Discours de réception d’Edgard Faure

Le 25 janvier 1979

Edgar FAURE

Réception de M. Edgar Faure

 

M. Edgar Faure, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. André François-Poncet, y est venu prendre séance le jeudi 25 janvier 1979, et a prononcé le discours suivant :

 
Messieurs,

Votre Compagnie m’a désigné comme le quinzième titulaire de son dix-huitième fauteuil. Me voici donc appelé à prendre séance parmi vous et dans le même trait de temps, votre directeur veut bien me donner la parole.

Cette circonstance solennelle me fait éprouver dans sa plénitude le bienfait que je retire de votre choix. L’honneur que vous conférez me paraît tel que je n’en imagine aucun qui le surpasse et je le ressens comme intimement lié en moi-même à ce que la vie m’avait donné de plus précieux.

Aussi n’est-ce point d’un faible cœur, ni par simple docilité aux rites que je viens, selon l’expression consacrée, vous lire mon remerciement.

Ce terme, qui désigne à la fois le discours et le sujet du discours, prend dans cette contraction une force particulière et sa signification dépasse ici celle que lui accorde le langage commun. Votre dictionnaire le définit par référence à l’action de grâces. Entre ces synonymes, je confesse que ma préférence irait plutôt à celui qui évoque l’affection et l’ornement qu’à celui qui dérive de la marchandise et du salaire. Quoi qu’il en soit, l’occasion me semble propice de les associer.

Quand je remercie l’Académie française pour la grâce qu’elle me fait, je l’envisage dans le cadre de notre époque et dans sa composition actuelle. Quand je lui rends grâce pour ce qu’elle est, je la considère dans sa permanence et dans la progression de sa continuité.

Il m’apparaît en effet que la caractéristique singulière et la finalité dominante de votre Compagnie doivent être discernées dans son emprise sur la dimension du temps. Elle a été faite pour durer, elle a duré, elle a pris possession de la durée; elle la dispense sans relâche et au fur et à mesure de ses distributions, elle l’augmente et en quelque sorte la capitalise. Ainsi nous fait-elle apercevoir par une assez remarquable exception, un organisme qui n’a rien à craindre du vieillissement, puisque l’accroissement de son âge, en confirmant sa justification, améliore ses chances de longévité et lui redonne la jeunesse.

En entrant dans vos rangs, nous ne sommes pas seulement attentifs à des chances supplémentaires de prestige ou de renommée et à l’exceptionnel avantage d’aborder si aisément tant de personnalités d’un tel mérite. Nous scellons aussi et surtout notre appartenance à une communauté qui existait longtemps avant nous et dont nous avons quelque raison de penser qu’elle existera encore longtemps après nous. Nous voici dotés d’un seul coup d’un passé immense, cependant déchiffrable et en quelque sorte disponible ; nous nous insérons dans une généalogie qui fait impression par le nombre de ses branches et par l’éclat de ses figures. Nous découvrons dans cette nouvelle lignée plus de noms familiers que nous n’en pourrions dénombrer, sauf rarissime exception, dans nos papiers de famille. Et quant à ceux qui nous étaient jusque-là inconnus, chacun a quelque chose à nous offrir et quelque titre à éveiller en nous un sentiment de compagnonnage.

On se plaît parfois à nous appeler «  immortels » et je consens qu’il ne faut pas prendre ce propos au pied de la lettre, mais ce serait une erreur de ne le prendre du tout au sérieux. Par l’effet de l’heureuse règle selon laquelle notre dignité ne se perd, ne se révoque ni ne se périme et que même on ne s’en démet point, elle s’intègre à la personne et nous pourrions dire, à la manière de Mark Twain, que nous sommes éternels, en tout cas, pour le reste de notre vie. Il faut voir plus avant ! Sous la pression même de ce supplément d’identité, par l’appropriation personnelle que nous faisons de l’ancienneté collective, il semble que la mesure de notre temps s’étire. Nous voyons se déplacer vers l’amont le crochet qui marque la limite antérieure de notre âge, la seule que nous connaissions, le dies a quo et dès lors, nous recevons l’impression confuse et bienfaisante que la limite supérieure se déplace aussi, que le dies ad quem s’éloigne et que même au-delà de sa survenance il sera de quelque manière, mystérieusement transcendé.

On a dit que l’anxiété de l’homme moderne trouvait sa cause dans le déséquilibre qui affecte ses relations respectives avec l’espace et avec le temps. La facilité que nous avons acquise de maîtriser les distances nous fait ressentir plus gravement notre impuissance à agir sur les durées. De là vient sans doute cette force impulsive qui nous porte à briser les barreaux de notre réclusion et comme on ne peut briser que ce qu’on trouve, c’est paradoxalement dans la direction du passé que se porte notre revendication de l’avenir. Du Québec à l’Iran, de l’Irlande à la Mer Rouge, de la religion à la langue, du swahili au celtique, partout se déchaîne autour de nous cette aspiration des hommes et des groupes à assurer leur survie par la réintégration de leur préexistence.

L’opposition communément établie entre l’avenir et le passé n’est sans doute qu’une illusion due à la fragilité de notre entendement. Les termes réels de la contradiction sont le temps qui se mesure et le temps qui ne se mesure pas et si nous nous évertuons à passer de celui-là à celui-ci, c’est peut-être parce qu’il y a en nous, quel que soit le nom qu’on lui donne, quelque chose qui appartient à la fois à l’un et à l’autre ou qui échappe à la fois à l’un et à l’autre.

Il se trouve ainsi que votre Compagnie, en s’accomplissant dans la durée, ce qui était le vœu de ses fondateurs, allait à la rencontre d’un monde que ceux-ci étaient loin de prévoir et qu’elle répond aujourd’hui à des aspirations dont jusque récemment on ne soupçonnait pas l’existence. Nous devons rendre hommage à la géniale intuition du cardinal de Richelieu. Son esprit, imbu d’autorité, attaché à la hiérarchie et aux structures, a créé une institution détachée de toute autorité, vivant sans hiérarchie et structurée d’impondérable, pour ainsi dire une institution désinstitutionalisée selon le vœu des plus audacieux futuristes, donnant au surplus l’exemple de cette convivialité dont on fait aujourd’hui si grand tapage.

