Réponse au discours de réception de Jacques Soustelle

Le 24 mai 1984

Jean DUTOURD

     Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs... Sachez, Monsieur, que les morts académiques en ont de plus grandes que les autres. D’abord parce que nombre d’entre eux perdent soudain, à la seconde même où elle leur aurait enfin servi à quelque chose, cette vertu d’immortalité dont ils se targuaient lorsqu’ils étaient en vie. Secondement, il arrive à certains ce qui peut le plus les contrarier : qu’un individu qu’ils trouvaient antipathique s’assît dans le fauteuil dont ils venaient tout juste de se lever, qui était encore imprégné de leur chaleur, qui ne faisait qu’un, pour ainsi dire, avec leur personnalité.

Notre confrère Népomucène Lemercier, entre autres, fut victime de cette tribulation posthume. Il occupait le quatorzième fauteuil. Il s’y était reposé pendant trente ans. Cet académicien paisible et bienveillant qui se peignit naïvement lui-même dans son épitaphe : « Il fut homme de bien et cultiva les lettres », n’avait eu qu’une aversion dans toute son existence : la poésie romantique. Il avait déclaré maintes fois, du ton le plus solennel : « Moi vivant, M. Hugo ne sera jamais de l’Académie ». Hélas ! on défie le destin par de telles menaces. Victor Hugo fut élu au fauteuil de Népomucène, enjambant son cadavre pour pénétrer sous la Coupole, et c’est à lui que revint la tâche de prononcer l’éloge de cet obstacle que le trépas seul avait ôté de son chemin.

Vous, Monsieur, vous ne risquez pas de contrister l’ombre de notre regretté confrère Pierre Gaxotte. Un successeur tel que vous a plus d’une raison de lui plaire. Votre vie n’est pas sans rapport avec celle des personnages vers lesquels son goût l’attirait. Non que vous ressembliez par un trait ou un autre à Louis XV ou au grand Frédéric, mais il y a chez vous de ces côtés imprévus, de ces dissonances dont il était friand. Vous étiez en outre un excellent sujet pour un historien qui n’aimait rien autant que de chercher la vérité sous les erreurs, que de restituer l’authentique figure de quelqu’un en la lavant des préjugés ou des mensonges dont les siècles l’avaient recouverte.

Je me suis essayé à ce travail afin de donner à cette Compagnie où vous entrez une image de vous plus conforme à la réalité que celle qu’il m’a paru qu’elle avait. Vous avez en effet suscité ici des passions qui ne sont guère dans nos habitudes et qui, relativement à vous qui aviez tant de titres à nos suffrages, m’ont étonné.

Marcel Jouhandeau me dit un jour : « Chaque fois que tu écris une ligne, il faut que cela fasse un drame. » Il ne m’apprenait rien, sans doute, par cet aphorisme familier, mais il énonçait la plus honorable exigence du métier d’homme de lettres, à savoir que l’on ne doit écrire que des choses exprimant notre vérité propre, la plus cachée, la plus choquante ; qu’à ce prix seul on peut être content de soi. C’est dans votre vie active plutôt que dans vos écrits que vous avez mis en pratique ce que je me permettrai d’appeler le postulat de Jouhandeau. Mais le résultat est du même ordre. Vous avez marché depuis votre jeunesse au milieu des drames, parce que dans chaque circonstance où le destin vous a placé, vous avez préféré faire ce qui répondait aux élans de votre cœur ou aux raisonnements de votre tête, plutôt que ce que la société attendait de vous.

Il est très difficile d’être fidèle à soi-même, tant dans la littérature que dans l’action. Si difficile, ma foi, que la plupart des gens se trahissent eux-mêmes sans le savoir. Il me semble que vous ne vous êtes jamais trahi, que vous avez été constamment inflexible, que vous avez toujours préféré votre vérité à celle des autres, y compris du plus grand de tous les autres.

Soyons équitable : souvent cela n’a pas été sans charme. Il est des moments où l’on choisit les chemins escarpés avec ivresse, ne serait-ce que par esprit de contradiction, et parce que rien ne paraît aussi désirable que de se distinguer de la multitude abusée. Vous avez connu cela. Mais c’est quelquefois déchirant : quand il s’agit en un instant de réviser ce à quoi l’on a cru, de se retrancher de quelqu’un que l’on aimait, que l’on vénérait, pour qui l’on avait tout risqué. Autant il est exaltant de se battre contre l’ennemi, autant il est douloureux d’être placé devant le choix de rejeter son père ou de se renier soi-même.

