Le retour de la philanthropie. Discours prononcé lors de la remise des Grands prix des fondations de l’Institut de France

Le 11 juin 2008

Gabriel de BROGLIE

Le retour de la philanthropie

PAR

M. Gabriel de BROGLIE
Chancelier de l’Institut de France

 

 

Nous traversions une époque où l’on parlait beaucoup de raison, de science, de progrès, de liberté. Il faut dire que, sous ces notions, étaient à l’œuvre des ressorts d’une efficacité spectaculaire, si l’on en juge par l’importance des résultats chiffrés. Un grand demi-siècle d’enrichissement mondial laisse cependant aujourd’hui une profonde inquiétude pour l’avenir de notre planète et s’accompagne d’une prise de conscience, chez les plus riches, qu’il ne faut pas laisser s’emballer la machine. La richesse matérielle submerge les sociétés développées, mais à la façon des rouleaux sur les plages de l’océan, elle s’enroule autour d’un vide. Le cœur n’y trouve pas sa place. « L’argent, bon serviteur, mauvais maître » comme l’a dit Françoise Sagan, l’argent ne fait pas le bonheur. Il devient mauvais maître s’il n’est pas employé pour servir, pour combler le vide, pour introduire le souci de l’autre.

Aux institutions froides que l’État moderne a créées pour relayer la charité privée succèdent des notions neuves au vocabulaire encore mal fixé : le développement durable, l’investissement responsable ou solidaire, le mécénat social, le filtre éthique. Mais il faut aussi introduire la notion, très ancienne et très moderne, du don, et c’est pourquoi je parlerais plus volontiers du retour de la philanthropie.

Le philanthrope, ami des hommes qui s’emploie à améliorer leur sort, fait son apparition dans notre dictionnaire en 1762. C’est une appellation des Lumières, même si l’idée se trouve déjà dans Platon. La prestigieuse Société philanthropique est fondée en 1780 sous le patronage de Louis XVI.

L’idée et la chose traversent l’Atlantique, prennent racine et se développent dans les États-Unis naissants où Tocqueville remarquera que les Américains sont enclins à se constituer en groupes pour résoudre leurs problèmes communs, tandis que les Français se tournent plus volontiers vers l’État. L’essor des puissantes fondations philanthropiques américaines en sera la conséquence heureuse.

En France, la bienfaisance a dès l’origine fait partie de la vocation des académies, mais à titre secondaire, compensatoire en quelque sorte. Eh bien ! nous assistons peut-

être à une mutation que l’on pourrait décrire comme le retour de la philanthropie, et l’Institut de France paraît bien placé pour célébrer cette nouveauté.

Le premier changement nous montre la philanthropie reconnue.

Pendant des siècles, la philanthropie n’a pas été considérée en elle-même comme naturelle, ni regardée avec faveur, mais elle était conçue comme correctrice d’un abus. En Orient comme en Occident, les déshérités sont perçus comme les représentants de Dieu et les riches comme défavorisés dans la voie de leur salut. Dans un sermon de 1661, Bossuet a souverainement rejeté le mauvais riche, esclave de ses biens, qui le corrompent. L’individualisme bourgeois du XIXe siècle et le socialisme du XXe siècle ont fait le reste. L’idée même était devenue désuète et la France fut un champ de manœuvre pour les grands philanthropes d’outre-Atlantique qui accédaient, par l’enrichissement général, au statut de figure messianique, presque mythique, qu’incarnent de nos jours un Bill Gates, un Warren Buffett.

Depuis une quinzaine d’années, la situation s’est modifiée en France et l’Institut peut en témoigner. Il accueille la cohorte des « nouveaux philanthropes » libérés de tout complexe, organisés, compétents, honorés. Ils forment sous son égide, avec efficacité et dynamisme, la luxuriante floraison de ces fondations d’un nouveau type.

C’est qu’entre-temps le champ s’est élargi au point de couvrir le vaste domaine de la philanthropie pour autrui.