Il faut ajouter que l’Académie appartient à l’ordre public. Elle a traversé bien des régimes, la souplesse de son règlement a survécu aux architectures ambitieuses des constitutions étatiques, elle n’a connu que peu de conflits. Elle vit aujourd’hui dans la meilleure harmonie avec tous les pouvoirs dont elle ne dispute pas les compétences, ce qui lui permet de régler les siennes à sa fantaisie. Se gardant des excès de la paperasse, résistant à la tentation du gaspillage, évitant les pièges de la bureaucratie, elle défie le principe dit de Peter, aussi bien que la loi dite de Parkinson. Sans doute lui fait-on grief quelquefois de n’avoir pas accueilli tous les hommes qui l’eussent illustrée et d’en avoir accueilli qui ne l’illustrèrent que faiblement. Mais si l’on considère le pourcentage des uns et des autres et ce que l’on pourrait appeler la moyenne de la représentativité, qui pourrait mieux dire ? À la manière de ce fil coloré, ténu et infrangible qui marque la provenance des cordages marins, votre présence est sensible dans la trame historique de la personnalité collective française.

« Tout est nouveau en France, excepté l’Académie. » En ces termes s’adressait à votre Compagnie, le 21 avril 1842, Alexis de Tocqueville. Je serais tenté de paraphraser en disant «  Tout est nouveau en France, autour de l’Académie », laquelle n’est ni ancienne, ni récente, mais à la fois perdurable et sans cesse renouvelée, comme l’onde du Narcisse.

Par la liturgie de ce renouvellement, chacun de nous se place, en entrant dans un si vaste parentage, sur le nouveau segment d’une ligne de succession directe. Ainsi notre recrutement collégial prend-il des allures héréditaires et la procédure affinée du libre choix électif nous semble revêtir soudain le dur éclat d’une consécration dynastique. Comme l’esprit a de la peine à concevoir une galerie de quelque six cent cinquante portraits et comme, d’autre part, il paraît ardu, bien que l’expérience ait été tentée, de prononcer d’affilée une quinzaine de panégyriques, l’heureuse coutume s’est instituée d’identifier vos quarante séries à l’une d’entre elles et celle-ci à sa pénultième incarnation.

Ainsi, par l’hommage rendu à son prédécesseur immédiat, le nouvel élu s’efforce-t-il à la fois de prouver son allégeance à la Compagnie tout entière et sa volonté de contribuer, dans la très humble mesure qui peut lui appartenir, au projet prométhéen de surpassement du temps.

L’héroïne de Goethe, Odile, avait porté dans son journal cette remarque : « La vie après la mort peut encore apparaître comme une seconde vie, dans laquelle on pénètre à l’état d’image, à l’état d’inscription et dans laquelle on subsiste plus longtemps que dans la vie des vivants proprement dite. »

André François-Poncet avait été sensible à ce texte et dans son premier ouvrage il en présenta le commentaire. Je souhaite que dans les propos que je vais dédier à sa mémoire, apparaisse quelque chose de cette survie par l’image et par l’inscription dont lui fit confidence, quand il avait vingt ans, une jeune morte chérie des dieux.

Mon prédécesseur n’a pas laissé de souvenirs d’enfance et de jeunesse. Nous ne connaissons cette partie de sa vie que par des notations rares et sommaires. D’une façon générale, il n’aimait par parler de lui-même et ses écrits de mémorialiste n’ouvrent guère de jour sur son personnage intime. Non point qu’il donnât la moindre apparence de ce qu’on appelle un caractère renfermé. C’est un certain scrupule qui lui impose un certain silence, c’est une extrême pudeur sentimentale, un sens aigu de la barrière entre le moi qui appartient aux autres et le moi qui n’appartient qu’à soi. Son exceptionnelle propension à l’ironie, son goût célèbre pour les formules dites cruelles, s’expliquent principalement par le souci de rendre imperceptibles les mouvements de sa sensibilité et d’occulter, comme par un tain, les transparences de l’âme.

André François-Poncet naquit le 13 avril 1887 à Provins où son père exerçait les fonctions de procureur de la République. Peu après, le magistrat fut nommé à Tonnerre, puis à Meaux et en 1896 à Paris où il devait achever sa carrière comme conseiller à la Cour d’Appel. Sur son fils, M. Henri François-Poncet exerça à plus d’un titre une heureuse influence. Il l’instruisait dans l’attachement aux institutions républicaines, aux droits de l’homme, à la promotion sociale, en un mot au modèle du libéralisme, dans le sens fort de ce terme qui n’implique pas la tiédeur. Il détermina sa carrière quoique de façon indirecte, en lui faisant apprendre l’allemand et en l’envoyant avant son baccalauréat, pour lequel il disposait d’une forte avance d’âge, passer une année d’études à Offenburg. C’est dans cette petite ville du duché de Bade que s’accomplit la première rencontre de l’homme avec son destin, de l’histoire avec son agent.

André s’attacha à acquérir de l’allemand, non pas une connaissance moyenne, mais une véritable maîtrise. Comme il n’était ni polyglotte par goût, ni linguiste par vocation, nous saisissons ici la première clef de son personnage qui est une exceptionnelle capacité d’application à la tâche. Le travail bien fait est à la fois pour lui règle morale et art de vivre. Le devoir, dans tous les sens du terme, scolaire, professionnel, national, lui apparaîtra toujours comme la justification profonde de l’existence et la meilleure manière de passer le temps.

Entré cinquième à l’École Normale Supérieure en 1907, il fut reçu premier à l’agrégation d’allemand en 1911. Il accepta de prendre un service en province et exerça pendant deux ans au lycée de Montpellier.

