Discours de réception de Jacqueline de Romilly

Le 26 octobre 1989

Jacqueline de ROMILLY

Réception de Jacqueline de Romilly

 

Mme Jacqueline de Romilly, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. André Roussin, y est venue prendre séance le jeudi 26 octobre 1989, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

André Roussin, lorsqu’il fut reçu parmi vous, le 2 mai 1974, évoquait l’audace que vous aviez montrée en l’élisant : « Pour la seconde fois seulement depuis que l’Académie française existe, vous disait-il, vous avez ouvert ses portes à un auteur qui commença par être comédien. » L’audace d’ouvrir ces mêmes portes à une femme n’est certes pas moindre ; et j’en ai conscience. Mes amis ont tenté de la rendre aujourd’hui plus acceptable en me parant de ces ors et de ces broderies, qui devaient, de façon paradoxale, me faire passer plus inaperçue parmi vous. Mais l’audace demeure. Et elle intervient, ici encore, « pour la seconde fois seulement depuis que l’Académie française existe ». Qui plus est, vous n’étiez même pas encouragés dans mon cas, comme vous l’aviez été la fois précédente, par le fait que vous consacriez alors, avec Marguerite Yourcenar, le talent d’un grand écrivain, aux mérites largement reconnus. J’ai donc plus de raisons que personne de vous être reconnaissante ; et je le suis, du fond du cœur.

Votre vote me touche même d’autant plus qu’il prend ainsi à mes yeux une valeur symbolique. Car, de toute évidence, il ne va pas à ce que j’ai pu faire. Il va donc à ce que je représente (non sans conviction, il est vrai), un professeur, une helléniste.

Vous aurez, je pense, voulu montrer que, si la recherche en ce domaine était à sa place à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, où j’ai eu, en effet, la joie de siéger depuis quatorze ans, l’enseignement littéraire, lui, avec tout ce que l’on appelait naguère, non pas les langues mortes, mais les humanités, restait à vos yeux lié à la qualité de la langue française, sur laquelle vous veillez, et au rayonnement de la littérature française que vous illustrez.

Pour l’apprentissage du français, le lien est si évident que j’ose à peine le rappeler. Les mots de notre vocabulaire ne prennent-ils pas leur transparence lorsque l’étymologie les éclaire ? L’attention lucide aux structures grammaticales ne s’acquiert-elle pas plus sûrement au contact des langues anciennes, où tout peut se raisonner ? Et je ne parle pas de la merveille qu’est cette langue grecque encore sans bavure, concrète et rigoureuse, qui donne d’emblée le goût de l’expression juste. Rien que pour le français, par conséquent, ce serait déjà une pitié que de voir toutes les entraves aujourd’hui imposées à ces études, qui pourtant auraient des adeptes. Mais la langue française n’est pas seule en cause, ni les études classiques seules en danger. Est-ce la griserie du progrès scientifique ? Est-ce l’urgence d’obtenir, dans un monde difficile, un gain immédiat ? Certains en tout cas semblent s’être imaginés que l’on pouvait, du coup, mettre en veilleuse les études littéraires dans leur ensemble. Peu à peu, les examens, les horaires, les méthodes mêmes ont évolué en conséquence. On paraît avoir oublié que ces études, par le contact avec les textes, assurent la formation de l’esprit et de la sensibilité. Comprendre la pensée exprimée dans les œuvres, aiguiser et entraîner son aptitude au raisonnement, et en même temps se pénétrer des valeurs et des rêves des hommes de tous les temps — sans oublier ceux qui sont à l’origine de la civilisation occidentale — voilà ce qu’elles apportent à l’élève ; et, si la qualité de l’enseignement est toujours et partout essentielle, elle décide ici des forces mêmes que cet élève acquiert pour l’avenir. C’est pourquoi, Messieurs, il m’est si précieux de penser que vous avez sans doute voulu, à travers moi, marquer solennellement votre attachement à cette culture littéraire, qui pourrait bien n’être pas moins menacée que la faune des mers ou que l’eau des rivières.

Pour le professeur, pour l’helléniste, l’honneur, cependant, est intimidant : je ne le nie pas. Relire la liste de ceux qui m’ont précédée à ce septième fauteuil auquel vous avez bien voulu m’appeler n’est pas pour dissiper cette timidité. Deux noms, pourtant, m’ont encouragée. Le premier est celui d’Henri Bergson — qui réveille un souvenir personnel. Il me rappelle le jour où M. Étienne Wolff, alors administrateur du Collège de France, m’a accueillie comme nouveau professeur, dans la salle 8, où je devais plus tard faire tous mes cours. Cette salle est décorée, sur le côté, près de la chaire, d’un grand médaillon à l’effigie d’Henri Bergson. Et, par un geste naturel, quand le besoin s’en fait sentir, on tourne ses regards vers lui pour lui demander — disons le mot — un regain d’énergie spirituelle. Bergson a donc protégé en un sens mon enseignement — en partie grâce à M. Étienne Wolff : entre lui et M. Maurice Schumann, je suis entourée ici de deux parrains envers qui ma reconnaissance est ancienne.

Quant à la seconde rencontre qui m’a encouragée, c’est celle, précisément, de celui à qui je succède aujourd’hui, André Roussin.

