Hommage prononcé lors des obsèques de M. René Rémond, en l’église Saint-Pierre-de-Montrouge

Le 20 avril 2007

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Hommage à M. René Rémond*

 

 

Il y a tout juste un an, devant ses confrères qui s’étaient levés selon l’usage de l’Académie, René Rémond, directeur en exercice, commençait son hommage à Jean Bernard disparu quelques jours auparavant par ces mots :

« Notre Compagnie est orpheline. » Il faisait ainsi écho au Père Carré, qui rappelait toujours que « notre plus grande souffrance est de voir s’en aller tour à tour ceux qui étaient devenus nos compagnons ».

S’il me revient aujourd’hui d’être l’interprète de notre immense peine commune, c’est moins en raison de ma fonction que d’une très longue amitié et du chemin parcouru ensemble depuis près d’un demi–siècle.

J’ai connu René Rémond à Sciences Po au début des années soixante et, depuis, nous y avons toujours œuvré ensemble. En ces années, un éblouissant quatuor de jeunes normaliens, Jean Touchard, René Rémond, Jean-Baptiste Duroselle et Jean Meyriat, avait alors entrepris de bousculer la vénérable école de la rue Saint-Guillaume, où les études avaient quelque air de fantaisie, pour en faire un haut lieu d’innovation, de création intellectuelle, de recherche. Sous la double étiquette de Sciences Po et de la Fondation nationale des sciences politiques, ces jeunes universitaires, presque des aventuriers, auxquels s’étaient joints Maurice Duverger, Jean Meynaud, Alfred Grosser, Raoul Girardet, hissèrent une science politique encore balbutiante au rang de discipline épanouie et respectée, rénovèrent l’histoire en réconciliant l’étude du passé avec celle du temps présent et ajoutèrent à leur palmarès les relations internationales, enrichies des apports de ces deux disciplines.

René Rémond, alors, était avec Jean Touchard au centre de ces mutations. Il a parachevé son action, au cours du dernier quart de siècle de sa vie, en présidant la Fondation nationale des sciences politiques. Grâce à son expérience, à sa sagesse, à son art d’équilibrer le rêve et le possible, mais aussi d’imposer des règles en recueillant le consentement de tous, il aura puissamment contribué à faire de Sciences Po un établissement universitaire de statut international et de la Fondation un exceptionnel rassemblement de centres de recherches. L’hommage à René Rémond, organisé cet hiver à la Bibliothèque nationale par l’un de ses fils spirituels, Jean-Noël Jeanneney, aura représenté un premier bilan de son œuvre immense et multiforme. D’autres colloques suivront, ce n’est pas le lieu ici de raconter toute sa vie et son action et, au demeurant, ayant eu l’honneur de le recevoir sous la Coupole par une belle journée de l’hiver 1999, j’y ai déjà apporté ma contribution.

Celui que je veux évoquer ici est l’académicien René Rémond, car cette part de son existence, qui marqua les dernières années de sa vie, il y tenait tout particulièrement ; et son apport à la Compagnie fut à la mesure de l’attachement qu’il lui portait.

