Réponse au discours de réception d’Edgar Faure

Le 25 janvier 1979

René de CASTRIES

Réponse de M. le duc de Castries

au discours de M. Edgar Faure

 

Monsieur,

Le 15 juin 1962, en qualité de sénateur et de Président du Conseil général du Jura, vous aviez l’honneur d’accueillir le général de Gaulle, à Lons-le-Saunier et de lui remettre, à titre de souvenir, la montre de Rouget de Lisle, glorieux enfant de cette préfecture.

De votre allocution, je détache ce propos : « Il y a des hommes qui symbolisent l’histoire, il y en a d’autres qui la font, il y en a d’autres enfin qui la symbolisent et la font à la fois. »

Et le général de Gaulle vous répondait par une de ces formules lapidaires dont il possédait le secret : « Je vous ai écouté avec intérêt parce que vous êtes ce que vous êtes, parce que je sais ce que vous avez été et ce que vous serez. »

Il me suffira de développer ces deux propos pour remplir la mission que j’ai le plaisir d’assumer aujourd’hui

Vous aussi vous avez fait l’histoire et vous en symbolisez une certaine période ; de surcroît vous vous êtes révélé un excellent historien. Ce que vous serez je puis en dire une bonne partie en tous cas, quoi que vous réserve encore l’avenir, vous serez un parfait académicien, assidu à nos séances de travail du jeudi où nous serons heureux de vous avoir pour confrère.

Il ne me reste donc plus qu’à dire ce que vous avez été et ce que vous êtes : heureusement la matière est riche.

Grand voyageur vous n’avez pas le travers commun des Français d’ignorer la géographie ; or si l’on demandait à nos compatriotes ce qu’est le pays de Sault, bien peu seraient en mesure de répondre qu’il s’agit d’un canton pyrénéen du département de l’Aude, canton tellement isolé et préservé qu’une seule route tortueuse permet d’y accéder. C’est dans cette région si particulière que s’est développée, au cours des siècles, votre ascendance paternelle : les Faure étaient des propriétaires terriens, qui avaient la possibilité de mener une existence indépendante.

Mais votre grand-père étant un quatorzième enfant, il ne fut pas possible de lui allouer une part décente de terres et il choisit la carrière d’instituteur, étape type entre la paysannerie et la bourgeoisie.

Il prit sa retraite à Narbonne, ville où vous avez souvent séjourné au cours de votre enfance, qui fut bercée par le récit de la révolte des vignerons de 1907. De votre aïeul vous avez hérité, dans la commune de Rouvenac, canton de Limoux, une grande maison rustique, une vigne plantée en blanquette, quelques champs et un tombeau.

Vos grands-parents firent des sacrifices pour établir leur fils aîné qui devint avoué à Saint-Pons, petite ville de l’Hérault où vous avez également beaucoup de souvenirs.

Votre père opta pour la médecine militaire, il servit en Algérie, puis dans les missions sahariennes. De retour en France, il se maria avec Mlle Lavit, fille d’un médecin de l’Hérault. Ces Lavit, qui avaient des attaches de noblesse, étaient médecins de père en fils depuis l’Ancien Régime.

Quand vous vîntes au monde votre père était médecin major à Béziers. C’était le 18 août 1908, dans une maison toujours intacte des allées Paul-Riquet, qui en cette portion sud portent le nom harmonieux de Plateau des Poètes. Je me permets de vous dire que je suis très sensible à ce lieu et à cette date de naissance, parce que Béziers est la ville natale de mon épouse et que je suis né moi-même en Languedoc, douze jours avant vous, sous le même signe du Lion. Comme vous croyez aux prémonitions et à l’astrologie, on pourrait supposer que cet ensemble de coïncidences me prédisposait à vous accueillir.

La vie de garnison vous éloigna de votre province natale ; vos études commencées à Narbonne pendant la guerre de 1914, se déroulèrent successivement à Fontainebleau, au lycée Janson de Sailly, au lycée d’Orléans, au lycée Voltaire.

Vous avez même travaillé quelque temps au cours La Bruyère qui était une école de filles, ce qui vous vaut aujourd’hui le privilège, certainement unique pour un ancien président du Conseil, d’appartenir à une association d’anciennes élèves.

