Discours de réception de Jacques de Bourbon Busset

Le 28 janvier 1982

Jacques de BOURBON BUSSET

Réception de Jacques de Bourbon Busset

 

   M. Jacques de Bourbon Busset, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Maurice Genevoix, y est venu prendre séance le jeudi 28 janvier 1982, et a prononcé le discours qui suit :

 

« J'avoue, Messieurs, que la grâce dont vous m'avez comblé dépasse mes forces, mais je suis persuadé que comme votre bonté m'a servi de mérite pour l'obtenir, elle seule me servira de langue pour l'en remercier. » Ainsi s'exprimait le premier janvier 1652 le due de Coislin élu au 25e fauteuil à l'âge de 17 ans. Ayant ainsi parlé, le jeune duc se rassit et n'ouvrit plus la bouche. Je ne ferai pas de même. Je ne suis pas duc et je n'ai plus 17 ans.

     De la joie que vous m'avez donnée par vos suffrages, je vous remercie au nom de tous les miens, au nom de mes quatre enfants, au nom de celle qui m'accompagne depuis plus de quarante ans et qui est la chance de ma vie.

     Je ne puis non plus omettre mes lectrices et mes lecteurs dont beaucoup ont tenu à me dire qu'ils se considéraient comme partie prenante de l'honneur que vous m'avez décerné. Ils y ont vu la justification de leur propre choix et comme un accord donné à une certaine conception de l'existence. Je leur laisse, bien sûr, la responsabilité de cette interprétation de la grâce que vous m'avez faite.

     Comme tout écrivain, je fais ce que je peux. Le campagnard féru de métaphysique que je suis admire les façons de la nature qui ne cesse de se renouveler pour durer, qui sait allier le continu et le discontinu, le quotidien et l'insolite, l'extrême constance et l'extrême invention. Cette constance inventive de la nature m'a encouragé et m'encourage à écrire la saga d'un attachement à toute épreuve, la saga d'un enracinement.

     De ce pouvoir créateur du temps, l'histoire même de votre Compagnie est une remarquable illustration. À la fois officielle et tout à fait indépendante, l'Académie française a traversé les siècles, renforcée par les épreuves et les troubles de la nation, comme ces grands arbres que les plus rigoureuses intempéries ne font qu'aguerrir et rendre plus vénérables, de telle sorte que s'est établi, au cours des âges, entre la France et son Académie, un accord d'autant plus profond qu'il est parfois inconscient.

     Si votre Compagnie trouve un allié dans le temps, si elle prend appui sur la force des jours, c'est qu'elle réunit dans un espace de liberté des hommes et désormais des femmes aussi différents qu'il est possible. C'est un orchestre où chacun joue sa partie. Comme l'a dit M. Claude Lévi-Strauss, alors qu'il se livrait au périlleux exercice que j'affronte aujourd'hui, « une institution telle que la vôtre ramasse une surface en volume. Elle resserre les distances, rapproche d'une manière imprévue des familles d'esprit et des individus ».

     Il n'y a pas de jeu sans règle du jeu, Paul Valéry l'a affirmé et prouvé avec une force sans égale. Dans le jeu de l'élection académique, la règle, ou plutôt l'usage, des visites m'a permis d'apprécier la diversité de vos dons, de vos carrières et de vos tempéraments. Je vous suis reconnaissant de ces échanges qui m'ont durablement enrichi et convaincu que, de même que l'amour est beaucoup plus que l'amour, l'Académie est beaucoup plus que l'Académie.

     Au groupe d'amis que vous formez manque aujourd'hui la figure de mon prédécesseur, figure exceptionnelle et singulièrement attachante.

     « Vous êtes un auteur de plein air », lui disait André Chaumeix en le recevant sous cette Coupole en 1946. Cela est vrai mais Maurice Genevoix est bien plus que cela. C'est d'abord un homme de caractère comme son ancêtre du seizième siècle qui décida de quitter Genève (d'où le nom de Genevoix) pour « ne plier les genoux que devant les autels de sa foi ». Cet aïeul intrépide était-il un catholique résolu ou un libertin ? Peut-être les deux à la fois. En tout cas il ne pouvait s'accommoder de la tyrannie.

     Maurice Genevoix est cet homme qui jamais ne s'est incliné devant personne, qui, toujours, a agi selon sa conscience sans tenir compte de l'opinion publique, en somme un rebelle, un violent mais un violent au cœur généreux, un homme qui provoque sans jamais être agent provocateur.

     Une anecdote de son enfance en dit long. Il a neuf ans. Émile Loubet vient d'être élu Président de la République. En don de joyeux avènement, il a prolongé d'un jour le congé scolaire de Pâques. Une furieuse partie de cache-cache s'engage. Le jeune Maurice s'est caché dans le grenier. Il apparaît, triomphant, à la lucarne. Un de ses camarades, « l'imbécile de service », le défie : « Je parie que tu ne sautes pas. » Il y avait, de la lucarne au sol, plus de cinq mètres. Maurice dit : « Compte jusqu'à trois. » L'autre compte. Maurice saute et se casse la jambe.

     C'est tout Genevoix. Toute sa vie, il ne cessera de relever les défis du destin, bien mieux il ne cessera, jusqu'au dernier jour, de se lancer des défis à lui-même. Son courage, son énergie ne l'abandonnent jamais. Ce seront, jusqu'au bout, ses fidèles compagnons.

