Réponse au discours de réception de Bertrand Poirot-Delpech

Le 29 janvier 1987

Alain DECAUX

Réception de Bertrand Poirot-Delpech

 

     Monsieur,

     « Vous êtes un écrivain et vous serez un moraliste. Cela dit, je confesse que sur mes vieux jours l’ironie trop soutenue m’assomme. Élève Poirot-Delpech, cessez donc un instant de ricaner. »

     Je m’en voudrais de faire croire plus longtemps à ceux qui m’entourent que cet exorde est de mon cru. Ces lignes furent écrites par un homme qui a siégé parmi nous et dont la grande ombre plane sur notre Compagnie : j’ai nommé François Mauriac.

     L’histoire comporte de tels signes qui se transmettent parfois à la façon des témoins aux courses de relais. Barrès avait salué les débuts du jeune François Mauriac, lequel, comme pour payer sa dette, saluait à son tour votre premier roman, Le Grand Dadais.

     C’est vrai : il y avait beaucoup d’irrespect dans ce livre. Le jeune homme bien élevé que vous étiez en ce temps-là lançait des coups de pied à nombre de vieilles lunes. Membre à part entière de ce que j’appellerai l’établissement – car je vous préviens, Monsieur, qu’il vous faudra désormais prendre garde à franciser les mots étrangers –, vous piétiniez avec allégresse tout ce que vous sembliez jusque-là respecter. Ce faisant, vous démontriez que les apparences sont trompeuses, mais en même temps vous apportiez la preuve éclatante de votre talent.

     Malgré quelques distractions qui pourraient faire croire le contraire à des esprits chagrins, l’Académie aime le talent.

     Elle l’a prouvé en vous appelant à siéger parmi nous. Élection à laquelle la presse a applaudi, sans souligner assez cependant toutes ses originalités. Alors que vous faisiez campagne, un de nos confrères, que l’on vous savait favorable et à qui l’on rappelait, non sans perfidie, que vous aviez le cœur à gauche, a répondu : « Oui, mais il est de la gauche convenable. » Vous apprendrez ici, Monsieur, bien mieux qu’ailleurs, tous les sens du mot convenable. Vous apprendrez aussi qu’il n’est rien à quoi l’Académie tienne autant que sa liberté d’esprit. Ainsi, il eût été logique, lors de votre première candidature, quand un gouvernement de gauche était au pouvoir, d’accueillir à bras ouverts un écrivain qui avait si lyriquement salué son avènement. Eh bien, non ! En ce temps-là nous élisions des hommes de droite. Mais à peine la majorité a-t-elle changé, à peine la droite a-t-elle reconquis ses positions perdues, et nous nous empressons de faire de vous un académicien.

     Autre exemple de notre liberté d’esprit. Nous étions dans cette Compagnie trois benjamins, assez contents de l’être, tous nés, à un mois près, en la même année 1925. M. Peyrefitte ouvrait la marche suivi par votre serviteur, lequel avait l’honneur d’être talonné par M. d’Ormesson. Vous ne nous avez pas pris en traître. Nous savions que vous aviez quatre ans de moins que nous. Nous n’avons pas hésité : nous avons voté pour vous, perdant de ce fait notre benjaminat. Vous voudrez bien reconnaître que, cette fois, nous ajoutions à la liberté d’esprit la vertu de sacrifice.

     Nous sommes allés plus loin encore. Depuis quelque temps, dans nos couloirs – pardon, les couloirs académiques ne peuvent être que des vestibules –, on citait beaucoup l’un de nos plus illustres confrères : Jean de La Fontaine. Certains rappelaient l’un de ses vers, d’autres un second, d’autres encore un troisième. C’était comme un bruissement qui, se précisant de loin en loin, s’enflait en se multipliant.

     L’étrange de l’affaire, c’est que l’on ne citait pas n’importe quelle fable de La Fontaine. Tous revenaient toujours à La Poule aux œufs d’or. Faut-il vous rappeler les vers du fabuliste ? Écoutez, Monsieur !

     L’avarice perd tout en voulant tout gagner
     Je ne veux, pour le témoigner,
     Que celui dont la poule, à ce que dit la Fable,
     Pondait tous les jours un œuf d’or,
     Il crut que dans son corps elle avait un trésor ;
     Il la tua, l’ouvrit et la trouva semblable
     À celle dont les œufs ne lui rapportaient rien,
     S’étant lui-même ôté le plus beau de son bien.

     Vous m’avez compris, Monsieur. Dans les colonnes d’un quotidien dont je reparlerai, rassurez-vous, vous avez la charge de la critique littéraire. Nous sommes tous peu ou prou des écrivains, mais nous sommes aussi des électeurs. Les parlementaires que j’aperçois autour de moi ne me démentiront pas : pour être élu il faut faire sa cour aux électeurs. Le public ne s’y trompait pas qui, chaque fois que vous rendiez compte du livre d’un académicien, dévorait votre chronique à la façon dont, en d’autres lieux, on court admirer les exploits d’un gymnaste qui a choisi de travailler sans filet.

     Cela durait depuis longtemps. Cela aurait pu durer longtemps encore. Un écrivain singulier, non sans talent, dont on se demande ce qui est le plus enlevé, de son style ou de sa personne, nous adjura publiquement : « Ne tuez pas la poule aux œufs d’or ! » Eh bien ! nous l’avons tuée, Monsieur, puisque vous êtes là. Nous l’avons même, j’ose le dire, tuée avec bonheur, en vérité parce que nul parmi nous ne doutait de votre honnêteté intellectuelle.

     J’ajouterai à toutes celles que je viens d’énumérer une dernière originalité. Un diplomate étranger me confiait récemment son étonnement et même sa stupeur à voir persister dans notre pays, quarante ans après, la référence quasi obligée aux quatre années d’occupation. Et il est vrai que, pour chacun d’entre nous, jusqu’ici, la question a été posée, dès lors qu’il briguait un fauteuil : qu’a-t-il fait de 1940 à 1944 ? Vous êtes le premier, Monsieur, qui ne vous soyez en aucune sorte trouvé politiquement concerné par ces années fatales. Pour la simple raison que, comme Pascal Jardin, vous avez découvert la guerre à neuf ans.