Dans vos débuts scolaires vous avez montré un goût acharné pour l’étude et pris la première place ; celle-ci vous valait le bon point N°1 qui comportait l’attribution de la croix d’honneur. Une fois votre succès fut moins complet et vous ne reçûtes que le bon point N°2 ; il comportait aussi une décoration, une médaille représentant la République ; vous traitâtes dédaigneusement l’effigie de Marianne, que vous appeliez la « dame assise » et, dans un accès de rage vous foulâtes aux pieds la décoration. Faut-il considérer cet incident comme un démenti à votre destin ?

La suite de vos classes fut marquée par une série ininterrompue de succès ; vos professeurs furent frappés par votre goût pour l’histoire et par votre facilité d’improvisation. Une fois, où vous aviez négligé de rédiger un devoir, vous fûtes invité à le lire ; sans vous troubler vous avez pris un cahier de feuilles blanches et feint de lire un travail imaginaire, qui n’en fut pas moins jugé excellent.

Certaines intelligences sont particulièrement attirées par l’histoire et l’on se demande parfois si c’est par l’histoire à écrire ou par l’histoire à accomplir. Ces deux vocations ne sont pas incompatibles et votre exemple en est une bonne démonstration. Mais l’historien n’est pas nécessairement orateur et l’orateur n’est pas nécessairement un historien, quand ces deux dispositions coexistent comment ne se combineraient-elles pas et comment l’un de ces deux hommes pourrait-il négliger l’autre puisqu’ils sont, en réalité, complémentaires ?

Votre goût pour l’histoire peut naturellement s’expliquer par l’attirance du fait romanesque, de la suite des péripéties, et, dans votre jeune âge vous êtes certainement davantage intéressé par le côté roman que par l’étude des institutions. Néanmoins il est remarquable que ce soit sous son aspect historique que le romancé vous séduise à tel point : vous lisez des livres d’histoire ancienne ; quand vous vous réveillez la nuit, vous vous plongez dans les Vies des hommes illustres de Plutarque, qui ont votre prédilection.

L’un de vos maîtres, Edmond Faral, qui sera administrateur au Collège de France, en est frappé et veut vous pousser vers des études littéraires, mais vous êtes plus sensible encore à l’influence qu’exerce sur vous l’un de vos professeurs d’histoire, Gustave Legaret, Inspecteur général, qui veut faire de vous un enseignant de cette spécialité.

Votre vocation historienne, dans ses premiers balbutiements, vous permet de donner à votre lycée Voltaire un sujet de fierté, dont il n’était pas, à cette époque, ordinairement comblé : vous obtenez une récompense au Concours général, et il vous fait graver, en souvenir, une médaille que vous vous gardez bien, cette fois, de fouler aux pieds quoiqu’elle soit républicaine. Assurément la sagesse commençait à pénétrer votre esprit.

Cependant la vérité historique conduit à dire que cette récompense au Concours général n’était pas – et loin s’en faut – le premier prix. Vous avez vous-même remarqué avec humour que les hommes qui sont parvenus à une certaine illustration appartiennent en général soit à la catégorie des premiers de concours, soit à celle des cancres. Vous êtes là pour fournir la défense d’une catégorie intermédiaire, celle des élèves qui obtiennent des scores honorables mais non prestigieux, celle des derniers accessits, car ce fut le cinquième et dernier accessit d’histoire qui vous échut au Concours général.

Mais il y a cependant à ce classement une autre explication. Dans tous les examens et concours écrits, vous vous classez d’une manière très convenable, mais pas, il faut le dire, au premier rang. Au contraire, celui-ci vous appartient, comme de droit, s’il s’agit d’un concours sur épreuves orales, tel que le secrétariat de la Conférence des avocats ou l’agrégation des Facultés de droit. Vous avez, vous-même, par la suite, médité sur ce point, et vous en avez conclu que notre enseignement traditionnel accordait une place insuffisante à l’entretien, au dialogue, à l’improvisation. Vous avez d’ailleurs eu la sagesse de ne point demander que le rapport fût inversé, mais vous pensez qu’il ne faudrait pas négliger le fait qu’une importante partie de la vie de chacun de nous ne s’écrit pas, mais se parle.

Cet autre aspect de votre vocation, celle de l’orateur, peut également être observée dès votre première jeunesse. Elle frappe ceux qui vous connaissent, plutôt, semble-t-il, que vous-même. On constate que vous aimez déclamer des vers et obtenez toujours le prix de récitation. Quand vous êtes élève de quatrième au lycée d’Orléans, un de vos maîtres, Renouvin, qui fut notre confrère, est tout surpris de l’aisance avec laquelle vous vous exprimez ; comme il constate que vous accompagnez vos propos de gestes, il exprime le regret que la disposition des bancs et des pupitres ne vous permette pas de leur donner toute l’ampleur convenable. N’était-ce pas prévoir déjà une carrière de tribun galvanisant les foules ?

