ». Cherchant à connaître la meilleure part de ce que l’Europe a pu réaliser, je refuse de fixer à l’avance des limites à ma quête. Il n’y a point de hauts lieux que je ne tente de visiter, point de domaines dont je ne m’efforce de faire mon miel. S’il faut tout de même préciser ce qui en particulier m’a intéressé, c’est toute la tradition philosophique depuis la Grèce, toutes les créations littéraires et artistiques ayant passé les épreuves du temps. Et sur le plan spirituel, ce que la tradition judéo-chrétienne a engendré comme valeurs, recherches et réflexions.

Mais c’est en tant que Français que je m’adresse à vous. Je suis devenu un Français de droit, d’esprit et de cœur, cela depuis plus de trente ans, depuis ma naturalisation bien sûr, surtout à partir de ce moment où j’ai résolument basculé dans la langue française, la faisant l’arme, ou l’âme, de ma création. Cette langue, comment dire tout ce que je lui dois ? Elle est si intimement liée à ma vie pratique comme à ma vie intérieure qu’elle se révèle l’emblème de mon destin. Elle m’a procuré cette distanciation par rapport à ma culture d’origine et à mes expériences vécues et, dans le même temps, elle m’a conféré cette aptitude à repenser le tout, à transmuer ce tout en un lucide acte de re-création. Loin de me couper de mon passé, elle l’a pris en charge. Par ses qualités intrinsèques, elle m’a obligé à toujours plus de rigueur dans la formulation et à plus de finesse dans l’analyse. Grâce à elle, je jouis de l’accès direct à tant de chefs-d’œuvre accumulés, mais aussi à tant de pensées oralement exprimées ou de confidences murmurées, et je me suis installé, moi aussi, au cœur de l’exigence de style si propre à son génie, exigence qui dénote un constant désir de tirer vers le haut.

Tout ce que je viens d’évoquer prédispose en quelque sorte cette langue à un usage universel. Que, par sa langue et sa culture, la France ait partie liée avec l’idéal de l’universel, cela paraît indéniable, même si nul n’ignore ce que cela signifie de patientes conquêtes, d’éventuelles failles aussi, en raison des faiblesses humaines. La France, à mes yeux, est bien ce « pays du Milieu » de l’Europe occidentale, ouvert à tous les orients. Tel un immense arbre, à partir des souches originelles, elle a reçu apports et influences venus de tous côtés, constituant des contradictions ou des complémentarités. Ses penseurs ont toujours dû polémiquer ou dialoguer. Les plus grands d’entre eux ont su se rehausser à une dimension plus grande que soi, proposer des vues plus généreuses, plus générales, où d’autres peuples se retrouvaient. La France a d’ailleurs très tôt pensé la Chine, au sein de l’Académie même : Voltaire, inspiré par une sorte de sympathie instinctive, Montesquieu, sous forme d’une réflexion critique. Peu à peu, l’évolution sociale aidant, la France s’est créé cette vocation de tendre vers l’universel, vers ce que l’humain porte en lui de plus profondément commun, de plus profondément partageable, donc de plus haut, puisque « tout ce qui monte converge », comme l’a affirmé Teilhard de Chardin. La devise républicaine est là pour nous rappeler qu’aucune autre culture au monde n’a fixé de façon aussi éclatante l’horizon ouvert d’une forme de vie en société. Je me félicite du privilège qui m’est donné de participer à cette extraordinaire aventure humaine.

À propos de cette spécificité française me reviennent en mémoire deux remarques jadis entendues, et je ne résiste pas à l’envie de vous en faire part. La première a été faite par Paul Valéry, que m’a rapportée sa fille, Mme Agathe Rouart. Selon celle-ci, son père avait l’habitude de dire que la France a fini par devenir un creuset où l’on devient français. Toujours d’après elle, cette formule, dans l’esprit du grand penseur, s’applique non seulement aux Français d’origine étrangère, mais aussi aux Français de naissance, en ce sens que tout Français, à un moment donné, doit faire effort pour prendre conscience de cette vocation spécifique de la France. La seconde remarque émane du grand industriel Paul Berliet, à qui j’avais donné des leçons de chinois. Il m’expliqua que l’esprit français est à ce point hanté par le souci de l’universel que cet esprit est mal à l’aise chaque fois qu’il se trouve devant une décision concrète qui ne marcherait pas partout. En homme d’action, il y voyait un handicap, reprochant à cet esprit son manque de pragmatisme. « Vous demandez à un Français de vous bâtir un poulailler, il vous construira une cathédrale ! », disait-il. Tout en étant d’accord avec lui sur ce qu’il peut y avoir d’inconvénient dans cet état de choses, je ne peux m’empêcher d’y voir une certaine grandeur. C’est peut-être ainsi qu’on a pu avoir, sur le plan littéraire, un Hugo, un Balzac ou un Proust.