     Vous étiez même, à cet âge, fort étonné. Quand, dans cette maison de la rue de Commaille où avait habité André Gide, vous preniez place à la table familiale, près de votre père médecin, de votre mère, de vos trois sœurs et de votre frère, vous entendiez parler sans cesse d’un dancing qui vous intriguait fort. À l’exposition de 1937, parmi tant d’autres sujets d’émerveillement, vous en aviez aperçu un, dont l’enseigne clignotait et devant lequel attendaient « des femmes adossées – je vous cite – un genou en avant, une mèche sur l’œil, des reflets roses sur leurs hanches luisantes comme des 78 tours... ». Rumba, tango, fox-trot, lambeth-walk, la musique du temps vomie par les haut-parleurs vous demeurait dans les oreilles.

     Et voilà que ce dancing, l’été de 1939, devenait le principal sujet de conversation de votre famille et même des amis qui venaient la rejoindre. Ce dancing et plus singulièrement son couloir soulevaient des passions qui vous plongeaient dans une perplexité profonde. Les adultes qui vous entouraient n’allaient-ils pas jusqu’à parler de se battre pour ce couloir ? Vous n’étiez pas loin d’éprouver pour eux un sentiment qui ressemblait à de la commisération.

     Bien plus tard seulement, vous avez compris qu’il s’agissait de Dantzig, objet d’une revendication tonitruante de la part d’Hitler qui, pour la rejoindre, réclamait un couloir !

     L’enfance, peu sûre du vocabulaire qu’elle entend ou emploie, commet souvent de ces erreurs phonétiques. Si pour vous le couloir de Dantzig était devenu celui du dancing, il me souvient, au même âge que vous, d’avoir écouté une chanson, d’ailleurs charmante, de Mireille et Jean Nohain, intitulée Le Vieux Château. Les auteurs y dépeignaient les charmes de l’inconfort qui attendaient les invités de cette antique demeure.

     On s’lave avec l’eau d’la pluie
     Et quand il n’a pas plu, tant pis !
     On reste sale entre amis.

     Ce dernier vers signifia longtemps pour moi que, dans ce château, les jours où l’on n’avait pu se débarbouiller, une tenue était recommandée, le « tramis », analogue au treillis revêtu en certaines occasions par les militaires.

     On reste sale en « tramis »...

     Ce Couloir du dancing devait devenir un de vos livres les plus réussis, peut-être parce que vous vous y êtes mis tout entier.

     Et il est vrai que Dantzig allait se charger de nous faire tous danser. La danse de mort allait tout à coup faire du Bertrand de dix ans un petit garçon douloureusement mûri. Votre père avait, au premier jour de la mobilisation, ressorti son képi de médecin-capitaine, « couleur de sang frais », et sa tunique bleu horizon. Quelques mois plus tard, vous ravaliez vos sanglots en collant votre bouche sur le front glacé du docteur Poirot-Delpech étendu au fond d’un cercueil.

     Une mère, trois sœurs, cela fait beaucoup de femmes auprès d’un petit garçon. Vous n’avez pas vécu le face-à-face qui oppose le héros du Grand Dadais, orphelin comme vous, mais fils unique, à sa mère abusive. Les parents de cinq enfants sont rarement abusifs ; ils n’en ont pas le temps. Tout juste croyez-vous pouvoir vous souvenir d’une certaine préférence, voire d’une émotion presque admirative de la part de votre père quand, vers vos huit ans, réfugié en un lieu dont vous plaisait la sonorité, vous improvisiez des discours. Il vous semble aujourd’hui que c’est l’admiration paternelle non dissimulée pour un orateur aussi précoce qui vous a poussé dans la voie de la littérature. Que le docteur Poirot-Delpech soit remercié. Les discours de son jeune fils ont débouché sur des articles et des livres, lesquels ont eu pour résultat un retour aux sources, ce que nous venons d’entendre à l’instant avec bonheur : un autre discours. J’attendrai que nous soyons seuls pour comparer avec vous l’acoustique de la coupole du cardinal Mazarin avec celle des lieux privés de la rue de Commaille.

     Mais au fait, d’où vous vient ce nom double qui sonne et se retient si bien ? Une demoiselle Delpech, fille d’un médecin de Charles X, avait épousé un M. Poirot. Elle n’aimait pas beaucoup s’appeler Poirot, ne pouvant prévoir qu’un personnage de ce nom, prénommé Hercule, prendrait place un jour parmi les plus illustres vedettes de la littérature universelle.

     Elle fit tant et si bien que les Poirot devinrent Poirot-Delpech et que le Conseil d’État, après son mari, entérina ce souhait.

     Les Poirot venaient des Vosges, donc de l’Est. Les Delpech étaient originaires de Montpellier, donc du Midi. C’est de telles rencontres que s’est faite la nation française. Les Vosges des Poirot sécrètent le sérieux, l’émotion contenue. Le Sud-Ouest des Delpech invite à l’humour. L’un paraît ne cesser jamais de s’opposer à l’autre. Et si l’on cherche entre eux pour vous un compromis, c’est peut-être du côté de la grâce moqueuse de Giraudoux qu’on le trouvera. Ayant relu tous vos livres, il m’a semblé presque à chaque page déceler la trace de cette bataille intestine, Delpech empressé à rire aux éclats et Poirot tout à coup venant l’inciter à plus de réserve. Ce qui fait que Poirot-Delpech ne laisse échapper qu’une sorte de rire tremblé.

     « Élève Poirot-Delpech, cessez donc un instant de ricaner ! »

     À cette injonction de l’auteur de La Pharisienne, je sais que vous avez répondu :

     « Jamais. Comme vous, M. Mauriac. »

     Les Delpech étaient médecins à Montpellier depuis le XVIIe siècle. Celui qui, je l’avoue, me fascine le plus, est cité dans un dictionnaire – pas le nôtre, puisque nous nous interdisons sagement d’y introduire des noms propres. Il est ainsi désigné : Matthieu Delpech (1777-1832), assassiné à Montpellier.

     Qu’est-ce à dire ? L’histoire mérite d’être contée, et je gage, s’ils l’avaient connue, qu’elle eût tenté Barbey d’Aurevilly ou Villiers de L’Isle-Adam.

