La pensée politique du duc d’Aumale, pour le centième anniversaire de la donation du domaine de Chantilly par le duc d’Aumale

Le 21 octobre 1986

Maurice SCHUMANN

La pensée politique du duc d’Aumale

 

Le 6 juin 1879, un général âgé de 57 ans, qui vient d’être nommé inspecteur de quatre régions militaires, fait à cheval – selon la coutume du temps – son entrée dans la ville de Nîmes. La foule est bienveillante ; mais un homme s’en détache soudain, à la tête d’un groupe hostile. Ses concitoyens le reconnaissent : c’est un maréchal-ferrant. Son métier lui rend facile l’acte qu’il a prémédité : il saisit la bride en hurlant « Vive la République ! » Mais aussitôt la voix puissante du cavalier fait écho : « Vive la République ! » Décontenancé, le maréchal-ferrant lâche la bride, et le général de division Henri d’Orléans, duc d’Aumale, poursuit son chemin.

 

La hantise de la continuité

Faut-il donc considérer le quatrième fils de Louis-Philippe, dernier Français qui ait porté le titre de roi et premier monarque qui se soit nommé roi des Français, comme un précurseur du Ralliement auquel, une décennie plus tard, le pape Léon XIII attachera son grand nom ? Ou doit-on saluer l’habileté du général inspecteur que sa réplique tire d’embarras sans l’engager à rien ? C’est une troisième et plus haute réponse que suggèrent les écrits, les paroles, les choix d’un prince qui, d’une part, n’a jamais renié sa race et, d’autre part, a toujours pesé ses mots. En vérité, l’exilé de 1851 qui – dans une note destinée à Monsieur Thiers – préconise « l’accord des partis monarchiques sous la bannière de 89 », le fils du roi détrôné qui – dès 1848écrit « j’étais peut-être fait, plus que d’autres, pour vivre dans une République » attache un intérêt circonstanciel à la forme des institutions, mais un intérêt primordial et permanent aux conditions de la liberté. Victor de Broglie –académicien comme tous les fleurons de sa parentèle – était sûr de ne pas déplaire au duc d’Aumale lorsque – dans un ouvrage audacieux et méconnu : Vues sur le gouvernement de la France – il souhaitait un régime parlementaire qui fondît assez harmonieusement la République et la Royauté pour que son nom le laissât indifférent.

Ici comment ne pas voir que la pensée de Louis d’Orléans rejoint étrangement celle du plus déterminé des adversaires de sa dynastie ? Ce même Chateaubriand, qui – le 7 août 1830a, par un somptueux chant du cygne, brisé sa carrière publique en refusant de reconnaître la vacance du trône, est aussi l’orateur qui définit le régime représentatif comme « la transition naturelle des anciennes idées aux idées modernes, le point d’arrêt entre la Monarchie et la République » et qui veut que « les idées modernes, d’adverses qu’elles sont, deviennent amies » en passant (précise-t-il) « par sa fidélité ». N’est-ce pas une des tristesses de la vie publique que le spectacle des conflits accidentels, artificiels et pourtant irréconciliables qui tiennent à tout jamais éloignées l’une de l’autre deux têtes pensantes qu’habitent les mêmes pensées ?

Le duc d’Aumale avait été l’hôte de la Grande-Bretagne pendant le plus clair des vingt-deux années de son exil. Il y avait observé le travail de maturation des sociétés libérales que favorise une histoire sans secousses et sans ruptures. Le contraste était édifiant et cruel. La crainte de l’étouffement des libertés devait nécessairement le conduire à la hantise de la continuité.

Telle fut la pensée maîtresse à laquelle l’Institut de France est redevable du domaine de Chantilly. Car le testament du 3 juin 1884 et la donation du 25 octobre 1886 sont des actes essentiellement et explicitement politiques, par les circonstances qui les entourent comme par la doctrine qu’ils reflètent.

 

Un seul garant possible : l’Institut.

