Ernest Renan au séminaire

Le 20 octobre 1992

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Ernest Renan au séminaire

Séance publique annuelle des cinq Académies

le 20 octobre 1992

 

Né au sein d’une famille pauvre, Ernest Renan fit ses débuts dans le latin chez les Frères de Lannion. Remarqué par un prêtre de Tréguier, dans la boutique d’épicerie et de fournitures que tenait la très pieuse Mme Renan, il entre au petit séminaire ou école ecclésiastique de Tréguier en 1832. Il a 9 ans. Ses succès scolaires sont grands. Le palmarès de l’année 1838 retint l’attention de l’abbé Dupanloup qui cherchait des recrues pour le petit séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet dont l’archevêque de Paris venait de lui confier la direction. Dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, publiés en 1883, Ernest Renan raconte la scène en trois mots : « Faites-le venir », dit l’impérieux supérieur. Il raconte aussi le désastre que fut d’abord la transplantation. Il faillit renoncer après une grave maladie, mais le contact avait été établi avec l’abbé Dupanloup, un contact affectueux et confiant. « J’existais pour lui », écrit Renan.

Certes, le petit séminariste n’ignore pas les défauts de son maître. Il le trouve « trop peu rationnel, trop peu scientifique ». Cependant, il était un principe de vie et de vie intense. Renan lui rend hommage : « Pendant trois ans, je subis cette influence profonde qui amena dans mon être une complète transformation... Du pauvre petit provincial le plus lourdement engagé dans sa gaine, il avait fait un esprit ouvert et actif » La littérature contemporaine le fit pénétrer dans un monde inconnu. Saint-Nicolas du Chardonnet possédait une maison de campagne : « Dans nos promenades à Gentilly, raconte Renan, aux récréations du soir, nos discussions étaient sans fin. Les nuits, après cela, je ne dormais pas : Hugo et Lamartine me remplissaient la tête.» D’ailleurs, «le supérieur s’y mêlait, et, pendant près d’un an, aux lectures spirituelles il ne fut pas question d’autre chose ». Ce qui est surprenant et regrettable, avouons-le. Pour autant les auteurs classiques n’étaient pas oubliés. Renan est passionné par Eschyle dont il annote les Œuvres complètes. Au programme se trouvent aussi certains textes de Démosthène, de Platon, d’Horace, de Tite-Live. Les Œuvres complètes de Racine et les Oraisons funèbres de Bossuet sont également annotées de sa main.

N’allons pas penser que les difficultés dans le domaine religieux n’existent pas encore. « Mes vieux prêtres de Bretagne, écrit Renan, savaient bien mieux les mathématiques et le latin que mes nouveaux maîtres, mais ils vivaient dans des catacombes sans lumière et sans air. Ici, l’atmosphère du siècle circulait librement. » Cette constatation du séminariste explique d’abord pourquoi il se juge perdu pour l’idéal modeste qui était le sien à Tréguier. Pour la première fois, il donne un sens aux mots talent, éclat, réputation. Ensuite, la totale liberté de pensée qui lui est laissée l’engage, sans préparation suffisante, sur ce qu’il appelle « une mer où toutes les tempêtes, tous les courants du siècle avaient leur contre-coup ». Dans l’esprit et dans le cœur de ce garçon de 17-18 ans, sensible et subjectif, le passage du christianisme breton à celui de Saint-Nicolas fut donc déconcertant. Le premier, dira-t-il, ne ressemblait pas plus à « celui que je trouvais ici qu’une toile dure comme une planche ne ressemble à de la percale ». L’humanisme superficiel que l’on enseignait « fit chômer en moi, écrira-t-il, trois mois, le raisonnement en même temps qu’il détruisait la naïveté première de ma foi ». Néanmoins, Renan déclare que : « Rien dans [son] esprit ne put encore s’appeler doute. » Chaque année, lors de ses vacances en Bretagne, il s’y retrouvait tout entier « tel que ses premiers maîtres [l’] avaient fait ».

Le grand séminaire d’Issy-les-Moulineaux, où Ernest Renan se présente en octobre 1841 pour y consacrer deux années à la philosophie, est considéré couramment aujourd’hui comme l’unique grand séminaire de Saint-Sulpice. En fait, Issy n’était alors qu’une annexe. Le grand séminaire se trouvait à Paris, place Saint-Sulpice, dans l’imposant bâtiment qui, depuis la loi de séparation, appartient à l’État.