     Cette jambe cassée, on la soignera d'étrange façon. Le plâtre une fois enlevé (un plâtre qui fait songer à l'extravagant appareil conçu par le malheureux Charles Bovary), la jambe se révèle étiolée, pâle comme une endive. Qu'à cela ne tienne ! Le médecin prescrit des bains de sang frais. Chaque fois qu'une bête est abattue au village, le jeune Maurice se rend à l'échaudoir, assiste, bien malgré lui, à la mise à mort, puis plonge sa jambe dans le seau rempli du sang encore chaud. Ce traitement semble avoir marqué durablement le futur écrivain. Cette première rencontre avec la mort et avec le liquide dont l'écoulement l'annonce et la symbolise, Maurice Genevoix l'évoque souvent, qu'il s'agisse de la guerre ou de la chasse, qu'il s'agisse d'hommes traités en gibier ou d'animaux souffrant comme des hommes. Le jeune Maurice se sentait solidaire de la bête sacrifiée par le boucher et ce sentiment de solidarité avec les victimes ne le quittera plus, le poussera à écrire et à aller toujours plus loin dans la fidélité à la vérité. Quant au sang versé, il le retrouvera, quinze ans plus tard, lorsqu'il vivra dit-il « un de ces temps ignominieux où le « devoir » condamne à tuer ou à être tué ».

     En attendant, la vie est paisible à Châteauneuf, au bord de la Loire, ce fleuve au bord duquel il est né, à Decize, et qui sera, dans sa vie, un axe, une nostalgie, une présence séduisante et douce comme celle d'une femme aimée. Le petit Maurice trottine le long d'un sentier que le cadastre, poète à ses heures, a baptisé sentier de Roanne à la mer. Et c'est au long de ce sentier qui longe les jardins qu'il apprend à observer les remous du fleuve, le vol des martinets et l'architecture des nuages. Déjà, n'en doutons pas, pour lui la nature est pleine de signes, ces signes qu'il ne cessera de déchiffrer, d'interpréter, de rendre, comme disent les peintres, pour le plus grand bonheur de ses lecteurs.

     Mais il grandit. Il est reçu second du canton au certificat d'études. Il faut viser plus haut. Le voici, à l'âge de onze ans, interne au lycée d'Orléans. Après la liberté du village, il connaît l'encasernement, la discipline tâtillonne, les sinistres et interminables promenades surveillées. Il est en cage et en souffre cruellement.

     Au lycée, il a emporté son livre de chevet, L'Enfant des bois, d'Élie Berthet, histoire d'un fils de planteur enlevé par un orang-outang et élevé par lui dans la forêt équatoriale. « J'étais alors du côté des orangs, remarque-t-il soixante-dix ans plus tard. Je pense que je le suis resté. » Jean Bastaire a eu raison d'intituler l'excellente étude qu'il a consacrée à mon prédécesseur : « Maurice Genevoix, enfant du fleuve et des bois. » Maurice Genevoix se définit à lui-même à cette époque comme « un jeune frénétique, ivre de soleil et de vent, sec, dur, musclé, infatigable et tanné comme un Mohican ». Bref, c'est « un cascadeur en culottes courtes ».

     À l'âge de douze ans, le malheur le frappe. Il perd sa mère encore très jeune et son père ne s'en remettra jamais.

     L'épreuve, pour Maurice Genevoix, est décisive. Écoutons-le soixante ans après. « Vieil homme que je suis devenu, j'ai retrouvé, j'ai gardé une mère jeune, rieuse et tendre, c'est elle, aujourd'hui encore, après les épreuves des années, qui ranime au fond de mon cœur l'invincible amour de la vie qui ne s'éteindra qu'avec moi. »

     Ses maîtres reconnaissent ses dons et le poussent à préparer Normale Supérieure. Il quitte Orléans et entre en Khâgne à Sceaux au lycée Lakanal. Heureusement, le lycée a un parc de dix hectares et, là, Maurice reprend contact avec la nature de sa première enfance, son enfance de Châteauneuf, mêlée aux animaux et aux arbres. Dans ce parc, sont élevés des daims et il se souviendra toujours de l'un d'entre eux, un faon dont le visage avait été écrasé lors de sa naissance et dont le regard, dit-il, « était doux, amical, plein d'une tristesse insondable », un regard humain. La contemplation de la nature n'empêche pas notre khâgneux de réussir le concours d'entrée de Normale Supérieure. Le voici rue d'Ulm, dans cette vieille école qui fut celle de plusieurs d'entre vous et aussi la mienne, cette école qu'ont illustrée, parmi beaucoup d'autres, vos confrères Louis Pasteur, Henri Bergson, et, tout près de nous, André François-Poncet, Jean Guéhenno et Roger Callois, mon ami de toujours. Genevoix apprend à connaître les canulars, les bagarres avec les camelots du roi et la prestigieuse bibliothèque où siégeait, trônait plutôt, l'impressionnant Lucien Herr, conscience et lumière du parti socialiste. Il reçoit le privilège de l'amitié du secrétaire général, le caïman général, comme nous disons dans notre argot, Paul Dupuy, homme exemplaire, âme de l'école pendant des décennies. De Dupuy et d'Herr, Maurice Genevoix a écrit très justement : « Ils demeurent à mes yeux les détenteurs et les exemples d'un humanisme trop oublié. »

     Il vante la force de leurs convictions qui, loin de les rendre intolérants, les inclinait vers le respect de l'autre, et précise : « Ils méprisaient à bon escient, comme en dernier recours, et ils n'aimaient pas leur mépris. » Je ne puis m'empêcher de penser que ces qualités si rares trouvent dans notre école de la rue d'Ulm un terrain d'élection. Il est peu d'endroits au monde où soit plus vive la liberté de l'esprit si bafouée aujourd'hui et qui est l'honneur de l'homme. Le frottement des cervelles, la confrontation des différences est toujours un exercice salutaire et les normaliens s'y adonnent avec passion et humour. Le risque (et j'en suis conscient), est peut-être de rester, toute sa vie, un vieil étudiant. En tout cas, Maurice Genevoix a gardé, de Normale, une malice qui n'a cessé d'enchanter ses innombrables amis.