Je parle de la France. Je parle de sa langue, de sa culture et de sa vocation spécifique. Je n’oublie pas son histoire chargée d’évènements heureux ou tragiques, ni son terroir si riche et si varié auquel les écrits de Giono, de Colette et surtout de Genevoix m’ont rendu sensible. Au cours de mon existence de plus d’un demi-siècle sur ce sol qui est devenu mien, j’ai eu tout le loisir de m’en imprégner. Homme des fleuves, façonné par le Yang-zi et le fleuve Jaune, j’ai laissé couler dans mes veines maintes rivières de France. J’ai remonté jusqu’à sa source la Loire. J’ai longé la Seine et le Rhône jusqu’à leur embouchure. M’ont charmé Marne la maternelle, Meuse la méandreuse et la nonchalante Charente. Je n’ai garde d’oublier l’Isère, la Dordogne, la Rance. Il me restait l’envie, enracinée en moi, de découvrir le Nord, cette terre gorgée d’histoire, éprouvée par les invasions et les guerres, nourrie du sang de tant de ses fils, et également dans une plus humble mesure, du sacrifice des hommes venus de mon pays natal. Beaucoup de Français ignorent que, vers la fin de la Première Guerre mondiale, environ cent cinquante mille Chinois ont été recrutés par les armées françaises et anglaise pour pallier le cruel manque de bras. Non armés, ils avaient pour mission de creuser les tranchées, de transporter le ravitaillement, de déterrer et inhumer les cadavres, de construire les routes. Fauchés par le feu de l’ennemi, minés par les épidémies, ils comptèrent rapidement plus d’une vingtaine de milliers de morts. On peut aujourd’hui visiter le cimetière chinois à Noyelles-sur-Mer dans la Somme, qui contient plusieurs centaines de tombes. À l’époque, en raison de difficultés linguistiques, on recherchait des interprètes connaissant le chinois et le français ou l’anglais. Mon père, alors étudiant aux États-Unis, a répondu à l’appel et fait la traversée de l’Atlantique. Plus tard, quand il me parlait de la France, il ne manquait jamais d’évoquer la ville de Soissons, le lieu administratif de son travail.