Cependant vous vous méfierez vous même longtemps de ce talent que tout le monde vous reconnaît. Étant donné votre exceptionnelle mémoire plutôt que d’improviser vous préférez apprendre par cœur. Vos professeurs de Faculté, Henri Hauser à la Sorbonne, Meynial à la Faculté de droit, vous disent, l’un et l’autre, que vous avez prononcé le meilleur exposé qu’ils aient entendu pendant leur carrière, mais ils ne savent pas que vous récitiez entièrement. Vous le ferez longtemps pour certaines de vos plaidoiries et même aussi pour certains de vos exposés politiques.

Bien que votre modestie vous incite à affirmer que vos études secondaires ont simplement été moyennes, vous passez brillamment vos deux baccalauréats avec d’impressionnantes dispenses d’âge.

À la fin de vos études secondaires vous êtes tenté de vous consacrer à la préparation de l’agrégation d’histoire, mais votre famille préférerait pour vous soit la médecine, profession de votre père, et également de vos aïeux maternels, soit les carrières juridiques. Pour ne pas la contrarier vous vous inscrivez à la Faculté de Droit en même temps que vous suivez quelques cours à la Sorbonne.

Puisque nous avons déjà parlé de vos maîtres, signalons aussi un exceptionnel concours de circonstances lors de votre classe de philosophie où deux professeurs exercent sur votre carrière une très grande influence: l’un est Aimé Berthod, député, puis sénateur du Jura (vous serez son successeur dans ces deux postes), l’autre est Brice Parain, qui vous donne le conseil d’apprendre le russe ce qui vous conduit, de surcroît, à fréquenter l’École des langues orientales.

L’homme de la recherche parvient à décrocher quelques distinctions, toujours des accessits, mais cette fois-ci c’est le premier accessit en histoire du droit romain. Vous découvrez alors dans sa plénitude cet aspect de l’Histoire qui dépasse les péripéties et les personnages pour atteindre en profondeur les institutions, la manière dont les hommes travaillent, vivent, souffrent, se marient et vous concevez l’intention de vous présenter à l’agrégation des Facultés de droit dans le secteur historique. Plusieurs de vos maîtres vous y poussent, et, étant donné votre apprentissage du russe, voient en vous un futur byzantiniste. Ils ne seront pas déçus entièrement, puisque, dans la récapitulation de vos œuvres écrites, nous voyons un article étoffé paru dans la Revue byzantine.

Cependant l’homme de la parole, c’est-à-dire de l’action, lutte vigoureusement pour s’affirmer et c’est ainsi que vous créez, à la Faculté de droit, un cercle d’études politiques, le Club de l’Université de Paris, qui siège dans une salle appelée Salle des Russes, et qui donnera lieu à quelques échauffourées estudiantines à la suite desquelles la Faculté vous interdit l’usage de ses locaux. Peut-être vous en êtes-vous souvenu lors de la loi d’orientation universitaire.

Vous transportez votre siège à la Taverne du Panthéon : ce lieu invite à quelque fantaisie et aux études de droit se mêlent quelques activités plus joyeuses.

Vous fondez des revues au sort éphémère, car, ayant constaté que seul le premier numéro se vendait bien, vous changez fréquemment de titre pour appâter le public. C’est dans une de ces revues, baptisée par vos soins « Le cancrelat » que paraît votre premier essai littéraire qui porte un nom tragique : « Le baiser au cadavre ».

Une autre activité vous attire, la musique. Votre sœur était une virtuose du piano et elle répétait jusqu’à sept heures par jour, ce qui vous apporta, jeune, la faculté de pouvoir travailler dans le bruit Mais vous ne fûtes pas insensible aux gammes et aux trilles. Permettez-moi de révéler votre talent, non seulement de pianiste, mais aussi de compositeur. Vous êtes l’auteur de chansonnettes délicates ; si je savais chanter j’aurais plaisir à en donner un échantillon. Mais ce ne serait peut-être pas le genre qui convient sous la Coupole, et il vaut mieux sans doute que je ne sache pas chanter.