     Voici que s'avance l'été 1914. Le 31 juillet, Maurice Genevoix dit adieu à Châteauneuf. En compagnie d'un jeune cousin, il fait le pèlerinage des lieux qui lui sont chers. Monté dans le clocher de l'église, il emplit ses yeux, dit-il, de « bouquets d'arbres, d'eaux calmes et d'eaux glissantes, de toits serrés et fraternels, d'horizons bleus, d'un ciel immense ». Deux jours après, il est à Châlons. Vingt jours plus tard il part pour le front comme sous-lieutenant. Il entre dans un monde nouveau, un monde où, comme il dit, on ne peut plus mentir. Il va connaître l'épreuve décisive de sa vie, celle qui le marquera à jamais, celle qui le fera devenir celui qu'il est.

     Cette expérience, c'est celle de l'officier de troupe, expérience que j'ai faite, vingt-cinq ans plus tard, dans une campagne, hélas ! moins glorieuse. Maurice Genevoix aborde cette expérience avec l'intense curiosité qui fera de lui, toute sa vie, jusqu'à la fin de sa vie, un éternel jeune homme.

     Les premiers engagements laissent Maurice Genevoix étonné, perplexe. Il n'arrive pas vraiment à y croire. Et puis il voit tomber des hommes à côté de lui, et ce qui paraissait exercice irréel devient, d'un coup, sanglante réalité. Il tient un carnet de route et ces feuilles lui permettent plus tard de publier ses livres de guerre, les plus authentiques jamais écrits sur la guerre de 1914-1918, ceux qui sonnent le plus vrai. Dans ces pages sombres, il n'y a pas la moindre trace de chiqué, pas la moindre outrance, pas le plus léger soupçon de déclamation.

     Je cite : « Je viens de traverser des moments d'angoisses et de souffrances épouvantables. Angoisse physique d'abord. J'aime la vie, je tiens à la vie de toute ma puissance d'aimer et quand je voyais sauter en l'air et retomber à mes pieds une tête dans un passe-montagne ou quand je recevais sur la main une langue avec tout l'arrière-gorge, j'avais l'angoisse physique très violente, de sauter en morceaux, toute ma chair déchiquetée, en lambeaux...

     Puis angoisse morale, souffrance du cœur : voir mes propres hommes disparaître les uns après les autres, les entendre toute une nuit m'appeler avec des voix d'enfants, pleurer, me supplier de les faire emmener, de leur couper le bras tout de suite si je ne voulais pas qu'ils meurent, de leur prêter mon revolver si je ne pouvais pas les achever moi-même. »

     Genevoix connaîtra, pendant des mois, ces jours et ces nuits où la nature elle-même est hagarde et paraît prendre en compassion les hommes qui se traînent dans la souffrance, la terreur et la boue, la boue, cauchemar de tous les fantassins, la boue qui colle, garotte, aspire, comme une bête venue des profondeurs. L'officier Genevoix, lui aussi, a faim, soif et peur. Mais il ne faut pas qu'il le montre. Nul ne doit s'en douter. Obligé de porter beau, il finit par oublier un peu sa misère. Le vrai courage, c'est de la peur surmontée. L'officier a moins de mérite que l'homme de troupe à dominer sa peur car tous ont le regard fixé sur lui. Il est en représentation. Il faut qu'il crâne et, de même que les gestes de la colère développent la colère, l'affectation du sang-froid favorise parfois une certaine sérénité.

     Sérénité toute relative. On s'habitue à la mort toute proche mais on n'en prend pas son parti. Dans un hôpital on sait que le maximum sera fait pour diminuer la souffrance et sauver ceux qui peuvent être sauvés. Dans un bois, un pré, loin de tout secours, celui qui perd ses intestins, ou dont le sang s'écoule par une artère sectionnée sait qu'il va mourir et cette certitude donne à la douleur physique un caractère inacceptable. Cela, Maurice Genevoix ne cesse de le répéter. Les visages mutilés, les corps ouverts, l'obsèdent, l'obsèderont toute sa vie. Il ne cessera d'entendre les plaintes, les appels au secours des blessés abandonnés, il verra couler les larmes de ceux qui pleurent en silence sur leur propre mort.

     Dans une page de Ceux de 14, Maurice Genevoix décrit la rencontre entre sa compagnie qui monte vers la tranchée de Calonne et le flot de blessés qui descendent du front. Chacun de ceux qui montent voit dans le blessé qu'il croise l'image de son futur destin, à moins, bien sûr – et c'est infiniment probable – qu'il ne redescende pas. Les blessés souffrent cruellement. L'un a le nez arraché, la mâchoire de l'autre pend, mais enfin ils vont vers l'arrière, ils sont provisoirement sauvés. Les autres, ceux qui montent, s'efforcent de ne pas regarder, mais comment ne pas entendre les gémissements, les cris qu'arrachent à ces hommes leurs mutilations ?

     Beaucoup d'écrivains de guerre se gardent d'insister sur cet aspect des choses. Ils préfèrent prendre le ton de l'épopée. Genevoix, lui, décrit la guerre telle qu'il l'a vécue, la réalité qu'il a subie lui a paru si intense qu'à aucun prix il n'accepterait de la déformer. Il se veut témoin. Il s'est juré de témoigner pour ses compagnons mutilés et tués. Il veut rendre compte de cette somme de douleurs, d'héroïsme, de résignation, de solidarité au fond du malheur et, sinon du désespoir, du moins, dit-il, « d'une froideur dure, d'une indifférence desséchée, pareille à une contracture de l'âme ». « Leur mémoire, écrit-il, restait fidèle : visages chers, images d'une courbe de rivière, d'une maison, d'un tournant de rue, d'un clocher, tout cela continuait de vivre, si loin, si loin, mais aussi en eux. Et il fallait que cela vécût, continuât, au-delà de cet horizon fermé où la mort les guettait sans trêve, et les avait déjà peut-être – celui-ci, celui-là – désignés. France, patrie, dignité de l'homme, c'étaient des mots qui ne leur venaient jamais aux lèvres. À quoi bon ? Ils en savaient maintenant la réalité pathétique. Même les plus simples, les plus humbles, et peut-être ceux-là d'abord. »