René Rémond fut élu en 1998 et c’est là un de mes regrets. Pourquoi si tard, alors que nous savions tous combien il nous serait précieux ? Il fut élu au premier fauteuil et ce fait est loin d’être insignifiant. À Philippe Levillain, qu’il voulut pour successeur à Nanterre et qui après lui est l’un des piliers de l’histoire religieuse, qu’avec André Latreille et Gabriel Le Bras René Rémond aura installé en discipline historique majeure, notre confrère avait un jour confié, contemplant du pont des Arts cette Coupole où il ne savait pas encore qu’il serait un jour accueilli, qu’un fauteuil le fascinait, le premier. Au hasard des vacances, il y sera élu. Pourquoi cette fascination pour un fauteuil particulier ? Parce que René Rémond pressentait que certains de ses occupants lui ressemblaient et que leur suite résumait son propre destin. Le chancelier Séguier tout d’abord, qui en fut le premier titulaire, scella les lettres patentes de l’Académie en 1634 et abandonna son fauteuil pour succéder à Richelieu comme protecteur de la Compagnie. Après lui, seuls les rois et les présidents de la République exerceront ce protectorat. L’Académie doit beaucoup à Séguier. Il l’hébergea dans son hôtel particulier aussi longtemps qu’elle n’eut pas de domicile fixe, ce à quoi Colbert pourvoira ensuite. Elle lui doit aussi des élections remarquables, celle de Colbert notamment, de Bossuet et de Charles Perrault. Autre prédécesseur notable, le comte de Salvandy, conseiller d’État, chargé de hautes fonctions politiques et notamment du ministère de l’Instruction publique. Comment René Rémond, qui contribua à créer une université d’un type nouveau à Nanterre, puis à reconstruire l’université française après 1968, qui a mené à bien l’expansion et l’installation nouvelle de la Fondation des sciences politiques, n’eût-il pas éprouvé un sentiment d’affinité avec ces hommes de pouvoir ? Mais aussi ce fut le fauteuil de Michel Debré, père d’une Constitution qu’il admirait, fondateur de l’ENA, chantre de l’État, de la nation, de la France, toutes réalités que l’historien René Rémond aura placées au cœur de son enseignement et de sa réflexion. Et le dernier de ses prédécesseurs, disparu avant même sa réception, était François Furet, qui, comme René Rémond, historien dans l’âme, se battit pour faire triompher la vérité historique sur les illusions véhiculées par l’histoire. Et qui, comme René Rémond, administra un grand établissement universitaire dans des temps troublés. Tous ces destins croisés désignaient René Rémond pour ce fauteuil que, dans le silence de son cœur, il avait choisi. Ses dons divers – l’art de parler, d’expliquer, de pacifier un débat – ses savoirs innombrables, connaissance profonde de la France du passé et du présent, des mentalités, de la société française et de ses composantes toujours plus complexes, des religions, sa maîtrise parfaite des mécanismes politiques, administratifs, universitaires, tout cela il le mit instantanément au service de l’Académie. Il accepta toutes les charges qui incombent à ses membres, en dépit de celles qui, au cours de ces mêmes années, pesaient sur lui à la Fondation, et surtout aux missions que l’État lui demandait de remplir, notamment lorsqu’il fallut réfléchir à la cohabitation de règles religieuses particulières avec les règles de laïcité de la République. Tout cela n’empêcha jamais René Rémond d’être présent à l’Académie. Assistant régulièrement aux séances, conseillant habilement les choix au sein des Commissions littéraires et surtout membre, ô combien actif ! de la Commission du Dictionnaire. On ne dira jamais assez quel dévouement implique la participation à cette Commission, cœur de la vie académique où, durant les longues matinées du jeudi, s’élabore le plus gros du Dictionnaire. Les remarques de René Rémond, ses suggestions étaient toujours d’une précision et d’une justesse remarquables. Historien de métier, il se fit linguiste et de très grande qualité. Comme il va nous manquer ! Même au cours de ces tout derniers mois où, épuisé, il multipliait les allées et venues d’un hôpital à l’autre ou à son domicile, entre deux enfermements, René Rémond apparaissait soudain, le jeudi matin, toujours plus frêle, mais bien décidé à ne pas manquer cette dure séance de travail. Il y sacrifiait la séance plénière et ce choix lui coûtait car, répétait-il, « cela me manque tellement de ne pas vous retrouver tous ». Et lors d’un ultime entretien téléphonique, à quelques jours de la fin, il me dit d’une voix épuisée mais qui soudain prit un tour plus ferme : « Après les vacances de Pâques, je serai à nouveau présent le jeudi matin. » Sa volonté, sa passion de nous rejoindre était si forte que, de jeudi en jeudi, j’informais la Compagnie avec un optimisme inébranlable du retour imminent parmi nous de notre confrère. Mais avant ces mois de maladie, il aura assumé tant de tâches. Il fut plusieurs fois directeur de l’Académie, ce qui fit peser une année sur lui le devoir ingrat de présenter le discours des prix ; il le fit avec son grand talent, avec beaucoup d’humour, mais aussi en grand pédagogue, précisant des règles du jeu souvent mal connues, afin de rendre les choix annoncés plus légitimes. Autre devoir, si lourd au cœur de tout directeur, rendre hommage au confrère qui vient de disparaître. Qui pourra oublier avec quel tact et quelle profondeur il évoqua pour nous la mémoire de Léopold Sédar Senghor, de Maurice Rheims et de Jean Bernard ?

Mais l’Académie n’est pas faite que de travail. Elle est avant tout une Compagnie où l’on se rassemble pour échanger, débattre, apprendre. Les mieux nantis à cet égard auront été les membres de la Commission du Dictionnaire, qui chaque jeudi déjeunent ensemble avant la séance. Durant ces deux heures de totale liberté, ils furent tous, à un moment ou à un autre, non seulement les confrères mais aussi les élèves de René Rémond. C’est à lui qu’ils demandaient comment comprendre la laïcité ? Pourquoi avait-il en dernier ressort pensé qu’interdire le port du voile à l’école était la meilleure décision ? À l’heure des débats électoraux, les confrères rassemblés autour de lui avaient droit à des exposés aussi précis et nourris que ceux que lui arrachaient les télévisions. Mais en privé, quel régal ! Car il prenait le temps de tout expliquer, d’exposer ses doutes, d’évoquer toutes les solutions possibles, les raisons de ses choix. Sur des problèmes fondamentaux de notre société, il incitait ses confrères à une réflexion sans concession, à sa manière, tolérant mais en même temps refusant d’accepter les modes, les idées reçues et le « politiquement correct », dont il voyait les signes dans la tendance à un relativisme généralisé, piège qui menaçait, disait-il, notre vie commune. La liberté de conscience était pour lui le pilier sur lequel devait prendre appui la vie des individus, des communautés, de l’État et des religions. Mais elle ne pouvait être exercée que dans le cadre des devoirs qui l’accompagnent et de la raison qui en soumet constamment l’application à la critique.