Certains ont pu penser, peut-être, qu’entre lui et l’helléniste, il n’y aurait aucun lien ; ils ont même pu s’amuser à l’idée que tout mon grec, pour cette fois, ne me servirait de rien. Et il est vrai que l’œuvre d’André Roussin ne se réclame guère de la Grèce. Il a bien écrit une comédie sur la belle Hélène, et une autre qui s’appelle noblement Le Tombeau d’Achille. Je me souviens même que notre jeunesse studieuse s’enchantait d’y entendre crier au téléphone : « Allô Hector ? Ici Achille ! »... Mais, au total, cela n’est pas beaucoup. Heureusement, la littérature grecque, elle, fait davantage pour ménager le rapprochement. Elle fait davantage depuis juste trente ans. Car elle m’offre un auteur de comédies, dont on ne connaissait jusqu’alors pas une seule pièce : on en a maintenant deux, et quelque soixante-quinze fragments. Ménandre est revenu au jour après vingt-quatre siècles — juste à temps, dirait-on, pour m’éviter d’être aujourd’hui prise en défaut.

Ménandre avait connu un succès presque incroyable. Les fragments retrouvés en Égypte s’étagent sur sept siècles. De même, des monuments figurés illustrant l’œuvre de cet Athénien ont été retrouvés dans l’île de Lesbos, ou bien en Asie Mineure... J’aurai tout à l’heure à évoquer, chacun le sait, des succès plus modernes et non moins saisissants. Mais ce n’est pas tout. Ces comédies de Ménandre portaient sur les relations familiales et sentimentales. À une époque pour laquelle on ne peut vraiment pas parler de « boulevard », elles traitaient de naissances illégitimes, de couples en difficulté, de mensonges entrelacés. Nous retrouverons cela. Surtout, l’œuvre de Ménandre était toute pénétrée de ce que l’on appelait la philanthrôpia — traduisons : la bienveillance, l’amitié pour les êtres humains, la gentillesse.

Si j’ai plaqué cet accord grec en manière de prélude, ce n’est pas seulement pour le plaisir — qui existe, je le confesse — de marquer au passage les renouvellements constants de l’hellénisme. Je voulais avant tout me placer, pour aborder mon propos, dans cette perspective où les joies légères de la comédie peuvent plaire et revivre indéfiniment. Et je voulais aussi faire résonner dès le départ ce mot de gentillesse, qui pour moi doit donner le ton lorsqu’il s’agit d’André Roussin.

Cette gentillesse, chez lui, touchait aussitôt. Elle surgissait dans le sourire, discret et amusé, qui illuminait soudain ses yeux sombres d’une sorte de tendresse pétillante. Et ce n’était pas simple abord aimable. Il savait trouver des mots bienveillants et chaleureux : je l’ai un jour éprouvé personnellement et je ne l’oublierai jamais. Et puis, s’il y avait un service à rendre, pourquoi pas ? On cite, ici, tel geste de générosité envers un comédien débutant, là, telle marque de délicatesse envers la famille d’un confrère. Pourquoi pas, en effet ? Sa bonté semblait être une forme de la bonne humeur. On avait dû, je crois, lui faire de nombreuses remarques à ce sujet ; car il s’est inquiété, une fois, de ce que le mot « gentil » pouvait avoir de protecteur et de légèrement méprisant. Pour moi, il exprime au contraire un éloge sans réserve. C’est un mot qui rayonne. Associée à l’intelligence, la gentillesse étonne et charme. Peut-être est-ce ce que ressentaient ceux que j’ai interrogés au sujet d’André Roussin et qui, après avoir marqué un temps d’arrêt comme s’ils cherchaient à définir l’indéfinissable, disaient finalement, avec ferveur : « C’était un homme... merveilleux. »

Et après tout on peut penser que son désir d’amuser les autres, en leur faisant partager sa gaieté, était une façon, aussi, de leur faire plaisir. Lui qui n’était pas toujours sans inquiétude (il s’en faut), ni en bonne santé (il souffrait de rhumatismes redoutables), il offrait en cadeau à tous la détente du rire — ébloui de voir à chaque fois, il l’a écrit, « ces visages radieux qui vous remercient du regard ».

Cette impression première est en tout cas assez rare pour que j’aie voulu, à la faveur d’un rapprochement que m’offrait le hasard, ouvrir par là mon éloge : tout ce que je pourrais dire par la suite devrait en être, en quelque sorte, éclairé du dedans — comme l’est pour nous son souvenir.

André Roussin a raconté lui-même sa vie dans des ouvrages malicieux, semés de mille anecdotes. Pour cette raison, sans doute, le cours même de cette vie acquiert la qualité d’une confidence et semble par lui-même révéler une personnalité, dont il est comme la projection dans le temps.

Toute son enfance est dans un livre au titre charmant : La Boîte à couleurs. On y découvre le cadre où il vécut ses premières années, au sein d’une famille marseillaise puissante et considérée, sur laquelle régnait son grand-père maternel — le Grand Chef, comme il l’appelle. On y rencontre les multiples oncles et tantes, avec leurs diminutifs familiers. Surtout, on y revit avec lui les étonnements de l’enfance devant les mystères et les contradictions du monde adulte. On y voit surgir — déjà ! — ces fous rires incoercibles que lui inspire telle vision secrètement cocasse. Ou bien l’on goûte avec lui tout ce qui l’enchante : les jeux divers de l’illusion, les premiers spectacles, et le miracle des images que l’on fait naître à partir de rien, en fixant de tout près les biseaux d’un grand miroir... Ce sont là des découvertes propres à l’enfance, et qu’il nous livre avec leur buée d’innocence ; mais elles dessinent aussi, de façon claire, la naissance d’une vocation.