     Matthieu Delpech est professeur à la faculté de médecine de Montpellier, contemporain et condisciple de Dupuytren. Il enseigne comme chaque jour à l’hôpital, quand on l’appelle : des gens sont en bas qui viennent d’apporter un cadavre. Il descend et découvre, allongé sur une civière, un corps ensanglanté. Le voyez-vous, Matthieu Delpech, votre ancêtre, penché sur l’infortuné ? Autour de lui, ceux qui l’ont apporté, silencieux, sombres, effrayés, des gens de Montpellier. Le médecin les interroge : « Quel est cet homme ? Que lui est-il arrivé ? »

     Une réponse laconique, mais elle dit tout : « Il s’est tiré un coup de fusil dans la bouche. »

     Ainsi, l’homme qui gît, là, devant Matthieu Delpech, s’est donné la mort. Le professeur dégrafe l’habit ainsi que la chemise du suicidé et découvre que le cœur bat. Comme il advient souvent au festival des films d’épouvante d’Avoriaz, le cadavre n’était pas mort.

     Matthieu Delpech commande que l’on porte sur-le-champ le désespéré dans la salle où il opère. Sa spécialité, c’est l’opération des pieds bots – sans anesthésie. Il y est devenu de première force. Il est moins familier des coups de fusil dans la bouche. Peu importe. Il va s’acharner sur le blessé, retirer les plombs un à un, recoudre la plaie, panser lui-même la blessure. De jour en jour, l’homme reprend des forces et Matthieu le soigne comme s’il s’agissait de son propre fils. Au bout de trois semaines l’homme est sur pied, sa blessure est guérie. Matthieu prend congé de lui avec la satisfaction que l’on peut ressentir quand on a sauvé une vie. Le lendemain, comme tous les jours, il se rend à l’hôpital où l’attendent ses malades. Il y passe la matinée et se prépare alors à rentrer chez lui. Il descend les marches quand il voit paraître « son » suicidé. Sans doute celui-ci, taciturne de tempérament, s’est-il dit qu’il n’a pas assez remercié son bienfaiteur. Matthieu Delpech lui sourit déjà, il lui ouvre les bras. Alors, l’autre dévoile un fusil, épaule, tire et étend raide mort le professeur Delpech qui l’avait ramené à cette vie si cruellement à charge.

     À dix ans, Monsieur, vous ne saviez plus où donner de la peine. La mort d’un père est toujours un arrachement, mais quand celle-ci survient en même temps que la défaite de la France, c’est trop.

     Vous aviez grandi dans la lumière et les certitudes de la victoire de 1918. Le dogme de l’invincibilité de l’armée française avait accompagné votre enfance. Vous aviez applaudi au cinéma le président Daladier proposant à l’admiration des foules sa virilité républicaine. À l’école on vous avait donné pour thème d’un dessin colorié : « Avec la vieille ferraille, forgeons l’acier victorieux. » Vous aviez entendu le président Raynaud jurer que la route du fer était définitivement barrée.

     Et voici que les Allemands défilaient sous vos yeux sur les Champs-Élysées.

     Perdre ses illusions à dix ans, je conçois qu’il puisse en subsister longtemps des traces. Vous n’avez rien oublié et vous avez écrit : « Devant un drapeau en faux drap... des gamins saluent l’absence de père, de fierté, d’espoir, et de matières grasses. Un salut piteux, qui ne s’oublie pas. »

     Impossible d’en douter : c’est ce double effondrement qui explique que les adultes vous soient, dès 1940, apparus comme des fantoches, y compris, m’avez-vous précisé, vous-même devenu grand. Les discours des hommes politiques vous ont toujours fait rire, par leur platitude cultivée, à quelques heureuses exceptions près, comme si elle devenait la loi du genre. Ce que l’on nomme l’actualité vous a toujours ennuyé. Plusieurs de vos romans témoignent de votre scepticisme amer devant les Importants : il n’est pour s’en convaincre que de relire Les Grands de ce monde.

     Il a fallu l’arrestation de votre camarade Riskine pour que l’actualité soudain prenne pour vous un sens et qu’elle vous frappe au cœur : vous venez de nous rappeler toute l’importance qu’a comportée cet événement. Votre livre Le Couloir du dancing est dédié – je cite – « à Youra Riskine, génie parti en fumée ».

     J’aime, Monsieur, que l’une des héroïnes de votre roman peut-être le meilleur, La Folle de Lituanie, s’appelle Riskine. J’aime que, sur les bancs du lycée, cette jeune fille née de votre imagination, si gaie, si fine, géniale elle aussi et provocatrice née, s’attire cette apostrophe courroucée de la part de son professeur : « La France vous héberge, mademoiselle Riskine, vous lui devez bien un coup d’œil sur votre programme ! »

     J’aime que cette charmante Riskine rétorque « du tac au tac, en forçant sur son accent » : « La France ne fait que me rendre une politesse, Monsieur, et tardivement. Au retour de Moscou, votre Napoléon a laissé dans nos hôpitaux quinze mille moribonds que nos grands-mères ont dû soigner et consoler. Les « bavures », comme vous dites. Mais rien ne prouve que je ne leur dois pas la vie ! »

     Bien envoyé, mademoiselle Riskine !

     Au fait, Monsieur, n’êtes-vous pas vous-même un peu Riskine ? Et nous tous, que nous venions de Flandre ou de Poitou, de Provence ou de Franche-Comté, ne devrions-nous pas tous l’être pour une part ?

     Vous n’en jouiez pas moins, sur l’accordéon que votre père vous avait offert en 1936 – comme pour illustrer ce Front populaire que vous deviez un jour si heureusement ressusciter dans votre Été 36 –, vous n’en jouiez pas moins ce Maréchal nous voilà que vos contemporains apprenaient alors sur les bancs de l’école. Vous jouez toujours de l’accordéon, vous en jouez bien, vous en jouez avec bonheur et je parierais volontiers que parmi nous vous êtes le seul. On me dit même que, pour ne pas encourir le soir l’irritation de vos voisins de palier, il vous arrive de sortir, portant, accroché à l’épaule, ce que d’aucuns appellent le « piano du pauvre ». Vous ne démentez pas ceux qui affirment que parfois vous allez pousser une valse musette ou un tango musclé... dans le métro !

