Regards sur l’enseignement

Le 23 octobre 1990

Jean HAMBURGER

Regards sur l’Enseignement

Séance publique annuelle des cinq Académies

 

Imaginez un grand voilier que le chantier naval lance en mer avant d’en avoir fixé les formes définitives. C’est le vent qui découpera les voiles, les vagues modèleront la carène, l’équipage terminera les superstructures, faisant disparaître celle-ci, édifiant, fortifiant, agrandissant cette autre. Telle est l’histoire du cerveau des hommes. Contrairement à ce qu’on a cru longtemps, le cerveau humain n’est pas fixé dans ses structures finales au moment où l’enfant vient au monde. Ce que l’enfant va ensuite vivre, voir, entendre, subir, ses occupations, ses études, ses rencontres, pourront achever l’agencement de ce qui ne représente encore au début que des activités cérébrales en puissance, modelables comme de la glaise. Certaines voies de la conduction nerveuse s’ouvriront, se développeront, s’épanouiront. D’autres, au contraire, inutilisées, se fermeront pour toujours.

Des physiologistes comme Wiesel et Hubel ont montré, par exemple, que l’occlusion d’un œil chez le singe au cours des premières semaines de la vie entraîne, du côté de l’œil occlus, une perte irréversible des voies cérébrales de la vision. Un enfant d’homme, privé de tout enseignement de la parole avant l’âge de sept ans (tels ces enfants sauvages qui furent par accident éloignés de tout contact humain pendant leurs premières années), perd pour toujours le pouvoir d’apprendre à parler correctement. D’autres observations, dues au linguiste Jakobson, indiquent que la possibilité de prononcer certains sons se développe ou, au contraire, disparaît chez le jeune enfant selon que le langage qu’il apprend comporte ou non ces sons. Les observations rapportées par de nombreux chercheurs, dans ces dernières années, donnent à penser qu’entre la naissance et la puberté, les connexions entre neurones se modifient par vagues successives sous l’influence de l’environnement. Dans le cerveau du jeune être humain, l’activité oriente la structure.

On commence même à disposer de documents illustrant cet étonnant phénomène. Des images microscopiques saisissantes montrent comment le cône de croissance du neurone, véritable tête chercheuse décrite pour la première fois par l’Espagnol Ramon y Cajal au début de ce siècle, chemine pour choisir comme cible les neurones avec lesquels il établira une correspondance fonctionnelle. Un neurone peut ainsi établir jusqu’à dix mille contacts avec d’autres neurones. Et, chez l’homme, on peut penser que l’affaire se déroule à très grande échelle, puisqu’un cerveau humain renferme quelque cent millions de milliards de ces points de jonction entre cent milliards de neurones. Selon une théorie développée par Jean-Pierre Changeux, l’arborisation des neurones est exubérante à la naissance, exprimant d’innombrables potentialités ; mais, parmi les voies potentielles, l’activité opère une sélection, faisant disparaître connexions et neurones inutilisés, tandis que prospèrent et se fixent ceux qui ont été « activés » par leur fonction. Voilà, me semble-t-il, des données qu’il est bon de garder en mémoire pour se convaincre qu’à chaque minute du jeune âge se joue l’avenir du cerveau, que l’enseignement reçu par un enfant influencera pour toujours ses structures mentales et qu’un enseignement imparfait est sans recours ultérieur.

Mais comment définir les chemins d’un bon enseignement? Déjà Michel de Montaigne écrivait que rien n’est plus difficile. Dans l’Essai qu’il dédie à la comtesse de Gurson pour qu’elle organise au mieux l’éducation de ses enfants, il vante les maîtres qui ont la tête bien faite plutôt que bien pleine et souhaite que l’élève apprenne davantage « les mœurs et l’entendement que la science ». Voilà, dira-t-on, qui est inacceptable aujourd’hui. L’essentiel est d’enseigner l’utile. Et quoi de plus utile, dans le monde actuel, que la connaissance scientifique et technique ? Quoi de plus utile que cette connaissance-là pour devenir ingénieur, médecin, astronome, chimiste, géologue, architecte, marin, industriel ou même agriculteur ? Quoi de plus utile que la science pour déchiffrer le monde ?

Tout cela est vrai. Et pourtant, j’aimerais défendre ici l’utilité de l’inutile.

À quoi bon, en effet, accumuler dans la mémoire de l’élève des données innombrables s’il n’a pas aussi à s’en servir. Je veux dire que l’esprit critique, la profondeur d’analyse, l’art de la synthèse, une logique robuste, un jugement sain, une curiosité toujours en éveil, savoir mettre en ordre des données décousues, savoir distinguer l’important de l’accessoire, savoir communiquer ses conclusions avec clarté, et encore bien d’autres vertus de l’esprit qui font l’homme efficace n’importent pas moins que la connaissance des faits scientifiques. Or il se trouve que quelques disciplines sans utilité immédiate n’en ont pas moins le remarquable pouvoir de développer les qualités que je viens de décrire.