Le testateur de 1884 n’est pas seulement un père qui a perdu ses deux fils, un homme vieillissant qui tremble à la pensée qu’« une grande unité territoriale, une grande unité historique, une grande unité artistique », ouverte au public depuis six ans par son dépositaire, puisse être mise aux enchères et démembrée après sa mort. Il est aussi, depuis l’année précédente, partagé entre la meurtrissure et l’inquiétude. Un manifeste du prince Napoléon qu’il était loin d’approuver a servi de prétexte pour mettre le général Henri d’Orléans en non-activité par retrait d’emploi ; la victime de ce décret brûle d’écrire au président de la République qu’un tel précédent « laisse le corps des officiers sans prote ion contre les fantaisies de la dénonciation et les caprices de la peur » ; l’ébauche ne se transforme pas en lettre ; mais, plus les attaques dont le duc d’Aumale est l’objet sont inattendues et inexplicables à ses yeux, plus elles le portent à redouter que – s’il lègue Chantilly à l’un de ses neveux – une loi de spoliation ne condamne le domaine au morcellement. Pourquoi prend-il la résolution d’en confier le dépôt à l’Institut ? Pourquoi voit-il en lui le meilleur et le seul garant de l’intégrité d’un ensemble qu’il veut conserver à la France ? Sa réponse est limpide : parce que le corps illustre auquel il appartient à un double titre (membre de l’Académie française, puis de l’Académie des Beaux-Arts, il sera ultérieurement élu à l’Académie des Sciences morales et politiques), « sans se soustraire aux transformations inévitables des sociétés, échappe à l’esprit de faction, comme aux secousses trop brusques, conservant son indépendance au milieu des fluctuations politiques ». On hésite à commenter un texte qui dit tant de choses et qui les dit si bien en si peu de mots. Son originalité procède de ce que – loin d’assimiler l’Institut à une tour d’ivoire – il lie sa pérennité à une morale civique dont les deux pôles sont la résistance à la fureur et l’acceptation du changement.

Les conditions dans lesquelles le testateur va se transformer en donateur révéleront bientôt tout ce qu’il entre de hauteur dans cette pensée. Les craintes de 1884 n’étaient que trop fondées. Deux ans suffiront pour que le duc d’Aumale soit condamné à un second exil. Pourquoi cette offense à la raison ? Après un siècle, la réponse est presque inintelligible : parce que, dans cet Hôtel Matignon où siège aujourd’hui le Premier ministre de la République, une réception trop bruyante avait été donnée à l’occasion du mariage de la fille aînée du comte de Paris avec le fils du roi de Portugal. Enchaînement dérisoire de petites causes et de fâcheux effets : en invitant le corps diplomatique sans convier le ministre des Affaires étrangères, le comte de Paris laisse entendre (dit-on) que les ambassadeurs sont accrédités auprès du prétendant, et non du président de la République ; le gouvernement riposte par le dépôt d’un projet de loi qui l’autorise à expulser les membres des anciennes familles régnantes ; son chef (il s’appelle Charles de Freycinet et deviendra quatre ans plus tard le confrère du duc d’Aumale à l’Académie) ne voit pas que la surenchère du Parlement va l’entraîner plus loin, trop loin. Non seulement la majorité des deux Chambres rend obligatoire l’expulsion des prétendants, mais encore elle fait interdiction à tous les princes d’entrer dans les armées ou d’exercer un mandat électif. D’Aumale, président du conseil général de l’Oise, se résignerait sans trop de peine à quitter son fauteuil. Mais d’Aumale, général en disponibilité, entend garder l’épée que lui a donnée l’histoire et qui n’a jamais été tirée qu’au grand jour : « Nous ne sommes pas – dit-il avec superbe – des oiseaux de nuit. » À vrai dire la loi lui permet de conserver son grade ; elle interdit aux princes d’entrer dans l’armée ; elle ne les oblige pas à en sortir. Mais le ministre de la Guerre s’appelle Boulanger. Le « général Revanche » ne met aucun frein à ses ambitions. Il croit nourrir sa popularité (ce qui ne peut manquer aujourd’hui de surprendre et d’attrister) en amenant le gouvernement à rayer des cadres le duc général auquel il avait écrit le 3 janvier 1880 : « Monseigneur, je vous demande de m’appuyer auprès de la commission de classement dans laquelle vous aurez une situation prépondérante... » et, le 8 mai de la même année : « Monseigneur, c’est vous qui m’avez proposé pour général ; c’est à vous que je dois ma nomination... Béni soit le jour qui me rappellerait sous vos ordres ! » Cette fois, la mesure est comble. Délibérément, d’Aumale se condamne au départ en terminant ainsi une lettre ouverte au président de la République : « Doyen de l’État-major général, ayant rempli, en paix comme en guerre, les plus hautes fonctions qu’un soldat puisse exercer, il m’appartient de vous rappeler que les grades militaires sont au-dessus de votre atteinte et je reste

le général Henri d’Orléans, duc d’Aumale. »

 

Du legs à la donation.