L’occasion de connaître vraiment le Nord m’a été donnée tardivement. C’était il y a trois ans, en l’an 2000. Un fil invisible semblait me lier déjà à l’Académie, puisque le séjour que j’y ai fait se passait principalement dans l’ancienne maison de Marguerite Yourcenar, transformée en résidence pour écrivains. Cette maison, baptisée Villa Mont Noir, se trouve près de la frontière belge en Flandre française. J’y entrepris l’écriture de mon roman L’éternité n’est pas de trop. Au mois de mars 2002, j’y fis un second séjour, afin de rédiger, cette fois-ci, un essai qui portera le titre : Le Dialogue, une passion pour la langue française. Un jour, le directeur de la Villa Mont Noir, Guy Fontaine, m’emmena en voiture à Lille pour participer à une rencontre. Ce n’est qu’en fin de journée que nous prîmes le chemin du retour. L’hiver s’attardait encore, la campagne était aux tons de gris, avec de loin en loin, de rares plaques de verdure. Bientôt, elle se voila de brume, légèrement rosie par la lueur du couchant. Soudain, Guy Fontaine, qui conduisait, me dit de regarder vers la droite. J’entends encore ses paroles qui jaillirent spontanément : « Ah, quel hasard ! Le village que vous voyez là-bas s’appelle Rubrouck. C’est là qu’est né Guillaume de Rubrouck, un religieux franciscain du XIIIe siècle. Au service du roi Saint Louis, il l’a accompagné lors d’une croisade en Palestine. En 1253, le roi l’envoie en Mongolie. Au terme d’un voyage de seize mille kilomètres qui a duré deux ans, il parvient à la cour des Mongols qui devaient bientôt fonder une dynastie en Chine. Je suis frappé par l’étrange coïncidence », continua Guy Fontaine. « Quelqu’un est parti d’ici, de ce coin perdu, pour aller un jour aux abords de la Chine, et sept siècles plus tard, vous qui venez de Chine, vous êtes là, ce soir, en ce coin perdu, comme par hasard, ou alors, comme guidé. J’ai vraiment l’impression qu’une espèce de grande boucle, à travers le temps et l’espace, se boucle là. Je dirais même, s’accomplit là, parce que vous êtes allé plus loin, vous êtes devenu un écrivain français. » Avant que j’aie pu montrer mon émotion, mon conducteur ajouta : « En fait d’écrivain, savez-vous que Saint Louis a eu un descendant écrivain en la personne de Jacques de Bourbon Busset ? » À ce nom, j’ai sursauté. En ce mois de mars 2002, trois mois avant l’élection à l’Académie, j’avais déjà envoyé ma lettre de candidature, sans que cependant j’aie mis au courant quiconque parmi mes connaissances. Je me suis contenté, sur le moment, de bredouiller une phrase laconique à l’adresse de mon ami. La vérité était que j’étais profondément touché. À travers l’idée de la boucle bouclée, née de toutes ces coïncidences heureuses, j’ai cru entendre la voix du destin, une voix enfin bienveillante qui annonce la haute réconciliation. Tôt soumis à l’exil et à l’errance, combien je connaissais cette sensation de mélancolie qui s’emparait de moi, chaque fois que je me trouvais, aux heures indécises entre chien et loup, perdu dans une contrée inconnue. Mais ce soir-là, sur la route de Flandre, je me sentis envahi d’un intime sentiment de retour, tel celui qu’éprouve tout marin en train de regagner le port, habité que j’étais par le pressentiment d’être accueilli un jour par votre chaude hospitalité. Je savais que le retour en question n’avait pas pour destination un petit chez-soi, mais une vraie patrie de l’esprit à laquelle j’ai tendu toute ma vie.

Jacques de Bourbon Busset, ce nom résonne à l’oreille de ceux qui le connaissent comme le « chantre d’un durable amour ». Je sais, d’après Madame le Secrétaire perpétuel, combien vous étiez heureux de le compter parmi vous, appréciant sa présence généreuse et assidue, ses propos pleins d’esprit et de franchise. Je m’honore de succéder à ce symbole de l’ouverture d’esprit, à cet écrivain nourri de la meilleure tradition française. Le pape Jean XXIII ne s’y trompait pas. Lorsqu’il le vit pour la première fois, il s’écria : « Ah, voilà l’homme, non de la haute couture, mais de la haute culture ! »

Si l’on se réfère à la notice biographique d’une vie, ponctuée de brillants succès, on peut lire : « Né en 1912 à Paris, il a fait ses études secondaires au lycée Henri IV où il fut l’élève d’Alain. En 1932, il est reçu à l’École normale supérieure. Il prépare ensuite le concours diplomatique. Entré au Quai d’Orsay, il travaille auprès de Robert Schuman pendant quatre ans. En 1952, il est nommé Directeur général des relations culturelles internationales. En 1956, il demande à quitter ses fonctions pour se consacrer à la littérature. Il est élu membre de l’Académie française en 1981. »

Cette évocation, brève et claire, pèche, bien entendu, par trop de simplifications. Toute vie humaine est mue par des ressorts intimes ; elle comporte ses hauteurs et ses abîmes, ses aspirations et ses épreuves, ses révélations et ses transformations. À cet égard, celle de mon prédécesseur porte un témoignage particulièrement riche, dans la mesure où, son expérience vécue étant devenue la matière même de sa création, il s’est beaucoup confié, notamment à travers son Journal. On y découvre l’écrivain fécond qu’on connaît, l’homme d’action aux éminentes responsabilités, le penseur lucide qui excelle à relier ses réflexions personnelles à des thèmes ayant une portée générale, à les élever au niveau métaphysique. Ce qui le caractérise, comme l’a fait remarquer Maurice Druon, c’est la profondeur, profondeur de la pensée, profondeur de l’être.

