Victor Hugo et Dieu, célébration du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo

Le 28 février 2002

Alain DECAUX

Victor Hugo et Dieu

DISCOURS PRONONCÉ PAR
M. Alain DECAUX

PARIS, le jeudi 28 février 2002

Moi, je vais devant moi ; le poète en tout lieu
Se sent chez lui, sentant qu’il est partout chez Dieu.

     Ainsi parle Victor Hugo. À tous les âges de sa vie, il côtoie Dieu. Il n’a pas besoin de le chercher : Dieu vient à lui. Ce Dieu, d’autres le prient ; Hugo lui parle. Au bas d’une photographie de lui, il écrit : « Victor Hugo écoutant Dieu. »

     Rien n’ébranle sa foi en une force infinie, créatrice et maîtresse de l’univers. Certes il n’est pas seul à y croire. Seul néanmoins à nous restituer aussi totalement l’invisible et l’insaisissable, disposant pour ce faire d’un privilège sans pareil : son style, son langage, ses mots. Il est sûr que son esthétique lui vient de Dieu. Dieu nourrit ses idéaux et jusqu'à ses choix politiques. S’il défend la liberté, c’est qu’elle est à ses yeux l’essence terrestre de Dieu. Pour lui le peuple est sacré parce que le peuple est Dieu. Le jeune poète est-il amoureux et déjà il en appelle à Dieu : « Je vois Dieu en toi, je l’aime en toi, parce que je ne puis voir et aimer autre chose que toi... Ce n’est pas offenser Dieu que d’adorer un ange. »

     Écoutez Olympio qui est l’autre lui-même : « Je crois, voilà tout. La foule a les yeux faibles. C’est son affaire. Les dogmes et les pratiques sont des lunettes qui font voir l’étoile aux vues courtes. Moi je vois Dieu à l’œil nu. »

     Le monde change, Hugo change mais son Dieu reste immuable. N’en doutons, pas le Dieu de Victor Hugo est hugolien.

     Cette foi intangible lui est-elle venue de ses parents ? Nullement. Son père, soldat de la Révolution et franc-maçon, avait jeté aux orties la religion de ses ancêtres. De sa mère, Hugo écrira qu’elle « croyait à Dieu et à l’âme : rien de moins, rien de plus. » Elle n’entrait jamais dans une église, dira-t-il, « non à cause de l’église, mais à cause des prêtres... Elle les évitait. Elle ne parlait jamais d’eux. Elle avait pour eux une sorte de sévérité muette... » Le résultat fut clair : aucun prêtre n’a béni le mariage de Léopold Hugo et de Sophie Trébuchet. Aucun autre n’a fait couler l’eau du baptême sur le front de l’enfant Victor.

     Or il a approché Dieu. Il s’est interrogé sur l’innommé :

Comment se figurer la face du profond,
Le contour du vivant sans borne, et l’attitude
De la toute-puissance et de la plénitude ?
Est-ce Allah, Brahma, Pan, Jésus que nous voyons ?
Ou Jéhovah ?

     Il a vu Dieu dans Aristote, l’Iliade, l’Odyssée, la Bible, saint Augustin, Descartes, Voltaire, Leibniz, combien d’autres ! Que cette science ne lui ait pas suffi, c’est évident. Hugo fut le plus prodigieux accumulateur de sensations qui ait été. Bourgeois presque caricatural, s’il a appréhendé si profondément la souffrance des hommes, la pauvreté et l’injustice, c’est qu’il les a senties. Constatons qu’il a senti Dieu et épargnons-nous les gloses.

     Doit-on considérer comme un chemin de Damas sa rencontre avec Chateaubriand ? Victor, alors jeune chantre de la monarchie restaurée, a dévoré Le Génie du christianisme et Les Martyrs dont l’auteur est devenu son idole. Pour Chateaubriand, il est exclu que le Trône puisse se séparer de l’Autel. Or il proclame Hugo « enfant sublime », lequel vacille. Faut-il se faire catholique ? L’abbé de Rohan lui demande « Avez-vous un confesseur ? — Non. — Il vous en faut un. » Lamennais est choisi qui s’en montre d’ailleurs enchanté, mais la confession n’ira pas jusqu'à la conversion. « La foi vient de l’intuition, écrira le jeune agnostique, et la foi, c’est l’ancre de la raison humaine ! »

     Le Dieu de Victor Hugo ne pouvait s’ancrer qu’à lui-même.

     Est-ce à dire qu’il ne se pose pas de questions, qu’il n’éprouve aucun doute ?

Qui donc êtes-vous, Dieu superbe ?
D’où vient votre souffle terrible ?
Et quelle est la main invisible
Qui garde les clefs du tombeau ?

     Dieu se glisse dans les premiers recueils qui ont fait son renom. Il s’impose dans ceux qui suivent. Dans Magnitudo parvi, grand poème de 1839, Hugo dévoile à sa fille le spectacle à vrai dire terrifiant d’une immensité qui dépasse de loin les frontières terrestres pour se projeter dans des mondes supposés habités où vivent

Les ébauches, les embryons
Qui sont là ce que nous sommes...