L’Institut et Chantilly subiront-ils les effets de cette juste colère ? L’exilé va-t-il déchirer son testament ? C’est un mouvement exactement contraire que provoque sa noblesse clairvoyante. L’ordre de départ l’a touché le 14 juillet 1886, dans son domaine du Nouvion, près de la frontière belge, à l’heure même où son obligé devenu son persécuteur caracole à Longchamp sous les acclamations. Dès le mois d’août, il prend seul la résolution de transformer son legs en donation immédiate sous réserve d’usufruit. Unanime, le 27 octobre, l’assemblée générale de l’Institut de France accepte l’offre. Encore faut-il qu’un décret l’y autorise. Il sera, deux mois après, signé par Jules Grévy, bien que l’Académie encoure alors la froideur du pouvoir pour avoir publiquement regretté l’exil qui frappait un des siens. Les effets de cette générosité naturelle sont injustement oubliés : c’est en 1890 que sont acquis les « Clouet de Chantilly », en 1891 que sont achetées les quarante miniatures peintes par Jean Fouquet pour le trésorier de Charles VII, en 1892 que la bibliothèque s’enrichit du psautier calligraphié et enluminé pour Ingeburge, femme répudiée de Philippe Auguste, en 1894 que viendra le rejoindre le bréviaire de Jeanne d’Évreux, épouse du dernier des Capétiens Charles IV le Bel. Ainsi – huit ans après la donation – l’usufruitier acquiert encore à prix d’or les trésors les plus rares, non pour lui-même ni pour les siens, mais pour la France dont le proscrit a fait – à travers l’Institut – une donataire comblée. On lit beaucoup Tite-Live en ce temps-là. Sans doute ne manque-t-il pas de monarchistes pour opposer Scipion l’Africain, qui n’avait pas voulu « qu’on lui fit des funérailles dans son ingrate patrie », à d’Aumale l’Africain, entré quarante-trois ans plus tôt dans la légende algérienne. Mais rien n’empêchera l’exilé d’obéir, en se faisant donateur, à l’obsession de la continuité. Un contemporain dira : « Il honore la France malgré elle. » Ce jugement me fait penser à un vers de Claudel : « Ah ! parole trop vraie ! dure et véridique parole ! » Mais sans doute fallait-il que le duc d’Aumale fût incompris pour garder le milieu de la route.

Il n’est pas de lecture plus instructive que celle du Journal tenu quotidiennement par la marquise de Breteuil, dont le mari adjurait vainement l’oncle du comte de Paris de se porter en première ligne du parti monarchiste. Les invectives dont le mémorialiste accable le duc d’Aumale composent un hommage aussi involontaire que perspicace. Cet « homme qui a deux faces comme autrefois le dieu Janus » est devenu « un empêchement et un embarras, même dans la famille royale ». De quoi le nouveau Janus est-il donc coupable ? De dire presque simultanément à l’entourage de son neveu qu’il est «trop âgé pour rien entre prendre » et « à ses vieux amis, à l’Académie, aux généraux républicains, aux libéraux de la vieille école... qu’il n’y a pas de forme parfaite pour un gouvernement et que la France ne peut rien gagner à un bouleversement ». Les « vieux amis » de l’émule ou prétendu tel du plus ancien des dieux romains, en particulier les libéraux de l’Académie, auraient eu beau jeu de rétorquer à la sévère marquise que les portes du temple de Janus étaient fermées en temps de paix, ouvertes en temps de guerre, qu’elles n’avaient été (selon Tite-Live) fermées que deux fois à Rome (la seconde après la victoire remportée par Octave sur d’autres Romains) et que le duc d’Aumale n’avait aucune envie de les voir se rouvrir en France pour marquer le nouveau départ de la discorde. Il est corollairement explicable que beaucoup de républicains se soient mépris sur la nature et la pensée profonde du quatrième fils de Louis-Philippe Ier. Il revenait à leurs oreilles tantôt qu’on songeait à faire de lui le protecteur d’une République autoritaire, tantôt que les monarchistes, lassés par le dilettantisme du prétendant, se demandaient si l’oncle ne serait pas le meilleur porte-glaive de la cause familiale. Comment leur reprocher de n’avoir pas senti que des desseins – plus coupables à leurs yeux qu’en eux-mêmes – étaient parfois nourris à l’insu d’Henri d’Orléans, et toujours sans son aveu ? Et pourtant, à chaque étape, à chaque tournant, son trait distinctif avait été le refus de se lancer dans l’aventure. Peut-être même l’avait-il poussé jusqu’à l’excès. Après la déchéance de l’Empire, il n’attend du gouvernement de la Défense nationale qu’un emploi dans l’armée active : Gambetta, qu’il a reçu, dès 1865, sur la terre d’exil et qui lui porte une estime trop discrète, n’ose pas répondre à cette insistante requête ; rentré le 5 septembre à Paris par le même train que Victor Hugo, après vingt-deux ans d’éloignement forcé, il n’y restera qu’une seule journée ; au demeurant, quand son frère Joinville regagnera clandestinement la France envahie, s’engagera sous un nom de guerre dans l’armée de la Loire et combattra comme jadis Louis-Philippe à Jemmapes, il sera mis cinq jours au secret et reconduit vers un port de Bretagne.