Dès vos débuts, M. Pierre Gaxotte, qui était universitaire, comme vous savez, vous eût considéré avec attendrissement. À dix-sept ans, en 1929, vous fûtes reçu premier au concours de l’École Normale supérieure. Il est d’heureuses natures dont on se dit qu’elles ne cesseront de moissonner les lauriers sans que cela, apparemment, leur cause la moindre fatigue. Tel est un des aspects de votre déconcertant destin. Vous avez traversé l’Université du pas tranquille, quoique vif, d’un cacique fumant un calumet qui n’était pas celui de la paix, contrairement à ce que pensaient vos camarades et, sans doute, à ce que vous pensiez vous-même. En 1932, vous fûtes reçu au concours d’agrégation de philosophie. Premier, comme il se devait.

Une des originalités de votre caractère qui ne manquera pas de plaire aux personnes que captivent les contrastes de la nature humaine est que vous illustrez à merveille la célèbre maxime de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Tout en vous annonçait une carrière des plus droites, des plus heureuses, une renommée paisible gagnée à l’ancienneté par de longs travaux, de patientes découvertes, des communications jetant le désarroi dans le petit monde de l’ethnologie, des doctorats honoris causa conférés par une douzaine d’Universités exotiques, le tout couronné par une élection flatteuse à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Et peut-être eussiez-vous eu cette aimable existence si vous aviez vécu à une époque moins dérangée que la nôtre ; peut-être eussiez-vous été un second Champollion, un autre Winckelmann, ne regardant rien au-delà de sa spécialité. Un de vos amis, un de vos pairs, me révéla, que dès l’âge de dix ou douze ans vous étiez conscient de votre vocation de « mexicaniste », ce qui est bien réfléchi et presque inhumain pour un petit garçon. Je doute cependant que vous eussiez été fort différent au XIXe siècle ou au XVIIIe siècle de ce que vous avez été au XXe. À quelque époque que le ciel vous eût envoyé sur terre, vous eussiez trouvé des motifs de révolte, car ceux-ci ne manquent jamais.

Cocteau disait que les mauvais écrivains sont de bons élèves s’évertuant à passer pour des cancres. Toutefois, il est de bons élèves qui recèlent en eux quelque cancritude, si je puis hasarder ce néologisme, c’est-à-dire un levain d’énergie grâce auquel ils se mettent dans les situations difficiles ordinairement réservées aux mauvais sujets authentiques. Il me semble que vous faites partie de cette catégorie, assez rare en somme, et qui échappe aux classifications. Le propre du bon élève est de tenir beaucoup à ses titres, à ses grades, à ses fonctions, qu’il a obtenus par le travail. Il ressemble à un épargnant qui ne met jamais ses économies en jeu. Le cancre, à l’inverse, n’a rien à perdre. Il s’ensuit que c’est lui qui agit sur le monde, et y pose son empreinte. Les têtes brûlées ont un avantage perpétuel sur les têtes froides.

Votre particularité, Monsieur, est que votre tête froide qui vous a permis divers accomplissements, qui vous a valu, à trente-et-un ans de donner des conférences au Collège de France, puis fit de vous un professeur à l’École des Hautes Études, et surtout le plus profond connaisseur des anciennes civilisations indiennes, votre particularité, dis-je, est que cette tête froide, périodiquement, se met à brûler, que vous comptez pour rien ce que vous avez fait ou ce que vous êtes, que vous risquez tout, parce que votre passion vous y pousse. M’entretenant avec vous de cette disposition, et la comprenant peut-être mieux qu’un autre, je vous déclarai que, selon moi, vous aviez singulièrement réussi votre vie. Propos qui vous étonna. « Il me semble, au contraire, que j’ai tout manqué », me répondîtes-vous. Vous vous trompiez naturellement, et c’est moi qui avais raison. Mérimée rapporte que Stendhal se moquait de lui parce qu’à vingt ans il étudiait le grec. « Vous êtes sur le champ de bataille, disait-il ; ce n’est plus le moment de polir votre fusil : il faut tirer. » Je ne sais ce que vous eût dit Stendhal si vous aviez eu le bonheur de l’avoir pour ami ; mais il eût été charmé, je pense, qu’après avoir si soigneusement et si longuement poli votre fusil, vous ayez eu l’idée si peu naturelle d’aller vous en servir sur le champ de bataille. Car c’est bien ce qui s’est passé.