     Il lui montre le

Ciel où les univers se font et se défont
Un double précipice à la fois les réclame :
« Immensité ! » dit l’être. « Éternité ! » dit l’âme.

     Du brasier solaire naissent les planètes ; d’autres s’abîment dans un lit de glace. Des ténèbres, des tourbillons, de la foudre qui frappe, du souffle qui jaillit, le visionnaire en vient à l’aboutissement qui est l’homme :

Dieu cache un homme sous les chênes
Et le sacre en d’austères lieux
Avec le silence des plaines
L’ombre des monts, l’azur des cieux !

     Interdit à cet homme-là de regarder derrière lui

... Il ne voit plus Saturne pâle,
Mars écarlate, Acturus bleu,
Sirius, couronne d’opale,
Aldebaran, turban de feu ;

Ni les mondes, esquifs sans voiles,
Ni, dans le grand ciel sans milieu,
Toute cette cendre d’étoiles ;
Il voit l’astre unique : il voit Dieu.

     Comment en douter ? Le Dieu hugolien est panthéiste.

     Or la fille à qui il montrait Dieu au sein de l’infini, cette Léopoldine bien-aimée, va mourir noyée en baie de Seine.

     Jusqu'à son dernier jour, Victor Hugo portera le poids accablant de cette douleur immense. Surtout, il survivra modifié. Nous découvrons deux Hugo : avant et après la mort de Léopoldine. S’ouvre alors ce que Maurice Levaillant a appelé La Crise mystique de Victor Hugo, véritable « effervescence religieuse » selon Emmanuel Godo, dernier explorateur du spirituel hugolien. Rien en tout cas de ce qui aurait pu être déduit des années vécues jusque-là. Il était sûr que sa fonction de poète le rapprochait spirituellement de Dieu ; sous le poids de l’insupportable souffrance, il se sent « relié physiquement » à lui. Au lendemain de la catastrophe, il écrit : « Le malheur est une clarté. » Et aussi : « La lumière pénètre en nous en même temps que la douleur. » La Bible ne répond plus à ses questions. Pourquoi ne pas découvrir le Coran ? Il y trouve cette idée qui le frappe parce qu’elle est sienne : « L’homme est de toutes parts environné de Dieu. »

     Léopoldine est entrée dans l’invisible. Il y cherche son âme légère, il s’abîme dans la prière : « Il me semble impossible que la prière se perde. Nous sommes dans le mystère. La différence entre les vivants et les âmes, c’est que les vivants sont aveugles, les âmes voient. »

     On sait de quelle façon, pendant l’exil à Jersey, Mme de Girardin lui a appris à interroger les tables. Et de quelle façon, dès la première séance, un esprit s’est présenté qui s’est révélé « fille » et « morte ».

     Question : « Qui es-tu ? »

     — Âme Soror.

     Il écoute, Victor Hugo, comme il écoute ! Il guette, il attend, il voudrait tant espérer !

     — De qui es-tu la sœur ?

     La table répond : « Doute ». « Nous sentons tous la présence de la morte », note Auguste Vaquerie, témoin et participant. Hugo intervient :

— Es-tu heureuse ?
— Oui.
— Que faut-il faire pour aller à toi ?
— Aimer.
— Qui t’envoie ?
— Dieu.
— Vois-tu la souffrance de ceux qui t’aiment ?
— Es-tu toujours auprès d’eux ? Veilles-tu sur eux ?
— Oui.
— Dépend-il d’eux de te faire revenir ?
— Non.
— Reviendras-tu ?
— Oui.
— Bientôt ?
— Oui.

     Nous les voyons, les infortunés parents : Adèle en pleurs, Hugo brisé. Si le premier esprit appelé — et venu — n’avait été cette jeune fille, les tables tournantes n’auraient représenté qu’une expérience singulière comme il s’en pratiquait partout alors en France — et sans lendemain. Ce fut une jeune fille qui répondit. La quête éperdue du père va se poursuivre durant deux années — oui, deux années entières ! Chaque jour Hugo arrachera à son œuvre de longues heures pour interroger les esprits. On sourit quand on énumère ces esprits-là, variété incroyable, exploration qui n’a de cohérence que par rapport à celui qui les appelle. Soyez-en convaincus : il ne peut, dans l’interrogation harassante, exister de supercherie. Beau sujet pour la science. Mais la science ne s’en est pas inquiétée.