J’en voudrais donner un exemple, qui est l’étude de la langue française. Elle est de ces langues dont le mariage avec l’intelligence est si passionné qu’apprendre à la bien manier est apprendre à bien penser. Le déclin d’intérêt qu’elle suscite aujourd’hui auprès des élèves, l’appauvrissement du langage, et même le mépris dans lequel on tient l’orthographe, risquent, me semble-t-il, d’aller de pair avec un affaiblissement de la pensée des hommes de notre pays. Un mot déplacé, un mot pour un autre, un mot impropre, une ponctuation négligente, des phrases embroussaillées, et voilà un texte frappé d’impuissance, voilà sans doute aussi la preuve d’un esprit confus. L’esprit confus engendre un langage nébuleux, mais la réciproque est vraie, un langage mal construit contribue à engendrer la confusion. Quelques esprits de courte vue peuvent penser que l’étude approfondie de la langue française est de faible utilité pour de futurs techniciens, elle me semble au contraire propre à les servir. .

Si, comme le défend avec tant d’éclat notre confrère Jacqueline de Romilly, les humanités grecques et latines favorisent l’organisation du langage et de l’esprit, ce serait aussi un bel exemple des mérites de l’inutile.

Autre exemple : l’enseignement des textes anciens. Quoi de plus apparemment vain que l’ambition de savoir ce que Platon, Descartes ou Montesquieu cogitaient? Nous avons tant changé depuis ces temps lointains ! En quoi les écrivains et philosophes d’autrefois peuvent-ils nous aider à débrouiller les mystères de l’économie de marché, les chances de l’aviation supersonique, les problèmes de la robotisation des entreprises ou les énigmes du sida? Connaître Aristote, Bérénice, le roi Lear ou Spinoza est un luxe inutile. Un luxe qu’on ne peut guère s’offrir quand se pressent à la porte des classes une affluence de mathématiques, de physique, de chimie et de sciences naturelles. Si, dans cet encombrement, on parvient à glisser quelques heures consacrées aux lettres ou à la philosophie, n’est-il pas tentant de les réserver à des textes du XXe siècle ? Au moins y trouvera-t-on les modes de pensée et d’écriture qui conviennent aux temps actuels.

Or, ce sont là des conclusions fallacieuses. Il est vrai que la connaissance de l’œuvre des grands Anciens n’est pas d’utilité immédiate. Mais cette inutilité-là n’est autre que le fondement originel de la pensée française d’aujourd’hui. S’il existe dans notre pays une certaine qualité de raisonnement, un art de la clarté, un style propre de l’expression, c’est dans les siècles passés qu’on en trouve les forces vives. Littré disait que, pour comprendre un mot, il faut en connaître l’histoire. Je dirai qu’on ne peut saisir les ressources actuelles de la pensée sans en maîtriser la genèse. Un enseignement sans continuité historique est un édifice sans fondations.

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Il me semble que l’enseignement a aujourd’hui un autre devoir, non moins important que celui que je viens d’évoquer : le devoir de préparer à une réflexion sur la période critique qu’aborde la communauté des hommes, infestée par les misères, les famines, le fanatisme, les agressions, les guerres et les menaces de grands soulèvements meurtriers ou même suicidaires. Cette réflexion exige d’abord, comme je l’ai souvent plaidé devant vous, une information claire sur l’aventure des êtres vivants et la place que l’homme occupe dans cette aventure. Il faut montrer comment l’homme, dernier mammifère venu sur la terre, se vit offrir des pouvoirs qu’aucune autre espèce vivante n’avait encore connus, par la conjonction d’une intelligence, d’un savoir-faire et d’un langage, assortis d’un univers de passions intérieures multiples et contradictoires. Comment ces pouvoirs nouveaux peuvent engendrer aussi bien d’épouvantables catastrophes que de somptueuses réalisations. Comment même les élans les plus généreux de l’homme peuvent être en contradiction avec des lois biologiques éternelles. Comment le désir de justice et de défense de la personne ose somptueusement violer la règle naturelle qui ne protège que l’espèce et méprise l’individu. Comment la barque ne peut donc être menée à bon port que par des hommes avertis des règles du jeu biologique. Comment, enfin, cette signification de l’aventure humaine en fait une bataille, un pari qui n’est nullement gagné d’avance. Voilà ce que tous les enfants des hommes devraient savoir.