Le mot, peut-être, l’eût choqué : « Je ne suis pas né dans un cirque, précisait-il, mon père n’était pas danseur de corde. À trois ans et demi, je n’ai manifesté aucune disposition pour le théâtre. » Pourtant la passion du théâtre lui vint très tôt. Ainsi, l’année de son baccalauréat, celui que l’on appelait à la maison du surnom prometteur de « Pagnolet » lisait devant ses proches, quelque peu médusés, un impromptu inspiré de Molière, où il les caricaturait tous.

De même, il a toujours su qu’il voulait être acteur. Ce projet, surtout dans cette famille, n’alla pas sans des difficultés de tous ordres. Il a raconté ses divers combats dans trois livres. Le premier, en 1953, s’appelle Patience et impatiences (la longue patience qu’il lui fallut étant au singulier, et les impatiences du parcours étant, elles, au pluriel). Le second s’appelle Un contentement raisonnable ; et c’est un titre prémonitoire, puisqu’il l’emprunte à une formule de celui-là même dont il devait être ici le lointain successeur : c’est une expression de Jean Chapelain, le premier titulaire du fauteuil qui fut ici le sien. Enfin, en 1983, Rideau gris et habit vert reprend, sous le contraste des couleurs, la voie qui mène des débuts marseillais à l’entrée sous la Coupole.

Voie droite, et triomphante, mais qui procède par paliers : je ne sais si c’est à force de lire ou de relire, ces derniers mois, des pièces de théâtre, mais il me semble y percevoir, trois fois de suite, les trois coups d’un lever de rideau.

Le premier de ces moments décisifs fut la rencontre à Marseille avec la toute jeune compagnie du Rideau gris, et l’amitié avec son fondateur, Louis Ducreux. Là, André Roussin eut enfin l’occasion non pas de figurer, comme sa famille l’en menaçait « le troisième garde à droite », mais d’interpréter de vrais rôles dans de grandes œuvres de théâtre. Car le Rideau gris faisait ce que l’on n’avait pas encore fait. C’était la première compagnie d’amateurs à monter, pour la province, des pièces que l’on n’y voyait jamais et dont certaines n’avaient jamais été à l’affiche en France. Ces jeunes représentèrent beaucoup de Shakespeare, des pièces élisabéthaines et aussi du théâtre moderne — Supervielle ou Cocteau. C’était un théâtre généreux, ouvert à l’audace et à la poésie. On ne pouvait rêver meilleur départ.

Tout pourtant ne fut pas facile. La première embellie vint en 1937. Le Rideau gris était monté à Paris et avait connu le succès. Le succès, à Paris. Écoutez André Roussin alors : « L’exposition battait son plein, écrit-il. Les marronniers de l’avenue Montaigne arboraient leurs jeunes feuilles ; la ville était en fête permanente. » On croirait entendre Giraudoux (c’était d’ailleurs l’année d’Electre) ; mais cette euphorie est surtout celle d’un garçon qui n’a guère plus de vingt-cinq ans et qui voit se confirmer ses rêves les plus chers.

L’aventure fut brève ; mais elle se renouvela en 1943. Cette fois Roussin connut un triomphe personnel comme acteur dans une pièce de Louis Ducreux ; et, dans la foulée de cette réussite, voici que sa propre pièce, Am-Stram-Gram, succédait à celle de son ami. Sa comédie, écrite presque dix ans plus tôt, avait été jouée en province ; mais elle avait été refusée neuf fois à Paris ! Patience et impatiences : la patience l’emportait. Dans ce Paris, où régnaient Jouvet et Dullin, où brillaient les noms d’Achard et de Bourdet, d’Anouilh et de Salacrou, de Giraudoux et de Pagnol, voici qu’André Roussin, à son tour, commençait.

Il avait donc réussi en même temps comme acteur et comme auteur ; et cette étroite association n’est certes pas indifférente.

André Roussin avait joué beaucoup, et dans tous les rôles. On raconte même que, pour Ducreux et lui, la familiarité avec les œuvres était telle qu’il leur est arrivé de jouer ou Macbeth ou Banquo selon un signal de dernière minute.

En fait, il écrivait en acteur, riant et pleurant à sa table de travail comme s’il jouait le rôle. Ou bien il pensait à ses futurs interprètes (et bien des grands acteurs ont aimé à le jouer). Telle pièce lui a été entièrement dictée par la pensée d’Elvire Popesco dont il lui semblait entendre la voix (cela au point de modifier le modèle italien d’où était tirée La Mamma et de transformer, pour elle, le héros en femme). Telle autre comédie lui a été suggérée par une certaine image de François Périer, qu’il imaginait soudain se tenant sur la tête. Même quand le rapport n’est pas si précis, l’atmosphère du théâtre n’est jamais loin, non plus que cette interaction perpétuelle entre la vie de l’acteur et son rôle. C’est toute l’histoire d’Une grande fille toute simple ; c’est aussi toute celle de Bobosse. Mais c’est également la donnée de bien d’autres pièces, depuis Jean-Baptiste le mal-aimé, où l’on voit vivre et jouer Molière, jusqu’à ces Glorieuses, qui sont l’histoire d’un homme écrivant une comédie sur son propre ménage.