Notre vie est un roman dont nous sommes le lecteur. Le grand romancier qui l’écrit n’en dévoile à l’avance ni les péripéties ni le dénouement ; cependant, il s’arrange pour les annoncer de façon symbolique. Il donne une tonalité ou une saveur à ce qui nous arrive, par quoi l’on reconnaît que cela nous était bien destiné et ne pouvait convenir à un autre. Dès nos plus jeunes années, le monde se montre à nous tel que nous le verrons toujours. Le Mexique de vos vingt ans, où vous arrivâtes en 1932, est une allégorie que vous étiez incapable de déchiffrer sur le moment, mais qui s’éclaire à un demi-siècle de distance. Les éléments de votre existence future étaient là, sous une forme mystérieuse. Le pays, d’abord, exposait à vos yeux ce que vous deviez voir ailleurs plus tard : il se remettait à peine de dix ans de guerres civiles ; tout était encore dans le tumulte et dans les ruines ; les villes étaient exsangues, les campagnes dévastées. Mais le jeune ethnologue ne s’intéressait pas encore au présent, qui d’ailleurs n’est pas souvent un objet de curiosité pour la jeunesse : il la déconcerte par sa complication ; elle préfère le passé, qui est clair parce qu’il est immobile. Il semble que vous n’ayez jeté qu’un regard distrait sur ce Mexique encore fumant des chevauchées de Pancho Villa et de Zapata, déchiré par la réforme agraire et les fureurs des présidents révolutionnaires contre l’Église catholique. Vous recherchiez ce que vous appelez « l’épaisseur du calme indien ». Ce n’était évidemment pas à Mexico que vous aviez quelque chance de le trouver. Vous désiriez rencontrer des êtres humains aussi éloignés que possible de nos contemporains.

Or, ils existaient là-bas : c’était les Lacandons, derniers descendants des Mayas, que n’avait point touché la rude patte des Conquistadores, protégés qu’ils avaient été par leurs forêts. Nul ne s’était aventuré dans leur territoire depuis 1909. Vous y allâtes comme un explorateur du XIXe siècle, époque où l’archéologie était une affaire périlleuse et où les archéologues étaient d’intrépides cavaliers. Les Lacandons avaient bien de quoi vous plaire. Au milieu de leurs forêts, gardiens insouciants de ruines antiques mangées par la verdure et la moisissure, ils vivaient comme si rien ne s’était produit depuis deux mille ans, ou depuis la préhistoire, avec des contrastes charmants toutefois. Ils fabriquaient leurs pointes de flèches à la façon des Moustériens, mais en fumant le cigare. À présent, ô tristesse ! Ils possèdent des carabines et des transistors. Certains se sont adaptés à la modernité au point de mettre des pantalons et de se couper les cheveux. En 1933, ils étaient parfaitement purs et vous eûtes le bonheur de les contempler dans cette pureté, de voir à travers eux ce qu’étaient les paysans mayas que Fernand Cortès sur son grand cheval, suant sous sa cuirasse et son morion, avait découverts quatre siècles plus tôt.

Les huit années que vous avez passées au Mexique sont-elles les plus heureuses que vous ayez vécues ? J’inclinerais à le penser, en dépit des succès que vous eûtes par la suite, de l’expérience du pouvoir que vous fîtes et, pourquoi pas ? de vos tribulations. Vous aviez la rare aubaine de réaliser dans la jeunesse un grand désir de jeunesse. À l’âge où l’on se contente de rêver, vous possédiez la réalité. Si vous aviez lu Gobineau, vous deviez songer parfois que vous étiez un de ces « Calenders-fils de roi » à qui leur naissance confère des privilèges insoupçonnés du commun des mortels. De temps à autres, vous reveniez en France pour y cueillir un doctorat ou tressaillir à propos de la déshonorante capitulation de Munich.