Ces activités plaisantes vous paraissaient accessoires à côté de ce qui était déjà votre goût : la politique. Il convenait de prendre contact avec des hommes déjà en place et à les inviter au Cercle que vous animiez. Vos choix n’ayant concerné que mes amis personnels, j’ai plaisir à dire qu’ils furent heureux. Ceux qui vous initièrent furent Frédéric-Dupont, aujourd’hui seul député ayant siégé sous la Troisième, Louis Jacquinot, maintes fois ministre, et coïncidence qui paraîtra particulièrement touchante André François-Poncet qui venait de publier « Les réflexions d’un républicain moderne » et allait accéder à un sous-secrétariat d’État.

Pourtant, avec de tels initiateurs, vous ne fîtes pas tout de suite une entrée dans la politique active que votre jeune âge vous interdisait encore. Quand vous passez votre licence en droit vous n’avez que dix-neuf ans et vous découvrez avec joie que la loi et les règles de la société vous permettent de vous occuper des affaires des autres, alors que, comme mineur, vous n’êtes pas habilité à gérer votre propre patrimoine.

Vous vous inscrivez au barreau, ce qui était alors très facile. L’homme de la parole semble pour l’instant l’emporter. Vous plaidez en assistance judiciaire et aussi déjà pour des litiges plus sérieux que vous confient des avocats russes.

Vous vous présentez au concours difficile et prestigieux de la Conférence des Avocats, battant le record de jeunesse détenu par Raymond Poincaré.

On a dit souvent autour de vous que ce concours était le royaume du favoritisme et du népotisme et vous apportez la démonstration inverse, vous, le provincial inconnu, qui habitez le vingtième arrondissement, prenant le métro pour aller prononcer votre discours, vous êtes reçu d’emblée comme deuxième secrétaire. D’après la tradition du Palais le premier secrétaire, qui est, cette fois, le fils d’un ancien président de la République prononce un éloge du genre dit académique. Ce genre n’étant point alors le vôtre, vous vous orientez vers des sujets d’inspiration plus variée. Ici l’historien fait sa réapparition et, comme il est d’usage de prendre en général un procès célèbre, vous choisissez l’alibi d’un procès théologique et vous traitez du procès des Provinciales de Pascal.

Votre discours assied votre réputation d’avocat et votre cabinet ne désemplit plus. Vous avez gagné un grand nombre de causes : vous plaidez pour Edwige Feuillère et Danièle Darrieux, au secours du président du Mexique, Lazaro Cardenas qui décide de nationaliser les gisements pétroliers exploités par des compagnies étrangères. Vous faites triompher la thèse « du droit de chaque nation à tirer parti comme elle l’entend de ses ressources naturelles », thèse qui hélas ! pour l’économie de l’Occident n’est pas restée lettre morte.

Cette question du pétrole vous intéresse si vivement que vous lui consacrez votre thèse de doctorat en droit, publiée en 1939 sous le titre « Le pétrole dans la paix et la guerre ».

Le secret de votre activité se trouve certes dans vos dons naturels mais j’y trouve une autre raison plus valable : vous avez découvert la femme de votre vie, la compagne idéale. Un mariage heureux est pour un homme l’événement capital dont dépend la réussite de toute une existence.

Les circonstances qui vous décidèrent ne manquent pas de romanesque. Une jeune fille, Lucie Meyer, nièce de Julien Cain, n’était pas en ce temps de mœurs austères autorisée à se rendre seule à un dîner. Une amie se chargea de la chaperonner; vous accompagniez cette amie. Vous fûtes voisin de table de Lucie ; ce fut un choc de part et d’autre et la conversation se prolongea jusqu’à trois heures du matin. Le lendemain, de bonne heure, vous téléphoniez à la jeune fille pour qu’elle vous accorde un rendez-vous et, dans l’après-midi, vous lui demandiez sa main. Le coup de foudre ne vous avait trompés ni l’un ni l’autre et tous ceux qui ont connu et admiré Lucie Faure, qui possédait tous les talents, ne s’en étonnent point.

Vous avez dit vous-même tout ce que vous deviez à votre femme en sus du bonheur. Alors que votre compréhension artistique était seulement musicale, elle l’étendit à tous les domaines, elle ouvrit vos yeux sur les monuments, les musées, le monde. Sur la littérature où elle devait briller d’un si vif éclat elle vous incita à prendre conscience de vos lacunes et elle vous apprit à approfondir ce que le mouvement trop rapide de votre pensée vous faisait parfois voir trop superficiellement. C’est grâce à l’influence constante de votre épouse que vous avez appris à vous dépasser.

Après un voyage de noces que l’ancien élève des langues orientales choisit de faire en Russie, votre vie fut sans problèmes, votre carrière d’avocat se haussant dans les sommets tandis que votre femme se taillait une grande réputation dans la reliure d’art.