     Il vit dans l’insondable. Le 24 mars 1854, la table annonce que la Dame blanche — familière aux habitants de Jersey — lui rendra visite à trois heures du matin. Il n’y pense plus, se couche, s’endort. Écoutons-le : « Un coup de sonnette m’a brusquement réveillé. C’était la sonnette de la porte. Je me suis soulevé sur l’oreiller. J’ai écouté. Je me suis dit : « S’il était trois heures du matin par hasard ? » J’ai frotté plusieurs allumettes et regardé à ma montre suspendue près de mon chevet. L’aiguille marquait trois heures cinq minutes. »

     Simple début. Désormais il entendra presque chaque nuit des esprits s’agiter. Partout l’accompagneront des coups sourds, des frappements, des craquements. L’extraordinaire, encore, c’est que de telles épreuves qui eussent anéanti tout autre le trouvent, au réveil, frais, dispos et doté d’un appétit dévorant. L’extraordinaire est, dans le même temps, que la chambre de Marine Terrace est devenue, selon l’expression d’André Maurois, une « forgerie de vers » : « Religion, abîmes, empires, espace et temps, il y survolait tout avec une largeur de vision égalée seulement par Dante et Milton. »

     Cette œuvre se tourne plus souvent vers ce qu’il appellera — titre inspiré — la Bouche d’ombre. « Les Voix » composeront la deuxième partie de Dieu, immense poème. C’est toute la création que Hugo appelle pour l’aider à rejoindre Dieu. Il requiert les services d’une mouche, d’une chauve-souris, d’une taupe, du soleil, de l’homme, de l’arbre, de la brute. Rien.

Ô passant, comprends-tu ce mot : Rien !
Ce qu’on nomme le mal est peut-être le bien ?

     Le corbeau reste impuissant et aussi le vautour. L’aigle prend le relais et — lui — se réclamant de Job, jure que Dieu existe.

Au-dessus du ciel bleu qui remue et qui tourne
Où les chars des soleils vont, viennent et s’en vont
Est le ciel immobile, éternel et parfait.
Là, vit Dieu. []
Dieu n’a qu’un front : Lumière et n’a qu’un nom : Amour !

     Les années passant, on trouve plus souvent Jésus au détour de ses vers. Comment clamer que Dieu est amour et ignorer celui qui a donné aux hommes l’ordre qui résume tout : « Aimez-vous les uns les autres » ?

     Dans Les Contemplations, sous le titre « Écrit au bas d’un crucifix », on trouve ces vers insolites pour qui sait que le monde spirituel de Hugo n’admet aucune incarnation :

Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure.
Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit.
Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit.
Vous qui passez, venez à lui, car il demeure.

     Ces vers, d’ailleurs, Michelet va les reprocher violemment à Hugo. La réponse ne se fait pas attendre : « Je ne puis oublier que Jésus a été une incarnation saignante du progrès ; je le retire au prêtre, je détache le martyr du crucifix et je décloue le Christ du christianisme. »

     Vous conviendrez avec moi que, ce jour-là, Hugo n’a jamais été aussi totalement Hugo.

     Il va et la forme de son Dieu se précise : il est tout ce qui est bien, tout ce qui est beau, tout ce qui est bon. Dieu est dans le regard limpide de ses petits-enfants, dans la fleur que la brise fait trembler, dans la biche qui glisse entre les branches. Il oppose au diable, au pape, aux enfers, aux satans

Cet alléluia formidable
L’éclat de rire du printemps.

     La prière le tient constamment en éveil. Plusieurs fois par jour, il s’adresse à Dieu. Dans ses papiers, on trouvera cette phrase jetée d’un élan sur une feuille :

Credo in unum deum omnipotentem.

     En 1880, il publie Religions (avec un s) et Religion (sans s). Il s’afflige de voir le matérialisme triompher.

Homme, contente-toi de cette soif béante
Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté
D’inventer de la peur et de l’iniquité.

     Il est vieux mais ne redoute jamais la mort :

     — Je vais mourir. Je verrai Dieu. Voir Dieu ! Lui parler ! Quelle grande chose ! Que lui dirai-je ? J’y pense souvent. Je m’y prépare.

     Le 31 août 1881, il rédige son testament : « Dieu. L’âme. La responsabilité. Cette triple notion suffit à l’homme. Elle m’a suffi. »

     « C’est la religion vraie. J’ai vécu en elle. Je meurs en elle. Vérité, lumière, justice, conscience, c’est Dieu. Deus, Dies. Je vais fermer l’œil terrestre ; mais l’œil spirituel restera ouvert, plus grand que jamais. »

     Le 2 août 1883, Hugo ajoute un codicille à ce testament : « Je donne 50 00 francs aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l’oraison de toutes les églises. Je demande une prière à toutes les âmes. »

     « Je crois en Dieu. »

     Dans les derniers temps, quand il retournait dans sa maison de Guernesey, il aimait aller vers les rocs rouges que l’on voit au-delà de Plainmont et portait ses pas lourds vers cette Maison visionnée dont les paysans parlaient à voix basse parce que l’on y voyait, la nuit, des fantômes. Le vieil homme ne s’en alarmait pas. Des esprits, il se savait depuis longtemps familier.

     À l’extrémité d’une falaise, il s’arrêtait. On le voyait alors remuer les lèvres et sourire. J’ai cherché ce qu’étaient ces paroles. J’ai cherché ce que signifiait ce sourire.

     En me portant sur la même falaise, en écoutant le fracas des mêmes vagues, enfin j’ai compris.

     Là, devant l’Océan qui était son double, Victor Hugo parlait avec Dieu.