En 1910, la Bibliothèque de Philologie et de Littérature moderne avait publié son mémoire d’études supérieures, consacré aux Affinités électives de Goethe. Ce premier ouvrage révèle, chez l’auteur, entre autres qualités, le goût et le sens de la psychologie, l’attention portée à la connaissance des êtres, à la découverte des ressorts de l’action dans les singularités de l’esprit.

En 1913, la revue Opinion que dirigeait Maurice Colrat, lui confia une enquête qui fut ensuite publiée en volume : «  Ce que pense la jeunesse allemande. »

«  L’Allemagne, note l’auteur, est un État militaire » et le péril n’est pas tant dans l’augmentation des effectifs que dans la mobilisation des cerveaux. Fou qui compterait pour desserrer le carcan sur l’élan généreux de la jeunesse. L’étudiant n’est que le singe de l’officier, sa réplique subalterne et son admirateur béat. Il est fier du symbole des deux casquettes jumelles, die beiden bunten Mützen. Il est embrigadé dans la corporation qui est l’armée à l’université.

La conclusion est tournée vers la France. Nous ne pouvons pas changer les Allemands, il faut tenter de changer les Français et de les rendre plus forts militairement et surtout moralement, « oublier nos divisions intestines, créer un état d’esprit national, supérieur aux querelles de parti ».

Sur ses années de guerre, le lieutenant François-Poncet, commandant de compagnie au 304e régiment d’Infanterie, décoré de la croix de Guerre, bientôt de la Légion d’honneur, ne nous a livré qu’une seule confidence, fort significative d’ailleurs. Au front, dans les tranchées, au milieu de ses soldats paysans et parce que justement sa tâche n’est pas seulement de les entraîner au combat, mais aussi d’assurer leur subsistance et leur entretien, il découvre la prépondérance des questions économiques qu’il tenait jusque-là pour subalternes et apanage de spécialistes. Cette impression se confirme lorsque l’armée le détache au Bureau d’information que le ministère des Affaires étrangères avait installé en Suisse et où l’on s’occupait notamment des problèmes posés par le blocus. «  J’avais compris du même coup l’erreur de mon éducation. Je me rendais compte que moi et mes pareils nous prétendions philosopher sans avoir un contact avec les réalités de la vie. » C’est dans ces dispositions d’esprit qu’il devait recevoir un deuxième signal de vocation : ce fut la rencontre, sur un quai de la gare de Berne, de Robert Pinot, secrétaire général du Comité des Forges. Issu de l’école des chrétiens sociaux, fervent disciple de l’abbé de Tourville, directeur du Musée social, Robert Pinot était devenu par un concours de circonstances qui n’est paradoxal qu’en apparence, le dirigeant non patronal de la première structure patronale industrielle, l’ordonnateur non capitaliste du secteur capitaliste le plus dense. Cette personnalité attachante, à laquelle mon prédécesseur a consacré une biographie affectueuse, apparaissait ainsi comme un démenti vivant au dogme manichéen de la lutte des classes.

« Quand nous nous rencontrâmes, nous fûmes bientôt en communion. » L’intellectuel cherchait l’initiation industrielle, l’industriel cherchait l’aération intellectuelle. André François-Poncet prit presque sur-le-champ la décision de changer de carrière. «  Puisque la guerre m’avait plongé dans le bain du réalisme, je voulais n’en point sortir, demeurer près des choses réelles, persuadé qu’il n’y avait pas d’autre moyen, à l’époque que nous traversions, d’employer mon activité d’une manière utile et intéressante ».

Il s’installa au 282, boulevard Saint-Germain. Il recruta une quinzaine de collaborateurs efficaces, s’assura de nombreux correspondants étrangers et édita une feuille quotidienne d’informations économiques, diffusée à un millier de correspondants qu’on appela « le Bulletin Poncet ».

Le choix d’une telle activité est déjà une décision politique Nous ne serons pas surpris de le voir se présenter aux élections législatives avec l’investiture de l’alliance démocratique.

« Si j’étais demeuré un intellectuel exclusif, remarque-t-il, non perméable à la leçon des choses, insensible au spectacle des grands événements, peut-être serais-je devenu socialiste. Mais les faits m’ont ouvert les yeux. »

 

Élu en 1924 à Paris, au scrutin de liste, réélu en 1928 au scrutin d’arrondissement, dans le secteur du Gros-Caillou, André François-Poncet menait ses campagnes électorales avec un esprit combatif et s’affirmait à la Chambre comme le champion de l’assiduité parlementaire. Nous le voyons proposer des lois et présenter des rapports sur des thèmes aussi divers que les dessins et modèles, le déclassement du port de Paris, le débenzolage des usines à gaz et la souscription d’actions cautionnées par les encartoucheurs d’explosifs ; il intervenait aussi sur des sujets plus pittoresques, tels les désordres estudiantins occasionnés par l’affaire Georges Scelle : « de l’action politique au quartier latin ? On en a toujours fait », remarque-t-il à l’adresse du ministre François-Albert, en le plaisantant sur ses « moustaches désolées ». Il suit au plus près les débats du budget, interpelle le gouvernement sur la politique financière, sur la vie chère, sur le chômage. Dès sa seconde législature, il est appelé au gouvernement : d’abord comme Sous-Secrétaire d’État aux Beaux-Arts, puis comme Sous-Secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, chargé de l’Économie nationale.

Ambition satisfaite n’égale pas vocation accomplie. Malgré les lauriers qu’elle lui accorde, la carrière politique inspire à André François-Poncet des réserves et il n’a pas l’impression qu’elle soit vraiment faite pour lui ni lui pour elle. L’instabilité gouvernementale, bien qu’il n’en souffre pas personnellement, le rebute et le régime des partis lui a toujours inspiré de la méfiance. Ses qualités d’expression ne lui semblent pas convenir exactement à la tribune, alors qu’il s’impose dans les commissions. Enfin, il y a une nuance d’attitude, de comportement général. «  La première condition d’intervention utile et efficace dans la vie politique, note-t-il dans un commentaire historique, c’est d’avoir la «  tripe républicaine ». «  Gambetta et ses amis l’avaient. Le duc Jacques Albert Victor de Broglie ne l’avait pas. » Dans cette appréciation viscérale du tempérament républicain, l’ancien ministre ne nous fait pas connaître le classement qu’il s’attribue. On suppose qu’il se jugeait mieux placé que le duc de Broglie, mais on doute qu’il se fût estimé l’égal de Gambetta. On comprend donc qu’il n’avait pas cessé d’être disponible.