Il a tenu compte aussi de ce public, dont il avait goûté, soir après soir, la présence vivante. Dans ses heures de gloire, il continue à s’enchanter de ces moments « où rien n’existe du monde que cette complicité entre cinq acteurs et huit cents spectateurs » ; et il note dans son journal : « Demain ce sera huit cents autres en soirée, et, avec chacune de ces salles, ce sera le même échange secret hors du monde, dans le cercle étroit d’une assemblée et d’une action dramatique jouant l’une sur l’autre et se répondant. » Il s’émerveille même de ce petit miracle qui fait qu’un groupe de gens hétérogènes se mue soudain en un être collectif, vibrant et capable de juger à bon escient. Si ce public réagit mal, il y a une raison. Et il rappelait volontiers que Le Barbier de Séville avait été un four le jeudi pour devenir un triomphe le dimanche, une fois dûment corrigé.

Mais par-delà cette présence concrète, l’expérience familière de la représentation théâtrale a sans aucun doute nourri ses qualités d’auteur. Il y a acquis l’habitude de tous les procédés qui font se nouer et se développer une action. Surtout, il a trouvé là l’occasion d’épanouir deux de ses dons et de ses goûts : la rapidité du rythme, et la fantaisie.

La verve lui était naturelle ; mais le théâtre, en plus, n’enseigne-t-il pas que les temps morts ne pardonnent pas, et qu’au contraire on peut accélérer ? Le cinéma américain et les comédies anglaises découvraient alors ce tempo rapide. Et il en a usé, allègrement, soit pour faire rebondir son action, soit encore — ce qui lui est plus personnel — pour glisser sur les sentiments, sans jamais s’appesantir ; si bien que la vivacité, chez lui, devient une forme de la pudeur.

Quant à la fantaisie, elle lui avait toujours été chère : des troubadours à Giraudoux, il en a fait l’éloge ; mais le théâtre n’enseigne-t-il pas, justement, l’extraordinaire liberté qui s’attache à l’illusion scénique ? Peut-être cette liberté était-elle alors dans l’air : on jouait avec le temps, on se plaisait aux apparitions. Mais chez André Roussin, la fantaisie fuse et jaillit de toutes parts. Elle a donné, dans l’action, ces retournements, ces surprises, ces arrivées imprévues, ces déguisements, ainsi que ces coups de feu incessants, toujours accidentels et toujours sans effet ; et elle a donné, aussi, ces personnages jeunes et spontanés, qui parfois se font des farces, pour le plaisir...

Il lui est arrivé d’être comme eux, de se jouer de tout. Il lui est arrivé, dans la joie de l’invention, de se jouer du langage même — ainsi, dans l’étonnante petite pièce en un acte qui s’appelle L’Étranger au théâtre. Les personnages y parlent un langage entièrement inventé — comme un ultime idiome qu’eût recueilli Georges Dumézil. On se passe de comprendre les mots ; on rit de leurs sonorités bizarres ; mais on suit très bien l’histoire. Et à la fin un récitant vient expliquer : « Vous l’aurez remarqué une fois de plus (...) Une seule chose compte, au théâtre : le texte ! »

Les fous rires enfantins qu’avouait La Boîte à couleurs ne sont ici pas loin ; l’on en retrouve la malice ; mais le brio et l’audace de l’expérience théâtrale ont finalement permis à l’auteur de se moquer même de ce dialogue, où pourtant il excelle, voire des théories sur le rôle du texte au théâtre.

Cette expérience de la scène, qu’il appelle lui-même « la vraie tradition, celle de la troupe » a donc, je crois, donné l’essor à ses meilleures qualités et elle n’est sans doute pas étrangère au succès foudroyant qui allait être le sien.

Car ce fut foudroyant. Dès qu’Am-Stram-Gram fut à l’affiche de l’Athénée, la réussite éclata. « Le succès de la première prend des allures triomphales », note-t-il dans son journal. « Salle comble tous les soirs », ou : « Ce soir, salle plus étonnante encore que d’habitude »... Et aussitôt le reste suivit.

Obstinément, il avait écrit d’autres pièces : elles allaient se succéder dans les plus grands théâtres parisiens, suivies de bien d’autres, à raison d’une nouvelle comédie chaque année pendant vingt ans : Une grande fille toute simple, Jean-Baptiste le mal-aimé, La Sainte Famille, La Petite Hutte, Les Œufs de l’autruche, Nina, Bobosse, Lorsque l’enfant paraît... Cette énumération ne nous mène qu’en 1951 ; et la liste continue, sans défaillance. Et indéfiniment c’était le succès. Certaines pièces furent jouées mille cinq cents fois, mille six cent cinquante fois. On en donnait toujours plusieurs en même temps dans Paris, parfois jusqu’à quatre ! S’imagine-t-on cela ? Un certain soir de 1950 — le 30 octobre — une fête privée célébrait à la fois la mille centième de La Petite Hutte, la deux centième de Bobosse et la trois cent cinquantième de Nina. De plus, ces pièces étaient aussitôt traduites et jouées en toutes les langues, même en espéranto (en Angleterre, c’est Nancy Mitford qui adapta La Petite Hutte et Peter Brook qui monta la pièce à Londres). Le succès était mondial.