Englobant ces deux années d’Issy et les deux autres qui suivirent place Saint-Sulpice, Ernest Renan déclare, dans ses Souvenirs, qu’il va maintenant montrer « comment l’étude directe du christianisme, entreprise dans l’esprit le plus sérieux, ne [lui] laissa pas de foi pour être un prêtre sincère » et lui inspira, d’un autre côté, trop de respect pour qu’il se résignât à « jouer avec les croyances les plus respectables une odieuse comédie ». Le cadre du séminaire d’Issy-les-Moulineaux, en dépit d’un certain inconfort, lui plaît. Il circule souvent dans « le beau parc », après la cathédrale de Tréguier « second berceau de [sa] pensée ». Il étudie la philosophie et, en marge de l’enseignement reçu, s’initie aux philosophies allemande et écossaise. M. Gosselin, supérieur de la maison, bien que fort différent de M. Dupanloup, lui laissera aussi un profond souvenir. « Il n’est pas possible, écrira-t-il, d’imaginer plus de bienveillance, de cordialité, de respect pour la conscience d’un jeune homme. La liberté qu’il me laissa était absolue. » Renan lit souvent des textes de M. Olier, un des grands spirituels du XVIIIe siècle qui fonda le séminaire. Il s’attache à Pascal et déclare à son ami François Liart, en mai 1842 : « Il est sûr que Dieu s’est servi de cet homme pour me conserver la foi. » En même temps il mord à la scolastique avec un vif intérêt, tout en bataillant avec ses maîtres. Il admire ceux-ci et, dans les Souvenirs, il précise que « Saint-Sulpice est avant tout une école de vertu. Ce qu’il y a de vertu dans Saint-Sulpice suffirait pour gouverner un monde, et cela m’a rendu difficile pour ce que j’ai trouvé ailleurs ». Étant donné l’ignorance que ses professeurs ont du « siècle » et leur humilité, il trouve que la littérature aurait de la peine à s’accommoder de leurs principes. Il a ce trait amusant : « Que serait-il arrivé si M. de Chateaubriand avait été modeste ? »

C’est à Saint-Sulpice de Paris que la crise va s’aggraver. La rentrée a lieu le 12 octobre 1843. Tout en étudiant la théologie morale, Renan apprend l’allemand et l’hébreu. Son professeur d’hébreu, M. Le Hir, a sur lui la plus grande influence. Il sera bientôt chargé par lui d’enseigner la grammaire hébraïque. M. Le Hir, « un savant et un saint, écrit-il, fixa ma vie. J’étais philologue d’instinct, je trouvais en lui l’homme le plus capable de développer cette aptitude. Tout ce que je suis comme savant, je le suis par M. Le Hir. Il me semble même que tout ce que je n’ai pas appris de lui, je ne l’ai jamais bien su ». Et il donne l’exemple de la langue arabe.

Renan était à peine arrivé depuis un mois qu’il fut chargé d’une homélie. Consacrée à saint Jean-Baptiste, pour le deuxième dimanche de l’Avent, cette homélie représente un simple exercice de prédication pour le catéchisme de persévérance de la paroisse Saint-Sulpice dont Renan venait de prendre la responsabilité. Plus tard, il sera désigné pour enseigner la grammaire hébraïque. En ce moment il s’intéresse par-dessus tout à l’Écriture sainte, et M. Le Hir guide ses premiers pas. Pour la théologie dogmatique Renan utilise un manuel rédigé en latin, dont le chapitre consacré à la « vraie religion » ne fit qu’accroître ses réticences. Ce chapitre n’était en fait qu’un essai d’apologétique dont Renan jugea les démonstrations par trop fragiles. Que n’a-t-il entendu l’écho des leçons de saint Thomas d’Aquin sur les rapports entre la raison et la foi ! Renan va vouloir passer au crible de la raison toutes les vérités chrétiennes. Or, la mise en garde de Thomas d’Aquin est claire : « Pour ce qui est de la révélation de Dieu, nos investigations passent l’industrie de la raison. Nous ne devons donc pas chercher à convaincre par des arguments, mais seulement résoudre les raisons opposées en montrant qu’elles ne contredisent pas la foi. »

En mars 1844, Renan aborde les textes de la Genèse et des Psaumes. Ces derniers l’émerveillent. Il voit en eux, avec « une source d’observation scientifique », « les premiers chants de l’enfance du genre humain ». Cependant, bien qu’il ait reçu la tonsure et accédé aux ordres mineurs, il est rebuté par le caractère surnaturel du christianisme. De nombreux motifs, tour à tour acceptés et contestés, lui font refuser l’ordination au sous-diaconat.