Comment un jeune savant, parfaitement heureux au milieu de ses chers sauvages, établi dans les mondes disparus comme un châtelain dans ses terres, a-t-il envie soudain de quitter ces studieuses délices ? Pourquoi, en un instant, remonte-t-il les siècles et se jette-t-il dans ce que le présent a de plus confus, de plus ténébreux, surtout de plus inconnu pour un homme comme lui ? Il n’a fallu que quelques paroles au-delà des mers, et que vous n’aviez pas même entendues lorsqu’elles furent prononcées. Elles disaient que la France avait perdu une bataille, mais qu’elle n’avait pas perdu la guerre, elles appelaient les Français à venir dans une île à l’extrême ouest de l’Europe, rejoindre un général qui prétendait à lui seul sauver la patrie. Rencontre étrange : c’était le 18 juin, jour anniversaire de Waterloo, que cet appel avait circulé à travers les mensonges querelleurs des radios guerrières. Une telle date n’était évidemment pas le fruit du hasard, mais celui du destin.

Ce n’est pas non plus le fruit du hasard si le général de Gaulle est apparu dans votre vie, dans la mienne, dans la vie des Français. Il était de ces hommes qui viennent du plus profond de notre énergie nationale pour remplir quelque mystérieux dessein ou quelque salvation dont la France est périodiquement la bénéficiaire. Comme toutes les grandes œuvres, la sienne a eu de petits commencements, et s’est heurtée à des difficultés extrêmes. Nous-mêmes, en contemplant ce qu’elle avait de précaire, car elle ne reposait que sur la force d’âme d’un individu dont nous n’avions jamais entendu parler, nous étions pleins de crainte. De Gaulle était notre dernière carte, dont nous ne voyions que le dos, sans pouvoir deviner si c’était un deux ou un as. Quelle qu’elle fût, il fallait cependant la jouer. De Gaulle était seul contre le monde, seul contre Hitler et l’armée allemande, seul contre la sottise et les mauvaises intentions de nos alliés, seul pour assumer nos mille ans d’histoire. « Au début, je n’y croyais pas beaucoup... » m’avez-vous dit. Nul n’y croyait beaucoup, car nous n’étions plus guère habitués aux miracles, en 1940; néanmoins, par une heureuse contradiction, nous y croyions absolument. Nous y croyions si fort que nous étions prêts à jouer notre vie sur cette carte que nous ne connaissions pas.

Je présume que lorsque vous avez rejoint le Général à Londres, votre pessimisme s’est dissipé. Cet homme était tout à Mit votre homme, singulièrement par sa froideur et sa raideur, qu’il accentuait jusqu’à l’inhumain, parce qu’il n’avait rien, et qu’il fallait d’autant moins plier qu’on était justement un roseau. Votre caractère épineux de Cévenol, votre esprit de contradiction protestant, vous avaient poussé à choisir la révolte ; vous rencontriez soudain quelqu’un qui était encore plus cévenol et protestant que vous, et en outre qui s’environnait de mystère comme un dieu aztèque. J’ignore si, des premiers compagnons de de Gaulle, vous êtes celui qu’il a le plus aimé ; toutefois, il y avait entre vous et lui une espèce de ressemblance, comme d’un père à un fils ; vous étiez deux natures assez parentes par la gravité, l’obstination, le goût du secret, l’ambition de réussir des choses impossibles. Le Général, qui ressentait tout avec une curieuse acuité, s’en est sans doute aperçu assez vite. D’où les missions essentielles qu’il vous confia. Quant à vous, Monsieur, quoique vingt ans après vous vous fussiez opposé à lui et même que vous fussiez devenu son adversaire, j’ai observé que vous lui portiez ce sentiment si spécifique que je n’ai rencontré que chez les volontaires qui l’entouraient à Londres dans les premiers temps, mélange de familiarité, de persiflage et de vénération, tel que les grands hommes en inspirent à leurs grognards.

Romain Gary, à qui un journaliste demandait s’il se sentait plus français que russe ou vice-versa, fit cette réponse lumineuse : « Ma patrie, c’est la France-libre ». Nous sommes quelques-uns qui pourrions reprendre cette parole à notre compte. La France-libre, c’est-à-dire la mystérieuse légitimité conférée à de Gaulle par le désastre de nos armes, la poignée de soldats autour de lui, les quelques milliers de résistants sur notre sol, a été la seule chose dans notre vie pour quoi non seulement nous avons été prêts à mourir, mais encore à accomplir des actions fort au-dessus de nos capacités. Au demeurant, « France-libre » n’est-il pas un pléonasme ? La France n’est France que quand elle est libre, que quand ses enfants n’acceptent pas d’être des prisonniers impuissants.

