Homélie prononcée lors des obsèques de M. Maurice Schumann, en l’église Saint-Louis des Invalides

Le 13 février 1998

Jean-Marie LUSTIGER

Homélie du Cardinal Jean-Marie Lustiger
Archevêque de Paris

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« La mort a été engloutie dans la victoire.
Mort, où est ta victoire ? »

 

Cette apostrophe inspirée des prophètes nous dit avec puissance la vérité cachée de l’unique combat de Maurice Schumann. L’unique combat, commencé dès sa jeunesse et achevé en ce moment où il a remis son âme entre les mains de Dieu.

Un combat qui s’ouvre par une victoire, celle de la foi. Il la reçoit, jeune homme, dans l’épreuve de son corps et l’incertitude de son âme. De l’extérieur, on imagine cette victoire comme l’angoisse d’un défi sans cesse relevé contre le doute, ou, à l’inverse, comme la possession triomphale d’une certitude qui se suffit à elle-même. Ni l’une, ni l’autre, la foi au Christ Sauveur qui habite Maurice Schumann s’exprime par l’acte d’un homme qui trouve sa liberté au-delà de lui-même, en Dieu dont il reçoit tout. Cette plus haute vertu contemplative se déploie dans l’action victorieuse qui engloutit la mort.

Victoire de l’Esprit de Dieu auquel participe l’esprit de l’homme qui se laisse saisir par le Christ Messie ressuscité des morts. Saint Paul nous la décrit comme « un mystère » et nous en annonce le paradoxal effet : « Ce qui est périssable en nous devient impérissable : ce qui est mortel revêt l’immortalité. »

En cette victoire, le disciple du Christ reconnaît la toute-puissance de Dieu « qui a tant aimé le monde au point de donner son Fils unique. Ainsi tout homme qui croit en Lui ne périra pas, mais il obtiendra la vie éternelle ». Victoire de la Vie, victoire qui donne la Vie.

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Oui, Maurice Schumann n’a cessé de prendre part à ce combat victorieux de la foi : combat spirituel et invisible mené dans l’existence audacieuse et courageuse d’un homme public.

La lucidité de ce combat spirituel traverse les ambiguïtés de son action fondamentalement politique et en éclaire la logique. Loin de penser politiquement le christianisme, il a agi chrétiennement en politique. Son travail politique fut donc, d’abord, une œuvre de jugement et de vérité.

Dans les années trente, l’étudiant et le jeune journaliste qui cherche encore sa voie, est guidé vers de providentiels compagnons. Devant la menace précise des totalitarismes, la lumière qu’il a reçue lui donne la lucidité qui démasque le mensonge et le danger abyssal que ces idéologies font peser sur l’humanité et particulièrement sur la France. En les nommant et en les combattant, il prend distance des réalistes qui ne peuvent soupçonner la force de l’Esprit et réduisent la vie politique à l’arbitrage du rapport des seules forces qu’ils connaissent, celles des armes, de l’argent et du pouvoir.

Maurice Schumann fait partie de ceux que l’on taxe d’idéalisme. Il est cependant lui-même convaincu que « seule la Vérité peut rendre libre » (Jn 8, 33) et que cette vérité, un jour, entraînera la nation tout entière qu’il aime et veut servir. Dès ce moment, apparaît clairement la vision qui ne cessera de l’habiter : celle du véritable destin de l’homme, vision de l’horizon le plus lointain de l’action humaine, le plus souvent ignorée par ceux qui ne voient comme enjeu que les intérêts immédiats, tels qu’ils les perçoivent.

Je suis tenté de lui appliquer la phrase qu’il rapporte au sujet de Gandhi : « Nous sentions qu’il y avait en lui quelque chose d’invincible. » Et Maurice Schumann commente : « Le tort de Gandhi était-il de voir trop loin, à la fois dans le passé et dans l’avenir ? » Sans qu’il ait, un instant, osé se comparer au Mahatma qu’il admirait tant, tel est bien l’horizon de l’action de Maurice Schumann.

Nous savons donc que « la voix des Français qui parle aux Français » venait de loin, de très loin. Elle venait de la conscience d’une nation que Maurice Schumann a aimée et servie passionnément ; elle venait d’une passion spirituelle pour le Bien, la Justice et la Vérité, passion qui brûle cet homme dans la force de sa jeunesse.

Il a sans cesse voulu, dans son combat, se dessaisir des armes qui lui paraissaient indignes de la victoire ; et d’abord le mensonge. Lorsqu’il le découvrait, il en ressentait souffrance et indignation, jusqu’en ses derniers jours.