La guerre de 1939 utilisa vos compétences en vous affectant aux services de la censure. N’ayant pas encore fait de politique active vous n’eûtes guère à vous préoccuper du changement de régime. Mais, bon observateur, vous avez pressenti les événements et, en 1942, vous avez décidé de quitter la France pour l’Afrique du Nord, qui paraissait appelée à jouer un rôle essentiel.

Le vaisseau Général-Chanzy dont ce fut le dernier voyage régulier vous conduisit à Tunis. L’occupation allemande vous bloqua dans cette ville pendant de longs mois où vous reprîtes vos activités au barreau. En 1943, les Allemands étant chassés de Tunis, vous pûtes gagner Alger. Tandis que votre épouse fondait avec Robert Aron une revue appelée à un grand avenir, la Nef, votre ami Louis Joxe vous prit comme adjoint.

Vous devenez directeur des services législatifs de la présidence du comité de Libération nationale, où l’une de vos tâches consiste à faire signer le courrier par le général Giraud, tâche plus malaisée qu’il ne paraît puisque le général Giraud a pour habitude de signer à cinq heures du matin.

Quand les pouvoirs se constituent d’une manière plus effective, vous devenez secrétaire général adjoint du Gouvernement provisoire de la République française. Vous m’avez assuré que ces services, qui paraissaient improvisés, donnaient cependant une grande impression d’ordre.

Vous ne regagnez Paris qu’au mois d’octobre 1944 quand un certain calme est déjà revenu et votre vieil ami, Pierre Mendès France, vous attache à son cabinet. Il devient évident que vous allez entreprendre une carrière politique. En désaccord avec René Pléven, Mendès France donne sa démission et vous le suivez.

Vous vous présentez aux élections à Paris. Il fallait faire choix d’un parti. Dans votre jeunesse vous aviez été attiré par l’Action française, puis, rebuté par ses violences, vous vous en étiez écarté sans chercher de port d’attache, mais avec de la sympathie pour l’Alliance démocratique. Ce parti ayant sombré dans la tourmente, vous songez à adhérer au M.R.P. comme vous le demandent vos amis, les frères Coste-Floret. Ce parti vous semble-t-il trop avancé politiquement, je ne le sais, mais vous préférez vous inscrire au parti radical qui se montra le garde-fou de la IIIe République. Ce vieux parti est alors en pleine perte de vitesse et la liste de Bernard Lafay dont vous étiez second n’obtient même pas 5 % des voix et perd son cautionnement.

Le général de Gaulle vous désigne alors comme délégué-adjoint au procès de Nuremberg. Vous êtes séduit et entraîné par le thème d’une nouvelle justice internationale, par l’expérience sans précédent – tout au moins depuis Vercingétorix – qui permet de faire le procès des dirigeants de l’État au lieu de ne chercher que la responsabilité des sous-ordres. Vous éprouverez quelques désillusions par la suite. Le procès de Nuremberg présente pour l’orateur que vous êtes une difficulté particulière : vous devez renoncer à la fougue de votre talent, vous astreindre aux règles contraignantes de la procédure anglo-saxonne, écrire vos interventions puisqu’elles doivent être traduites et numéroter avec soin vos documents.

Vous quittez Nuremberg pour vous présenter de nouveau aux élections de juin 1946, cette fois-ci dans le département du Jura. Vous y essuyez de justesse un nouvel échec, dû probablement à votre étiquette. Le score vous paraît néanmoins assez encourageant pour tenter la chance une nouvelle fois en cette année 1946 qui connut trois assemblées successives dont deux constituantes. Enfin, au mois de novembre, vous obtenez le succès souhaité. Vous voilà député du Jura ; vous vous installez dans cette nouvelle patrie régionale. Vous devenez propriétaire et maire à Port-Lesney, conseiller général de Villers-Farlay, et bientôt président du Conseil général.

Votre carrière politique a commencé, aussi bien sur le plan local et régional que sur le plan national. À travers diverses épreuves son élan, jusqu’à ce jour, n’a pas été coupé. C’est dans la carrière politique que nous retrouvons la dualité complémentaire de 1’homme de recherche et de l’orateur, homme de parole et aussi d’action, car la parole est action dans la carrière d’un homme d’État digne de ce nom.