C’est peu dire qu’il vienne d’un haut lignage. Il descend, par son père, du roi Saint Louis, de Jean sans Terre et aussi de César Borgia ; cette dernière ascendance, étonnante, il ne s’en réclame pas moins avec une malicieuse fierté. Par sa mère, il descend de Colbert et de l’astronome-mathématicien Laplace. Sa mère, Guillemette de Colbert, était une figure admirable ; elle a exercé sur lui une influence décisive, aussi bien sur le plan éthique que dans le domaine littéraire. Douée d’une âme exigeante et généreuse, elle a reçu une éducation protestante par sa mère. Depuis que son époux, officier d’active, fut devenu maire de leur commune, une commune ouvrière, elle s’employa à secourir les nécessiteux autour d’elle. À son fils, elle a transmis les préceptes suivants : « Bannir tout dogmatisme et tout préjugé » et « On ne fait jamais assez pour les autres ». Elle lui fit lire Chateaubriand dès l’âge de douze ans, et les moralistes tels qu’Épictète, Marc Aurèle, Sénèque, Montaigne. Ce goût précoce formé chez l’adolescent pour les écrivains penseurs lui fera adopter pour membres de sa famille d’esprit aussi bien Pascal, Racine, Descartes, Maine de Biran, Bergson, que Valéry, André Breton, Georges Bataille, Henri Michaux, Simone Weil ; et, du côté anglais, Shakespeare et Chesterton. Au cours de sa vie, il cultivera l’amitié, faisant preuve d’une fidélité sans faille. Parmi ceux qu’il rejoindra à l’Académie, mentionnons en particulier Maurice Schumann, connu dès les années de lycée, Jacqueline de Romilly connue à Ulm, et puis le père Carré, Claude Lévi-Strauss et René Rémond. D’autres amis, si nombreux qu’il est impossible de les énumérer. Citons cependant Roger Caillois, Gabriel Marcel, Gaston Bachelard, Charles Morazé, les poètes Saint-John Perse et Jean Mambrino.

Il aura la douleur de perdre sa mère dans des circonstances dramatiques. Quelques jours avant la Libération de Paris, voulant apporter des provisions à un vieillard du voisinage, elle fut tuée dans la rue par une patrouille allemande. La famille a d’ailleurs payé un lourd tribut à la France. Robert, le frère aîné de Jacques, est mort au front en 1940. Jacques lui-même fut fait prisonnier, réussit à s’évader avant d’être repris et Charles, son autre frère, s’engagera en 1940 malgré une santé défaillante. Ce frère, son complice et son confident durant son enfance et son adolescence qui mourra d’une opération au cerveau, Jacques n’aura de cesse de l’évoquer dans son Journal. C’est ce frère qui lui a inculqué le sens d’un lien indéfectible qui enrichit et qui élève.

Reçu à Normale supérieure à vingt ans, il songe un temps à l’étude de la philosophie pour laquelle il a une prédilection et de solides connaissances. Finalement, il opte pour l’engagement et l’action. La réussite au concours diplomatique lui ouvre la carrière. Vers la fin de la guerre, il est nommé par le général de Gaulle président de la Croix-Rouge française, fonction qu’il exerce pendant un an. Puis il devient directeur de cabinet de Robert Schuman, œuvrant déjà pour la fondation de la Communauté européenne. En 1952, à la tête des Relations culturelles internationales, il entre dans une période d’intense activité. Il voyage dans le monde entier, organisant rencontres et échanges, implantant écoles et centres culturels. Sa personnalité, toute de distinction naturelle, y fait merveille. Cet homme à l’esprit ouvert, au vaste savoir, dépourvu de préjugés et désireux sincèrement de connaître l’autre, a été, à chaque occasion, le digne représentant de la culture française.