Le troisième message de l’histoire fut délivré par «  un homme aux traits fins, qu’on eût pris pour un évêque anglican ». «  En parlant d’une voix timide, sans élever le ton, il éveillait la confiance et la sympathie. Cependant, la ligne épaisse des sourcils, l’étroitesse du front, la minceur des lèvres, le flottement du regard derrière les lunettes, étaient des indices moins favorables. »

Le Chancelier Heinrich Brüning a été invité à Paris en juillet 1931 par Pierre Laval. L’économie allemande a subi de plein fouet le choc de la crise américaine. Le Chancelier ne dispose au Reichstag que d’une majorité étroite et fragile. Pour l’aider, on décida d’élaborer une coopération économique soutenue entre les deux pays. Une telle entreprise exigeait un maître d’œuvre. On songea tout naturellement à confier cette mission au Sous-Secrétaire d’État à l’Économie, germaniste de première force. Ainsi, à quarante-quatre ans, André François-Poncet se trouva-t-il appelé au poste le plus considérable et le plus exposé de la diplomatie française : Berlin.

Dans le petit hôtel XVIIIe siècle à un seul étage, situé Parizer Platz, où André François-Poncet se souvenait d’avoir rencontré Jules Cambon, l’ambassade de France s’anima des frémissements d’une vie nouvelle. Elle s’ouvrait aux méthodes de l’organisation, aux commodités de l’équipement. André François-Poncet aimait les choses anciennes pour leur grâce, les engins modernes pour leur efficience. Le téléphone marcha à plein temps, les machines à écrire multiplièrent leur débit, enfin l’appareil à chiffrer fit son apparition sensationnelle. Il tenait pour règle que les informations doivent être diffusées dès qu’elles ont été recueillies et de même qu’il avait distribué le Bulletin par cyclistes, il faisait dicter les extraits de presse chaque jour par téléphone, surprenant ainsi les services du quai d’Orsay, habitués à recevoir les nouvelles par paquets et, comme on dit, quand elles avaient laissé pousser leur barbe.

Tous les matins, à 10 h 15, l’ambassadeur réunissait l’équipe de ses collaborateurs, et cela même le dimanche. Il apportait toujours avec lui le premier télégramme de la journée, rédigé de sa main, d’une écriture fine et à la plume sergent-major.

La course contre la montre est commencée. « Est-il, si tôt, trop tard ? » La crise s’aggrave et la politique économique de Brüning ne s’améliore pas. Alors que le nombre des chômeurs monte vers le sixième million – il ne s’y tiendra pas – le Chancelier s’enferme dans le schéma classique de l’orthodoxie déflationniste qui exacerbe le mécontentement populaire.

Sept mois seulement après l’arrivée d’André François-Poncet à Berlin, Brüning est congédié. Avec ce fragile personnage, c’est la dernière chance de la démocratie qui disparaît.

Le 31 janvier 1933, après l’intermède des gouvernements Papen et Schleicher, le maréchal von Hindenburg choisit celui qu’il appelait un galopin grossier, Adolf Hitler comme nouveau Chancelier du Reich, faisant ainsi de lui, à court terme, son propre successeur et le maître de l’Allemagne. Il s’en fallut de peu : du monde.

L’ambassadeur de France qui n’avait cessé de multiplier sans succès les avertissements et les suggestions, aussi bien à Paris qu’à Berlin, n’était pas homme à se laisser prendre au camouflage d’un gouvernement de coalition.

Dès les premiers mois de 1933, il trace des analyses sans faille et des prévisions sans flottement. Il n’accorde pas la moindre chance à l’une ou l’autre des illusions si répandues et d’ailleurs aisément jumelées. « Le nazisme ne durera pas! » «  Il n’est pas si méchant qu’on le pense. » « Hitler va s’assagir. » «  La Reichswehr va reprendre le dessus. »... Il constate, il démontre que le nazisme continue et continuera sa progression, qu’il est irréversible et inamendable ; qu’il est par nature francophobe, qu’il en résultera dans un premier temps le réarmement de l’Allemagne, dans un second temps l’Anschluss de l’Autriche, dans un troisième temps, la guerre.

Il souligne la force que présente à l’égard d’un peuple porté à la passivité, une équipe d’hommes résolus. Il enregistra la faible résistance des milieux d’opposition. Le nazisme emploie la méthode de la terreur, mais également celle de la fête, bouleversant dans ses profondeurs l’âme primitive. Les organisateurs des parades sont des psychologues, des publicitaires et des artistes. «  L’éloquence hitlérienne devient incantatoire ; elle rappelle ces prières où les mots agissent moins par leur sens que par leur répétition ». «  L’Allemagne a gardé le culte germanique du chef, le besoin de se lier à lui par un serment ». « Hitler bouscule les cerveaux, il dope les imaginations et exerce sur des millions d’êtres une véritable hypnose », mais c’est aussi parce que, en même temps, il est hypnotisé lui-même. Il se croit prédestiné, il se réclame de la protection divine, «  il aura le sort des prophètes, il est voué à une fin malheureuse », écrit André François-Poncet le 20 mars 1933. Hitler donne aussi l’impression « d’un homme qui vient de manger du hachisch » et lorsqu’il sort de cet état second où le porte la véhémence de ses tirades, il évoque soudain l’image «  d’un accumulateur vidé de son électricité ».