     Dans ce texte, Maurice Genevoix montre, sans insister, sans hausser le ton, comment la vraie grandeur n'est pas dans l'exaltation passagère, mais dans la lutte au jour le jour. Le soldat englué dans la boue, ayant perdu l'espoir de revenir vivant, continue sa tâche de sang et de mort, parce que c'est la sienne, comme était la sienne, aux jours heureux et presque impossibles maintenant à imaginer, de tailler une vigne ou creuser un sillon. Fantassin comme Maurice Genevoix, je mesure ce qu'ont eu à endurer les hommes qu'il commandait, ces biffins, comme nous appellent, non sans condescendance, ceux qui appartiennent à des armes réputées plus élégantes.

     Cette expérience inoubliable a fait de Maurice Genevoix un homme hanté par la douleur et l'angoisse de ses camarades, un homme décidé à ne pas les laisser sombrer dans l'oubli. M. Maurice Schumann l'a très bien dit : « Maurice Genevoix, faute d'être tombé à Verdun, y est malgré tout resté. »

     Il est tentant de railler les anciens combattants, de leur reprocher de giberner, sinon de radoter. Il est impossible à ceux qui ne l'ont pas vécue de comprendre ce qu'apporte l'expérience de la guerre. Les anciens combattants ne se considèrent nullement comme des êtres à part, mais, membres d'une communauté de souffrance, ils ont un sens très vif de la fraternité, d'une fraternité agissante. « C'est la fraternité qui caractérise Maurice Genevoix », a écrit M. Maurice Druon.

     De cette fraternité dans le dénuement et la mort, Maurice Genevoix donne dans La mort de près, récit de ses trois rencontres avec la camarde, un exemple saisissant. Il se déplace dans une tranchée et arrive à un tournant. Là, trois ou quatre soldats sont couchés morts, les uns par-dessus les autres, et un dernier étendu à plein dos sur le tas de ses camarades. Genevoix s'apprête à avancer, mais il est arrêté par le regard de cet homme qui n'est pas mort et qui le fixe intensément, sans pouvoir parler. Genevoix l'interroge : que peut-il faire pour lui ? L'autre continue à le fixer. Alors Genevoix comprend et parle pour lui :

     – Que je fasse attention ? Que je vais me faire tuer aussi ? Ne crains rien, je vais sauter.

     Alors, dit Genevoix, « l'angoisse disparut de ses yeux et fit place à une lumière que je ne devais jamais oublier ».

     Ce regard du mourant des Eparges a été, pour Maurice Genevoix, un viatique qui l'a accompagné toute sa vie et l'a aidé à ne jamais faillir à la vraie noblesse, la noblesse du cœur.

     Réformé à cent pour cent à l'âge de vingt-cinq ans, Maurice Genevoix est accueilli à Normale Supérieure par Dupuy comme un jeune frère. Mais Genevoix est devenu un autre homme. Il a perdu, à la guerre, vingt-deux de ses camarades de promotion sur cinquante. La discipline de la préparation à l'agrégation lui pèse. Il le dit nettement au successeur d'Ernest Lavisse à la tête de l'École, Gustave Lanson : « Monsieur, nous avons beaucoup changé, morale, culture, justice, rien de ce qu'évoquait pour nous le mot de civilisation que n'ayons dû remettre en cause. » Il quitte l'Université et décide d'écrire. La transmutation déclenchée par l'expérience de la guerre est commencée.

     À Châteauneuf, il reprend des forces, après avoir été terrassé par la grippe espagnole. À Châteauneuf aussi, il prend conscience, une nuit, de sa mission d'écrivain-témoin.

     C'est une belle nuit d'été de la mi-juillet 1918. Il est dix heures du soir. Genevoix quitte sa feuille blanche et descend vers la Loire. Il n'y a pas de lune mais beaucoup d'étoiles. Il fait encore tiède. L'air est calme. L'eau glisse silencieusement. Il est heureux. Soudain d'étranges pulsations s'éveillent et deviennent un grondement, traversé d'accalmies et de spasmes. Le doute n'est plus permis. À deux cents kilomètres de là, un bombardement monstrueux vient de se déchaîner. Il croit voir la lueur rougeâtre, comme jadis. Il regagne sa chambre et écrit ses pages les plus fidèles, dit-il, sur le calvaire de ses camarades. Le lendemain, par les journaux, il apprend la contre-offensive décisive de Foch à Villers-Cotterêts.

     Son premier livre, Sous Verdun, frappe par son accent de vérité. Il est d'emblée classé écrivain de guerre. Mais la proximité de la mort a accru, chez lui, l'amour de la vie et de la nature. Il fait alterner des livres de guerre et des livres campagnards. Les ouvrages qui formeront plus tard le grand ensemble de Ceux de 14 ont comme contrepoint des récits dont le thème est le paysage qu'il aime et dans lequel il vit, tels ce Rémi des Rauches, roman des bords de Loire qui manque de peu le prix Goncourt. Le prix Goncourt, notre auteur en rêve passionnément. C'est peut-être la seule période de sa vie où il risque de devenir homme de lettres. Après avoir triomphé de certaines difficultés d'édition, il obtient enfin la distinction tant désirée en 1925 avec Raboliot, roman d'un braconnier solognot qui le rendra célèbre. Mais il a un bon réflexe, un réflexe Genevoix. Le soir même du prix, il reprend le train pour Châteauneuf. Comme son héros, il met au-dessus de tout la vie libre. Comme lui, c'est loin des villes, au fond des bois, au long des fleuves qu'il la trouve.

