Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. le duc de Broglie

Le 19 mars 1987

Jean HAMBURGER

Messieurs,

 Ce matin, jeudi 19 mars 1987, à 7 h 30, s’est éteint un des hommes de science qui ont, plus que tout autre, donné à notre pays ses titres de gloire, Louis, Duc de Broglie.

Son apport à la connaissance du monde où nous vivons est si important, si bouleversant, si porteur d’images nouvelles, que je vous demanderai la permission de parler de l’œuvre avant de parler de l’homme. Pour saisir la révolution que représente cette œuvre, il faut, je crois, rappeler d’abord l’histoire des concepts sur la nature de la lumière. Au début de ce siècle, régnaient deux théories apparemment inconciliables. Certains affirmaient que la lumière est onde, à la ressemblance, avait dit Huygens, des ondes que l’on voit se former dans l’eau quand on y jette une pierre. Des Français comme Augustin Fresnel avaient démontré que cette théorie ondulatoire était incontestable. Mais d’autres, depuis Newton, imaginaient des particules qui, par exemple, rebondissaient sur la surface d’un miroir pour donner le phénomène de réflexion de la lumière. Et cette théorie corpusculaire fut, elle aussi, puissamment appuyée le jour où Max Planck et Albert Einstein apportèrent des arguments indiscutables établissant que la lumière était une pluie de grains d’énergie, distincts les uns des autres et qui furent nommés photons. Finalement il fallut bien se rendre à une évidence révolutionnaire (révolutionnaire parce qu’inirna‑

ginable dans le monde macroscopique de notre échelle quotidienne) : la lumière est à la fois onde et corpuscule. Elle est onde si on étudie sa propagation, corpuscules si on étudie ses interactions avec la matière.

C’est alors que Louis de Broglie, avec une audace inouïe, et un maniement aisé des moyens de la physique mathématique, proposa que cette dualité onde-corpuscule n’était pas seulement réservée à la lumière, mais devait être étendue à toute la matière qui forme notre monde. Toute particule matérielle est associée à un phénomène ondulatoire. Toute particule matérielle offre, comme Janus, le double visage d’une double vérité. La vision naissait, surréaliste, quasi scandaleuse pour nos habitudes de raisonnement, d’une sorte de « complémentarité » onde-corpuscule. Et cette hypothèse fantastique allait trouver en 1927 une confirmation expérimentale éclatante lorsque Davisson et Germer observèrent le phénomène de diffraction des électrons, qui affirmait leurs propriétés ondulatoires en même temps que corpusculaires. Pour la première fois peut-être dans l’histoire de la pensée humaine, on tenait une preuve de ce que maints philosophes n’avaient pu jusque-là que soupçonner : nos habitudes logiques, solidement ancrées en nous et efficaces à notre échelle de tous les jours, deviennent des anthropomorphismes inacceptables à des échelles différentes, celle de l’infiniment petit et, comme on le démontra dans le même temps, celle de l’infiniment grand. La mécanique ondulatoire fondée par Louis de Broglie n’intéresse pas que les physiciens, elle est incitation à une révision déchirante de la confiance que nous portons à notre sens commun.

Louis de Broglie devait apporter encore bien d’autres progrès dans notre connaissance de la matière et de la physique de l’atome. Je ne donnerai pas le détail de l’œuvre pour vous parler aussi de l’homme.

Il était, vous le savez, le frère cadet de Maurice, Duc de Broglie, membre de l’Académie française et de l’Académie des sciences, et lui-même grand physicien. Il était né à Dieppe le 15 août 1892 et lors de son adolescence avait été d’abord tenté par les études littéraires. Il avait 18 ans quand il obtint une licence d’histoire. Il passe un an à faire des études de droit. Pendant la guerre de 1914-1918, il est affecté à la Radiotélégraphie militaire et travaille à l’émetteur de la tour Eiffel. Déjà il s’agissait d’ondes. Peu à peu nais en lui la tentation scientifique. Il suit de loin la révolution

que représente la théorie des quanta, grâce aux échos qu’il en reçoit de son frère Maurice. Celui-ci lui propose d’entrer dans son laboratoire. Six ans plus tard, il devient docteur ès sciences, avec une thèse où l’on trouve déjà tous les germes de la mécanique ondulatoire qu’il allait créer et qui, dès 1929, alors qu’il avait 37 ans, allait lui valoir le prix Nobel de physique.

Beaucoup d’entre vous gardent le souvenir vivant de la figure de cet homme extraordinaire : longue silhouette, d’une élégance un peu surannée, courtois à l’extrême, mais volontiers silencieux, inspirant de soi la déférence et le respect. Quand j’eus l’honneur d’être reçu à l’Académie des sciences, il en était le Secrétaire perpétuel et je lui rendis la visite d’usage. J’étais fort impressionné et ma crainte était d’autant plus forte que l’on m’avait dit : « Vous verrez, il accepte les visites, mais il ne les aime guère. Il ne vous consacrera que quelques minutes. » Or, j’eus l’étonnement de le voir m’interroger longuement sur les principes du rein artificiel et, pendant une heure, de discuter des moyens possibles pour améliorer cet appareil. Je crois que, sous sa réserve, se cachait un intérêt universel pour toutes les activités humaines. Notre Secrétaire perpétuel m’a raconté que, lui rendant visite, il l’avait entretenu de littérature pendant une demi-heure. Il y a, de temps en temps, de ces hommes de génie qui ont, plus que les autres, un désir secret et des moyens exceptionnels pour tenter de comprendre le monde et qui ajoutent un peu à notre honneur d’être un homme. Louis de Broglie était assurément de ceux-là.

Je vous épargnerai la liste entière des distinctions dont il fut l’objet la grande médaille Henri Poincaré, le prix Kalinga de l’UNESCO, la nomination aux Académies de Pologne, d’Allemagne, de Roumanie, de Suède, du Danemark, des États-Unis, du Portugal, d’Angleterre, d’Espagne de l’URSS, ainsi qu’à l’Académie pontificale des sciences. J’ai déjà cité son prix Nobel. Il était grand-croix de la Légion d’honneur. Il fut membre de l’Académie des sciences dès 1933 et en devint Secrétaire perpétuel en 1942. Avec une grande noblesse d’âme, il déclara un jour qu’il n’était pas sûr de garder une vigilance intellectuelle aussi vive que par le passé et qu’il désirait renoncer, avant l’heure, à cette responsabilité. Élu le 12 octobre 1944 dans notre Compagnie, il en était le doyen. Il s’est éteint dans la paix après une longue maladie qui l’avait retenu hors de la vie publique depuis plusieurs années. Nous perdons avec lui un très grand homme.