Les fondations, quelle que soit la façon dont elles agissent, qu’elles dispensent une manne à des organismes humanitaires qui ne l’attendaient pas, qu’elles apportent un encouragement à des chercheurs dont tous les efforts sont tendus vers la découverte, qu’elles donnent une chance de répondre à des besoins sociaux non encore pris en charge - et ce sont les plus criants -, les fondations qui s’abritent à l’Institut prolongent les missions traditionnelles de celui-ci. Le propre de la philanthropie est de produire du lien social. Elle donne un sang jeune à la science, aux nouvelles formes de l’art, ajoute une dimension à la redistribution par l’État-providence quia montré ses limites, crée des relations neuves et bénéfiques au sein de la société. Depuis le grand Corneille, nous savons que « la façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne », mais c’est Tocqueville qui l’a montré : le don est un échange entre générosité et reconnaissance. Le don doit être privé, parce qu’on n’éprouve pas de reconnaissance envers une abstraction et parce que le don est un art quia besoin d’une conscience. C’est ainsi que, selon lui, le don privé conduit au bien public. L’argent ne fait pas le bonheur ? Si, lorsqu’il est prodigué efficacement pour autrui. Le livre célèbre de Bill Clinton a popularisé le programme : « Donner, ou comment chacun de nous peut changer le monde ». Ainsi, la philanthropie est un trésor. Elle est aussi la clé du bonheur.

L’Institut découvre en effet, par l’expérience des mécènes qui l’approchent, un aspect assez neuf et jusqu’ici peu mis en lumière : la philanthropie pour soi-même, pour le bonheur de l’épanouissement personnel, du don qui enrichit le donateur.

Si notre époque semble préférer la philanthropie à la charité, c’est que la philanthropie annonce le bonheur quand la charité semble relever encore du devoir. La philanthropie, l’amour des hommes donc, repose, bien entendu, sur le sentiment de la solidarité, si fortement ressenti aujourd’hui. Mais elle le prolonge aussi car elle réintroduit la relation personnelle et l’accomplissement de soi.

Parmi les motivations des démarches dont nous sommes les témoins, on citera : chercher un chemin nouveau, donner un sens à sa vie, retrouver confiance dans le rôle que le destin nous a confié, se tourner vers de plus hautes aspirations. On voit que l’argent n’est pas la dimension principale. Il ne suffit pas, et ce n’est pas le montant du don qui commande la démarche. Le don n’est pas gratuit, il n’est pas un retranchement mais un engagement. Il s’accomplit, non par bonne conscience, mais à bon escient, avec joie et, souvent, dans la discrétion. La vertu de l’anonymat distingue à cet égard la tradition française de l’américaine. À voir la passion avec laquelle sont accomplies les démarches, nous pouvons ensemble, mécènes, membres de l’Institut, lauréats, souscrire à cette déclaration des auteurs de l’une des fondations honorée aujourd’hui : « Nous vivons une aventure humaine magnifique, dont nous sommes les premiers bénéficiaires nous avons appris à voir le monde et les hommes autrement ».

Pour la quatrième année, nous voici tous réunis, fondateurs, mécènes, lauréats, créateurs, savants, nouveaux entrepreneurs socialement responsables, élèves des grandes écoles, partageant leur savoir et leurs méthodes de travail avec des jeunes moins favorisés, animateurs bénévoles de tant d’organismes sociaux, nous voici tous réunis afin de célébrer le retour de la philanthropie. Dans la société d’aujourd’hui, le don est devenu un flux vital, un peu comme le sang dans le corps humain : il faut qu’il bouge pour que le corps reste en vie. C’est une satisfaction profonde qu’éprouve l’Institut de France d’être choisi comme instrument de cette circulation généreuse. Dans ce temple des valeurs intellectuelles, nous sommes heureux de prêter notre décor à une bourse des valeurs solidaires. Nous n’y avons qu’un titre à échanger, mais nous le délivrons avec infiniment de chaleur, c’est l’expression d’une immense gratitude envers les philanthropes et des plus vives félicitations aux lauréats qui sont aussi des philanthropes !