Je sais bien, pour ma part, que j’ai aimé la guerre. Pourtant celle que j’ai faite n’était point celle d’Apollinaire avec ses « chants, ses longs loisirs », et elle n’était pas « jolie ». Mais c’est pendant ce temps que j’ai connu la parfaite liberté. Telle est l’expérience, je crois, de tous les soldats, lorsqu’ils sont soulevés au-dessus d’eux-mêmes par une noble cause. Qui le comprend en dehors de leurs compagnons d’armes ? Nous-mêmes, à qui ce sort si digne d’envie était réservé, nous en avions fait des moqueries dans notre jeunesse, excédés que nous étions par les récits des Anciens Combattants de 14. Nous étions scandalisés qu’ils n’eussent gardé de la grande boucherie européenne à peu près que des souvenirs joyeux, dont ils nous rebattaient les oreilles. Nous ne devinions pas que leur héroïsme avait fait d’eux des êtres d’une autre nature que nous qui n’avions pas eu besoin d’aller jusqu’au bout de notre âme, ou au-delà, ni que les misères où ils avaient été plongés leur procuraient un bonheur rétrospectif dont n’approchait aucun des plaisirs de la paix.

Nous avons été des Anciens Combattants à notre tour, et nous avons accédé à ce secret. De là, chez nous, plus ou moins marqué, un air de famille, à cause duquel nous sommes imperceptiblement différents des Français qui n’ont pas participé à ce qu’on appellera peut-être plus tard, si la France mérite d’avoir encore des historiens, l’épopée gaullienne. Il nous en est resté une tournure de caractère, une façon d’être, un style enfin, que je ne vois que chez nous, mais que j’y vois au premier coup d’œil.

Les survivants du Premier Empire, les demi-soldes de la Grande Armée avaient de telles connivences. Les demi-soldes de la Petite Armée m’ont souvent fait penser à eux. Tel colonel de Kœnig ou de Brosset me paraissait plutôt sortir d’un tableau de Géricault que d’une bande d’actualités cinématographiques, comme s’il y avait une morphologie séculaire du guerrier français.

Quelles qu’aient été vos pensées et vos actions par la suite, et si opposées qu’elles fussent à de Gaulle, il ne vous a pas été possible de quitter votre peau d’Ancien Combattant de la France-libre. Vous avez été marqué à jamais de cette empreinte. Au mois de novembre 1970, je le tiens de votre bouche même, par une de ces rencontres qui nous font douter que le monde soit gouverné par la seule contingence, quand vous apprîtes la mort de notre vieil empereur, vous étiez à Londres. Saisi d’un chagrin que vous n’aviez peut-être pas prévu, vous vous rendîtes à la petite maison de Carlton Gardens, comme en pèlerinage, et vous demeurâtes là un moment, plein de tendresse et de mélancolie, assiégé par les souvenirs anciens.

Il était réservé à un gaulliste de vous accueillir dans cette maison ; je suis content d’avoir été celui-là. Il me semble que je comprends les raisons qui vous ont éloigné de de Gaulle et de nous qui lui avons été constamment fidèles, non sans qu’il nous déconcertât souvent ou qu’il nous heurtât. Il paraît étrange de prétendre que nous obéissions à cet homme si profond avec la foi du charbonnier. Pourtant ce fut ainsi. Il nous avait habitués à ne se tromper jamais, il voyait plus loin que nous, quelques déliés ou avertis que nous fussions. Nous admirions jusqu’à ses boutades qui étaient assez rudes. Nous le suivions aveuglément, en nous disant, chaque fois que nous ne pénétrions pas ses motifs, que c’était lui qui voyait juste et nous qui nous trompions ; que l’avenir, immanquablement, le confirmerait. L’avenir le confirmait en effet. Nous étions humbles devant lui. Cela ne tenait pas seulement à ce qu’il nous intimidait, mais à ce qu’il était humble aussi, d’une humilité d’alpiniste, si je puis dire. La réalité était à ses yeux une montagne que l’on ne peut ni raser, ni déplacer, mais que l’on peut escalader. À force de le voir planter son petit drapeau tricolore sur des sommets où nul ne pensait qu’il arrivât jamais, et par des cheminées qu’il était seul à connaître, nous avions fini par le prendre pour un sorcier, pour un magicien, à qui rien n’était impossible parce que, justement, tout était difficile.