     J’ajouterai : à la station Bac, car l’historien se doit d’être précis. Et là, tout à coup, parfois, un souvenir d’enfance vous revient : après Perles de cristal, morceau favori des fervents d’Yvette Horner, il vous arrive de jouer, quasi sans le vouloir, Maréchal nous voilà, ce qui vous attire, plus souvent que vous ne le souhaiteriez, le sourire complice d’une vieille dame qui se souvient qu’elle aimait bien les sept étoiles et le regard bleu du vainqueur de Verdun.

     Vos études secondaires vous ont conduit du collège Stanislas au lycée Montaigne puis, quand celui-ci fut réquisitionné par la Luftwaffe, à Louis-le-Grand. De votre propre aveu elles ont bien commencé et moins bien fini. Le bon élève ne choisit pas. Il « bûche » toutes les matières. Vous, vous choisissiez. Vous écriviez des vers et seules les lettres vous passionnaient vraiment.

     La guerre qui s’achève vous trouve brancardant, sous l’uniforme scout, les cadavres vivants des rescapés des camps. Hypokhâgne vous attend, puis Khâgne. Vous n’avez choisi d’y entrer que pour entendre parler de ces écrivains que vous aimez. À Louis-le-Grand comme à la Sorbonne, vous êtes brillamment enseigné par un Hippolyte, par un Gouhier, par un Forget qui lit en classe Paludes, et Plume, de Michaux. Ce qui logiquement devrait vous attendre, c’est l’entrée à Normale supérieure. Votre grand-père maternel, l’helléniste Hauvette, y fut. Votre vœu le plus cher est que votre fille Julie y soit reçue cette année. Et pourtant, au dernier moment, vous déclarez forfait.

     Quand je vous ai demandé ce que vous aviez fait alors, vous m’avez répondu : « Je devais gagner ma vie et j’ai glandé. »

     Je vous signale que le mot « glander » n’est pas dans notre Dictionnaire. Rassurez-vous : il a failli y entrer. Nous avons été quelques-uns à le souhaiter. La majorité s’y est refusée. Voilà ce qui vous attend, le jeudi : l’éternel conflit des Anciens et des Modernes.

     Ainsi, Monsieur, plutôt que de passer le concours de Normale, vous avez tout à coup choisi de perdre votre temps. Je ne vous en admire que davantage. Quand j’ai déclaré à mon père que j’abandonnais le droit, j’ai pu, devant son air courroucé, enchaîner tout aussitôt : « ... pour le journalisme et pour l’histoire ». Et son visage a retrouvé une part de sa sérénité. Je vous vois d’ici, Monsieur, faire connaître à votre mère que décidément vous n’iriez pas à Normale et, sous l’interrogation douloureuse d’une famille entière, ajouter : « ... pour glander ».

     Il faut dire qu’alors tout vous y incitait. Vous habitiez Saint-Germain-des-Prés – vous y demeurez toujours –, et c’est là, entre le Flore et les Deux-Magots, qu’une génération nouvelle découvrait le bonheur de vivre en paix. L’existentialisme était devenu le mot à la mode, même pour ceux qui n’avaient jamais lu Jean-Paul Sartre – ce qui est loin d’être votre cas. Les caves qui naguère servaient d’abris contre les bombes recevaient des orchestres dont les sonorités effarouchaient les riverains mais ravissaient les garçons et les filles de votre âge. Claude Luter faisait triompher au Lorientais les rythmes de La Nouvelle-Orléans. Les rats de ces caves se révélaient infatigables. Bref, on était enfin entré dans l’après-guerre. Alors, oui, Monsieur, vous avez joué dans ces caves. Les habitués disaient alors couramment : « Ce soir, Poirot fera la pompe au piano. » Expression argotique, je me hâte de le préciser.

     Temps béni des vieilles guimbardes rafistolées tant bien que mal. Temps de ces grands livres dont nous avions été sevrés et que nous découvrions. Temps des ciné-clubs, des films et des disques américains : comme nous avaient manqué Le Dictateur et Autant en exporte le vent, Garbo et Marlène Dietrich, Errol Flynn et Gary Cooper !

     À toutes ces tentations, vous avez délibérément cédé. Tant mieux ! Sans ces années de dilettantisme, votre œuvre n’eût assurément pas été ce qu’elle fut, ce qu’elle est, ce qu’elle sera...

     D’autant plus que vous vous êtes juste à temps ressaisi. Vous ne doutiez plus de votre vocation, qui était d’écrire. Seul le journalisme vous permettrait d’unir ce goût et cette nécessité. C’est alors – vous aviez vingt-deux ans – que vous êtes entré au Monde.

     Il y a trente-cinq ans de cela. Vous y écrivez toujours. Vous incarnez l’exemple assez rare d’un journaliste ayant accompli toute sa carrière dans le même journal. Il est vrai que vous pouviez moins bien choisir.

     Vous avez été d’abord affecté à la rubrique de l’éducation. Vous paraissiez si jeune que votre directeur n’avait pas hésité : il fallait sur-le-champ utiliser des compétences que la fatalité des années qui passent ne pouvait hélas qu’amenuiser.

     De 1951 à 1955, vous tenez la rubrique des étudiants ; de 1956 à 1959, vous devenez titulaire de la chronique judiciaire ; de 1960 à 1972, vous succédez à Robert Kemp à la critique théâtrale. Enfin, en septembre 1972, vous prenez la relève de Pierre-Henri Simon en tant que responsable de la critique littéraire.

     À la même rubrique du « Monde des livres », Pierre-Henri Simon avait eu Émile Henriot comme prédécesseur.

     Tous sont entrés à l’Académie et tous l’ont honorée. Comment l’idée ne vous serait-elle pas à la longue venue, vous leur héritier, de rejoindre leurs successeurs ? Comment l’idée ne m’eût-elle pas séduit, moi qui occupe le neuvième fauteuil, où fut assis Émile Henriot, de vous recevoir ?

     Rarement quotidien, dans l’histoire de la presse française, mérita autant d’éloges que Le Monde et encourut autant de critiques. Les uns, dont je suis, admirent que, chaque jour, tout leur soit dit sur là terre entière, jusqu’au plus infime changement de ministère dans le plus ignoré des petits États. Ils saluent le sérieux, la sérénité, la subtilité des analyses proposées. Ils se sentent heureux que les libertés y soient défendues sans défaillance et que toute atteinte aux droits de l’homme y soit dénoncée sans relâche. Ils s’enchantent que tous les politiques, de quelque parti qu’ils se réclament, disposent de la tribune du Monde pour exprimer, faire connaître ou proclamer leur opinion du moment. Suivis en cela par tout ce qui compte dans les lettres, les sciences et les arts.