     D'abord à Châteauneuf, puis à Saint-Denis-L'Hôtel, dans cette maison des Vernelles qu'il aimait tant, où il a vécu jusqu'à la fin avec sa femme, ses deux filles et sa petite-fille et où j'ai eu le grand privilège de lui rendre visite.

     Ce qui frappait chez l'homme se retrouve dans tous ses écrits. Maurice Genevoix a l'intelligence sensuelle, ce que j'appelle l'intelligence qui sent la forêt, peu fréquente chez ceux, comme lui, qui ont reçu une formation universitaire poussée. Trop souvent, les intellectuels vivent une double vie, une vie consacrée à l'intelligence et à ses productions les plus rares, un autre où le corps, les passions, la nature reprennent leurs droits. Genevoix, lui, est capable de penser ce qu'il éprouve et d'éprouver ce qu'il pense. L'union entre l'intelligence et la sensation, que l'on peut nommer l'esprit, existe chez lui, au départ. Elle a, sans doute, ses racines dans l'enfance, une enfance éloignée des conventions de la vie sociale, une enfance d'homme libre, en contact direct et constant avec un milieu naturel.

     Il y a, chez Maurice Genevoix, un goût sauvage de la liberté. Cet amour de la liberté explique son osmose avec la nature. Il aime dans la forêt, dans la mer, dans la plaine, les grands espaces libres. Ainsi deviendra-t-il, bien malgré lui car il n'a rien d'un chef d'école, le véritable père du mouvement écologique. Nul n'a peint mieux que lui l'ivresse qui s'empare de l'homme quand il est immergé dans les odeurs et les rumeurs du monde. Cette griserie n'a rien d'un délire lyrique, elle est une passion méthodique. Napoléon disait (et le prouvait) qu'il n'y avait pas de détails dans l'exécution. Il n'y a pas non plus de détails dans la contemplation. Les livres de Maurice Genevoix montrent surabondamment que l'alliance de la passion et de la méthode est la clé du succès. Rien de plus précis que les trois volumes des Bestiaires, cet étonnant livre d'heures de nos frères les animaux. L'exactitude des notations, digne d'un savant comme Fabre, ne nuit nullement à la poésie du texte. La poésie a sa source dans une attention extrême et Maurice Genevoix aime les bêtes, même les plus déshéritées et les plus disgracieuses, même le rat dont il admire, au moment de le tuer à coups de chausse-pieds, l'élégance, le ressort, l'agilité déconcertante.

     À dire vrai, il a le don essentiel du poète, il sait découvrir l'insolite dans le quotidien. Rien de ce qui vit ne lui est étranger, cette tendresse qu'il porte à la vie, il en est récompensé par de curieuses manifestations. Un écureuil de rencontre non seulement le suit pas à pas mais se perche sur son épaule et ne veut plus le quitter. Tout se passe comme si les animaux prenaient conscience de l'amitié de Maurice Genevoix pour eux et la lui rendaient à leur manière. Lui-même, interrogé sur ce don exceptionnel, donnait comme explication une inlassable patience.

     Dans la belle nouvelle Le nid du condor, Maurice Genevoix montre avec force comment les rapports entre l'homme et les animaux peuvent s'inverser et basculer dans la bonne direction. Il raconte sa visite, dans la province canadienne d'Alberta, d'une réserve d'oiseaux. Le garde les nourrit dans sa main. Genevoix reconnaît cette main. Il lui semble l'avoir remarquée en gros plan dans un film sur la capture d'un condor dans la sierra de Californie. Interrogé, le garde reconnaît que c'était bien lui qui, dans le film, arrachait un jeune condor de son nid malgré la défense agressive de la mère. Quand on a projeté le film, il s'est vu, « une brute, dit-il, aux yeux clairs et durs, agile, diaboliquement agile, intelligente, volontaire, malfaisante ». Et, en face, « un grand oiseau dans son domaine sauvage, inaccessible, une femelle, une mère farouche et tendre, attentive, dévouée, jusqu'à la mort, au-delà de la mort, jusqu'à la perte de sa liberté ». Alors le garde est bouleversé. Il a honte, honte de sa ruse, de sa force et même de son audace. Il décide, dans la minute, de changer de vie, de servir les bêtes au lieu de les traquer.

     Dans ce récit, Maurice Genevoix laisse entendre que la familiarité amicale avec les animaux, art où il est passé maître, puisqu'il est capable d'apprivoiser toute une famille de hérissons et de les porter dans les mains, est peut-être un des moyens d'amener l'homme à ne plus être un loup pour l'homme. En respectant la vie sous toutes ses formes, on grandit en humanité et en vérité. Le respect de la nature et le respect de l'être humain sont liés.

     Cela, La dernière harde, un des livres les plus accomplis de l'écrivain, le démontre admirablement. La poursuite du grand cerf rouge, roi de la forêt, par le piqueux La Futaie est un récit où, comme dans tout récit mythique, l'amour et la mort sont étroitement entrelacés. L'homme qui a élevé l'animal, alors qu'il était encore un faon, ne peut lui pardonner de s'être échappé. Il veut retrouver coûte que coûte celui qui est devenu maintenant un superbe dix cors. La chasse à courre n'est qu'un prétexte pour cette recherche et ces retrouvailles et la mort de la bête est autant un suicide qu'un assassinat. Tout est suggéré, rien n'est appuyé dans ce livre où l'expérience de la guerre et de la vie dans la nature se mêlent et créent un climat d'anxiété, de fatalité, de cruauté et de tendresse.

