Hommage prononcé lors du décès de M. Bertrand Poirot-Delpech

Le 17 novembre 2006

Jean François DENIAU

Hommage à M. Bertrand Poirot-Delpech*

prononcé par M. Jean François Deniau

en l’église saint Thomas d’Aquin
le 17 novembre 2006

Deux amis d’enfance. À Saint-Pair-sur-Mer, dans le Cotentin, la maison des parents de Bertrand s’appelait « La Grâce de Dieu », celle de mes oncles, sur les hauts de Granville, « La croix du Lude ». Nous étions en classe de cinquième ensemble. Nous avions onze ans et on se retrouvait en bande le samedi et dimanche pour jouer à la guerre et rêver de bateau.

J’étais de quelques mois le plus âgé. Bertrand était le plus brillant. Très vite, deux passions communes nous avait réunis : la mer et la littérature. Que ce soit de son côté comme du mien, tous les oncles et parents naviguaient. Ils nous faisaient calfater, gratter, peindre, contre une promesse de sortie en mer et d’aller à Chausey. Nous occupions nos après‑midi libres à bricoler sur les chantiers et à rêver de vieux ketch qu’on pourrait réhabiliter. Ketch, yawl, goélette ou simple cotre. Les plans de voilure, quel sujet enchanteur pour remplir un samedi et passer la semaine...

Le plus étonnant, peut‑être, est que cette passion d’enfance ne nous a jamais lâchés et même nous a souvent réunis. Bertrand a eu un voilier, j’ai eu un voilier. Il était resté essentiellement fidèle à Granville, Saint‑Malo, Chausey. J’étais plutôt course au large. Le Sund et la passe de la Beauchant, la Déroute et le raz Blanchard nous permettaient de nous retrouver sur son bateau. Je l’emmenais sur le mien en Corse, en mer Noire, en Grèce, aux Baléares. Chacun, à son tour, traversait l’Atlantique. Et chacun à son tour, passionné aussi de littérature, écrivait. C’était l’époque où les jeunes gens descendaient en stop à la conquête de Saint-Tropez. Une variété de hussards. Bertrand, en 1958, avait eu le prix Interallié pour Le Grand Dadais. En 1955, j’avais été le candidat –sans succès – de Grasset au Goncourt pour Le Bord des larmes.

Nous naviguions, et nous rêvions de conserve. Les carrières nous séparèrent. À vingt-deux ans il entrait au Monde pour y occuper toute sa vie les chroniques les plus importantes. Ce n’est pas un secret qu’il avait beaucoup espéré diriger un jour Le Monde. Je passais l’ENA en Indochine et courai la planète. En politique, j’étais un libéral. Il se voulait de gauche. Cela ne nous gênait pas. Il faut bien en mer que les bâbordais puissent relever les tribordais.

Nous venions tous deux de familles catholiques plutôt austères. De mon côté, l’apport britannique et irlandais avait ajouté l’aventure, l’irrationnel, et la passion de l’ailleurs. Bertrand était plus national et beaucoup plus classique. C’était, je corrige, c’est un écrivain classique. Élu avant moi à l’Académie Française, il avait été chargé de choisir le mot dont, suivant la tradition, le nouveau doit, à la première séance interne, commenter la définition. Nous en étions à la lettre L. Il avait choisi pour moi loin. J’aurais aimé le remercier encore.

Et pour lui, qui avait la passion des mots, à qui il consacrera tant de ses chroniques dans Le Monde, quel serait le plus adéquat ? Celui qui avait été choisi, très littéraire, était intervalle. Les intervalles éclairent le texte et peut-être la vie. Écrivain très jeune, auteur d’une douzaine de romans, de plusieurs essais, critique littéraire au sommet (Le Monde des livres) ce qui comptait, c’était d’écrire. Il fallait l’entendre parler des auteurs qu’il aimait (quelques-uns). Sa culture était immense, jamais pédante, toujours vivante. Son jugement était subtil, évitant les formules toutes faites, laissant une large place à l’humour, qui est la forme à la fois élevée et modeste de l’amour comme de la condamnation.

En plus de ses deux passions, la mer, et la littérature, j’ai oublié une troisième, qui est sa famille. Le souvenir de son père. Il affirmait pouvoir reconnaître à première vue un orphelin ; nous l’étions tous les deux. Sa mère et toute sa parenté. Il n’avait pas officiellement les mêmes opinions ? Ses opinions, oserais‑je dire, n’influençaient pas ses opinions. Il adorait ses enfants, si divers, le fils qui faisait du bateau et aimait la maison de Saint‑Pair, sa fille brillante, normalienne, écrivain dont il était si fier, sa seconde fille, il ne faut pas se tromper, qu’au fond de lui-même il aimait autant. Bertrand Poirot-Delpech en famille et amoureux ? Oui. Je crois qu’il aimait aimer. Avec toujours cette volonté farouche de protéger sa liberté. Un homme libre, jusqu’à la fuite, pour mieux se défendre. Un homme menacé, comme nous tous, et toute la génération qui avait directement connu la guerre.

Je ne peux pas me faire à l’idée qu’il n’est plus parmi nous. Trop de liens nous ont tenus ensemble. Une page se tourne, dit‑on. Pour nous, ce n’est pas une page. C’est un livre. Gardons le livre.

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* décédé le 14 novembre 2006.