     Ceux qu’exaspère Le Monde – je ne vous cacherai pas, Monsieur, qu’i1 en est parmi nous ! – supportent mal d’abord un certain ton. Car il existe au Monde un ton inimitable. Le définir ? Voilà qui se révèle presque impossible. Cela se ressent, cela se devine, cela ne se décrit pas. En revanche, cela se transmet puisque, depuis bientôt un demi-siècle, le style du Monde, de génération en génération de journalistes, ne s’est pas modifié.

     Le mieux serait, je pense, d’étudier un exemple. Lorsque sévissait cette guerre d’Algérie qui divisa si profondément les Français, des cortèges, portant souvent le béret des parachutistes, remontaient les Champs-Élysées en scandant à plein gosier : « Algérie française ! ». Ils ranimaient la flamme de l’Inconnu, puis redescendaient l’avenue, généralement plus énervés au retour qu’à l’aller. Or les bureaux de l’hebdomadaire L’Express se trouvaient installés aux Champs-Élysées, au n°91, dans un immeuble qui abritait plusieurs organes de presse, dont La Vie des métiers, ensemble de journaux professionnels. L’Express se situait alors à gauche – mais oui ! – et militait, derrière François Mauriac, pour l’indépendance de l’Algérie.

     La seule lecture du titre de L’Express sur la façade de l’immeuble avait le don de rendre furieux les manifestants à béret. Ils s’arrêtaient, arrachaient les grilles qui s’arrondissaient autour des arbres et ne partaient qu’après avoir, avec autant de rage que de conscience, mis à mal la vitrine du rez-de-chaussée. L’événement était ainsi relaté dans les colonnes du Monde : « Descendant les Champs-Élysées, les manifestants ont, selon une tradition d’ores et déjà établie, brisé les vitrines de L’Express – qui sont d’ailleurs celles de La Vie des métiers. »

     C’est cela, le ton du Monde. Est-ce de l’humour ? Non, mais quelque chose qui y ressemble. Est-ce de l’impertinence ? Pas tout à fait, mais ce n’en est pas loin. Est-ce du persiflage ? Certainement pas, mais cela pourrait en être.

     Quant à vous, Monsieur, vous êtes fier d’appartenir à la rédaction d’un journal dont l’existence honore la presse française tout entière. À ce point que, si Le Monde n’existait pas, il faudrait l’inventer. Vous m’avez confié un jour qu’il vous avait fallu attendre de rencontrer M. Beuve-Méry pour sentir renaître en vous le sentiment que déjà vous aviez voué à François Mauriac et qui est celui qu’un fils porte à son père.

     Il y avait longtemps que l’on se demandait ici lequel, de la rédaction du Monde, nous rejoindrait le premier.

     Ce fut vous, Monsieur. Car il ne fait aucun doute qu’en vous élisant, nous avons accueilli l’écrivain que nous aimions, celui à qui nous décernions, il y a quelques années, le Grand Prix du Roman pour La Folle de Lituanie, mais aussi le journaliste du Monde.

     Journaliste, vous l’êtes à part entière. Mais, sans nul doute, le journalisme a contribué à faire de vous un écrivain. Vos chroniques judiciaires ressemblaient souvent à des nouvelles quand, sous votre plume, elles ne proposaient pas de véritables sujets de roman.

     Je me souviens de ce que vous écriviez de ce Jacques Fesch qui croyait, par l’attaque d’un changeur dans le quartier de la Bourse, pouvoir donner corps à son rêve : un voilier. Il se voyait déjà voguer aux antipodes, serré à demi-nu contre le corps bronzé de sa compagne. Un policier lui barra la route, il l’abattit, il fut guillotiné. Comme vous nous racontiez cela, Monsieur !

     Est-ce un hasard si votre premier roman a pour décor une enceinte de justice ?

     Au reste, il vous est advenu de déranger – ce qui n’était pas fait pour vous déplaire.

     Dans Alger en guerre, vous avez connu la légalité approximative d’un proconsulat qui ne portait pas Le Monde dans son cœur. Une nuit de 1961, alors que, rue des Italiens, vous écriviez votre article, une bombe a éclaté dans les bureaux du journal. Les vitres ont atterri sur votre chronique. En ce temps-là, vous étiez critique théâtral. Les morceaux de verre brisé ont criblé les pages d’un article sur... Tartuffe.

     Un tribunal est un théâtre où tout se joue de ce qui concerne les hommes, tragédie, comédie et même vaudeville. Vous ne vous êtes pas senti dépaysé en quittant votre place au banc des palais de justice pour un fauteuil à l’orchestre des théâtres.

     Vous avez eu beaucoup de chance : vous avez profité des derniers beaux jours du théâtre de texte. Votre temps à vous fut celui du Beckett d’Anouilh, des Séquestrés d’Altona de Sartre, des Nègres de Genet et de bien d’autres encore. Au théâtre, avez-vous dit, on est au moins trois : « Lorsque va s’écarter le rideau rouge, (...) ou lorsque les projecteurs tirent le plateau du néant, ce n’est déjà plus un dialogue qui s’engage... La scène est une porte où nous collons l’oreille ; une serrure où nous jetons un œil. »

     Donc, pendant douze ans, vous êtes allé tous les soirs au théâtre. Lorsque je fus élu président de la Société des auteurs, j’ai cru devoir m’astreindre à la même obligation. L’un de vos confrères, que je rencontrais fatalement plusieurs fois par semaine, s’étonna un jour de cette assiduité. Je lui expliquai que je tenais simplement à manifester ma solidarité aux auteurs membres de notre Société. Je vois encore son œil rond, j’entends son exclamation stupéfaite »

     Ce qui n’était pas loin d’ailleurs du mot de Voltaire surprenant sa vieille maîtresse dans les bras de son tout jeune secrétaire et s’écriant : « Jeune homme ! Vous ! Et vous n’y étiez pas obligé ! »

     Un confrère que nous avons ici tous admiré et aimé, Jean-Jacques Gautier, ne ressentait pas cette régularité comme une charge. Oh non ! Quand, parvenu à l’âge de la retraite, il quitta la tribune du Figaro qu’il avait illustrée avec tant d’éclat, il continua à assister à toutes les pi&egrave : « Comment, rien ne vous y force ! &;ces. Pour son plaisir.