     La dernière harde montre comment les forces naturelles libèrent les passions dans leur pureté et leur violence sauvage. Dans cette histoire de cerfs, de chiens et d'hommes qui se cherchent et se fuient transparaissent les thèmes épiques les plus anciens et les plus modernes. On pense à L'Odyssée et à La quête du Graal, on pense aussi au Vieil homme et la mer d'Hemingway. Il s'agit toujours de la même poursuite de l'absolu, poursuite vouée à l'échec tant qu'on n'a pas compris qu'il n'y a pas d'autre absolu que l'absolu de l'amour, qui est commencement perpétuel. Maurice Genevoix l'a dit un jour à Jean Guitton, son amour de la vie est plus panique que panthéiste. C'est une complicité. Pour lui comme pour beaucoup d'autres, « La nature est un talisman ». Il y trouve force et inspiration. À la ville, il respire mal. À la campagne, il vit. Beaucoup de nos contemporains et, plus encore, de nos contemporaines, retrouvent chez Maurice Genevoix leur goût de la vie simple et des choses simples. Ils entendent dans ses livres une voix amie qui leur suggère qu'il suffit de regarder autour de soi au plus près, à ras de motte ou de touffe d'herbe. Ce retour à la nature répond à un vœu profond que le despotisme de la quantité, de la machine et du profit avive encore. Il ne s'agit pas d'un naturisme infantile mais de la prise de conscience de ce que la nature peut donner à une humanité qui a perdu le sens des nécessaires maturations.

     La nature n'est jamais pressée. Elle prend son temps. Elle prend appui sur le temps. L'homme d'aujourd'hui, par une aberration due peut-être à l'invention du prêt à l'intérêts, considère le temps comme son principal adversaire, comme son ennemi. Le temps, c'est de l'argent. Il faut gagner du temps pour gagner de l'argent.

     Dès lors la précipitation est considérée comme une vertu, et la patience, chère à notre sœur la nature, est raillée, assimilée à la routine. Si rien de grand ne se fait sans passion, rien de grand ne se fait non plus sans ténacité. Le jeu de la nature est le jeu de la constance, d'une constance passionnée que les femmes, avouons-le, comprennent mieux que nous. Tel est l'enseignement que donnent le fleuve et l'arbre, les deux divinités tutélaires de Maurice Genevoix, pêcheur et forestier.

     Ayant été très chasseur, je comprends mal la passion de Genevoix pour la pêche. Ces deux races de prédateurs ne s'entendent pas toujours. Le chasseur considère le pêcheur comme plus cruel que lui et le pêcheur méprise le manque de subtilité du chasseur. Je crois que la plupart des amoureux de la nature les renvoient dos-à-dos. En revanche, la passion de Maurice Genevoix pour la forêt trouve en moi un allié déclaré.

     Entrer dans une forêt, c'est changer d'univers. On entre dans l'univers primordial et aussi, peut-être, dans l'univers futur, dans la mesure où il n'est pas interdit de considérer l'humanité comme une parenthèse entre deux forêts, et, en même temps, on se sent étrangement chez soi. La forêt est la demeure de l'homme, une demeure qui se déplace à mesure qu'il avance. Vivre pleinement, c'est sans doute marcher entre des arbres, ces témoins silencieux et vivants qui semblent destinés à prouver qu'il y a un lien caché entre l'extrême silence et l'extrême vitalité.

     Ce silence peuplé profite à notre écrivain. Les livres se succèdent, tous écrits dans une langue très riche et très précise, où se retrouvent les mots les plus savoureux du terroir et des métiers de la campagne, une langue de peintre. N'oublions pas que Maurice Genevoix était un très bon dessinateur et aurait aimé être un grand peintre comme son ami Vlaminck à qui il a consacré un beau livre.

     Peu à peu se substitue à l'étiquette : Maurice Genevoix, écrivain de guerre, l'étiquette : romancier régionaliste, avec tout ce qu'une telle appellation comporte de condescendance de la part de certains parisiens. Je suis né à Paris, j'aime Paris de toutes mes fibres, Paris est mon village. Je suis donc tout à fait à mon aise pour souligner, à cette occasion, les méfaits d'une certaine mondanité littéraire qui n'est pas un mythe mais une réalité néfaste, un snobisme qui détourne de leur voie, qui pervertit, au sens étymologique du terme, beaucoup de talents, jeunes ou moins jeunes. Sans aucun doute, à cette période de sa vie, Maurice Genevoix, comme écrivain, a été non pas mis à l'écart mais rangé dans le rayon des écrivains provinciaux. Il ne s'est installé dans la Capitale qu'à l'âge de soixante ans. Quel scandale !

     Pourtant c'est une force et non une faiblesse que d'être puissamment attaché à un terroir. Rien n'est plus précieux pour un artiste que de se reconnaître dans des lieux qui servent d'humus à son œuvre, donnent une structure à sa fantaisie et un tremplin à son imagination. Il évite ainsi les facilités de l'abstraction qui, faute d'être incarnée, reste superficielle. L'esprit s'enracine ou se dissout. Un paysage, un climat ne limitent pas l'inspiration, ils la fécondent. C'est ce qui est arrivé à Maurice Genevoix. La Loire, la Sologne, la forêt d'Orléans, loin de l'enfermer, l'ont libéré et poussé vers l'aventure de la création.

     Maurice Genevoix ne restreint d'ailleurs pas ses horizons à son pays natal. Il est grand voyageur. Avant la deuxième guerre, il arpente ce continent qu'est le Canada. Le Canada l'a séduit et retenu. C'est que le Canada, dit-il, lui propose des thèmes qui lui sont familiers : « La forêt, le fleuve, les bêtes libres, les hommes aussi, pêcheurs du Saint-Laurent, trappeurs ou gardes des réserves dans les sauvages et grandioses Rocheuses ». Le Canada entre en résonance avec son jardin intime. Et c'est pourquoi la figure d'Eva Charlebois, la petite québécoise exilée dans les Montagnes Rocheuses, nous touche vivement.

     Comme nous touche, plus encore, l'admirable mère africaine, Fatou Cissé, dont le très beau roman qui porte son nom a fait dire à Léopold Senghor que c'était le livre qui peignait le plus parfaitement l'âme noire. Si, en effet, entre les deux guerres, Maurice Genevoix a sillonné le Canada, après la deuxième guerre, c'est l'Afrique noire qu'il visitera et aimera.