 

Le député d’Aumale.

L’armistice conclu, un nouveau moyen va s’offrir : la candidature aux élections générales qui auront lieu le 8 février 1871. 52.000 votants sur 73.000 choisissent le châtelain de Chantilly pour représenter l’Oise à l’Assemblée nationale. Ils semblent, eux, avoir saisi la portée d’une doctrine qui tient en elle les chances de la réconciliation nationale. « Je crois », ont-ils lu dans la profession de foi du député d’Aumale, « que la monarchie constitutionnelle peut répondre aux légitimes aspirations d’une société démocratique... Dans mes sentiments, dans mon passé, dans les traditions de ma famille, je ne trouve rien qui me sépare de la République. Si c’est sous cette forme que la France veut librement et définitivement » (l’adverbe est digne de remarque) « constituer son gouvernement, je suis prêt à m’incliner devant sa souveraineté ». Étrange défi au suffrage universel : les malheurs de la nation n’empêchent pas l’esprit manœuvrier de déployer toute son ingéniosité pour empêcher le duc d’Aumale, député de l’Oise, et son frère Joinville, député de la Haute-Marne, de paraître à l’Assemblée. On n’ose pas (bien qu’on y ait songé) les exclure du territoire français, ce qui reste à leurs yeux l’essentiel. Mais on ose invoquer, pour retarder la validation de leurs victoires électorales, la loi d’exil que l’Empire libéral a refusé d’abroger : 1er juillet 1870 –deux jours avant le début de la crise qui allait pousser la France vers Sedan et l’Empire vers l’abîme – Émile Ollivier en avait fait voter le maintien par le Corps législatif contre l’avis des républicains Jules Ferry et Eugène Pelletais. La simple vérité est que d’Aumale fait peur à Monsieur Thiers : « Il veut ma place », dit le chef du pouvoir exécutif. La méfiance est mauvaise conseillère : c’est seulement en 1873, quand Adolphe Thiers descendra du pouvoir, que le duc consentira de mauvaise grâce à laisser quelques-uns de ses amis montrer, si j’ose dire, de l’ambition pour lui. Mais il n’avait rien négligé pour tenir à distance certains de ceux dont le concours lui eût été nécessaire pour emporter la succession.

 

Le salut au drapeau.

Neuf mois et demi après avoir été élu, il avait enfin pu prendre séance. Chaque débat sur les problèmes militaires est pour lui l’occasion de vider son cœur. Le 28 mai 1872, comme il parle du drapeau, un interrupteur lui lance : « Quel drapeau ? » À lire la réplique immédiate, on a l’impression qu’elle a été ciselée : « Sous le drapeau – répond l’orateur – auquel les Français de toute opinion et de toute origine se sont ralliés, que tous les bons citoyens ont entouré lorsqu’on en avait arraché un lambeau pour en faire le sinistre emblème de la guerre civile..., ce drapeau qui a été si longtemps le symbole de la victoire et qui est resté, dans notre malheur, l’emblème de la concorde et de l’union.» Le même soir, d’Aumale notera sur son agenda : « Irrité l’extrême-droite et mécontenté la droite par l’allusion au drapeau tricolore. » Mais, parmi les noms de ceux qui se déplacent pour le féliciter, il relève celui du général Chanzy, dont un descendant direct administre aujourd’hui le domaine de Chantilly.