     Le hasard – et les administrateurs de théâtre – vous ont fait presque chaque soir voisins de fauteuil. Ce qui frappait Jean-Jacques, c’était la façon dont vous portiez « la tête presque de trois quarts vers la droite comme pour mieux entendre, et le regard tourné quand même vers la scène à la manière de certains animaux qui ont les yeux sur le côté ». Il estimait votre honnêteté – il l’a écrit – parce qu’il vous jugeait fidèle à vous-même. Voici une phrase de lui sur vous qui va loin : « Il ne disait que ce qu’il pensait. » Pas plus que lui, vous n’approuviez : « les bavardages d’entracte, les conciles de critiques, les confrontations qui aboutissent à la formation d’une opinion commune, moyenne, dépersonnalisée et à des consentements douteux ».

     Certes, vous n’aimiez pas toujours le même théâtre. Lorsque vous avez fait paraître votre livre Au soir le soir où vous réunissiez quatre-vingts de vos chroniques – quatre-vingts sur un millier ! – il vous a amicalement reproché de ne pas y avoir retenu les noms d’un Marceau ou d’un Roussin qui, selon lui – et selon moi –, eussent fait bonne figure à côté de ceux d’Arrabal, de Gombrowicz et de Grotovsky, parce que, disait notre ami, « cela ne donnait plus une idée juste de l’activité théâtrale de 1960 à 1970 ». Mais Jean-Jacques ajoutait – comme cela lui ressemble ! : « Je crois qu’il aurait pu me retourner le compliment. »

     Je n’imagine pas qu’il puisse se produire, dans la vie d’un critique, changement plus radical que de passer de la chronique théâtrale à celle des livres. Vous sortiez tous les soirs, vous écriviez votre article en rentrant, et il devait impérativement être remis avant 7 heures du matin. Pour certains d’entre eux, la nuit entière vous suffisait à peine. Comme il fallait – tout de. même – que vous dormiez, il ne vous restait que l’après-midi pour écrire. Je dis écrire, sans complément, en parallèle avec votre autre métier : c’était autre chose d’écrire votre chronique du Monde et d’écrire tout court.

     Désormais, c’est le matin que vous. alliez écrire, vous réservant l’après-midi pour lire. Chaque jour désormais, de pleines brassées de livres fraîchement imprimés allaient s’abattre sur votre table et bientôt sur le sol de votre bureau. En exergue de votre livre, Feuilletons, qui réunit un certain nombre de vos chroniques, vous avez inscrit cette réflexion de Flaubert : « Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. » Me voici donc rassuré sur votre sort : les éditeurs, chaque matin, vous fournissent amplement de quoi pratiquer l’orgie flaubertienne.

     Vous m’avez confié avoir été soulagé en passant de la critique théâtrale à celle de livres parce que, m’avez-vous dit, vous pouviez enfin choisir la matière de ce dont vous parlez, et traiter de ce que vous connaissez – le travail romanesque – avec les mêmes instruments que l’auteur. Non seulement il ne vous dérange pas, mais vous en êtes ravi, que votre feuilleton – lui-même page d’écriture – ne traite, semaine après semaine, que d’un sujet unique : les avantages et les bonheurs de la lecture.

     En 1982, alors que vous assuriez depuis dix ans le feuilleton littéraire du Monde, vous comptiez avoir analysé un millier de livres. Et vous révéliez que, pour pouvoir choisir, vous en aviez lu quatre fois plus, un par jour en moyenne.

     Il y a cinq ans de cela. J’en déduis que vous en êtes aujourd’hui à quinze cents volumes analysés et que vous en avez lu six mille.

     Six mille ! Oserai-je vous dire le fond de ma pensée, Monsieur ? Elle se résume en un seul mot : c’est effrayant !

     D’autant plus que, véritable bénédiction littéraire, vous ne vous contentez pas, à l’image de certains de vos confrères, de les parcourir, ces livres. Vous les lisez jusqu’au bout. Vous lisez six à sept heures par jour, cinquante pages à l’heure en moyenne, le crayon à la main ! Et si l’on s’avise – comme je viens de le faire à l’instant – de vouloir vous plaindre, vous protestez. Vous affirmez que vous n’y voyez aucun mérite et que « la lecture est une activité dont on ne se lasse pas ». Vous jurez que, loin d’en venir à la satiété, vous y prenez un goût grandissant. « Être payé – dites-vous – pour ce plaisir, gagner sa vie à le raconter, qui n’en rêverait ! »

     Quand je lis cela, Monsieur, je jure à mon tour que je n’ai plus envie de plaisanter.

     La mode s’est faite, depuis quelques années, d’écrire, non plus sur les livres, mais au détriment des livres. Il est si facile de briller en choisissant de raconter un souvenir d’enfance, une fusillade dans Paris, voire un voyage à Bangkok, massage compris, et d’ajouter négligemment au dernier paragraphe : « J’ai aussi lu le dernier livre de M. Untel. » L’irrespect a beau conserver ses lettres de noblesse, ce n’est pas là accorder au public les égards que celui-ci mérite.

     Si votre rubrique est aujourd’hui si convoitée par les écrivains, si espérée par les éditeurs, si attendue par les lecteurs, c’est qu’elle rend compte des livres. Ce qui semblait naguère aller de soi est devenu l’exception. Soyez loué, Monsieur, de vous être rallié à cette exception-là !

     Car il était urgent de penser enfin au principal intéressé : le lecteur. Infortuné, celui qui fait face. chaque année à une production accrue jusqu’à l’invraisemblable. Les statistiques nous informent que, de 1960 à 1980, le nombre des titres imprimés en France est passé de 11 440 à 26 627. Et ce n’est pas fini ! Que ferait le lecteur, que ferions-nous si nous ne disposions pas de guides méritant notre confiance – et vous êtes de ceux-là, Monsieur.