En 1956, à l’âge de quarante-quatre ans, Jacques de Bourbon Busset prend la brusque résolution d’interrompre sa carrière, alors que, en pleine ascension, il est sur le point d’être nommé ambassadeur dans un grand pays. Ce renoncement, cette rupture, un geste aristocratique en somme, qui frappe son milieu comme un coup de tonnerre, est de fait le résultat d’une révolution intérieure. L’homme préoccupé de réussite sociale fait place à présent à l’écrivain qui cherche à se consacrer à sa création solitaire. Création ? Pour sûr, oui. Solitude ? Certes, non. Car, il peut enfin vivre pleinement l’amour qu’il voue à Laurence son épouse, la figure tutélaire, l’inspiratrice. L’ensemble de son œuvre, qui totalise plus de quarante ouvrages, en témoigne. Son Journal, composé de dix volumes, porte le titre général de Livre de Laurence. Ses romans, récits ou contes comportent également le sous-titre : Pour Laurence. D’autres romans, de caractère plus fantastique, tel Le lion bat la campagne, ont trait aussi à son épouse, lorsqu’on sait que « le lion » n’est autre que le surnom de Laurence. Quant à ses essais, ils sont centrés sur le thème de l’amour durable, intimement lié à celui de sa foi.

Laurence est originaire de Saintonge. Son père, officier de marine, étant mort jeune, elle a grandi en fille unique, auprès de sa mère. De son propre aveu, elle a connu une enfance difficile, voire malheureuse. Elle a choisi d’étudier l’économie pour s’établir dans la vie. Après son mariage, d’abord au château du Saussay, en Île-de-France, puis, à partir de 1969, à la Campagne du lion, dans le haut Var, elle révèle son vrai penchant, un amour foncier pour la nature et le travail de la terre. Cet amour chez elle, joint à un caractère passionné et à sa prédilection pour la musique, a fortement marqué son époux, ébranlant l’intellectualisme parfois trop poussé de celui-ci, le forçant à sortir de son habituelle réserve. L’homme pour qui « la fonction de la femme est d’assurer la liaison entre l’être humain et le cosmos » s’ouvre alors à une plus vaste dimension de vie. Il laisse s’épanouir tout le pouvoir du lyrisme et de l’imagination qu’il porte en lui, tout en s’initiant à l’observation des choses vivantes, concrètes. À côté de plusieurs de ses œuvres qui célèbrent la nature et ses éléments, son Journal fourmille de petites notations qui font ressortir la saveur du quotidien et les leçons qu’il dispense. Je vous cite pêle-mêle quelques brefs passages :

     – « Les corneilles tournoient, jacassent, s’agitent en tous sens. Deux cents mètres plus loin, un hibou. Son immobilité me plaît. Réfléchir sans agir, plutôt qu’agir sans réfléchir. »

     – « De retour à la maison. Laurence, de très bon matin, se rend à ses restanques. Elle y trouve un lapin broutant ses fleurs. Je ne sais lequel des deux fut le plus scandalisé de rencontrer l’autre. »

     – « Le vieux berger, les mains posées sur son bâton, me dit : Voyez mon chien. C’est un briard que j’ai dressé moi-même. Vous n’en trouverez plus beaucoup comme celui-là. Dans la région presque tous les bergers sont des Polonais. Alors les chiens ne savent que le polonais. J’en ai eu un, on ne se comprenait pas. On a dû se séparer. »

     – « La forêt se dérobe à la lumière et c’est ainsi qu’elle dure. Certes elle assimile les richesses du soleil, mais les transforme, les élabore, les conserve. Il y a une grande force dans ce retrait, dans ce recueillement. Je voudrais être un arbre, un arbre qui marche. »

     – « Quelle joie, chaque année renouvelée, de cueillir ces olives et de les porter au moulin à huile ! »

Mais venons-en au thème central de Bourbon Busset. L’amour durable, ou l’amour absolu, une idée qu’il est fier d’avoir remise à l’honneur. De cette idée, d’aucuns peuvent se gausser, surtout à une époque, la nôtre, où l’amour entre homme et femme est plus que banalisé. Il lui a fallu du courage pour exalter non tant cet amour en soi que son caractère absolu, que sa durée. Il ne le fait pas au nom de quelque convention bourgeoise, ou d’une abstraite morale de fidélité ; il se base sur une expérience vécue, et sur l’observation d’une donnée fondamentale de la promesse de Vie, une donnée riche de virtualités et d’implications. Il est convaincu que l’univers vivant n’est pas fait d’un ramassis d’éléments disparates agissant aveuglément dans des rencontres de hasard. Le moteur essentiel de cet univers est une alliance créatrice fondée sur la loi de la différence et de la durée, cela depuis l’existence des particules jusqu’aux consciences les plus élevées. En homme de foi, il n’hésite pas à affirmer que Dieu est désir d’alliance.