Dans Renan par lui-même, Henriette Psichari, une de ses deux petites-filles qui, d’ailleurs, n’était pas croyante, cite certaines phrases où se traduit l’angoisse : « Oh ! Qui me donnera de faire comprendre ma pensée. Oh ! Que n’ai-je une parole autre pour peindre ce que je pense... » Parmi ses dissertations ou ses devoirs, en français ou en latin, figure un texte historique : « Philippe et Alexandre » qu’il place sous l’invocation de la Vierge Marie. Cependant, les vacances passées en Bretagne durant l’été 1845 vont hâter la décision.

Revenu à Paris, Ernest Renan se rend au séminaire. Parmi ses maîtres, MM. Carbon et Le Hir estiment qu’il est seulement en butte à des tentations contre la foi. M. Dupanloup intervient. Le futur évêque d’Orléans, de qui Renan a déjà beaucoup reçu, montre autant de compréhension qu’on peut l’espérer de lui. Par honnêteté, le séminariste préfère choisir une voie inconnue plutôt que de continuer à porter un costume qui ne correspond plus à ses idées. Par honnêteté aussi, M. Dupanloup l’encourage à ne pas aller contre sa conscience. En écrivant, peu après son départ du séminaire Saint-Sulpice, à son ami l’abbé Cognat, qui deviendra curé de Notre-Dame-des-Champs, Renan précise que jamais encore il n’avait pu dire son drame, ni avec quelle intensité il le vivait. Pendant un entretien d’une heure et demie, il apprécia, dit-il, les qualités réelles de M. Dupanloup. Ce dernier lui parla avec fermeté, affirmant qu’il ne s’agissait pas de simples tentations et qu’il ne pouvait être question de s’approcher des sacrements. « J’ai obéi à M. Dupanloup, conclut Renan, et je le ferai toujours désormais. » Dupanloup lui tendit même un petit billet que Renan a sous les yeux quand il écrit les Souvenirs, presque quarante ans après : « Avez-vous besoin de quelque chose ? Ce serait tout simple dans votre situation. Je voudrais pouvoir vous offrir des biens plus précieux... Mon offre, toute simple, ne vous blessera pas, j’espère. » Mais sa sœur, quia douze ans de plus que lui et qui gagne sa vie, et garde sur lui une grande influence, a déjà envisagé cette éventualité. « Je descendis donc, pour ne plus les remonter en soutane, les marches du séminaire Saint-Sulpice, le 6 octobre 1845. » Sur la place même, Renan gagne un hôtel où l’on ne peut séjourner qu’avec la recommandation des supérieurs.

Ainsi l’ancien séminariste ne fut pas considéré comme un banni. On lui conseilla de prendre le poste de surveillant dans la division supérieure du collège Stanislas que dirigeait l’abbé Gratry. Renan fut très touché par l’accueil que ce prêtre, ancien élève de l’École polytechnique et futur académicien, lui réserva. Cependant, trop proche des lieux de son ancien état pour s’adapter à des conditions nouvelles, et profondément meurtri par le silence que, pendant un certain temps, il estime devoir garder vis-à-vis de sa mère qui n’est au courant de rien, Renan change de situation. M. Dupanloup lui propose de faire une retraite avec le Père de Ravignan, qui partage avec le Père Lacordaire la chaire de Notre-Dame de Paris. Mais la date envisagée ne convient pas. Renan part alors en quête des diplômes universitaires qui lui donneront accès à de hautes études.

Dans les Souvenirs, Renan explique les motifs de sa « terrible crise », termes qu’il emploie fréquemment. Reportons-nous à la lettre que, pendant l’été 1845, il écrivit à son ami l’abbé Cognat. Cette lettre et celle à laquelle j’ai fait allusion il y a un instant, écrite au moment même des évènements, fut publiée par Le Correspondant de janvier 1883, et insérée aussitôt par Renan dans ses Souvenirs, en appendice. Au séminaire, la déception la plus vive concerne la méthode critique. Au cours d’Écriture sainte, Renan constate que l’étude des textes est assez sérieuse : authenticité, circonstances de la rédaction, difficultés d’interprétation. Cependant, il estime insuffisante et même déchirante « cette critique (je le cite) qui réclame si impérieusement satisfaction et qui, après qu’elle est satisfaite, laisse dans l’âme si peu de douce jouissance !... » Les difficultés d’ordre exégétique, à propos de tel ou tel livre de l’Ancien Testament, de l’attribution à Moïse du Pentateuque par exemple, qui accablèrent Renan, devaient être levées plus tard dans l’enseignement catholique. Renan est déçu. Cependant, ne nous étonnons pas des hésitations qui apparaissent dans ses lettres et apparaîtront tout au long de son existence. À propos d’une affection naissante à Tréguier, il avoue sans ambages ce qu’il appelle un singulier défaut. « Mon indécision ; précise-t-il, est cause que je me laisse facilement amener à des situations contradictoires, dont je ne sais pas trancher le nœud. »

