Discours prononcé pour le cinquantième anniversaire de la Faculté des lettres de l’Université Laval, à Québec

Le 5 septembre 1987

Léopold Sédar SENGHOR

De la francophonie

 

Monsieur le Recteur de l’Université,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Chères Étudiantes, chers Étudiants,

Je suis heureux de me retrouver, une fois de plus, au Québec. Et j’ai la chance d’avoir été invité, de nouveau, par l’Université Laval et pour vous parler de la Francophonie. J’en suis d’autant plus heureux que, vice-président du Haut Conseil de la Francophonie, c’est également l’occasion pour moi de participer, comme conseiller, au second sommet des chefs d’État et de Gouvernement. Last but not least, comme disent vos compatriotes anglophones, j’arrive de Normandie, où j’ai laissé ma femme, une Normande de vieille souche. Et à vous entendre, avec vos noms et votre accent normands, j’ai un peu l’impression d’être chez moi.

Or donc, je vais vous entretenir de la Francophonie, mais surtout de la francité. Et pourtant, c’était l’objet de mon discours quand, le 22 septembre 1966, vous m’avez fait docteur honoris causa de votre Université. C’est qu’avec le second sommet, nous sommes non seulement au cœur du problème, mais encore à la dernière étape, majeure, où il faut réussir ou renoncer. Et vous savez bien que renoncer en succombant n’est pas français, non plus que québécois. Et vous l’avez prouvé. C’est l’occasion, pour moi, de rendre l’hommage qu’ils méritent aux premiers Québécois, singulièrement à René Lévesque et Pierre Elliott Trudeau, avec lesquels j’ai discuté, en son temps, du problème. Je n’oublierai pas Jean Lesage ni Jean-Marc Léger, non plus que Jean Drapeau, qui fut maire de Montréal, sans oublier le Premier ministre actuel, Brian Mulroney. C’est que nous avons reçu celui-ci à l’Académie française. En sa présence, nous avons introduit, dans le Dictionnaire, le mot canadien « foresterie », que j’ai défini. Et le Premier ministre canadien, qui est d’origine celtique, vous le savez, comme « nos ancêtres les Gaulois », a créé le Grand Prix de la Francophonie.

Cela dit en manière d’introduction, j’aborderai le problème de la Francophonie en faisant, pas trop longuement, son historique ou, plus précisément, sa préhistoire.

Ce n’est pas hasard si nous avons été les deux premiers, un Canadien et le Sénégalais que je suis, à lancer le néologisme de francité. Il est vrai que, depuis quelque cent ans, Onésime Reclus, un géographe français, avait inventé les deux mots de francophone et francophonie.

On a souvent contesté, et la formation, et la signification des deux derniers mots. À tort. En effet, comme le disait mon maître Ferdinand Brunot, l’un des fondateurs de la grammaire moderne, la loi fondamentale de la grammaire n’est pas la rationalité cartésienne, mais l’analogie. D’où il résulte qu’aujourd’hui, et pour les lecteurs francophones, la Francophonie peut signifier :

1e l’ensemble des États, des pays et des régions qui emploient le français comme langue nationale, langue de communication internationale, langue de travail ou langue de culture ;

2e l’ensemble des personnes qui emploient le français dans les différentes fonctions que voilà ;

3e la communauté d’esprit qui résulte de ces différents emplois.

Quant à la francité, on peut la définir comme l’ensemble des valeurs de la langue et de la culture, partant, de la civilisation française. Nous y reviendrons quand nous la comparerons à la négritude. Mais pourquoi, me demandera-t-on, dire francité, comme latinité, germanité, arabité et non pas francitude comme négritude, berbéritude, slavitude, sinitude. Qu’on se rassure. Ce n’est pas une question de supériorité ni d’infériorité, mais de civilisation différente. Ce n’est surtout pas un auto-mépris culturel chez les militants de la négritude que nous étions dans les années 1930, que nous sommes toujours, Aimé Césaire et moi. C’est simplement que les mots en -itude ont un sens plus concret ou, ad libitum, moins abstrait que les mots en -ité, comme l’a prouvé un mémoire de diplôme d’études supérieures soutenu à l’Université de Strasbourg.