Bien sûr, il s’est interrogé sur la violence, avec Gandhi que je viens de citer, et Simone Weil qui, dit-il, « lui a appris à croire ». Il a su et voulu participer au combat des armes, mais sans jamais les substituer aux armes de l’Esprit.

J’ai pris conscience, après la guerre, de la profonde unité de pensée dans laquelle se sont jointes la voix de la France à Londres et, en France, les voix clandestines de la résistance spirituelle.

Maurice Schumann est de ces intransigeants témoins pour qui la mystique et la morale, sources de la plus haute dignité humaine, sont la mesure de la raison politique et de l’action. Elles obligent l’action politique à sans cesse reprendre son cap et à se déprendre du seul calcul d’intérêt. C’est là que ces témoins puisent l’indomptable courage qu’exige la victoire spirituelle pour savoir reconnaître ce sur quoi il est impossible de marchander ou de transiger.

L’on comprend que, s’adressant à des jeunes journalistes, lors de la célébration du cinquantième anniversaire de la Libération de Paris à Notre-Dame, il leur livre une des clés essentielles de son action : « Tout les jours sont bons, dit-il, pour rappeler que le destin est fait pour être conjuré et non pour être subi. »

Maurice Schumann a aimé passionnément la France et l’harmonie née de sa diversité à laquelle il portait un attentif et scrupuleux respect. Ce n’est pas là seulement l’attitude d’un homme de culture au cœur généreux.

La découverte de la charité du Christ, capable de réconcilier dans une vérité plus haute et de rassembler les contraires dans un amour plus grand, ouvre à Maurice Schumann, dès sa jeunesse, la compréhension du destin de la France.

Dans le combat politique, il a eu maints adversaires ; il a toujours voulu aimer ses ennemis comme l’Évangile le commande. Cette charité a été le moteur de sa conduite, même dans les affrontements les plus vifs. En ce sens, il a expérimenté par lui-même que cette charité, cet amour « peut tout espérer, tout endurer, s’il n’entretient pas de rancune, il ne peut se réjouir de l’injustice, il trouve sa joie dans la vérité ». Je ne fais ici que citer les paroles de saint Paul (1 Co 13, 4...7) qu’il a si souvent méditées.

L’ambition que Maurice Schumann a toujours eue pour notre pays était ainsi portée par cet amour qui seul peut donner à notre histoire particulière l’ambition d’une fraternité universelle...

Lorsqu’en 1994, nous avons célébré à Notre-Dame, en votre présence, Monsieur le Président de la République, le cinquantième anniversaire de la Libération de Paris, il m’est apparu nécessaire que retentisse en cette cathédrale la voix de Maurice Schumann.

Il a pris la parole à deux reprises :

Avant la sonnerie aux morts qui précédait la célébration de la messe, il nous a invités alors à garder mémoire de tous ceux qui avaient payé cette délivrance du prix de leur vie. Il disait : « Sous les voûtes que le fracas des armes n’épargna pas, il y a un demi-siècle, la sonnerie qui va s’élever retentira pour les survivants, pour empêcher leur conscience de s’assoupir, pour interdire à leur mémoire de s’effacer et de s’affaiblir, pour appeler toutes les postérités Abraham à se rejoindre  sur les chemins ardus de la fraternité. »

Cela vaut pour nous qui, aujourd’hui, entendrons cette même sonnerie retentir en son honneur.

Une seconde fois, après la messe, il évoqua cet instant où le général de Gaulle est entré dans la cathédrale et où s’est levé le chant du Magnificat ; il appela l’assistance, réunie en ce cinquantième anniversaire, à le chanter à nouveau. Il nous disait : « Il fallait un tel jour, il fallait un tel lieu pour porter à sa plénitude l’hymne à Celui qui a “confondu les pensées des superbes” et “renversé les puissants de leur trône”. Il fallait un tel lieu, il fallait un tel jour pour que le Français qui croyait au Ciel et le Français qui n’y croyait pas pussent pareillement ressentir combien les lèvres de tout homme recru d’épreuves ont soif du Dieu vivant. »

Il exprimait ainsi le combat auquel il a pris part et la victoire sur la mort qui fonde notre foi.

Nous demandons à Dieu, le Vivant, le Père de toute Miséricorde à qui notre prière remet Maurice Schumann, de lui accorder la grâce du pardon, d’étancher sa soif et de mettre sur ses lèvres le chant de la Joie éternelle.

Amen.

 

* Maurice Schumann décédé le 9 février 1998.