     Ce que nous apprécions, quand nous lisons votre chronique, c’est votre volonté – elle est délibérée – d’éviter l’éreintement. À certains qui regrettent la rosserie d’un Laurent Tailhade ou celle d’un Léon Daudet, vous répondez que « mieux vaut garder le silence sur les tentatives qui nous paraissent manquées ». Vous méprisez, dites-vous encore, « la castagne pour la castagne, les pancraces de vieux jeunes gens bedonnants et rogues ».

     Ce qui compte avant tout à vos yeux, c’est l’œuvre, point l’auteur. Vous vous révélez en cela le disciple de Paul Valéry, à qui l’on demandait un jour de parler de Racine et qui répondit : « Je parlerai de Phèdre ! »

     Cette attitude, ce choix me paraissent d’autant plus méritoires que, bien mieux qu’un autre, vous disposez de tous les atouts pour écraser quelque auteur que ce soit sous l’ironie et le sarcasme. Il n’est que de lire vos livres pour s’en convaincre.

     Comme vous savez envoyer au tapis les idées reçues ! Comme vous vous moquez des gens en place ! Comme l’ironie devient facilement chez vous de la férocité ! Comme vous vous entendez à l’art du pamphlet !

     Dès 1969, dans votre livre Finie la comédie, vous régliez leurs comptes aux intellectuels englués dans la queue de Mai 1968. Pourtant, vous vous êtes senti à l’unisson de leurs idées. Le Monde, dont vous avez toujours fait vôtres les opinions, s’était, en ce temps-là, révélé le porte-drapeau du plus fol élan qui eût secoué la société française depuis Février 1848. Je me rappelle que, dans ce studio 112 de la Maison de la radio d’où nous dirigions la grande grève de l’ORTF, c’était Le Monde que nous nous arrachions dès que les huissiers – en grève eux aussi – nous l’apportaient au début de l’après-midi. S’il m’en souvient, le tirage de votre journal atteignit ces semaines-là des sommets insoupçonnés. Ses tribunes s’ouvraient à des jeunes gens inconnus dont soudain le nom était sur toutes les lèvres. Et quel choc lorsque nous avons lu, sur toute la première page, ce titre, d’ailleurs erroné : « Le général de Gaulle est parti pour Colombey-les-Deux-Églises ! »

     Celui qui n’a pas vibré, ne fût-ce qu’un moment, en mai 1968, n’a pas connu les jouissances, puissantes et douces tout à la fois, que peuvent procurer les illusions.

     En marge d’un plan de Versailles qui lui avait été proposé, Louis XIV écrivit : « Il y manque un peu d’enfance. » C’est cette enfance-là qui fait défaut à bien des adultes. Seulement, il faut savoir terminer un rêve. J’en connais qui s’y refuseront toujours. Cheveux blanchissants, rides profondes creusant leur visage de prophètes déchus, ils ont choisi de rester toute leur vie les grands enfants de Mai.

     Vous, il ne vous a fallu qu’une année pour comprendre, dégager le bon grain de l’ivraie. Lucidité remarquable, presque redoutable, propre à conforter le dédain que vous portez à la politique et aux politiques qui, eux, restent trop souvent durant une vie entière prisonniers de l’erreur d’un jour.

     Pamphlétaire né, vous l’êtes encore dans ce roman si savoureux, La Légende du siècle, où tout se mêle, de la réalité et de l’imaginaire, où vous refaites l’histoire par la vision d’un octogénaire sorti de pied en cap de votre ricanement – merci, François Mauriac – et qui, interviewé avec opportunité par Jacques Chancel dans la nef de l’église Saint-Germain-des-Prés, se vantait d’avoir connu Staline, Blum, Gide, Hitler, Mussolini, Blanchette Brunoy, et avoir découvert à toutes ces rencontres une saveur identique quoique parfois contradictoire. Dans ce même livre, Gide et Staline se retrouvent – j’allais dire, mon Dieu, comme cul et chemise – dans une soirée d’homosexuels moscovites, non sans plaisir, dites-vous. Pamphlétaire, vous l’êtes toujours quand vous nous proposez Les Grands de ce monde, lorsque vous faites trinquer de Gaulle en mai 1968 – toujours Mai, toujours 68 – avec un garde républicain, au gros rouge s’il vous plaît, et à la station de métro Balard, alors que tous croyaient parti pour Baden-Baden l’homme du 18 juin.

     Pamphlétaire enfin, vous l’êtes à part entière lorsque vous offrez à un public intrigué, mais ravi, cet opuscule intitulé Tout fout le camp, écrit à la manière de Démocratie française, et que vous signez Hazard d’Estin. On se perd en conjectures sur les raisons qui vous ont fait choisir cet étrange pseudonyme.

     Mais, avec vous, il faut toujours prendre garde. L’éclat de rire grince toujours un peu. Et la tendresse perce tout à coup au moment où elle déconcerte le plus. J’ai aimé votre Été 36. J’ai admiré que, dans ce roman, vous vous soyez fait historien, car en 1936 vous n’aviez pas encore tout à fait l’âge de raison, et vous n’avez donc pu faire appel à vos souvenirs. Ce face-à-face, sur une plage bretonne, de la France de Maurras avec celle de Léon Blum, cet antagonisme logique qui parfois se change en connivence, jusqu’à faire communier les amateurs de thé de Chine avec les habitués du petit vin blanc, cette héritière d’un grand nom que vous montrez redevable à un prolétaire de plaisirs ignorés, l’amour-passion né à l’ombre du drapeau rouge et au son de l’accordéon : ce fut bien cela aussi la grande kermesse de 1936, qui voulut rendre enfin palpable la proposition de Saint-Just selon laquelle le bonheur devait être une idée neuve en Europe.

     Vous êtes reçu sous cette coupole, Monsieur, cinquante années après cet autre rêve éveillé. Voyez-vous, pour célébrer les premiers congés payés de l’histoire, nous aurions dû, vous et moi, arriver Quai Conti montés sur un tandem, réplique de ceux qui s’élancèrent alors sur les routes, leurs détenteurs voulant heureusement méconnaître que tout bonheur se paye en ce monde et que, au-delà du Rhin, un dictateur se préparait déjà à faire voler en éclats tout ce que nous aimions et avant tout la liberté.

     Il a fallu bien des efforts pour qu’elle renaisse, cette liberté, de ses cendres. Vous y avez contribué. La liberté a besoin d’hommes libres et, libre, vous n’avez jamais cessé de prouver que vous l’étiez.