Ce serait cependant une grave erreur de ne voir dans l’explosion hitlérienne qu’une combinaison de paraboles phantasmatiques. On discerne au fond de cette floraison d’extravagances, quelque chose qui touche au quotidien et au concret de la vie. «  Le romantisme allemand, note l’ambassadeur, se garde de négliger le côté pratique des choses. » L’esprit aigu de l’économiste psychologue aperçoit ce que, étrangement en Europe, chacun ignore ou feint d’ignorer. Ce qui a fait la force d’attraction du nazisme, c’est qu’il se présente comme un mouvement d’inspiration populaire et socialisante. Ce qui fait sa garantie de durée, et par là même son principe d’expansion, c’est qu’il lutte contre le chômage et qu’il fait reculer le chômage, qu’il promet des emplois aux jeunes et qu’il leur en ouvre. Là est son véritable secret. Contre tous les préjugés de la pseudo-science, il s’attache à un seul objectif et il l’atteint. Il accepte de mécontenter les milieux industriels et d’aller à contre-courant du libre-échangisme à la mode. Il n’hésite pas à se prévaloir de l’idée bismarckienne de la protection du travail national. Inflation, autarcie, développement des industries d’armement, il fait flèche de tout bois. Si Hitler n’avait pas contenu et réduit le chômage eût-il triomphé ? Et si Brüning avait appliqué son énergie à la même tâche, n’eût-il pas, sans le moindre charisme, augmenté ses chances ?

Pourquoi donc l’humanisme ne trouve-t-il jamais l’audace de survivre alors que, tout au long de l’histoire, il a toujours montré celle de revivre ? Sans doute, les hommes de raison ne peuvent-ils combattre les forces de déraison en leur empruntant leurs armes. Ne pourraient-ils au moins concevoir, pour affronter des périls inouïs, des moyens qui sortent de l’ordinaire ?

Sur le gouvernement français, l’ambassadeur ne dispose que d’une faible influence. Il ne dépend pas de lui que le régime exorcise sa fragilité, et de toute façon, l’attitude de l’Angleterre aurait rendu impossible une politique de fermeté. À diverses reprises, André François-Poncet émet des suggestions, propose des plans, mais il était difficile de vaincre les préjugés et de dissiper les chimères. Il lui advint un jour de se faire répondre par un Président du Conseil : « Hitler n’en a plus pour longtemps, son sort est réglé ! »

Sur les dirigeants nazis, André François-Poncet disposait d’un capital de prestige qui lui permettait de tirer le meilleur parti de toutes les rencontres qu’il s’ingéniait à provoquer. Tout en accomplissant à merveille sa tâche d’informateur, il s’appliquait à préparer le terrain comme par une sorte de dry farming. Sa stratégie consiste à déterminer d’après l’étude des caractères le point où il peut attaquer utilement. Sans doute, il ne laisse échapper aucune occasion d’influencer tant soit peu le chancelier qui lui témoigne des égards. Cependant les rencontres sont nécessairement espacées et Hitler est insaisissable. Or, un homme tient auprès de lui et immédiatement après lui la première place. C’est le grand veneur d’Empire, c’est le président du Reichstag, c’est le président du Conseil de Prusse, chargé des missions les plus variées, aussi bien de la mise au pas des Églises que de la supervision totale de l’économie. C’est aussi l’excentrique qui se costume en Siegfried, qui élève une lionne amoureuse de lui et qui joue avec un train d’enfant de fabrication française dont les rails mesurent cent mètres. Sur Hermann Goering, sur l’ «  oncle Hermann », l’ambassadeur entreprend une offensive méthodique. À la différence de la plupart des dirigeants nazis, Goering est mondain ; il n’affecte pas l’austérité et ne songe point à dissimuler son goût pour la bonne chère, le cognac et le champagne. C’est au cours d’un dîner avec lui dès le début de 1937, qu’André François-Poncet parvient à découvrir la vérité sur les intentions allemandes à l’égard de la Tchécoslovaquie. Goering montre une carte à l’ambassadeur : « C’est un appendice vermiculaire, il faudra en faire l’ablation. »

On ne lit pas sans curiosité le dialogue que transcrit la même dépêche : « Que pensez-vous qu’il arriverait, demande Goering lui-même à André François-Poncet, dans l’hypothèse où, pour une cause ou pour une autre, le chancelier disparaîtrait ? ». « Dans ce cas, répond l’ambassadeur, le gouvernement du Reich se réunirait immédiatement pour proclamer M. Hermann Goering, Führer et chancelier du Reich et le maréchal von Blomberg apporterait aussitôt à celui-ci le serment de fidélité de l’armée. » «  C’est bien cela », dit alors le Ministre Président.

La crise qui conduisit aux accords de Munich ne pouvait surprendre celui qui l’avait annoncée longtemps à l’avance.

Lorsque, le 28 septembre 1938, la conférence s’ouvrit, les ambassadeurs n’y furent pas d’abord admis, mais à la reprise, André François-Poncet entra d’autorité et s’assit près de Daladier. Selon son habitude, il observait sans relâche les visages et les contenances. La scène s’imprima dans sa pensée et il en tira aussitôt des conclusions qui, plus tard, devaient lui paraître hâtives. Il constate que le Duce exerce sur le Führer un ascendant véritable. « Hitler couve du regard son compère, il est comme fasciné, hypnotisé ; quand le Duce rit, il rit ; quand le Duce se renfrogne, il se renfrogne. C’est une véritable scène de mimétisme. »

Dès lors, une fois l’événement accompli, l’ambassadeur qui n’en éprouve point d’euphorie, s’interroge sur ce que peut être pour lui le mode d’action le plus efficace. Nous ne sommes point étonnés de le voir recourir à son ordinaire méthode d’offensive psychologique. De même qu’il a essayé de tourner Hitler par Goering, François-Poncet voit poindre l’idée de tourner Hitler par Mussolini. Conclusion : il faut changer de poste et passer de Berlin à Rome.