Ici, il tranche. Mais avec des retours en arrière, des regrets. Dix jours après son départ, il écrit à son frère Alain : « À quelle épreuve Dieu m’a soumis !... Que de sources de joie sont désormais taries pour moi !... » Par ailleurs, il envisage une rénovation du christianisme que l’archevêque de Paris rendait possible : « Mon Dieu ! Oui, s’écrie-t-il, je voudrais être là 1 et je vais prendre peut-être une décision qui me coupera les bras ; car les prêtres feront beaucoup en ce moment ; peut-être faudra-t-il être prêtre pour y pouvoir quelque chose... » Dans la lettre même où Renan déclare son obéissance à M. Dupanloup, il avoue à son ami Cognat : « Pourtant je me confesse encore, je le fais à M. Le Hir que j’aime à la folie. Je remarque que cela m’améliore et me console beaucoup. Je me confesserai à vous quand vous serez prêtre. » Henriette Psichari précise que Renan passait de longues heures dans l’église Saint-Sulpice et qu’il communiait encore en avril 1846. M. Le Hir lui maintiendra son affection, mais il souffrira beaucoup de la route suivie par son ancien élève : « Convenez, lui écrira-t-il, que si le catholicisme n’est pas la vérité, le scepticisme ne l’est pas davantage. Convenez que la vérité est fixe et permanente, mais que votre entendement est mobile et que vos idées sont changeantes ! »

Ce qui surprend, c’est que le culte qu’il semble avoir pour la personne de Jésus-Christ n’ait pas retenu Renan au séminaire. Il avait désiré apprendre « la langue de Jésus », il priait Jésus avec chaleur, il étudiait sa psychologie. Mais il niait le surnaturel par principe. S’en tenant au rationalisme, comment aurait-il pu, selon le mot de saint Paul, s’ouvrir à « ce qui est folie de Dieu, plus sage que les hommes et leur sagesse » ?

À ses yeux, Jésus n’était déjà plus, comme il l’écrira plus tard, « dans la mesure de la raison ». En lui il trouve du divin, mais ce divin, il ne l’explicite guère. Ce qu’il dira par la suite est en gestation ici. Tout en lui manifestant de la tendresse, il refuse que Jésus soit l’Homme-Dieu. Il considère les Évangiles comme des « biographies légendaires », et fait naître Jésus à Nazareth. Renan cristallisera un mouvement de pensée contraire à la foi chrétienne, dont nous voyons aujourd’hui les développements dans de larges couches de la société. On sait quelle fut la réaction scandalisée de nombre de croyants devant la peinture suave, poétique, exquise — tous ces qualificatifs sont de Renan — d’un Jésus à la douce cantilène, moins réel que rêvé. Cependant, se trouvent des hommes et des femmes en quête du sens de l’existence qui, par Renan, ont senti leur devenir familière la vie de Celui qu’ils ignoraient ou jugeaient trop lointain et, paradoxalement, ont été préparés à rencontrer le Christ Ressuscité.

Pour terminer, je proposerai deux remarques. Renan manifesta toujours de la reconnaissance à l’égard de ses anciens maîtres. Il les loua en toutes circonstances et, particulièrement, lors d’un entretien assez étonnant avec l’abbé Mugnier. D’autre part, Renan resta marqué par son passage en des lieux où il chercha et où il pria. On s’étonne parce que Renan, épousant en octobre 1856 une protestante, Cornélie Scheffer, se rendit d’abord au temple puis à l’église Saint-Germain-des-Prés. Il avait écrit à l’archevêque pour obtenir la dispense canonique qui lui fut volontiers accordée.

Si complexe, et parfois insaisissable qu’il soit, Renan ne nous apparaît pas sous les traits de cet athée militant que l’on a présenté, souvent pour des motifs politiques. Son doute désespérant ne l’empêcha pas de s’attacher à un idéal moral du devoir et de la sérénité, et même de garder une âme religieuse, comme l’affirme, entre autres, Charles Péguy, cité par Henri Massis. D’ailleurs, au début des Souvenirs, Renan a écrit : « La foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore. » Henriette Psichari reste légitimement indécise devant la plainte incessante de son grand-père à l’agonie : « Ayez pitié de moi ! » Elle demande aussi que l’on entende dans le sens le plus large ce qu’il s’était promis à lui-même : « Je prierai au moment de ma mort ; nous prions sans cesse sans nous en douter. » Ernest Renan se trouvait finalement assez proche de Victor Hugo qui, sur un bout de papier, griffonna un jour cette phrase : « Votre prière en sait plus long que vous. »