Je ne voudrais pas faire, ici, encore une fois, tout l’historique de la Francophonie. Vous le trouverez dans l’ouvrage, remarquable, du professeur Michel Tétu, intitulé La Francophonie et que je viens précisément de préfacer. Je voudrais rappeler, simplement, que nous avons été trois Africains, Habib Bourguiba, Hamani Diori et moi, à lancer, plus que le mot, l’idée de Francophonie. On oublie, trop souvent, le rôle majeur que joua le général de Gaulle dans la naissance et l’organisation de la Francophonie. Il est vrai qu’homme de culture et de courtoisie, homme de pudeur par excellence, Charles de Gaulle voulut, toujours, laisser les Africains prendre les initiatives, après Brazzaville.

Or donc, après l’échec de Dakar, où le gouverneur général Boisson avait refusé de le suivre dans la Résistance, en septembre 1940, le général de Gaulle fut plus heureux, quatre ans après, à la conférence de Brazzaville, en janvier 1944, où il prononça son fameux discours, dont voici l’essentiel : « Mais en Afrique française comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n’y aurait aucun progrès si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient pas moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever, peu à peu, jusqu’au niveau où ils seront capables de participer, chez eux, à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la France de faire en sorte qu’il en soit ainsi. » C’est clair. C’est donc en janvier 1944, et par la volonté de Charles de Gaulle, que survint non seulement l’idée, mais surtout la volonté, de la Francophonie. Qu’on relise seulement la fameuse phrase. De Gaulle aurait pu dire : « où ils seraient capables ». Il a préféré employer le futur de l’indicatif pour bien marquer la possibilité, mieux, la certitude de la Francophonie. C’est ainsi du moins que nous l’avions compris, Bourguiba, Diori et moi. Et nous avons agi dans ce sens.

Après de Gaulle, j’arriverai à Hamani Diori, l’ancien Président de la République du Niger, dont on ne parle pas assez dans l’historique de la Francophonie, comme je l’ai dit au professeur Tétu. Pour mieux faire comprendre son rôle, récapitulons les étapes qui, depuis le discours de Brazzaville, marquent la marche, avec la France, des anciens peuples colonisés vers la Francophonie. Ce fut, d’abord, l’Union française, en 1946, à laquelle succéda la Communauté, en 1958. Puis, au début de la décennie des indépendances, en 1961, fut créée, entre États africains, l’Union africaine et malgache (UAM), à laquelle succéda l’Organisation commune africaine et malgache (OCAM).

C’est ici que, parmi d’autres étapes vers la Francophonie, se distingua tout particulièrement Hamani Diori. C’était en mars 1968. C’est alors que l’OCAM, sous la présidence d’Hamani Diori, conçut le projet d’une Agence de coopération culturelle et technique, qui réunirait les États utilisant la langue française. Il s’agissait, grâce à cette agence, de compléter et diversifier la coopération existante et non pas de la remettre en cause. C’est pourquoi Hamani Diori adressa, entre autres, au Premier ministre du Québec, Jean-Jacques Bertrand, une invitation, qui suggérait l’envoi, à Niamey, du ministre de l’Éducation nationale du Québec. L’initiative d’Hamani Diori est d’autant plus importante que la culture reste le problème essentiel de la Francophonie, comme nous allons le voir.

Quant au président Habib Bourguiba, l’homme de culture à la tête du pays maghrébin le plus moderne, le plus francophone, il était tout désigné pour jouer un rôle de premier plan dans la naissance de la Francophonie, comme auparavant dans le mouvement des indépendances. Il restera, avec le roi Hassan II, le chef d’État arabe qui a le mieux compris la valeur du métissage culturel que la Francophonie nous permettrait de réaliser. C’est ainsi que, pèlerin de la Francophonie, il déclarait, en 1968, à Montréal : « Nous avons conscience, non seulement d’avoir enrichi notre culture nationale, mais de l’avoir orientée, de lui avoir conféré une marque spécifique que rien ne pourra plus effacer. Nous avons conscience d’avoir pu forger une mentalité moderne. »