Dans un document devenu célèbre, André François-Poncet a décrit la réception que le chancelier du Reich tint à lui réserver à la veille de son départ, dans son nid d’aigle où seuls pénétraient les intimes. Nous suivons le visiteur au-delà de la lourde porte de bronze, au long d’un souterrain, nous montons avec lui dans le large ascenseur aux parois revêtues de cuivre, jusqu’au haut du puits vertical creusé dans le roc sur cent dix mètres. Voici la maison suspendue dans le vide, dominant l’immense panorama des montagnes et que surplombe une muraille abrupte de rochers nus. Voici la galerie à piliers romans, l’immense salle vitrée en rotonde avec sa cheminée où flambent des bûches colossales. Voici Hitler dans une heure de grâce, le thé servi, les propos apaisants, la discussion courtoise, un projet mis à l’étude et sur l’instant du départ, la main secouée à plusieurs reprises. « Il est des jours où, devant une mappemonde, il bouleverse les nations, les continents, la géographie et l’histoire comme un démiurge en folie. À d’autres instants, il rêve d’être le héros d’une paix éternelle, au sein de laquelle il édifierait des monuments grandioses. »

Dans son message testamentaire, l’ambassadeur aborde le sujet tabou de la santé dans le pouvoir : «  Un dictateur impressionnable, mobile, malade. »

C’est un fou qu’il vient de voir dans la demeure d’un dieu.

La période du Palais Farnèse fut sans doute, malgré le charme de la résidence, la plus décevante de sa vie. Mussolini boudait – encore le mot est-il faible – le représentant de la France. Il éclatait aux yeux que l’on ne pouvait désormais susciter en lui la moindre velléité de se glisser hors de la mouvance de l’Axe. Les positions se sont inversées depuis la scène de Munich. Le fief dominant est devenu le fief servant. Lors de sa visite à Berlin, le Duce a subi comme un choc la révélation de la surpuissance militaire du Reich. Mussolini est un homme qui a peur. L’esprit inventif de l’ambassadeur met au point une relance conforme à ses précédents modèles. Puisqu’il ne peut pas jouer sur Mussolini vers Hitler, il va tourner Mussolini comme il avait tenté, avec Goering, de tourner Hitler. Le truchement est tout trouvé, c’est le numéro deux de l’Italie fasciste, c’est le gendre du dictateur, son ministre des Affaires étrangères, le comte Ciano. Un patient travail commence qui, bientôt, portera ses premiers fruits. Mais l’offensive survient, la rapidité de la débâcle française va rompre le tissage de cette toile subtile. Quand le comte Ciano lui apporte la déclaration de guerre de l’Italie, l’ambassadeur lui donne un avertissement qui ne sera pas oublié. Plus tard, Ciano, peu avant sa fin tragique, dira un jour à son beau-père : « François-Poncet avait raison, les Allemands sont des maîtres durs. »
Pendant l’occupation, André François-Poncet s’installa à Grenoble avec sa famille. Les Allemands n’avaient pas apprécié la dernière dépêche de l’ambassade que les services du quai d’Orsay avaient publiée dans le Livre Jaune. Ils vinrent l’arrêter et après quelques déplacements, il se trouva installé jusqu’à la fin de la guerre dans un hôtel de Hirschegg, petite station de montagne du Vorarlberg.

La menace qui jusqu’au bout pesa sur lui de voir sa condition transposée en celle d’otage ne troublait pas sa sérénité toujours ironique. « Ehrengast, hôte d’honneur : a-t-on jamais honoré quelqu’un en le retenant prisonnier ? » À cette violation du droit des gens, nous sommes redevables de ses Carnets où les plus fins développements de critique littéraire voisinent avec l’anecdote et avec la réflexion simple et coupante du moraliste. Sans ce livre, nous le connaîtrions moins bien et le meilleur de son enseignement ne serait pas venu jusqu’à nous.

Nous y découvrons sur les thèmes de l’amour et de la mort une réflexion en profondeur. À propos de l’héroïne de Balzac, Massimilla Doni, à propos du personnage féminin de Sparkenbroke, Mary, il retrouve ce modèle qui l’avait fasciné dans les Affinités électives, à travers Odile, l’idée d’une forme extatique de l’amour, détachée de sa traduction dans l’étreinte, emportée comme par lévitation au-dessus de la vie terrestre. «  L’amour passion, l’amour absolu, n’est pas lié à la possession physique. Il est ultra-physique. C’est en quoi il s’élève au-dessus des autres. » De là l’homologie entre «  l’extase amoureuse et l’extase artistique, lesquelles ne seraient plus assez divines si elles devenaient trop terrestres ». « Nous devons comprendre et nous admettons que l’amour absolu qui ne peut se réaliser sans se détruire n’ait pas d’autre issue que la mort. » Et à partir de ces thèmes marqués par le sacré, sa pensée chemine vers le problème de l’action qui semble en recevoir la magnitude. Pour lui, l’action participe de la nature de l’art et de la ferveur de l’amour ; l’erreur de Morgan, puisque c’est à ce propos qu’il médite, c’est de ne pas avoir admis « au nombre des moyens d’approfondissement, de renouvellement de soi, d’exaltation et d’extase, l’action ».

Et quelle action ? Écoutons-le. « L’action pure et simple, non pas seulement l’action artistique ou l’action du cœur amoureux ou l’action de l’esprit qui brise l’écran de la mort mais l’action qui n’a pas besoin d’être singulière ni ambitieuse, ni téméraire, qui peut n’être que le dévouement total, ardent, généreux, à l’exercice d’une fonction ou d’un métier fût-ce le plus modeste, pour tirer de l’homme ce qu’il a de meilleur en lui, le hausser au-dessus de lui-même et le pénétrer d’une joie exaltante. »

N’avais-je pas raison de dire que c’est bien là une leçon ? Ai-je tort de penser que, dans cette leçon, il y a aussi quelque chose d’une prière ?

L’histoire lui devait de renouer le contrat rompu avant terme et d’en rouvrir les promesses imparfaitement accomplies. De son témoin privilégié, elle va faire l’un de ses acteurs principaux.