Dans ce contexte, le couple se présente comme un don miraculeux, incarnant par excellence cette alliance dans la différence et la durée et qui, vécue authentiquement, loin de former un bloc statique, est une puissance créatrice. Il est tendresse inventive, dualité-complicité, processus renouvelant sans cesse la prise de conscience de ce qui advient, accomplissement qualitatif. Fondé sur la confiance et le long terme, le point de vue présent s’enrichit du précédent et enrichit le suivant. Un amour durable naît donc d’un effort constant pour associer stabilité et mouvement. La complicité favorisant le dévouement mutuel, chacun trouve toujours sa joie dans la joie de l’autre. La formule suivante résume sa conception : « Le couple aimant ne recherche pas une chimérique fusion. C’est l’expression de la dualité créatrice, de l’union dans la différence, de l’ardente alliance de deux libertés. » Car pour lui, je le cite encore, « une vraie liberté ne s’éprouve que face à d’autres libertés. Sinon, elle n’est qu’un mot vide. Et l’on ne peut mieux affronter une autre liberté que dans une relation qui engage durablement ». Se référant à Nietzsche qui dit : « Cœur attaché, esprit libre », il l’exprime à sa manière : « La liberté de l’esprit réclame la constance du cœur » ; « La rive est la chance du fleuve ». Par ailleurs, il affirme que « tout comme la liberté, l’absolu se vit aussi à deux ; l’absolu ne saurait s’éprouver que dans la constance. Le véritable absolu, c’est l’absolu d’un amour ». Et enfin, cette affirmation : « Chez un couple aimant, un plus un n’égale pas deux, mais l’infini. » Comment un Chinois n’adhèrerait-t-il pas à cette affirmation, lui à qui l’ancienne pensée chinoise enseigne qu’entre le souffle Yin et le souffle Yang, il y a le souffle du Vide médian qui les entraîne dans le processus d’interaction débouchant sur l’infini de la transformation.

À partir de cette conception de base, Bourbon Busset mène toujours plus loin ses réflexions. Pour lui, « ce qui est vrai pour une femme et un homme est vrai pour l’humanité ». Dans cette optique, « l’amour absolu est une vertu sociale. Le dynamisme de l’amour absolu fera régner la justice sociale. Il est le sacré que chacun peut vivre, et seul le sacré peut réellement triompher de l’injustice et de l’oppression ». Notre auteur prône une société qu’il qualifie de « hiérogamique » et qui met en valeur l’idéal du couple, lequel « s’oppose à la fois aux mysticismes de la fusion qui suppriment toute confrontation des différences, et aussi aux idéologies manichéennes qui transforment sans cesse la confrontation en affrontement. La formule de l’alliance dans la différence a ainsi une valeur thérapeutique au point de vue social et politique. Elle substitue la fidélité effective à la parole donnée et le respect de la différence au désir brut de domination ». De cette conception de l’amour découle son point de vue sur la France : « La vraie France est la France invisible. La puissance n’a rien à voir avec la puissance militaire, industrielle ou financière. Elle est intellectuelle et morale. Cette France invisible, la seule réelle, existe dans la mesure où elle défend les droits de l’esprit et, en premier lieu, la liberté de l’esprit, cela dans le respect absolu des valeurs communes. C’est la France de Hugo, de Péguy, de Zola et de Bernanos. Au moment de l’affaire Dreyfus, le chrétien Péguy et l’athée Zola étaient du même bord. Quand les Français renient cette France-là, il n’y a plus de France. » Et puis, dans son Journal, ce passage : « Il est temps pour la France de redevenir fidèle à sa vocation universelle. Elle n’est plus une grande puissance, mais le pire calcul serait la déchéance orgueilleuse du nationalisme. Elle doit militer pour l’instauration d’une autorité mondiale. »