René Rémond était, s’est toujours dit chrétien, mais sa foi n’aura jamais pesé sur ses activités intellectuelles et sur son rôle de citoyen. Peut-être parce que son premier livre fut consacré à Lamennais, qu’il a appelé « le fondateur de l’anti-cléricalisme de l’Intérieur », chrétien fervent et anticlérical farouche, ferraillant contre l’Église, René Rémond aura-t-il cherché à donner une réponse personnelle à la question posée par Lamennais : qui fut responsable de la déchristianisation ? Sa réponse fut différente de celle de Lamennais, conforme à son esprit ouvert. C’est dans la séparation du religieux et du temporel, dans le respect rigoureux de la laïcité, qu’il espérait trouver des remèdes à la contestation dont l’Église était victime. Les années passées à l’Académie, ces discussions passionnées et nos questionnements l’ont peut-être aussi poussé à approfondir et rénover sa réflexion sur le problème de l’antichristianisme dans le monde contemporain, et cela sur un ton plus pessimiste. Ce n’est probablement pas un hasard si, à partir de 1999, paraissaient coup sur coup trois ouvrages consacrés à cette question qui, nous le savions, le taraudait : L’Anticléricalisme en France, Le Christianisme en accusation et Le Nouvel Anticléricalisme. Dans tous ces ouvrages, René Rémond a voulu, comme il l’avait toujours fait, privilégier la réalité au détriment de la polémique et repérer ce qui était permanences et ce qui était changements. Cette approche aura aussi été celle de son dernier combat, celui qu’il livrera avec Pierre Nora pour la liberté de l’historien contre l’incursion dans son domaine du politique et du législateur.

Ce que je voudrais avant tout retenir de ces entretiens du jeudi, qu’hélas nul procès-verbal n’aura consigné, c’est la sensibilité voire l’inquiétude croissante de l’historien, habitué à pondérer des phénomènes apparemment novateurs en les inscrivant dans la durée, devant des évolutions, des courants intellectuels, des comportements, mais aussi de nouvelles réalités sociales telles que la montée des communautarismes en France, ou encore religieuses, tel l’islam, tous phénomènes qui véritablement lui paraissaient qualitativement différents de ceux qu’il avait jusqu’alors analysés. Avec lui, grâce à lui, nous avons partagé cette réflexion anxieuse sur un monde déconcertant pour toutes les générations qui ne sont pas nées dans un monde totalement ouvert, dont chaque point est sur l’instant accessible à tous. La disparition des espaces au profit d’un seul espace, du temps au profit de l’instant ou de ce que l’on nomme désormais le temps réel, nous en savons tous l’importance, l’effet ravageur sur tous les repères connus. Mais, avec René Rémond, la réflexion prenait vite la place de la simple stupéfaction, de l’incompréhension, du refus ou des craintes. Pour nous tous qui étions sa seconde famille, René Rémond, par son immense culture, sa vie si riche et sa foi si profonde, était un guide, comme il le fut pour tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui durablement, ou même un simple moment.

En nous quittant, René Rémond a laissé trois cercles d’orphelins. Les siens tout d’abord, Josette sa femme, l’inséparable compagne de ses travaux et des joies et épreuves de l’existence, ses enfants et ses petits-enfants au nombre desquels un jeune mort, Raphaël, dont le souvenir le suivit toujours. Puis, une galaxie aux contours indéterminés constituée d’étudiants, de disciples, de collègues, que l’on pourrait nommer la Rémondie. Enfin, la Compagnie, qui eut l’honneur et la joie de vivre avec lui ces trop brèves années.

René, l’Académie a pour devise l’immortalité et vous avez suffisamment promené un regard affligé sur les places vacantes de ceux qui nous avaient quittés, pour savoir donc qu’immortel vous l’êtes, car votre nom est inscrit à jamais dans notre mémoire et dans celle de nos successeurs. Vous savez aussi que nous ne pourrons plus entrer en séance sans regarder la place où vous siégiez, celle où, en dépit de l’absence, vous serez tout de même toujours présent.

Cher René, au nom de l’Académie et en raison d’une foi partagée, je vous dis : À Dieu, qui nous réunira.

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* décédé le 14 avril 2007