En 1948, Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, lui confiait la mission transitoire de Conseiller diplomatique auprès du Commandant en chef, puis en 1949 le poste de Haut Commissaire. La République fédérale vit reconnaître son statut international en 1955 et André François-Poncet redevint l’ambassadeur de la France auprès d’une Allemagne qui renaissait à la démocratie en même temps qu’à la souveraineté. Sa présence restituée prenait valeur de symbole et de réconciliation dans le sens fort que l’Église donne à ce terme. Il semblait qu’un passé détestable fût aboli comme par la damnation de la mémoire. Une mission commencée dans l’anxiété et vécue dans le drame s’achevait, après vingt-cinq ans, dans une sorte d’accord général autour de l’homme et de l’œuvre.

Ne pensons pas pour autant que ces six années aient été exemptes de peines et de soins, de contradictions et de conflits. Mais cette fois le terrain est solide. La direction est sûre, l’objectif est à vue d’œil, la volonté n’est pas assaillie par le doute. L’homme de la raison est réinstallé dans le rationnel, ce qui ne veut pas dire dans l’insensible. Il peut tirer le meilleur parti des leçons de sa propre expérience qui confirment son jugement intuitif.

Les responsabilités ne sont pas collectives. Si l’on veut qu’il n’y ait point de «  souffrances perdues » il faut exorciser la haine et récuser, quelque prix qu’il en coûte, la légitimation de la vengeance.

Ce phénomène qui étend sur toute une partie de notre siècle son ombre gigantesque et glacée, et que l’on peut appeler l’entreprise criminelle d’État, ne trouve pas son origine dans l’affirmation d’un génie du mal au sein de l’âme populaire. Il n’y a pas de peuple criminel, mais certains peuples, pour un ensemble de causes dont le déchiffrement est difficile et qui peuvent remonter loin dans l’histoire, demeurent plus que d’autres disposés à l’obéissance, et aussi bien à l’entraînement collectif qu’à la résignation fataliste. Éveillés tardivement et imparfaitement à l’esprit critique, dociles au pouvoir en tant que tel, ils peuvent l’être à un pouvoir dévoyé, et celui-ci, du fait même de la non-résistance, se trouve plus aisément entraîné par la force d’aberration démentielle qui s’attache, comme le remarquait Alain, aux modes absolus du commandement. À l’égard de l’Allemagne, à peine sortie de la stupeur des années infernales, il fallait résister à la tentation de renouveler, en l’aggravant sans doute, la désastreuse erreur de la précédente après-guerre. On devait éviter de placer tout un peuple dans le syndrome d’impasse de l’humiliation et de l’aliénation. «  Il faut chasser les Érinyes », disait-il. Il faut faire confiance à la confiance ; il vaut mieux céder à ses amis quand il n’est pas trop tard que résister à ses ennemis quand il n’est plus temps. On avait trop marchandé avec Brüning. Il faut éviter de décourager Adenauer. C’est d’ailleurs un partenaire d’une autre trempe.

On s’étonne quelquefois d’apprendre que les relations des deux hommes n’étaient pas toujours au beau fixe. Le contraire eût été surprenant. Le Chancelier savait bien, en dehors de ses piques d’humeur, qu’il pouvait compter absolument sur cet interlocuteur qui souvent lui tenait tête. François-Poncet n’avait pas en face de lui un seul partenaire, il en avait deux. Il lui fallait jouer sur deux échiquiers : il y avait Bonn et il y avait Paris. Le représentant de la France pouvait en conscience contrarier et presser son propre gouvernement parce qu’il avait, en conscience, contrôlé et limité les complaintes et les requêtes allemandes dans ce qu’elles avaient d’excessif ou simplement de prématuré. On éprouve du saisissement à voir quelle vigilance et quelle opiniâtre finesse il lui fallut déployer pour éviter tant d’occasions de rupture ou de crispation sur des sujets que nous tiendrions aujourd’hui pour secondaires. Mais il faut tenir compte des variations que le temps impose aux échelles de mesure et un problème ne paraît insignifiant que lorsqu’il est résolu.

Deux questions considérables ont dominé la dernière période du Haut Commissariat. Bien qu’elles fussent indépendantes l’une de l’autre, elles se trouvèrent presque jusqu’au bout soudées : le réarmement de l’Allemagne et le projet européen. Le gouvernement français avait pris l’initiative de les résoudre par un dispositif unique : la création de la Communauté Européenne de Défense. Ce projet était ambitieux, fascinant et téméraire. Il souleva en France des passions contraires que le temps n’amortissait pas. Il portait le trouble et la confusion dans les routines de la politique intérieure et par l’effet d’une entente tacite que favorisait la succession des crises, le dossier resta longtemps dans un tiroir. Il advint à un ministre de dire : « Le cadavre est dans le placard. »

Pierre Mendès France qui aimait les situations nettes et les calendriers de gouvernement, aisément porté au surplus à considérer qu’un regard nouveau pouvait changer les données des litiges et les dispositions des esprits, décida qu’il était urgent de purger cette hypothèque. À un problème depuis longtemps figé dans ses termes initiaux, une solution nouvelle ne peut être qu’une solution compliquée. Il fit composer quelque cent cinquante amendements à l’instrument du traité et s’en vint présenter cet ouvrage à une conférence au sommet qui se tint à Bruxelles.

Les partisans les plus fervents de la C.E.D. commirent alors une erreur assez commune dans de telles circonstances. Au moment où celui qu’ils tenaient pour éloigné de leurs vues commençait de s’en approcher, quoique avec prudence, ils ne firent rien pour l’encourager et affichèrent d’emblée une attitude d’intransigeance farouche. Ils choisirent la méthode du tout ou rien qui aboutit rarement et la politique du défi qui ne réussit jamais.

Pierre Mendès France s’en revint avec ses amendements et l’Assemblée nationale, par le vote d’une question préalable, enterra l’affaire.

La France se vit fortement reprocher d’avoir détruit un projet dont elle était l’auteur responsable. C’est d’elle que l’on attendait, au plus vite, une prise de position dont dépendait l’ « être ou ne pas être » du grand dessein. Le nouveau Président du Conseil songea aussitôt à consulter André François-Poncet. Il ne nous fallut pas longtemps pour constater notre accord. L’ancien sous-secrétaire d’État à l’Économie n’avait pas oublié que sa première mission d’ambassadeur visait à établir la coopération économique franco-allemande. Il fallait revenir au point de départ. L’intendance n’est pas toujours appelée à suivre. Il peut arriver qu’elle précède. Ce conseil fut écouté. La conférence du 3 juin 1955 consacra l’option du Marché Commun et de la Communauté économique.