Ce sont assurément vos qualités d’orateur qui s’affirment dans les commissions auxquelles vous appartenez et votre faculté d’expression vous permet de vous imposer à l’attention des parlementaires et dans les congrès politiques. Vous y soutenez des thèses difficiles ; vous vous opposez à la démagogie, vous faites approuver des mesures impopulaires, vous défendez les impôts aussi bien au Palais-Bourbon que dans les congrès radicaux. On dit, en général, qu’un bon discours peut changer une opinion, mais pas un vote ; vous avez apporté à plusieurs reprises – mais pas toujours, tant s’en faut – la preuve du contraire.

Votre influence grandissante vous vaut d’abord de devenir vice-président de la Haute-Cour de justice, dignité éphémère, car vous ne présiderez qu’une fois pour prononcer l’acquittement de Peyrouton.

En 1948, on songe à vous faire entrer au gouvernement, mais c’est le mois d’août, vous êtes en voyage à Venise et un autre est choisi. Cependant vous n’attendrez plus longtemps et vous voilà bientôt secrétaire d’État aux Finances détenues par Maurice Petsche, et, détail piquant à la place d’Alain Poher qui vient d’être battu au Sénat. Vous gardez votre poste après la chute du ministère Queuille dans le cabinet Georges Bidault. Au congrès radical de Toulouse vous vous opposez à Daladier et obtenez le soutien du parti radical au gouvernement. Vous supprimez le ministère du Ravitaillement, lancez un train d’économies budgétaires qui soulève les protestations du parti communiste qui promène votre mannequin dans Paris. Le 2 juillet 1950 vous voilà ministre à part entière au portefeuille du Budget dans un cabinet Queuille qui ne dure que deux semaines, mais vous conservez le même ministère dans le gouvernement de René Pléven, puis également le 28 février 1951 dans le troisième cabinet Queuille. Le 17 juin vous êtes réélu député du Jura dans une assemblée qui connaîtra par votre fait bien des vicissitudes.

Le 8 août 1951, René Pléven vous nomme Garde des Sceaux, ce qui provoque de votre part cette réflexion : « J’ai remarqué que sous la IVe République l’un des chemins les plus sûrs pour gagner la présidence du Conseil passait par le ministère de la Justice. »

Cette boutade n’eût pas suffi à vous imposer, car vous l’étiez pour d’autres raisons qui faisaient déjà de vous un personnage de premier plan sur lequel André Siegfried avait porté ce jugement : « Homme de juste milieu, expert dans l’art de concilier les inconciliables, apprécié de la droite tout en étant personnellement partisan d’une politique teintée de gauche. »

Ce juste milieu vous le pressentiez dès votre jeunesse en méditant le mot fameux de Barrère : « Quand on n’est pas socialiste à vingt ans c’est qu’on n’a pas de cœur ; si on l’est à quarante c’est qu’on n’a pas de tête. » Or vous touchiez précisément la quarantaine et vous affirmiez de plus en plus une tête solide et des dons universels puisqu’au cours de vos débuts ministériels vous avez aussi publié, sous le pseudonyme transparent d’Edgar Sanday, trois romans que l’on a qualifié peut-être abusivement de policiers, mais qui sont plutôt des ouvrages d’atmosphère, à la Simenon.

Ce ne furent pas vos dons de romancier mais bien votre modération et votre assise politique qui, le 17 janvier 1952, décidèrent le président Vincent Auriol à vous offrir la présidence du Conseil ; vos quarante-trois ans approchaient le record alors détenu par Armand Fallières qui fut premier ministre à quarante et un ans.

Vous fûtes brillamment investi par 401 voix centristes, les 101 communistes ayant voté contre et les 117 R.P.F. qui commençaient leur carrière s’étant abstenus. De votre premier gouvernement vous avez dit plaisamment qu’il dura quarante jours, compta quarante ministres et vous fit perdre quatre kilos.

En réalité, comme président du Conseil nanti du ministère des Finances vous aviez mené une œuvre très utile mais dans laquelle vous ne fûtes pas soutenu. Accablé par un sentiment d’immense responsabilité en constatant que le Trésor était asséché, vous obtenez de l’Amérique un crédit de cent milliards d’anciens francs qui permettait de redémarrer. Les Américains avaient toutefois posé une condition c’est qu’un effort fiscal permît d’assurer le remboursement du prêt. Cette promesse vous alliez la tenir en tentant de faire adopter un budget en retard de deux mois et vous aviez prévu une augmentation des impôts.