Avez-vous aperçu cette insolite humilité gaullienne, Monsieur ? C’est peu probable, et d’ailleurs vous en êtes excusable. Nul ne la voyait, et moi pas plus qu’un autre, abusés que nous étions par la figure altière du Général, sa grande âme, son ton souverain, ses conceptions si assurées. Personne n’imaginait que ce personnage incommode, que rien n’aurait eu la force de remuer contre sa volonté, était dans le fond la souplesse même, toujours prêt à s’adapter aux circonstances, les devançant quand il le pouvait, afin de les dominer mieux.

« Les gens faibles ne plient jamais quand ils le doivent », dit avec perspicacité le cardinal de Retz. De Gaulle ne pliait que dans les conjonctures où cela était indispensable. Nous n’avons eu que trop, depuis des années, le spectacle contraire, c’est-à-dire des gouvernements tout ensemble orgueilleux et débiles, ayant l’illusion que leurs doctrines seront plus fortes que le monde, faisant leurs coups de force à contretemps, qui s’y cassent les dents et qui nous entraînent dans leur imbécile démesure.

Il n’y a rien que d’honorable dans ce qui vous a séparé de de Gaulle. C’était une différence de nature. Il était homme d’État et pragmatique; vous étiez un philosophe. Pendant près d’un quart de siècle, ces deux caractères se sont accommodés, et quelquefois complétés. Une tragédie nationale les avait réunis ; une autre tragédie nationale les divisa. Au temps de la France-libre, tout était clair : d’un côté le bien, de l’autre le mal. Au temps de la guerre d’Algérie, tout devint obscur. Où était la justice, où était la vérité ? Hélas ! Il y avait plusieurs justices, plusieurs vérités, plusieurs vues sur ce qui était salutaire ou funeste. Vous, Monsieur, vous avez aimé l’Algérie comme on aime une personne. Vous y aviez été envoyé par la République afin de la gouverner, et il s’est passé pour vous ce qu’il était advenu à certains de vos prédécesseurs : nulle chose bientôt ne vous a semblé plus urgente que de conserver cette terre dont, en cent-trente ans, nous avions fait une portion de la France.

Du reste l’Algérie n’était-elle pas la France ou son prolongement, avec ses rues et ses villages qui portaient des noms de chez nous, ses habitants qui parlaient notre langue, ses écoles qui enseignaient notre histoire, jusqu’à ses villes qui ressemblaient à celles de nos vieilles provinces ? Cette France à peine exotique sous son ciel bleu, remplie de fortes passions, est entrée dans votre cœur et n’en est plus sortie. Elle le sentait, et vous aimait en retour. Comment résister à cela, comment n’être pas ivre d’un tel amour partagé ?

En outre, vous aviez observé les résultats déplorables des décolonisations précipitées qui avaient plutôt fait le malheur des peuples décolonisés que celui de leurs anciens maîtres, lesquels les avaient lâchés avec des soupirs de soulagement, bien contents de se débarrasser de ces possessions vermoulues qui ne rapportaient plus grand chose et qu’ils traînaient comme des boulets. La grande imposture de la liberté n’avait jamais autant fait de ravages dans le monde ! Quelle liberté leur avait-on soudain offerte, à ces malheureuses contrées délivrées en grande pompe des Européens ? La plupart étaient tombées dans des tyrannies cannibales, des marxismes de sorciers, des famines médiévales, des massacres antiques, des chaos que les belles âmes humanitaires n’avaient pas prévus ou s’étaient gardées d’annoncer. Vous ne vouliez pas de cette liberté-là pour l’Algérie. La lui jeter comme l’affranchissement à un esclave vous paraissait la plus mauvaise action que l’on pût commettre à son encontre, et dont nous eussions toujours porté le remords.