André François-Poncet fut heureux de pouvoir inscrire à l’intérieur de la chronologie de son mandat cette « relance de Messine », qui lui devait tant et qui marquait le recommencement de l’Europe.

Il ne le fut pas moins sans doute de savoir avant de nous quitter que la seconde relance était engagée et que les peuples européens, s’accordant à cette grande tendance qui fait remonter les identités vers les origines, avaient enfin résolu, par l’élection simultanée d’un Parlement indivisible, de donner à leur assemblage historique la perspective de leur commune cité nouvelle.

Les accomplissements de l’histoire ne doivent pas être saisis dans le seul tracé d’actions spectaculaires dont les protagonistes sont placés sous les grands feux de la scène et s’offrent à l’applaudissement du public. Certaines œuvres, non des moins importantes et souvent des plus heureuses, se poursuivent longuement dans le discret, sinon dans le secret.

Un grand diplomate peut être un grand bâtisseur. Votre confrère eut la chance et le mérite de porter cette double mission à un point d’accomplissement exceptionnel. « La fondation c’est le plus important de l’entreprise », dit le maçon de Goethe. Ne nous semble-t-il pas aujourd’hui que cette allégorie qui date de 1809 ait été écrite spécialement pour André François-Poncet et pour l’actualité de notre temps ? Cette première pierre dont parle l’ouvrier avec minutie, n’est-ce pas la réconciliation franco-allemande, pierre angulaire de l’Europe ? Nous savons quel est celui qui la posait de ses mains. L’auteur des Affinités et son commentateur sont des esprits de même famille, nourris de la même double culture, voués au même idéal, porteurs de la même annonce et engagés dans le même combat. C’est la mesure contre la démesure, l’anti-hasard contre le « hasardeur » et l’ « insatiable » (Nimerzatt), le vrai tâcheron qui l’emporte sur le faux prophète, Et ne nous semble-t-il pas que c’est en leur nom commun et même avec cette pointe d’humour qu’ils possédaient l’un et l’autre, que le personnage de la fiction nous adresse son appel «  pour que le bâtiment monte et s’achève promptement ». « Là encore la chaux et le ciment ne doivent pas manquer car de même que les hommes qui par nature inclinent à l’union, offrent une cohésion plus grande lorsque la loi les lie, de même les pierres dont les formes se correspondent sont mieux unies encore par ces forces de liaison ; et, comme il ne sied pas d’être oisif parmi les gens qui travaillent, vous ne dédaignerez pas de coopérer ici avec nous. »

Revenu à Paris, André François-Poncet s’adonna, avec le même scrupule et un égal bonheur, à des activités diverses. Il présida la Croix-Rouge où son œuvre n’est pas oubliée, ainsi que la Cité Universitaire et le Collège des Sciences Politiques.

Il appartenait depuis 1954 à l’Académie française et depuis 1961 à l’Académie des sciences morales et politiques. Il fut Chancelier de l’Institut, il présidait l’Association des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure et il continuait de tenir un rôle actif dans la vie politique française.

Il fut le premier Président du Conseil français du Mouvement européen, il écrivait avec régularité des éditoriaux pour un grand quotidien du matin. Il les recueillit dans un ouvrage auquel il donna un sous-titre qui est une profession de foi : « Propos d’un libéral ». Il joua ainsi, pendant des années, lui qui avait été successivement le lauréat, le témoin, l’acteur, le rôle du Mentor. Le sujet dominant de ses préoccupations demeurait le thème double de la réunion franco-allemande et de la construction européenne. Il démontrait le caractère factice des polémiques nominalistes sur les formules fédérale et confédérale, il diagnostiquait, à la source du refus, le complexe d’infériorité, la méfiance de soi, « l’idée que nous ne saurons pas nous tirer d’affaire, que les autres seront toujours plus capables que nous ». « Il dénonçait la tentation ruineuse d’une «  France isolée » dans une «  Europe aveugle ». Réaliste de l’efficace : « Là où il n’y a pas d’Europe, mettons-en peu, là où il y en a un peu, mettons en davantage. » Il gardait la foi et la répandait sans relâche. Nous savons qu’il avait raison. Nous savons qu’il aura raison.

A peine vit-il passer cette période de la vie où les tâches importantes se firent plus rares et moins soutenues. À peine vit-il s’enfuir les saisons où les tâches légères devenaient trop lourdes, où le loisir lui-même qu’il n’avait jamais courtisé chaussa les semelles de plomb du labeur. Alors vinrent ces années où, dans la paix de l’âme, dans l’insubmersible dignité, à travers les ordalies de la nature physique, dans la douceur de l’affection familiale où il trouvait de surcroît la joie de léguer sa mission à un héritier sien, le Temps qu’il avait si fortement vécu prit la monotonie linéaire de l’Espace et la durée ne fut plus que la distance qui l’approchait chaque jour de son terme inévitable et incertain.

Quand on dit que l’heure est venue, c’est que la distance est abolie. Les deux dimensions se rejoignent et peut-être n’ont-elles été séparables que dans l’illusion du regard humain.

Jadis dans la France de l’ombre et du silence, sa voix s’était élevée pour célébrer le feu sacré : « Il faut de l’enthousiasme pour susciter l’enthousiasme, il faut du feu pour allumer le feu. » Jamais sans doute n’apparut mieux que dans cette phrase ardente le secret de sa nature retenue. Et l’enthousiasme et le feu avaient consumé les longues années créatrices. Mais c’est le propre de la flamme sacrée que, dans l’instant de son retrait, elle n’emporte pas la lumière. La lumière qu’il a aimée jusqu’au bout. Elle lui appartient toute désormais.