     Libre est votre personne, qui ne fut jamais inféodée à quiconque. Si votre générosité vous porte vers la gauche, vous n’avez jamais – qualité bien rare – signé une pétition et vous n’avez jamais adhéré à un parti. Vous saviez à l’avance que vous y seriez à l’étroit, trop lucide vraiment pour vous plier aux statuts ou aux dogmes. Vous ne croyez pas aux potions magiques. Vous pensez que, s’il existait un moyen idéal de régir les sociétés, cela se saurait. Vous n’en jetez pas pour autant l’anathème sur les tenants des idéologies en isme. Vous êtes tolérant, Monsieur, et vous avez bien raison de l’être. Il faut que nous ayons des opinions, mais nous devons toujours chercher dans celles des autres tout ce qui peut nourrir les nôtres.

     Nous avons admis longtemps que l’impertinence était l’apanage des écrivains de droite. Quel soulagement de vous voir démontrer le contraire !

     Vous voudriez prouver que l’on peut croire dans le progrès tout en ayant une plume. Prouver que l’on peut ne pas partager le scepticisme des écrivains de droite tout en ayant une plume. Vous jugez trop souvent empâtée la littérature de gauche. Vous voudriez lui rendre un peu de grâce. Soyez tranquillisé : vous lui en avez rendu beaucoup déjà.

     Vous avez longtemps suivi Sartre, parce que vous estimiez qu’il a posé de bonnes questions, alors – vous le reconnaissez – que ses réponses restent souvent faibles. Poser de bonnes questions : voilà sans doute pour vous l’essentiel.

     Au fond, vous n’êtes pas loin, comme Renan, de considérer la vie sous le point de vue d’une « bienveillante ironie universelle ».

     Un contestataire élégant, a-t-on dit de vous. Et il est vrai que, même lorsque vous sortez de chez vous, un accordéon attaché à l’épaule, vêtu d’un chandail que vos amis ont vu parfois troué aux coudes, vous restez le descendant de cette dynastie bourgeoise qui a donné déjà deux secrétaires perpétuels à l’Institut.

     Vous le demeurez lorsque vous enfourchez votre grosse moto. La conduirez-vous jusque dans nos cours et, pour la première fois, votre casque rouge antichoc viendra-t-il rejoindre au vestiaire les bicornes dessinés par David ? On peut tout attendre de votre goût de la farce. Gare aux bustes de marbre qui ornent nos antichambres ! Ils pourraient recevoir bientôt quelque moustache non prévue par le sculpteur.

     Je ne vous reproche qu’une – chose, Monsieur : imitateur brillant qui caricaturez si bien de la voix et du geste vos amis comme vos ennemis, vous ne m’avez pas encore pris pour cible. J’attends. Peut-être est-ce la facilité de l’entreprise qui jusqu’ici vous a retenu.

     Vous auriez plu à Jacques de Lacretelle, écrivain parfait, amoureux éperdu de tout ce qui était littérature. Je le revois à nos séances du jeudi, haut de taille, superbe d’allure, penché vers nous comme pour nous écouter, lui qui entendait si mal, ouvrant très grand les yeux comme pour nous regarder, lui qui n’y voyait plus. Il vous eût aimé parce que nul mieux que lui ne s’entendait à repérer les écrivains authentiques et parce que, autant que vous, il se voulait indépendant et soucieux de courtoisie.

     En vous écoutant à l’instant tracer son portrait, je me suis dit parfois qu’il s’agissait d’un autoportrait. Il est pourtant entre vous une notable différence. Cette angoisse qui nous étreint presque tous de ne laisser aucune trace sur cette planète, le terrien Jacques de Lacretelle la combattait en s’attachant aux bois, aux champs et aux pierres, cependant que vous anticipez sur votre heure dernière en goûtant, votre chevelure de pâtre grec flottant au vent, le passage éphémère qu’est le sillage d’un bateau, aussi vite refermé qu’il s’est ouvert.

     Vous vous retrouvez non pas dans votre façon d’écrire, mais dans l’attention que vous portez à la façon d’écrire. Du style de Jacques de Lacretelle, vous avez dit tout de ce qu’il fallait dire. Du vôtre, nous apprécions l’art de jouer, de jongler parfois avec les mots, les trouvailles heureuses directement issues du verbe, suivies sans que cela choque par une phrase dont pourrait se réclamer un ciseleur.

     Un discours de réception n’est pas un exercice de psychanalyse. Je m’en voudrais pourtant d’avoir pu laisser croire, parce que je me suis étendu sur votre gaieté et vos allures parfois de joyeux drille, qu’il n’existe en vous que cet aspect-là. Je n’oublie pas la filiation Poirot, le secret que vous cultivez si volontiers, les tourments, les contradictions, les scrupules qui parfois vous déchirent. Mais comme vous êtes avant tout homme de bonne compagnie, c’est à vos livres que vous les réservez, point à vos amis.

     J’évoquais tout à l’heure Jean-Jacques Gautier. Quand vous vous êtes présenté, nous le savions malade et il se savait perdu. Il était de vos partisans, et des plus ardents. Huit jours avant l’élection qui devait décider de votre sort, il a de son lit demandé à Gladys, son épouse, du papier et une plume. Avec cette merveilleuse simplicité que nous lui connaissions, il s’est expliqué :

     « J’ose espérer que Poirot-Delpech sera élu. Dans une semaine, je crains de n’être plus à même d’écrire l’article pour Le Figaro. »

     Alors il l’a écrit, huit jours avant. Il a pu connaître votre élection, s’en réjouir, découvrir son article intitulé : « Toujours fidèle à lui-même », et soupirer : « J’ai bien fait. Aujourd’hui, je n’aurais pas pu. »

     Voilà beaucoup de chance encore, Monsieur. Se découvrir le dernier sujet, l’ultime préoccupation, l’effort suprême d’un Jean-Jacques Gautier, ce n’est pas donné à tout le monde.

     « C’est que Poirot-Delpech est un écrivain. Voilà pourquoi nous l’avons élu. » Ainsi se terminait l’article de Jean-Jacques Gautier.

     À cela je n’ajouterai rien, sinon ceci : soyez le bienvenu, Monsieur, parce que vous nous manquiez.