Ici, il nous faut revenir à l’être intime de Jacques de Bourbon Busset. À écouter ce qui vient d’être dit, certains peuvent supposer qu’ils sont en présence d’un pur idéaliste. Or, personne n’est plus lucide, ni plus doué de sens critique. Il sait que, si la capacité d’un amour absolu est donnée à tous, bien peu savent le vivre. Lui-même dans sa jeunesse a fait montre de légèretés qu’il qualifiera plus tard de cyniques. « Je me croyais un petit don Juan. Je jouais au surhomme, alors que je n’étais qu’un grand niais. » « La dissociation entre plaisir et amour, je l’ai vécue à fond et y trouvais une âpre et âcre satisfaction. » Ici notre auteur parle sur un ton de repentance. Reste indéniable le fait qu’avec sa barbe finement taillée, frappant de ressemblance avec Henri IV, sa figure dégage un charme propre à remuer les cœurs féminins. Même au début de sa rencontre avec Laurence, ce n’était pour lui qu’une conquête parmi d’autres. Grâce à la passion sincère et entière de celle-ci, il a eu un jour la révélation que cette rencontre était la chance de sa vie. Au cours de plus de quarante ans de vie commune, une communion féconde et perpétuellement approfondie. Dans son Journal, il ne cache rien non plus des rares moments de tension ou de heurt. Ce qui lui fait dire que « dans l’amour d’un couple, trouver la distance juste est essentiel. Cela demande beaucoup de patience, de perspicacité et d’imagination, en un mot, d’esprit ». Il exalte le principe féminin caractérisé selon lui par l’esprit de la réceptivité, de la compréhension et de la capacité à relier. Écoutons cet aveu contenu dans le premier tome de son Journal, La nature est un talisman : « En livrant mes sentiments, j’ai peur de paraître « bébête ». Peur de bon élève, d’enfant docile, persiflé par les malins. Pour me protéger de leur ricanement condescendant, je m’étais fait ironique. Je redoutais une étiquette. Elle tient en un mot : sensiblerie. J’ai passé une grande partie de ma vie à lutter contre cette apparence. J’ai affecté l’indifférence, la sécheresse, le cynisme, la brutalité. Maintenant, je n’ai plus de compte à rendre à personne, je n’ai plus de personnage à jouer. Je puis me laisser aller à mon penchant, sans craindre d’être taxé de faiblesse. Pourquoi ne pas le dire ? J’ai pitié, voilà le mot lâché. Le mot impardonnable. Et si j’aime Laurence, c’est aussi qu’à certains moments ses yeux me paraissent chargés de toute la souffrance innocente du monde et que je voudrais les consoler... Ce qui pousse un homme engagé dans le siècle à sortir de lui-même, à aller aux autres, à tous les autres, c’est d’avoir saisi, sur un visage, l’instant où le masque chavire et où surgit, dans un regard, le cortège immémorial des opprimés. » Oui, aller vers les autres. Il dira dans L’Audace d’aimer : « C’est dans le métro que je sens le plus profondément mon désir d’aller au secours. Debout, serré entre deux voyageurs, je lis dans les regards la détresse, la solitude, la peur. Le wagon éclairé nous emporte à travers le tunnel noir, vers un destin qui ne peut être que l’écrasement sur le mur ultime. Personne ne parle, chacun écoute le frémissement de la tôle, le fracas des roues, le battement de son propre cœur. Je voudrais libérer un de ces condamnés de son angoisse. Une pudeur stupide me fait garder le silence et j’ai honte de ma lâcheté Grandit en moi un personnage qui désire prendre toute sa place. Je pense qu’être homme, c’est entendre les appels et leur répondre, si on peut. » On sait que Jacques de Bourbon Busset est mort accidentellement dans le métro. À présent, je ne peux pas être dans un wagon de métro sans penser à lui. Puisque nous sommes devenus frères en esprit, si je le voyais dans la foule, j’irai vers lui et, d’emblée en connivence, nous causerions indéfiniment. Je me rappelle une phrase de lui contenue dans l’émouvante Lettre à Laurence, écrite après la mort de celle-ci : « J’ai compris qu’il ne dépendait que de moi de te laisser t’éloigner ou de te faire vivre. » Je suis persuadé aussi que tant que je communie avec l’esprit de mon prédécesseur, comme je le fais ici maintenant, il ne mourra pas. Telle est d’ailleurs la leçon de l’Académie même, dont l’immortalité est fondée sur cet esprit de transmission les uns par les autres, une transmission qui, depuis son fondateur, le cardinal de Richelieu, ne s’est jamais interrompue et qui ne saurait connaître de fin.