On s’étonnera, sans doute, que le militant de la négritude, que j’ai été au Quartier latin, soit tombé, par la suite, dans la Francophonie. Pourtant, j’ai souvent signalé le fait. En même temps que certains militants, comme Césaire et moi, suivaient des cours de français, latin et grec à la Sorbonne, Léon Damas et encore moi nous intéressions à ce que nous appelions les humanités négro-africaines. C’est que nous étions, déjà, pour le métissage culturel, l’essentiel étant qu’il fallait d’abord s’enraciner dans les vertus de la négritude, avant de s’ouvrir aux apports fécondants des autres civilisations, singulièrement de la civilisation française. Lecteurs assidus des écrivains et théoriciens négro-américains, sans oublier les Antillais, nous rappelions souvent cette phrase du poète Claude Mac Kay : « Plonger jusqu’aux racines de notre race et bâtir sur notre propre fonds, ce n’est pas retourner à l’état sauvage. C’est la culture même. »

C’est cette fidélité à la négritude qui explique la double action que j’ai menée, pendant les trente-cinq ans — de 1945 à 1980 — où j’ai été, en même temps ou successivement, professeur de négritude à l’École nationale de la France d’outre-mer et député du Sénégal au Parlement français. Par négritude, j’entends, ici, les langues et civilisations négro-africaines. Je n’y reviendrai pas, mais sur la Francophonie.

Or donc si, en 1945, je suis tombé dans la politique, comme j’aime à le dire, ce fut malgré moi. En effet, le Parti socialiste du Sénégal cherchait un second candidat, à côté du doyen Lamine Guèye, pour sa liste aux élections à la première Assemblée nationale constituante. Et il porta son choix sur moi, alors que je ne briguais aucune fonction politique. Je finis par accepter, à la condition qu’on me laissât poursuivre, en même temps, ma double œuvre de professeur et de poète. C’est ainsi que, pendant les quinze années de mon mandat, renouvelé, j’ai continué à me battre, et pour la négritude, et pour la Francophonie.

Comme député du Sénégal, j’ai appartenu aux deux commissions qui, en 1946 et en 1958, ont préparé des constitutions pour la France. C’est ainsi, entre autres, que mon amendement au texte qui allait devenir la Constitution de 1958 fut rejeté. Il proposait, pour les peuples colonisés, le droit à l’autodétermination, c’est-à-dire à l’indépendance. Et c’est le général de Gaulle qui, passant outre à l’avis de la commission de la Constitution, reprit l’amendement dans le texte qui fut approuvé par référendum. Après que le projet de constitution eut été approuvé par le peuple de France et les peuples des départements et territoires d’outremer, je fus le premier à demander, au général de Gaulle, l’indépendance de mon pays, le Sénégal. Fait remarquable, l’entretien n’avait pas duré une demi-heure quand le Président de la République, qui m’avait écouté sans m’interrompre — c’était son habitude —, me donna son accord.

Précisément parce qu’il en avait été ainsi et que je gardais intacte, au fond de mon âme, ma passion pour la négritude, j’apportai une nouvelle ardeur, avec de nouveaux arguments, à l’autre combat, pour la Francophonie. C’est le moment de rappeler que, depuis la Constitution de 1946, qui avait créé l’Union française, on avait beaucoup avancé, et rapidement. Entre autres États, le Vietnam était devenu indépendant en 1949, le Maroc et la Tunisie en 1956. Enfin, la Communauté, rénovée, était créée en 196o. Et pendant toute cette décennie, les différents peuples d’outre-mer, sauf les Antillais et les Océaniens du Pacifique, avaient, à tour de rôle, obtenu chacun leur indépendance. C’est dans ce contexte d’espoir et, partant, de coopération que mourut Charles de Gaulle.

Quand Pompidou fut élu Président de la République, le 15 juin 1969, un nouvel espoir, mêlé, c’est-à-dire plus riche, se leva en moi. C’est que, depuis les bancs de la première supérieure du lycée Louis-le-Grand, dans les années 1920, jusqu’à sa mort, en 1974, Pompidou fut toujours mon meilleur ami en France, et le plus fidèle. Je lui dois l’essentiel, non pas de mon éducation, mais de ma culture française. Le jeudi ou le dimanche, il m’emmenait souvent avec lui, non pas à Montmartre, mais au théâtre ou aux expositions d’art, plus rarement au cinéma. Surtout, nous lisions beaucoup, nous discutions beaucoup, et sur tous les problèmes : depuis la poésie grecque jusqu’à l’art nègre.