J’en vois un symbole émouvant dans ce bruit, qui lui était devenu si familier qu’il crut le reconnaître un jour, beaucoup plus tard, en entendant le fracas de la mer : c’était celui, dit-il, « d’une salle de théâtre que secoue la houle du rire ». Cette houle est montée vers lui, fidèlement, année après année. Elle fut sa réussite et sa joie.

Mais elle comporte après coup un danger, car elle invite aux simplifications hâtives. Or, on peut rire pour bien des raisons, qui parfois se superposent et se combinent. Pour comprendre le succès d’André Roussin, on ne saurait s’arrêter au brio de l’homme de théâtre, que j’évoquais tout à l’heure : il nous faut remonter plus haut.

Le grand plaisir d’André Roussin fut toujours, à tous les âges, d’observer. S’il écrivait c’était sous le coup d’un détail justement perçu, qui l’enchantait et qu’il voulait faire percevoir aux autres. À quatorze ans, comme ses parents avaient eu une petite querelle, que fait-il ? Ne songez pas à quelque traumatisme, cela lui irait mal ; tout de suite, il la transpose : elle devient une courte scène de comédie ! Plus tard, étant pour un temps dans les assurances, il reçoit la visite d’un coiffeur qui voulait se couvrir contre les empoisonnements graves que ses produits risquaient de causer à sa clientèle : aussitôt, au dos de la police d’assurance (demeurée vierge, il le précise), André Roussin esquisse le projet d’un acte comique qui s’appellerait Le Coiffeur en folie. Et toute sa vie, ce fut ainsi : il voyait, remarquait, entendait, ce que d’autres n’auraient su ni voir ni entendre ; et il percevait non seulement les détails révélateurs, mais les secrets et, « sous les masques, les vrais visages ». Faire ensuite parler ses personnages n’était dès lors qu’un jeu : leurs modèles vivaient en lui ; il les entendait et transcrivait leurs mots, a-t-il dit, « comme un musicien ses notes ».

Le résultat est que les propos et les réactions de ces personnages sont toujours étonnants de naturel. Au début des Œufs de l’autruche (un exemple entre mille), on voit ainsi apparaître le père. Sûr de son bon sens et le verbe haut, il éclate en exclamations scandalisées ; et, avant la moindre indication sur la donnée comique, il fait déjà rire : « Tu as vu ça ? Tu l’as vu ? Mon fils, mon vieux ! Ça me ressemble, hein ? Tu en restes baba ? Eh bien voilà ! Voilà la nouvelle génération ! » Entre parenthèses, je signale qu’il s’agit de la nouvelle génération de 1948. Mais en tout cas le ton est si juste qu’à la représentation l’on se trouve pris, tout de suite, aux premiers mots.

Or, il l’est de façon constante, de réplique en réplique, de pièce en pièce. Et la merveille est alors que ces personnages tellement naturels se trouvent plongés, bon gré mal gré, dans ce jeu de la fantaisie comique que j’évoquais tout à l’heure.

Parfois, celle-ci les surprend et les bouscule ; mais, du coup, elle les révèle. Dans Lorsque l’enfant paraît, la donnée comique pousse la répétition à l’extrême : les quatre femmes de la pièce se découvrent toutes les quatre enceintes sans l’avoir voulu. D’où un ensemble de scènes parallèles, d’allusions et de quiproquos, qui ne cessent de faire rire. Mais chaque parallélisme éclaire un contraste de caractère. De même, chaque retournement précipité dénonce une hypocrisie. Un père sévère qui faiblit et accepte l’aide de l’inquiétante comtesse amie de ses fils serait, en soi, une donnée banale ; mais si l’on voit ce père changer en quelques répliques, très vite, trop vite, ce brusque virage, mêlé à un reste de gêne, fait ressortir la fragilité de son intransigeance première : « Cette jeune comtesse sympathique, dont nous avons parlé, serait disposée, m’as-tu dit... Parlons d’homme à homme, mon petit... » Le jeu comique devient satire, par son rythme même.

D’ailleurs l’action elle-même, une fois lancée, est presque toujours l’œuvre des personnages ; et les situations les plus saugrenues qu’elle déroule naissent en général d’une suite rigoureuse de réactions candides.

Le comique, de la sorte, est double. On rit de voir l’action si rondement menée ; mais l’on s’amuse aussi, en même temps et peut-être plus, de voir la nature humaine si bien révélée. Les deux aspects se rejoignent en un équilibre brillant, que sert la rapidité du funambule, et que ne rompt aucun faux pas.

Le seul élément qui risque parfois de prendre le dessus, le seul qui doive être parfois contenu, n’est en fait ni le brio comique, ni le goût de l’observation : c’est un troisième élément, à savoir l’émotion qui s’attache à ces personnages, ainsi devenus vivants. Car ils n’éveillent pas la dérision, mais la sympathie. Et, malgré le comique double que j’ai tenté de définir, des fins de pièces ont dû être modifiées parce qu’elles viraient presque au tragique ; d’autres, comme celle de L’Amour fou, ont été conservées malgré les critiques, parce que l’auteur aimait la note de pureté et de renoncement qu’elles apportaient. On perçoit là une tentation vite écartée — tout comme on voit surgir à chaque instant dans le dialogue l’expression d’une tendresse, aussitôt esquivée dans un sourire de connivence.