     Mes fonctions au quai d'Orsay m'ont permis jadis de recueillir les échos les plus flatteurs sur l'audience à l'étranger de Maurice Genevoix. Il était un grand serviteur de la langue française dans le monde, cette langue française que vous avez mission de défendre, qui appartient non seulement à la France, mais à l'humanité entière, car elle est une des plus incontestables richesses de l'esprit humain.

     En 1958 votre Compagnie, dont Maurice Genevoix est membre depuis 1946, fait appel à lui pour exercer les hautes fonctions de Secrétaire perpétuel.

     N'étant pas encore initié à vos rites secrets, que je me plais à imaginer délicieusement subtils, je ne saurais m'étendre sur les activités de Maurice Genevoix comme Secrétaire perpétuel. Cependant je sais, beaucoup d'entre vous me l'ont dit, que dans ses fonctions Maurice Genevoix s'est montré le plus avisé des conseillers et le plus généreux des amis.

     La générosité est peut-être un des mots qui conviennent le mieux à Maurice Genevoix. J'entends par générosité, la générosité selon Descartes. Ce grand génie la définit dans son Traité des passions comme la résolution de ne jamais manquer de volonté pour faire ce qui apparaît comme le meilleur. C'est l'alliance de la passion et de la constance. Cette constance passionnée, Maurice Genevoix n'y a jamais manqué et c'est elle qui lui a permis d'être égal à toutes les tâches et, notamment, à celle que vous lui aviez confiée.

     Après seize ans consacrés à cette mission, en 1973, Maurice Genevoix sent remuer en lui le désir violent d'écrire davantage. Les livres qu'il rêve de faire le troublent, ne lui laissent ni repos ni répit. Il demande à être déchargé de ses fonctions de Secrétaire perpétuel. Votre Compagnie accède à son désir. M. Jean Mistler, normalien comme lui et ancien combattant comme lui, accepte la charge. À l'écrivain de la nature succède celui de la musique. Belle illustration de la diversité des vocations qui est la marque de votre Compagnie. D'ailleurs la forêt est-elle si éloignée de l'opéra ? Dans ces deux espaces, à la fois clos et ouverts, règne une même dialectique des sons et du silence. Les sons y appellent le silence, le silence appelle les sons.

     Deux ans après, dans Un jour, qui fait de lui, jusqu'à la fin, une des plus authentiques vedettes de la radio et de la télévision, Maurice Genevoix met en scène, avec un art consommé du suspens et de la litote, un homme, un non-conformiste, un irrégulier qui lui ressemble comme un frère. Ernst Jünger, qui appartient à cette race germanique qui a tant fasciné Genevoix, considère le recours à la forêt comme le signe de la rébellion authentique. D'Aubel, comme Genevoix, est un rebelle vrai, non pas un de ces révolutionnaires de salon qui compensent leur conservatisme congénital par une débauche de théories et de propos avancés, mais un homme qui, par ses moindres gestes, par tous les détails de sa vie, manifeste qu'il n'est pas solidaire d'une société injuste et mercantile.

     Écoutons Fernand d'Aubel parler d'Hubert, son garde-chasse, ami et complice : « Hubert, c'est ce terroir fait homme, doué de parole en quelque sorte, ou d'un langage intermédiaire entre le nôtre et celui du nuage, du vent, du renard qui chasse dans la nuit, de la perdrix qui rappelle, du cerf qui prend son buisson. Exactement, c'est l'intercesseur. Un mot, un geste, un regard, et tout s'illumine. »

     Dans Jeux de glace, déjà, Genevoix parle de « ces hommes sans détours, candides et purs, en vérité pareils à des enfants. Bûcherons, pêcheurs, veneurs, charbonniers, valets de chiens, incultes et rudes par ailleurs, il se peut, ivrognes peut-être à l'occasion, mais patients, francs de toute vanité, soumis à l'ordre du monde, attentifs aux signes magiques et, de la sorte, voyants privilégiés ».

     Ce que d'Aubel dit d'Hubert, nous, ses lecteurs, pouvons le dire de Maurice Genevoix. C'est lui qui nous apprend à lire dans le grand livre de la nature, livre ouvert certes, mais difficile à déchiffrer pour ceux que leur vie personnelle accable et use. Maurice Genevoix nous prend par la main et nous emmène faire un tour en forêt, forêts coupées d'étangs de Sologne, forêts neigeuses du Canada, forêts tropicales d'Afrique noire. Il nous délivre des prestiges artificiels de la vie urbaine, nous plonge dans la réalité mystérieuse des reflets, des senteurs et des rumeurs qui composent la symphonie jamais achevée de la nature et de l'esprit. Il nous donne le courage d'aimer simplement les choses simples. À la suite, nous « broussons », nous quittons les chemins pour avancer au centre du bois. Il nous montre l'empreinte d'un cerf, nous dit les noms des plantes. Nous écoutons croasser le corbeau et cajoler le geai. Un faisan lance son cri rouillé. Le livre refermé, la ville elle-même sent la campagne et l'enfance oubliée nous remonte au cœur.

     Maurice Genevoix a reçu la grâce de conserver, tout au long de sa longue vie, l'esprit d'enfance. Cet esprit de gratuité, d'innocence, d'enthousiasme lui a permis d'être sans cesse de plain-pied avec le monde des animaux, des végétaux et des hommes. Il parle déjà dans La Loire, Agnès et les garçons « d'un monde éternellement vierge, merveilleux, inépuisablement fleurissant monde de l'enfance ».