Il s’ensuit que la biologie doit occuper une large place à l’école. Et je n’entends pas par enseignement biologique l’exposé du mode de reproduction des fougères et la classification des crustacés, mais bien les grandes lois de la vie, l’étroite dépendance de l’homme dans son milieu, l’originalité de la condition humaine et les difficultés du combat. L’entreprise est ardue, mais elle peut réussir. Y a-t-il, pour l’enfant, rien de plus fascinant que de savoir raconter sa propre histoire ? Y a-t-il, pour le maître, idée plus stimulante que de se voir confier l’exposé d’événements biologiques dont la connaissance donnera peut-être aux hommes de demain une chance de bâtir un monde acceptable

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Pour finir, j’aimerais dire quelques mots d’une merveilleuse machine qui complète l’enseignement traditionnel de l’école et peut jouer le rôle le plus efficace dans l’éducation de nos enfants. On ne saurait parler aujourd’hui d’enseignement sans parler d’elle. Elle a de grands pouvoirs sur la pensée juvénile. Elle peut inscrire dans la mémoire des images plus vivaces que celles de la leçon scolaire. Au reste, l’importance de cette machine n’est plus à démontrer puisque l’enfant lui consacre aujourd’hui plus de temps que celui qu’il consacre à l’école : selon des enquêtes Sedes et Médiamétrie, l’enfant de 8 à 14 ans en fait usage pendant une moyenne de 1 400 heures par an, alors qu’il n’a que 900 heures de classe pendant la même période. La télévision, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est chaque soir, spécialement dans l’immédiat après-dîner, la formatrice de nos enfants.

Rêvons ! La télévision française apporte plusieurs fois par semaine, à ces heures privilégiées, de quoi nourrir l’esprit. Elle a enfin trouvé le style nouveau qui passionne enfants et adultes sur les grands problèmes de l’heure. Elle sait conter et amuser comme le firent cent auteurs français, de Rabelais à Marcel Pagnol. Mais elle se risque aussi à montrer avant onze heures du soir les fantastiques avancées de la science, de la connaissance, de la réflexion, dans un style aussi captivant que celui d’un film policier. Elle initie à l’Erechteion, Goya, Shakespeare, Manet, Molière, les galaxies lointaines ou les mystères de l’atome, aussi bien qu’elle initie aujourd’hui à l’art de trucider son voisin à la mitraillette. Hélas, Messieurs, laissez s’évanouir ce rêve. Cette télévision-là n’existe pas.

Bien pire, ce qu’elle offre en France aux heures de grande écoute, c’est, selon une étude récente portant sur l’année 1988, une moyenne de 7 072 meurtres par an, 260 viols, 156 suicides et autant de tentatives de suicide, 312 enlèvements, 1 456 scènes de torture. Et nul n’a comptabilisé la sottise, la grossièreté, la confusion des idées, l’invitation à l’égoïsme, au mépris des lois, à la tricherie, à la vindicte. Aux heures de grande écoute, aux heures accessibles aux enfants et aux adolescents, la télévision publique française sacrifie le merveilleux apport culturel qu’elle pourrait diffuser à des émissions assez souvent détestables. La raison en est claire. Elle réside dans une compétition avec la télévision privée pour une audience maximale, compétition qu’exige la récolte de ressources publicitaires dépendant de l’audience. Or, la télévision publique est un service public. Comme le collège. Comme le lycée. Imagine-t-on la publicité faire son entrée à l’école pour équilibrer le budget de l’Education nationale ? La France se doit de revoir complètement les règles du jeu de sa télévision publique, qui, autant que l’école, a aujourd’hui la responsabilité de la formation des hommes. Ce n’est rien moins que le devenir de notre pays qui est en jeu.

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Messieurs, le bulletin de santé de la terre des hommes n’est pas satisfaisant. Des poussées de fièvre un peu partout, de larges territoires infectés de misère, une fracture ouverte entre certains pays où la liberté renaît et d’autres où elle est plus malade que jamais, des épidémies d’agressivité et d’intolérance, une néo-barbarie faisant échec ici et là aux valeurs morales qui devaient, selon l’illusion de nos aînés, conquérir le monde : voilà la face noire du bilan. Et, dans le même temps, le siècle que nous avons vécu demeure le plus riche de toute l’histoire de l’humanité en découvertes de l’essence des choses et en novations techniques au service de l’homme. En regard de cette situation absolument inédite, des pays comme le nôtre perdent trop souvent leur temps et leurs forces en discussions futiles et en dérisoires querelles. La France, c’est-à-dire une tradition de clarté et de lucidité, une maîtrise de la connaissance de l’homme, une philosophie libre de tout à priori, a sans aucun doute aujourd’hui un devoir d’une exceptionnelle urgence : il lui faut, avec d’autres, porter attention à l’actuelle maladie du monde et à la recherche sereine de solutions. Ces solutions passent nécessairement, me semble-t-il, par la formation de ceux qui nous succéderont et qui porteront, au XXIe siècle, le poids de la responsabilité la plus lourde qui ait jamais pesé sur la réflexion humaine. Soyons-en assurés : l’avenir du monde dépend de l’enseignement que les hommes auront donné à leurs enfants.