Dès lors, on ne s’étonnera pas que, disciple politique du «grand Charles » et homme de culture, Pompidou se soit intéressé à la Francophonie et, pour ainsi dire, de l’intérieur, sous tous ses aspects. C’est ainsi qu’il créa une nouvelle institution, si je puis m’exprimer ainsi : les conférences franco-africaines. Dans le cadre d’une Francophonie de fait, celles-ci furent, en réalité, les premiers sommets. En effet, ces conférences réunissaient les chefs d’État francophones ou leurs représentants. À la mort de Pompidou, M. Valéry Giscard d’Estaing, le nouveau Président de la République française, eut le mérite de continuer la Francophonie de fait que Pompidou avait créée.

Plus exactement, avec le Président Giscard d’Estaing, on essaya, conférence après conférence, de cerner le problème. C’est ainsi qu’en deux sessions, en 1979 puis 1980, je parvins, comme rapporteur, à faire adopter un projet de Francophonie. Il ne restait plus qu’à réunir un sommet de tous les chefs d’État avec, si possible, chacun en personne. C’est alors que je fus chargé de recevoir, à Dakar, en novembre 1980, une conférence des ministres des Affaires étrangères, qui préparerait le premier sommet des chefs d’État par lequel serait créée, officiellement, la Francophonie. Il était entendu que le Président de la République française réglerait, avec les gouvernements d’Ottawa et du Québec, l’affaire dite « du Québec ». Mais voilà qu’en octobre, je lus un communiqué du ministère français des Affaires étrangères annonçant que la France ne serait pas représentée à la conférence de Dakar. Aux journalistes qui se précipitèrent pour m’interroger, je répondis simplement : « C’est une querelle entre Grands Blancs. Quand ils se seront mis d’accord, on tiendra le sommet. »

Enfin, les « Grands Blancs » se sont mis d’accord, après six ans de pourparlers, non seulement entre Paris et le Québec, sans oublier Ottawa, mais aussi entre Paris et les anciens territoires ou protectorats d’outremer, devenus États indépendants. C’est dans ces conditions que fut réuni à Paris, en février 1986, le premier sommet francophone des chefs d’État ou de Gouvernement. Ce premier sommet, ce n’est pas étonnant, n’a pas beaucoup fait avancer le problème, les problèmes. On s’est perdu dans les détails en parlant surtout économie, finances et techniques, sans oublier les ordinateurs ni les minitels, alors qu’il fallait traiter des problèmes politiques, et d’abord discuter le problème culturel majeur : la Francophonie, mais sous son aspect culturel de francité. J’entends par là l’enseignement et l’usage de la langue française dans tous les pays — plus de quarante — qui feraient partie de la Francophonie.

Ne nous le cachons pas, le problème de fond, ce sont les valeurs culturelles de la langue française, y compris leurs aspects scientifiques et techniques. Il faut commencer par rappeler certains faits et, pour cela, remonter au Moyen Âge. Or donc, c’est au début du Moyen Âge, à la chute de l’Empire romain, mais surtout, avec Charlemagne, à la création de l’Empire d’Occident, au début du IXe siècle de notre ère. C’est alors que le français commence d’être parlé dans toute l’Europe, hors des frontières françaises. Ce fut, plus exactement, dans les cours et parmi la bourgeoisie. Arrêtons-nous un moment sur ce fait pour en dire les raisons, qui tiennent essentiellement à la francité.

Il y a, d’abord, que le français parlé, à côté du latin, dans les universités, était une langue savante, au vocabulaire riche et précis en même temps : technique. C’est ainsi qu’au XIIIe siècle, sur trois mille mots du français élémentaire, vingt-cinq pour cent, c’est-à-dire le quart étaient des mots savants, tirés du latin ou, mieux, du grec. Si le français, depuis l’Empire d’occident, mais surtout les XIIIe-XIVe siècles, est devenu en Europe la langue des cours, de la bourgeoisie et de la diplomatie, c’est, bien sûr, pour les raisons politiques que voilà. Il l’est devenu surtout pour ses qualités propres, qui tiennent au latin, mais surtout au grec. C’est la raison pour laquelle il a fallu huit siècles, ainsi que la puissance économique et spatiale, financière et français des États-Unis d’Amérique, pour que l’anglais remplaçât le français comme langue de communication internationale, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Last but not least, ce sont les mêmes États-Unis d’Amérique qui après avoir redécouvert le latin, mais surtout le grec, après la Seconde Guerre mondiale, l’ont fait du français depuis quelques années, depuis précisément qu’on parle de la Francophonie.