     Plus tard, dans son livre-testament Trente mille jours, il écrit « Peut-être, si le délai par bonheur m'en est accordé, retournerai-je demain vers ce monde fascinant de la petite enfance. Car je le sens qui bouge et s'anime au fond d'un horizon que j'ai cru longtemps très lointain et que je sais maintenant, de jour en jour, plus proche en vérité de l'horizon inconnu vers lequel m'acheminent mes pas. Et ce sera mon dernier livre.»

     Ce livre, qu'il n'a pu écrire, court comme un fleuve souterrain à travers toute son œuvre. Genevoix a été fidèle à lui-même et aux autres parce qu'il est resté fidèle à son enfance. Il sait que l'avenir est du passé repensé.

     Lorelei, merveilleuse reconstitution d'amours d'adolescents qu'il réécrit à quatre-vingt-huit ans, en est la preuve. L'écrivain est retourné aux bords du Rhin, là où son cœur de quinze ans avait battu si fort. Voyage un peu décevant. Le décor a changé. Qu'importe, puisque lui, le metteur en scène, n'a pas changé ! Il y a, dans Lorelei, une fraîcheur, une ingénuité qui font songer au Grand Maulnes d'Alain Fournier, tombé au front, en 1914, à quelques kilomètres du lieu où combattait Genevoix. Pour tout dire Lorelei est un poème. Comme tout écrivain un peu exigeant vis-à-vis de lui-même, Maurice Genevoix se voulait poète, il le dit « Si j'ai d'avance ourdi quelque trame, je l'ai voulue chatoyante et lâche, assez souple pour n'être qu'un prétexte aux jeux ailés de la mémoire, de l'imagination et de la fantaisie ». Ces jeux ailés, Maurice Genevoix s'y livre, pour notre plaisir, avec un plaisir évident, plaisir qui grandit miraculeusement avec l'âge.

     Dans Trente mille jours, il rappelle que son ami et le mien Roger Caillois, peu de temps avant de mourir, avait déclaré que c'était l'image d'un poète qu'il désirait laisser et Maurice Genevoix de souscrire à cette déclaration. Qu'il soit rassuré. Ses romans-poèmes, comme il les appelait, garantissent à Maurice Genevoix une place enviable parmi les grands poètes de la nature. Comme l'a écrit M. Christian Melchior-Bonnet, cette œuvre « laisse percer le chant intime et essentiel des hommes et des paysages et n'est-ce pas là le plus grand art, celui qui, en donnant le sentiment du réel, nous conduit à la poésie ? »

     Ce réalisme poétique est particulièrement sensible dans les livres de la fin. Si, dans toute carrière d'écrivain, il y a des années fastes, des années où le cru est meilleur, plus fruité, plus savoureux, ces périodes ne se situent pas toujours au même stade de la vie. Le cas de Maurice Genevoix est particulier, sinon unique.

     Ses livres les plus achevés et les plus libres, ceux où règne le désordre gouverné propre aux chefs-d'œuvre, paraissent à partir de sa quatre-vingt-cinquième année. Il semble que l'écrivain, comme un beau chêne, ait attendu patiemment, ait fait confiance au temps pour pousser au dehors son plus dense et plus brillant feuillage. Admirable confirmation du pouvoir créateur du temps et d'une autre vérité : la constance des sentiments est un rayon de soleil pour l'esprit.

     Avec sa femme Suzanne, Maurice Genevoix a vécu l'expérience décisive, l'aventure la plus haute et la plus féconde, celle où la complémentarité des esprits devient, grâce à la force des jours, une complicité d'âmes.

     L'existence d'âmes complices, véritable lumière dans la nuit, révèle qu'une vie réussie n'est pas une vie réussie socialement, n'est pas une vie alourdie de biens et d'honneurs, c'est l'accord de deux vies, où chacun a la chance d'aider l'autre à vivre. Vivre pleinement c'est aider un autre à devenir celui qu'il désire être. L'extrême infortune, c'est de n'avoir personne à aider, personne à protéger. Un amour durable a une valeur politique car il rend manifeste l'égalité dans le respect de la différence qui devrait être la règle de toute société humaine.

     Maurice Genevoix, homme de cœur, est aussi homme de respect. Dans la camaraderie sanglante de la guerre, dans la compagnie paisible de la nature, dans sa vie familiale enfin, Maurice Genevoix a pu vérifier que l'union ne confond pas, que la différence ne sépare pas, que la différence est créatrice. L'autre devient transparent en restant différent, et ici nous sommes tout près de la métaphysique sans laquelle il n'y a ni morale ni politique, car le problème majeur est toujours celui de l'articulation entre morale et politique. C'est un fait que Maurice Genevoix paraît étranger à la métaphysique. Il le dit expressément : je répugne aux systèmes. Et son respect de l'autre le détourne de faire pression par des chaînes de raisons. Les égards qu'il a pour la conscience de l'interlocuteur ou du lecteur sont infinis. Il convient donc de faire preuve, vis-à-vis de ses convictions, du respect qu'il portait à celles des autres. Je ne m'interrogerai pas sur le secret de l'âme de Maurice Genevoix, mais je rappellerai qu'en présence de Jean-Paul II, il s'est défini lui-même comme un homme de bonne volonté, et, pour conclure, je citerai un très beau passage de La mort de près : Maurice Genevoix vient d'être atteint dans la tranchée de Calonne de trois balles, deux au bras, une au poumon. Une vieille camionnette le transporte avec d'autres blessés vers un hôpital de l'arrière. Un rideau de toile claque, découvrant de temps en temps la nuit : « Autour de moi, écrit Maurice Genevoix, à chaque cahot de la route défoncée, des cris montaient, parfois intolérables. Je regardais cette mince fente entrouverte où la nuit était la nuit, et cette étoile, si radieusement clignotante, lumière de mes yeux, de ma vie... Peut-être si j'avais pu formuler une pensée, traduire avec des mots ce qui montait au fond de moi, peut-être aurais-je dit à la nuit, à la toute petite étoile : « Vous savez bien que j'ai besoin de vous. »