Il serait coupable de passer sous silence la référence au « sinistre emblème de la guerre civile ». Elle nous rappelle que la Commune elle-même n’a pas empêché le député de l’Oise de suivre son trajet propre sans dévier d’une ligne. D’une part, il avait écrit le 28 mars sur son carnet intime : « l’Officiel de Paris recommande de m’assassiner », non sans ajouter curieusement qu’il soupçonnait une « manœuvre bonapartiste ». Mais, d’autre part, quand un de ses fidèles lui avait suggéré de se proposer pour prendre la tête de l’armée qui vaincrait l’insurrection, il s’était indigné : « Puisque je n’ai pas eu le bonheur de commander une armée française contre les Prussiens, je ne vais pas recommencer ma carrière en commandant une armée contre les Parisiens... je ne suis pas de ces princes qui tirent l’épée sur les boulevards de Paris pour la tremper dans le sang français et vont ensuite la jeter au roi de Prusse. » En vérité, ce prince français était français avant d’être prince. Un an plus tard, il appuiera Pelletais qui – dès le début de 1872 – parle de l’amnistie sans croire pourtant qu’elle soit possible avant les jugements. En bref, tout démontre que Raymond Gazelles a eu raison d’écrire : « D’Aumale a-t-il réellement souhaité devenir président de la République ? On peut en douter. Il ne se porte pas en avant... Pour lui, c’est moins important que de vivre en France avec tous ses droits ou de retrouver son grade. Il n’exprime jamais de regrets... » ([1]). En fait, il n’aurait été l’homme du destin que s’il avait trouvé les Français prêts à s’entendre sur l’essentiel au lieu de se déchirer sur l’accessoire. Quand, après les trois années du second exil, le gouvernement de la République, plus menacé par le boulangisme que par l’ancienne victime de Boulanger, met par décret un terme au « rebannissement » de d’Aumale, il est approuvé par une majorité qui transcende les clivages ordinaires : une partie de la droite vote contre ; Clemenceau et Floquet, avec beaucoup de leurs amis, votent pour ou ne font aucune opposition. En imitant leur exemple, Lockroy est sûr de ne pas déplaire à l’ombre du sénateur Victor Hugo, mort l’année précédente, qui, le 20 août 188o, avait écrit au duc d’Aumale : « Pour moi, votre royauté a cessé d’être politique ; elle est maintenant historique. Ma République ne s’en inquiète pas. Elle fait partie de la grandeur de la France, et je vous aime. » Une fois de plus, le poète avait compris son siècle en donnant aux affinités électives l’avantage sur l’esprit de faction.

Le duc ne mourut pas sans avoir rendu sa politesse au génie. Le 18 mars 1897, juste avant de partir pour la Sicile d’où ne reviendra que son cercueil, il avait pris congé de l’Académie en lui adressant une communication sur l’exercice du droit de grâce par son père. Cet ultime écrit porte en exergue une phrase tirée des Misérables. Louis-Philippe ne se séparait jamais d’une lancette dont il lui advint de se servir pour sauver une vie humaine. Ainsi fut-il, dit Hugo, « le premier roi qui ait versé le sang pour guérir ». Près d’un quart de siècle s’était alors écoulé depuis que, le 3 avril 1873, le duc d’Aumale avait remercié « cette Compagnie qui porte le nom de la France » d’avoir « admis le proscrit d’hier ». Il succédait à Charles de Montalembert, dont la révolution de Juillet avait « alarmé la foi ». Bien loin de glisser sur ce dissentiment, le récipiendaire s’en saisit pour montrer par un grand exemple que la liberté finit toujours par rapprocher ses défenseurs. Il en fut surtout ainsi quand « h tribune politique était muette », quand l’enceinte de l’Institut était h seule « où pût vibrer une libre parole », quand on comptait les places hissées vides par ceux qui – comme Hugo (lui toujours) – partageaient avec les fils de Louis-Philippe le pain amer de l’exil. Il appartenait à Cuvillier-Fleury, ancien professeur du duc d’Aumale, d’accueillir son élève quinquagénaire. Selon notre coutume, il l’appela, non pas Monseigneur, mais Monsieur, reprenant ainsi (dit-il) « l’égalité qui ne nous déplaît pas ». Ce jour-là, sous la Coupole, l’égalité embrassa la liberté.