Il n’est que temps d’arriver aux valeurs de la francité, et d’abord de la langue française. Comme j’ai l’habitude de le dire, le français est le grec des temps modernes. J’ai développé cette idée ici même, lorsque, encore une fois, le 22 septembre 1966, j’ai été fait docteur honoris causa de l’Université Laval. Je la résumerai aujourd’hui.

Bien sûr, la langue française est née de la langue latine : du latin vulgaire ou, plus précisément, de celui de la vulgate. Il reste que, depuis la Renaissance et l’enseignement des humanités gréco-latines en France, la langue de Descartes s’est enrichie de nouveaux mots : de mots savants, empruntés au latin, mais surtout au grec. Je vous renvoie à un document significatif du ministère français de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, qui est intitulé : Listes terminologiques, relatives au vocabulaire de la télédétection aérospatiale. Ce qui frappe d’abord, c’est que presque tous ces mots, scientifiques ou techniques, sont formés sur des racines ou des mots latins, mais le plus souvent grecs. Il est vrai que le latin avait, lui-même, beaucoup emprunté à la langue d’Aristote.

Le premier avantage de ces nouveaux mots, outre leur précision, est que l’homme de culture, qui a fait ses humanités gréco-latines, les comprend sans peine. Il y a surtout qu’une fois qu’on les lui a traduits, il n’en oublie plus les diverses significations. Quand j’ai lu pour la première fois, dans un journal, le mot « Mirapolis », j’ai compris : Cité des Merveilles. En effet, la racine mir signifie, en latin, « étonnant », « merveilleux », et le mot polis signifie, en grec, « ville », « cité ». De même, quand, l’autre mois, on m’a présenté une orthophoniste, j’ai tout de suite distingué les trois éléments grecs du mot : orthos, qui signifie « droit », phonè, « langue », et -istos, qui est un suffixe indiquant le caractère ou la fonction. Ce sont ces emprunts du français scientifique ou technique qui expliquent, en partie, le retour en force des humanités gréco-latines, non seulement en France, mais encore dans les autres pays de la Francophonie, singulièrement en Afrique noire.

Il reste que le phénomène culturel va beaucoup plus loin. Il dépasse le simple emprunt ou fabrication de mots savants, scientifiques ou techniques. Au demeurant, comme on le sait, les deux tiers au moins des mots de l’anglais, y compris l’anglo-américain des États-Unis, viennent du français, du latin ou du grec. Si paradoxal que cela puisse être, l’apport majeur de la civilisation latine, mais surtout grecque, à la francité, on le trouve, non pas dans le vocabulaire, mais dans la syntaxe et, par-delà, dans la stylistique de la prose française. D’un mot, dans la littérature gréco-latine, prose et poésie. Pour quoi je n’ai pas été étonné en lisant, dans Le Figaro du 14 août 1987, un article intitulé « Le latin revient en force ». Et, de joie, j’ai chanté l’introït du 15 août : Gaudeamus omnes in Domino. Je m’en suis d’autant plus réjoui que le phénomène s’étend aux deux langues, car le sous-titre de l’article précise : « Les effectifs des latinistes et des hellénistes progressent chaque année. »

Mais pourquoi ce retour en force ? C’est, d’un mot, que les vertus du latin, mais surtout du grec, dépassent le vocabulaire pour s’étendre à la phrase et, par-delà, au paragraphe, au poème, à toute l’œuvre écrite. Ce qui mérite explication. Quand, pour parler de ce que j’ai étudié et enseigné, je compare les langues agglutinantes d’Afrique aux langues à flexion d’Europe, ce qui me frappe le plus, c’est moins leurs vocabulaires, voire leurs morphologies, que leurs syntaxes. À la syntaxe de coordination ou de juxtaposition des langues africaines, si propre à la poésie, s’oppose la syntaxe de subordination des langues européennes. C’est dire que celles-ci sont essentiellement des langues scientifiques parce que de raisonnement — je ne dis pas de philosophie.