Le charme presque impalpable de l’œuvre tient, je crois, à cette coexistence perpétuelle. Mais, pour mieux suggérer cette variété des registres, j’aimerais retenir pour un instant un thème qui, en fait, se retrouve dans tous : ce thème est celui du mensonge.

Le mensonge et l’adultère sont, je l’avoue, des thèmes un peu étranges pour mes débuts parmi vous, Messieurs. Croyez que ni mes habitudes ni mes travaux ne m’y préparaient. Ceux-ci m’auraient plutôt orientée vers cette vertu, dont le lieu où nous sommes entend chaque année l’éloge. Mais la comédie aime le mensonge : elle l’aimait déjà du temps de Ménandre.

André Roussin en a joué sous les formes les plus diverses. Un volume de ses pièces s’appelle Comédies du mensonge et de la vérité (il groupe La Mamma, La Coquine et La Locomotive), mais combien d’autres titres, qui nous parlent ou de « dupes » ou de « dire la vérité » !

Il y a d’abord l’aspect le plus simple. Chacun sait que le trompeur qui réussit fait toujours rire, et que le trompeur trompé amuse plus encore. André Roussin a joué de ces situations avec un vrai talent de prestidigitateur ; et sa pièce intitulée La Coquine offre le parfait modèle de ces duperies accumulées.

Mais, en même temps, quelle finesse dans la satire de la crédulité ! Dans Le Mari, la femme et la mort, une femme a accumulé mille mensonges envers son mari, qu’elle a voulu faire tuer ; et il a tout cru. À bout de nerfs elle lui avoue la vérité ; mais les mots glissent sur lui sans entamer sa confiance : il pense qu’elle a trop bu et l’envoie se reposer. En revanche, dès qu’elle se reprend et se remet à mentir, lui se remet à la croire ! Il insiste même : « Eh bien, tu vois, tu me dis la vérité : je la crois tout de suite! » Car notre homme trop crédule est aussi un donneur de leçons — ce qui n’a rien à voir avec un professeur !

Mais si l’on passe de là au menteur lui-même et à ses mobiles, on change encore de registre. La haine et la jalousie n’ont pas de place ici, dans ce monde aimable où même les rivaux sont prêts à nouer entre eux une amitié imprévue. Mais on ment parce que la vie est compliquée et l’art du bonheur difficile. Témoins ces héros de La Petite Hutte, qui, naufragés et enfermés ensemble sans dissimulation possible, s’étaient d’abord empêtrés dans des partages gênants : rescapés, ils retrouveront, avec la vie civilisée, le manteau du secret.

Au pire, on se ment à soi-même ; et l’on vit alors loin du réel. De la Grande fille toute simple à La Locomotive, on voit surgir partout de ces rêveurs, de ces rêveuses, qui se racontent de belles histoires, et n’ont jamais tout à fait renoncé, malgré leur famille bourgeoise, à devenir explorateurs, ou à vivre, dans le secret, un grand amour imaginaire.

Et puis, comment faire le départ entre mensonge et vérité ? Bobosse s’extrait avec peine de l’image de lui-même que lui imposait son rôle à la scène, et la vaillante Nina s’étonne à peine d’« inventer la vérité ».

Entre le bon comique du trompeur trompé et de telles suggestions, la marge est grande. En fait, ce que me rappelle cette pitié amusée pour les malentendus et les dérobades de l’existence humaine n’est pas la comédie et moins encore Pirandello. je pense à un autre sourire, lui aussi amusé et indulgent, celui d’Athéna elle-même, dans l’Odyssée, quand elle entend Ulysse lui faire mille mensonges sans l’avoir reconnue ; alors, quittant son déguisement, elle le flatte de la main et se moque : « Quel fourbe il faudrait, et quel intrigant, même si un dieu s’y mettait, pour te surpasser en ruses de tous genres ! »

On perçoit donc de proche en proche une résonance, que couvrait en partie la houle du rire, et qui est plus complexe et plus poétique que l’on n’aurait d’abord cru : elle traduit en pleine fantaisie comique une certaine vision de la vie humaine. Ces harmoniques font vraiment le charme unique de l’œuvre ; et elles comptent à mes yeux plus que tout — plus que les idées mêmes. Le théâtre d’André Roussin en remue plus d’une — sur la famille, sur l’hérédité, sur l’amour ; et l’on aura vu au passage de ces bourgeois aux idées étroites lever, au travers de telle ou telle citation, un regard étonné sur un monde qui les dépasse. André Roussin était très conscient de ce qu’il souhaitait dire dans ces divers domaines ; et il lui a fallu parfois quelque intrépidité pour s’y risquer. Mais la tonalité que j’ai tenté de définir, elle, n’appartient qu’à lui. Et je pense au vœu qu’il formule dans un de ses livres : il y souhaite que toutes ses pièces mises bout à bout représentent, ensemble, quelque chose et qu’elles soient — ce sont ses termes mêmes — « l’expression exacte, enfin de compte, de moi-même ».