 

Un secret de Chantilly.

« Monsieur, il y avait la France. » Même s’il n’avait pas dû conduire contre son gré le procès du maréchal Bazaine après avoir proposé vainement à l’Assemblée d’interdire à ses membres de siéger dans un conseil de guerre, d’Aumale aurait poussé ce cri du cœur tout au long d’une vie cahotée par les remous de la politique. Je crois l’entendre quand je lis les ordres du jour par lesquels, en février 1848, le tout jeune gouverneur général de l’Algérie (il a vingt-six ans depuis un mois) offre en exemple – lui, fils du roi détrôné – sa soumission à la volonté nationale. Mais je l’entends surtout quand je m’attache à pénétrer le secret magique de Chantilly, cet étrange ascendant de la géographie humaine sur l’histoire, sa confusion, ses caprices et ses méandres, d’un paysage achevé sur des pierres somptueuses et disparates. L’intelligence dont ce paysage est le reflet, la volonté dont il porte l’empreinte ne commandent à la nature qu’en lui obéissant. Il en résulte une harmonie si lumineuse qu’elle enveloppe et réconcilie les styles inégaux des édifices qu’elle invite le regard à embrasser.

Cet équilibre n’a-t-il pas, en outre, une vertu protectrice ? N’oppose-t-il pas une sorte de bouclier, forgé par l’homme et par la terre, aux « secousses trop brusques » que le duc d’Aumale, dont l’existence traversa cinq régimes et deux exils, avait les meilleures raisons de redouter ? Car Chantilly porte aussi témoignage contre « l’esprit de faction » auquel le prince-académicien s’est juré de le soustraire en confiant la mission de le conserver à l’indépendance de l’Institut de France. La discorde a parsemé le domaine de vestiges qui sont aussi des mises en garde. J’en distingue trois parmi les plus cruelles.

Le nom de Sylvie que portent si bien un étang, un bois, un pavillon, est celui que le poète Théophile inventa pour sa bienfaitrice Marie-Félice de Montmorency, dont le mari conspirateur fut décapité sous Louis XIII ; or il était le propre petit-fils du connétable Anne de Montmorency, compagnon d’armes et d’infortune de François Ier, mort en combattant pour son roi à près de soixante-quinze ans, fidèle entre les fidèles qui, du haut de sa statue équestre, veille encore sur la terrasse que son ordre a suscitée.

Parmi les tableaux qui dépeignent « les actions de Monsieur le Prince », celui vers lequel mon pas me ramène le plus souvent figure Le Repentir ; dix ans avant la fin du Grand Siècle, Michel Corneille y évoque les sept années pendant lesquelles Condé mit, contre les troupes royales, son bras au service de l’Espagne ; même si l’objet de la commande était d’ajouter la courtisanerie à la soumission, cette toile nous oblige à penser aux coalitions impures qui, maintes fois, faillirent empêcher les rois de faire la France.

Enfin, devant la balustrade à l’italienne du « Bâtiment neuf » qu’on appelle le château d’Enghien, où le dernier des Condés fut installé le jour même de sa naissance, le duc d’Aumale n’oubliait pas que son père combattit à Jemmapes sous le drapeau de la France nouvelle tandis que le grand-père du duc d’Enghien, son cousin, abritait à Coblence « l’armée de Condé » sous les plis d’un autre étendard. Or, en remettant le domaine de Chantilly à l’Institut pour le maintenir dans son intégrité, il lui léguait, après l’avoir prodigieusement enrichi, un dépôt que le duc de Bourbon, onde de Louis-Philippe, ne lui aurait jamais transmis si la salve du 21 mars 1804 ne l’avait pas privé de son fils unique.

Ainsi, au faite du Grand Degré d’où les massifs boisés et les parterres, lm statues et les eaux, le sol et l’histoire deviennent indiscernables, c’est la continuité de la France qui surplombe les avatars de l’État.

 

[1] Raymond Gazelles, le Duc d’Aumale, éd. Tallandier, p. 330.