Le 29 février 1952, il fallut poser la question de confiance : on vous récusa par 309 voix contre 283 et 26 abstentions. Vous fûtes remplacé le 6 mars par Antoine Pinay qui tint avec bonheur toute la fin de l’année 1952, mais se priva de vos services. Il en fut de même avec son successeur René Mayer et c’est seulement en juin 1953 que vous avez fait votre rentrée aux Finances dans le ministère Laniel, poste que vous deviez conserver dans le ministère Mendès France.

On n’a pas assez rendu justice à votre action sur l’économie pendant cette période. Il convient donc de souligner votre heureuse initiative sur la débudgétisation de certaines dépenses d’investissement et de louer votre performance d’augmenter les salaires de 25 % alors que l’augmentation des prix pendant la même période ne dépassait pas 1 %. Un tel résultat donne plus que jamais à rêver.

Avec Laniel vous ne connûtes pas de nuage, alors qu’il s’en éleva un léger avec Mendès France qui était pourtant pour vous un vieil et fidèle ami. Mendès, soutenu par les plus hautes personnalités, était hostile au règlement d’armée européenne qui a conservé dans l’Histoire le nom de C.E.D. De ce règlement qui faisait courir le risque que l’armée européenne fut confiée à un général allemand, on peut dire qu’en 1954 il pouvait paraître prématuré car les blessures de l’occupation restaient vives. Vous étiez, au contraire, partisan de la C.E.D. parce que vous aviez la crainte que les États-Unis se contentent de réarmer la seule Allemagne, face aux dangers de l’Est. Votre sentiment semble, avec le recul, avoir été des plus raisonnables, mais l’opinion publique était réticente et la C.E.D. fut repoussée par simple utilisation de la question préalable qui écarta la discussion.

En 1955, lors de la chute du gouvernement Mendès France, le président René Coty fit appel à Pinay, puis à Pflimlin qui refusent l’un et l’autre. Christian Pineau se voit refuser l’investiture par 312 voix contre 268. On fait alors appel à vous parce que vous êtes radical, partisan d’une politique libérale en Afrique du Nord et parce que vous paraissez le plus capable d’appliquer une politique économique et sociale.

Cette fois-ci vous constituez un cabinet restreint qui ne comporte que dix-huit ministres : vos principaux collaborateurs sont Robert Schuman à la Justice, Pinay aux Affaires étrangères, Bourgès-Maunoury à l’Intérieur, Pflimlin aux Affaires économiques, Édouard Bonnefous aux P.T.T. Vous réservant la haute main sur les Finances vous prenez Gaston Palewski comme ministre délégué à la Présidence du Conseil.

Votre déclaration gouvernementale le 23 février 1955 prévoit une politique des revenus, un aménagement de l’Union française, la ratification des accords de Paris du 23 octobre 1954, la recherche de la paix dans tous les domaines. Vous obtenez la confiance par 369 voix contre 210 et 17 abstentions.

Votre formule percutante « Choisir les moyens c’est vraiment gouverner » a fait de l’effet et vous allez la mettre en application dans les nombreux problèmes aigus qui se posent.

Vous demandez tout d’abord la ratification des accords de Paris : grâce à ce vote la République Fédérale l’Allemagne recouvre sa souveraineté le 5 mai 1955. Vous obtenez l’accord de la Russie pour l’indépendance de l’Autriche et déposez à Genève un plan de désarmement.

Un de vos principaux titres sera le rôle que vous avez joué en faveur de l’Europe. Après l’échec de la C.E.D. et alors que les partenaires rendaient la France responsable il vous appartenait, comme chef du gouvernement, de prendre l’initiative d’une relance. Que pouvait devenir la construction européenne réduite à la seule communauté du charbon et de l’acier ? Vous avez alors, en accord avec Robert Schuman et Antoine Pinay prit la décision de faire proposer par la France à la conférence de Messine l’ouverture d’une nouvelle phase, celle de l’Europe économique, la C.E.E. Une curieuse coïncidence a fait que plus tard, alors que cette Europe économique restait dans l’impasse, c’est à vous que le général de Gaulle a fait appel pour la réactiver et c’est en acceptant le poste de ministre de l’Agriculture que vous avez pu parvenir à la conclusion des accords qui assuraient son existence.

Cet aspect si important de votre activité présidentielle a beaucoup moins frappé l’opinion que vos autres activités.

Il y eut d’abord celles que nécessitait la situation de l’Afrique du Nord. Dès le 2 avril 1955 vous aviez fait porter à l00 000 hommes les forces françaises en Algérie. La prorogation des pouvoirs spéciaux en Algérie n’empêcha pas cependant le développement de la guerre qui s’amplifia vraiment le 30 août par la révolte du Constantinois.