Il y a réussi. Par-delà ces voix diverses qu’il entendait et transcrivait avec une sorte de jubilation, on perçoit bien une autre voix, la sienne, toujours reconnaissable et toujours présente.

Avec les années, d’ailleurs, elle se perçoit de mieux en mieux.

Des succès comme ceux qu’il avait connus pouvaient fort bien griser un homme, ou encore le laisser épuisé et comme exsangue : il n’en fut rien. Lorsque le rythme échevelé qu’il avait soutenu commença enfin à se ralentir, on vit seulement sa personnalité s’épanouir en de nouveaux domaines. Il n’alla pas, comme tant d’auteurs de théâtre, vers le cinéma il alla vers les lettres, au sens large du terme.

C’est en 1973 qu’il devint, Messieurs, votre confrère : le décor, désormais, cédait la place au décorum.

Il avait encore fait jouer une pièce l’année précédente ; une autre devait suivre un peu plus tard, puis encore une autre, beaucoup plus tard. Mais les livres, les articles, les conférences prenaient le pas sur les comédies

Il s’occupait toujours du théâtre. En 1984, il devint président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques ; et il exerça ces fonctions avec une passion vigilante.

D’autre part, il suivait tout. Quand un auteur nouveau produisait une pièce qui lui semblait bonne, il se lançait et le disait bien haut, même s’il s’agissait d’un théâtre fort différent du sien. Inversement, il n’a pas manqué de critiquer vivement ce qui le choquait.

Il faut dire que le théâtre avait changé, et pas seulement le théâtre La scène témoigne, en effet, très vite de toutes les ruptures intellectuelles. Euripide n’avait que quinze ans de moins que Sophocle et il nous semble appartenir à un autre univers. Or ces changements ne vont pas sans des modes parfois tyranniques, aux excès trop visibles. André Roussin leur a consacré quelques études d’une drôlerie singulièrement rafraîchissante. Dans la Lettre sur le théâtre d’aujourd’hui, qui est de 1965, il se plaint déjà de la politisation et de l’esprit sinistre, qui envahit tout. Il s’est aussi élevé contre les interprétations recourant sans mesure à Freud ou aux revendications sociales même pour les œuvres classiques. Avec ironie, il imagine les plus pédantes extravagances en ce genre et s’étonne : « Suis-je bête, décidément ! Comment ne l’avais-je pas vu ? » Dans la mise en scène, aussi, avec quel allant il s’est plaint de ces acteurs toujours en train de ramper sur le sol, ou descendant, de marche en marche, des escaliers inutiles qu’ils balaient de leur arrière-train ! Comme il s’est plaint des anachronismes, rappelant que le caractère intemporel des problèmes ou des situations ressort d’autant mieux que l’époque de la pièce est mieux située ! Et son bon sens en a, je pense, encouragé plus d’un, lorsqu’il écrivait, par exemple : « Les modes ont ceci de bon qu’elles sont éphémères ! »

Je ne suis malheureusement pas sûre que celles qu’il critiquait si drôlement aient eu la vie si brève. Son livre sur les acteurs, Le Rideau rouge, reprend, en 1982, des critiques de 1965 ; et, vers les mêmes années, André Roussin a écrit un petit monologue irrésistible intitulé Faut pas rater Van Gogh, où il imagine une représentation de Bérénice, mise en scène par le célèbre Zoulouskinos (« C’est du Zoulouskinos tout pur », disent avec extase les connaisseurs) ; tous les excès de ce mauvais modernisme s’y rejoignent dans une satire virulente. De tels textes nous vengent de bien des soirées d’agacement, en fustigeant ceux que j’aurais aimé pouvoir appeler, au masculin pour une fois, « les précieux ridicules ».

Mais la polémique n’est pas tout. André Roussin avait trop à, dire et à faire pour s’y arrêter longtemps.

Il avait lu beaucoup — poètes, romanciers, essayistes : il a écrit beaucoup.

On pourrait, pour cette dernière partie de sa vie, penser à une image peinte sur un éventail qui serait seulement à moitié ouvert : au fur et à mesure qu’on le déploie, de nouveaux traits viennent compléter la figure centrale, qu’ils prolongent et enrichissent.

Je n’énumérerai pas tous ces traits : livres sur le théâtre, recueils de conférences, souvenirs personnels, de tous côtés l’image se précise — cela sans compter ce qui n’est pas encore connu. L’énorme entreprise de son journal laisse une masse de textes inédits. Et l’on a de petites surprises, comme de voir émerger des fables. Car il s’était plu très tôt à en écrire ; et l’on en a lu une, lors d’une soirée organisée peu après sa mort par Jean-Laurent Cochet : c’est celle où le crapaud, nouveau cosmonaute, se jette indéfiniment sur la lune, dont il voit le reflet dans une mare. Il va jusqu’à tenter de la manger ; mais toujours elle reparaît ; et le pauvre en devient fou :

     « S’apercevant qu’après avoir mangé la lune
     Quelque chose pourtant demeurait ici-bas
     Qu’il ne comprenait pas... »

Mais il y a une autre activité encore : André Roussin, dans ces années-là, s’était mis à peindre, avec enthousiasme : « J’étais, écrit-il, un peintre du dimanche qui peignait sept jours par semaine. » Cela non plus n’aurait pas dû surprendre : tant de titres de livres où intervenaient les couleurs auraient dû le laisser prévoir. Mais je trouve émouvant que cette passion, qui l’avait poussé à observer puis dire avec des mots, soit ainsi devenue passion pour observer puis dire avec un pinceau. Et dans les deux cas, il s’agissait de faire vrai, mais en aimant ce que l’on fait voir.