Cependant, il y avait quelque chose d’irrémédiable dans le cours des événements, qui ne tenait point à notre faiblesse, car nous avions à peu près réduit la rébellion, ni à notre volonté de nous maintenir, ni même au désir sincère de la majeure partie de la population algérienne de demeurer dans la mouvance française. La séparation de l’Algérie et de la France n’était pas inscrite dans les astres mais dans la nouvelle configuration du monde, dans les formes inédites qu’allaient prendre la puissance et la richesse des nations, dans la métamorphose de la société. De Gaulle, après avoir constaté que la conservation de l’Algérie, au prix que nous la payions, n’était pas compatible avec l’état qu’il ambitionnait de donner à la France - et qu’il lui donna - décida ce que nous savons, et qui nous fit saigner le cœur autant qu’à vous, non pas seulement alors, mais encore maintenant. Il s’en est suivi dix années, sinon davantage, d’une prospérité comme la France n’en avait connue à aucune période de son histoire, et d’une dignité, d’un éclat dans le monde qui nous paraissent, aujourd’hui, quasiment irréels. Quant à l’Algérie, grâce à Dieu, elle n’a pas été inférieure à son indépendance. Elle a pris dans le monde une place qu’elle n’aurait peut-être pas sans ce que nous lui avions apporté.

Ces années, pour vous, furent tragiques et, bien sûr, cela est à votre honneur. Vous les avez vécues dans la colère et l’exil ; vous étiez un proscrit ; vous qui aviez fait tant de folies pour la patrie, vous devîntes un apatride : cela était marqué sur votre passeport. Rien n’eût été plus simple que d’abjurer votre ancienne passion et de faire acte d’allégeance. Qui sait si l’on ne vous eût pas accueilli comme l’enfant prodigue ? Vous aviez aimé de Gaulle, mais lui aussi vous aimait. Votre retour, après tant de drames, lui aurait causé de la joie, sous son visage impassible. Des compagnons qui l’avaient entouré, vous étiez l’un des plus chers à son cœur, en qui il avait reconnu les vertus auxquelles il était le plus sensible. Mais rien, sans doute, ne peut faire revenir de sa religion un protestant cévenol ; il lui est fidèle jusqu’aux galères. Il se peut que de Gaulle, si peu enclin au pardon qu’il fût lorsqu’on avait traversé ses desseins, vous eût tendu la main ; de votre fait, il n’y avait point à attendre d’accommodement. D’abord parce que vous n’aviez pas varié dans votre opinion ; ensuite parce que vous étiez dans la position inexpugnable de Caton refusant de s’associer à une victoire que condamne sa conscience.

Je pense que vous comprenez, Monsieur, que plus encore que le savant professeur, plus que l’explorateur méticuleux des civilisations englouties, l’Académie française a élu l’homme que vous avez été. Elle a été séduite par ce qu’il y avait d’imprudence et d’irréductibilité dans votre vie. Votre caractère lui a plu. Lorsqu’elle m’a distingué moi-même, j’en ai éprouvé une grande surprise : je n’imaginais pas qu’une Compagnie si renommée pût voir quelque agrément ou quelque profit à accueillir dans son sein un mauvais sujet tel que j’étais. C’est que je ne la connaissais pas. L’Académie française est la seule assemblée dans le monde que ne choquent pas les irréguliers qui ne suivent pas les chemins habituels de la société dès lors qu’elle leur reconnaît quelque valeur. Mieux encore : elle n’a pas a priori horreur du talent ni même du génie et n’est pas scandalisée par leurs formes déconcertantes. Elle a vu en vous ce que, sous des aspects divers, elle cherche depuis trois cent cinquante ans et qu’elle trouve quelquefois : le sel de la terre française. Il n’en a pas fallu davantage pour qu’elle désirât que vous vinssiez parmi nous. Quand un candidat est élu, on dit qu’il est l’élu de l’Académie tout entière. Je puis vous assurer que vous êtes aussi l’élu de vos anciens compagnons gaullistes qu’elle compte dans ses rangs.

Quant à moi, Monsieur, qui ai l’honneur de vous accueillir dans cette maison, je me réjouis de notre choix. Je crois, du reste, l’avoir fait suffisamment sentir. Je crois avoir fait sentir de même combien je vénérais la mémoire du général de Gaulle. Pas un moment je n’ai discerné de contradiction entre ces deux sentiments. Le temps et la mort réconcilient tout. Vous ne recelez plus de fureur en vous contre celui qui fut mieux que notre chef pendant trente ans, mais véritablement notre père ; je sais que le vide douloureux de votre cœur lorsque vous l’en aviez chassé s’est de nouveau rempli de lui ; et nous autres, nous ne voyons en vous qu’un frère revenu d’un long voyage. Vous êtes ici chez vous.