Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Étienne Wolff

Le 21 novembre 1996

Alain DECAUX

 

Hommage à M. Étienne Wolff*

 

 

Messieurs,

Étienne Wolff, notre confrère, s’est éteint à Paris cette semaine à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Ceux d’entre nous qui ont été désignés pour entendre en privé les discours de MM. Cabanis et Rosenberg — c’était il y a quinze jours seulement — l’ont écouté, avec le même bonheur qu’à l’accoutumée, exprimer ses jugements si clairs, si nets, toujours empreints de cette sagesse que non seulement nous lui reconnaissions tous, mais dont il nous a toujours semblé qu’elle rayonnait de sa personne comme l’un de ces phénomènes naturels qu’il a si bien et si longtemps étudiés.

M. Wolff appartenait à une famille doublement française puisque ses grands-parents avaient, après la défaite de 1871, opté pour la France. D’abord attiré par les Lettres, c’est à une rencontre avec un maître de la zoologie qu’il a dû de découvrir sa véritable vocation. Il passe alors une licence de sciences naturelles et d’emblée — chose ô combien rare — s’engage dans la voie qui portera son renom à travers le monde il cultive les amibes d’eau douce, ce qui fait dire à ses anciens maîtres de la faculté des Lettres qu’ils n’auraient pas imaginé qu’il pût aussi complètement déchoir.

Les amibes le conduiront à la tératologie, discipline alors fort peu encombrée. Il entame l’étude de la monstruosité chez les êtres vivants.

Je n’apprendrai rien à ceux qui l’ont connu — c’est-à-dire nous tous — en rappelant que M. Wolff était la modestie personnifiée. Quand des journalistes lui demandaient « à quoi sert de faire des monstres » — car il en fabriquait — il répondait de sa voix douce et un peu sourde : « À rien ».

Jean Rostand, qui l’a reçu au sein de notre Compagnie, s’inscrivait en faux : les recherches de M. Wolff sur la monstruosité ont fourni à la médecine des indications incomparables. Parce que M. Wolff a mis au monde d’innombrables poulets monstrueux, il est possible aujourd’hui de prévenir la naissance d’un grand nombre d’enfants monstrueux.

Parce que M. Wolff a cultivé des tumeurs malignes de souris et plus tard des tumeurs humaines prélevées lors d’opérations chirurgicales, il a fourni à la médecine des données infiniment précieuses et ouvert une voie nouvelle aux recherches sur le cancer.

M. Wolff a trouvé, dans son laboratoire de Nogent, une aide incomparable en la personne de celle qui fut sa première élève et devint son épouse. Nous les avons si souvent vus ensemble qu’il nous semblait impossible de les imaginer séparés. Il a fallu pourtant que cela arrivât et, jamais plus, M. Wolff ne fut le même.

Il siégeait ici, à ma droite. Combien de fois, lorsque nous travaillions au Dictionnaire, nous sommes-nous tournés vers lui si le mot étudié touchait aux créatures vivantes. À nos interrogations, il répondait sans la moindre hésitation, rectifiait une définition, proposait un mot plus juste et aucun d’entre nous, tant cela paraissait évident, ne songeait à défendre un autre point de vue.

Parfois notre Compagnie est traversée par des interrogations quant à des décisions d’ordre général ou à des problèmes particuliers. Plusieurs d’entre nous ont gardé le souvenir de visites faites alors à Étienne Wolff. Nous savions que de sa sagesse — encore ce mot, il s’impose —, de sa rectitude, de sa profonde honnêteté intellectuelle surgirait la vérité.

Nous n’admirions pas seulement M. Wolff. Nous le respections.

Nous le savions familier des plantes, des fleurs, des arbres qui peuplent les forêts et des animaux qui les habitent. Nous étions nombreux à penser qu’à force de les fréquenter, il s’était rapproché plus que d’autres du grand secret de la nature.

C’était notre droit de le croire, bien que lui-même se soit toujours récrié en ne parlant que des doutes qui l’ont traversé.

M. Wolff n’est plus et je me dis qu’il faudra longtemps pour que le réflexe nous abandonne, pour que nous cessions de répéter : qu’en pense M. Wolff ?

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* décédé le 18 novembre 1996.