C’est bien pourquoi j’ai voulu évoquer ces activités dans leur variété même. Non seulement elles illustrent la richesse d’une personnalité ; non seulement elles éclairent après coup certains traits des comédies, ces jeux d’allusions et de parodies, ces Achille et ces Hector, ou ce goût d’écrire un beau jour une comédie moderne toute en alexandrins ; non seulement elles confirment à quel fonds de lucidité et de sensibilité puisaient ces comédies : elles permettent aussi de mieux confondre par là ces esprits chagrins qui traitent de haut le comique en général, comme s’il était facile à pratiquer, et la gaieté en général, comme s’ils n’en percevaient pas la vaillance salubre et bienfaisante. La Grèce d’Homère, d’Aristophane et de Ménandre s’en serait réjouie.

On le voit : cette évocation du lettré me ramène doucement vers la comédie. Et voici que, juste à la fin, en vertu d’une harmonie superbement ordonnée, les deux activités d’André Roussin — auteur de comédies et fin lettré — convergent et se fondent, comme deux rivières mêlant leurs eaux.

Son œuvre se clôt, en effet, sur une pièce de théâtre — toute récente, puisqu’elle date de 1987 qui est, cette fois, une comédie de lettré. Elle s’appelle La petite chatte est morte ; et elle met en scène le procès du héros de L’École des femmes, Arnolphe, qui passe en justice pour avoir tué la petite Agnès. Quiconque serait troublé par cette idée et inquiet sur sa mémoire peut se rassurer : ce meurtre n’est pas dans Molière, pour la raison que toute comédie exige une fin heureuse... Il y a donc procès ; et, dans ce procès, tous les témoignages, pour et contre Arnolphe, se tirent du texte de Molière. Les avocats se battent à coup de citations. Certaines sont accablantes ; d’autres permettent de plaider la folie. Des vers s’opposent à d’autres ; ou bien leur sens est discuté, corrigé, retourné.

Il est émouvant que cette œuvre dernière soit un hommage à Molière, qui a été de tout temps l’auteur favori de Roussin. Il raconte qu’ayant écrit jadis une petite scène de théâtre, il s’était exclamé, ravi : « Mais c’est une pièce, je fais comme Molière ! » Plus tard, acteur, il avait joué souvent Les Fourberies de Scapin. Auteur, il s’était dès le début attaché à faire revivre Molière dans Jean-Baptiste le mal-aimé. Il avait parlé de Molière, écrit sur Molière. Il avait le portrait de Molière dans son bureau. J’aime donc que sa dernière œuvre lui ait été consacrée.

Mais je me réjouis aussi d’autre chose. Je me réjouis, à titre personnel, de voir dans cette comédie la plus belle explication de texte qu’un professeur de lettres puisse rêver. Comment le nier, en effet ? Cette pièce fait exactement ce que nous tentons de faire dans une classe ou devant des étudiants : elle discute la valeur exacte des mots, elle examine le sens qu’impose ou le contexte, ou l’habitude de l’époque ; elle discute et compare ; bref, elle apprend à connaître et à comprendre le texte, avec ses beautés vivantes et sa complexité.

Et voilà ainsi que le vaste écart dont j’étais partie tout à l’heure s’est peu à peu réduit. Voilà que, finalement, l’homme de théâtre semble ici tendre la main au professeur. Il s’en est rapproché par ce souci d’interroger les mots, de lire de près, de commenter. Il s’en est rapproché aussi d’une autre manière, qui, je crois, va plus loin.

Car, dans tout ce débat sur Arnolphe, c’est en somme un personnage de comédie qui pique notre curiosité, nous intéresse et nous pose des problèmes, comme ferait, dans sa complexité et ses secrets, un être vivant. Une comédie fournit le sujet d’une autre comédie. Et tout procède d’un sentiment d’amour et de respect pour un texte littéraire, devenu plus vrai que toute réalité.

Mais un tel sentiment, Messieurs, ne rapproche pas seulement l’homme de théâtre et le professeur : par-delà la diversité qui est de règle ici, je pense qu’il constitue le lien unissant entre eux, quelles que soient leurs activités, tous les membres de cette Compagnie. Il est leur raison d’être ici ; il est plus simplement leur raison d’être. Il met en lumière le trésor auquel ils sont tous attachés : Thucydide aurait dit, j’imagine, « un trésor pour toujours ».

André Roussin, qui nous avait tant donné, et qui avait vu au cours de sa vie se tourner vers lui, pour reprendre l’expression que j’ai citée en commençant, tant de « visages radieux qui le remerciaient du regard », aura donc eu la bonne grâce de nous rappeler ce lien avant de nous quitter : qu’il soit remercié, aussi, de l’avoir fait — et de l’avoir fait à sa manière, sur le mode léger de la plaisanterie, et, bien entendu, avec ce sourire qui, à jamais, nous le rend cher.