Vous aviez depuis longtemps compris que l’insurrection en Algérie ne permettait plus à la France de conserver ses protectorats sur les états limitrophes. Vous avez signé d’abord un protocole d’accord franco-tunisien maintenant les grandes lignes du traité du Bardo qui fut approuvé à une large majorité par l’Assemblée et le Conseil de la République.

Vous avez étudié un plan d’intégration de l’Algérie dont la réalisation vous parut difficile car elle supposait cent députés algériens, mais vous n’avez pas cependant perdu l’espoir de maintenir une Algérie française.

L’affaire marocaine se révéla malaisée à régler bien que vous ayez vu clairement la moins mauvaise solution

Pour la faire triompher, vous n’avez pas hésité, le 6 octobre 1955 à demander leur démission à ceux de vos ministres hostiles à votre politique marocaine. Cette opération réalisée, l’Assemblée, le 9 octobre, par 477 voix approuve votre politique marocaine : le sultan Mohammed V recouvre son trône. Le Maroc devient un état indépendant que par une heureuse formule vous déclarez uni à la France par une certaine interdépendance.

À l’intérieur, l’action de votre gouvernement est marquée par l’expansion économique et par le progrès social. L’Assemblée vote le plan Hirsch de modernisation et d’équipement ; l’épargne privée est encouragée par une réforme fiscale ; un fonds national de vieillesse est créé, une troisième semaine de congés payés accordée et une procédure de médiation est mise au point en cas de troubles sociaux.

Un point vous irritait dans votre action : c’était de voir que les socialistes ne la soutenaient pas. Il vous semblait également que pour rétablir l’ordre politique il était nécessaire d’envisager une révision constitutionnelle visant à réduire les excès du parlementarisme. Mais un élargissement de majorité nécessaire pour faire adopter vos vues ne pouvait s’obtenir qu’en procédant à de nouvelles élections ? Aussi, le 20 octobre 1955, le Conseil des ministres déposa un projet de loi visant à abréger de six mois la durée du mandat de l’Assemblée. Le congrès radical animé par Mendès France et soutenu par le président Herriot critiqua vivement votre décision. Vous fûtes obligé de poser la question de confiance sur une question accessoire, celle du mode de scrutin proportionnel ou uninominal. Vous fûtes battu par 318 voix contre 218 soit quatre voix de plus que la majorité constitutionnelle. La même aventure étant arrivée moins de dix-huit mois plutôt à Mendès France, il devenait possible de faire jouer la procédure de dissolution.

Cette procédure avait été employée plusieurs fois, avec des fortunes diverses sous la monarchie constitutionnelle, puis elle était tombée en désuétude par suite de l’usage inconsidéré qu’en avait fait mon grand-oncle, le maréchal de Mac Mahon.

Or votre décision la plus frappante au point de vue de l’histoire événementielle et plus précisément de l’histoire institutionnelle fut la dissolution de l’Assemblée en 1955. Vous avez alors voulu montrer que vous étiez un homme de caractère et que votre décision parviendrait à rétablir un certain équilibre.

Vous avez démontré dans une semblable circonstance que l’homme de l’histoire doit savoir prendre le dessus sur l’homme de parole. Lors qu’on ne peut parvenir à ses fins par la persuasion, il faut bien recourir à la brutalité, à condition que celle-ci s’inscrive dans la légalité.

Cette décision devait vous valoir beaucoup de déboires notamment avec votre parti, bien que celui-ci en dépit de ses rigueurs, ait continué à vous considérer comme un de ses maîtres à penser. Il n’est pas douteux d’ailleurs que votre geste ait contribué à l’évolution des esprits et, par la suite, à faciliter l’instauration d’un régime dont nous voyons aujourd’hui la supériorité sur le précédent.

Mais sur le moment vous ne fûtes pas plus heureux que ne l’avaient été Mac Mahon et le duc de Broglie... Le déplacement de plus de deux millions de voix sur un parti de petits mécontents animé par un papetier de Saint-Céré, Pierre Poujade, faussa les résultats escomptés : alors que vous aviez espéré rallier les socialistes à la majorité, vous vous vîtes forcé, bien malgré vous, de leur céder le pouvoir, sans imaginer que leur politique algérienne serait plus conservatrice que la vôtre, car vous aviez, entre-temps, reconnu l’irréalité de l’intégration.

Vous avez alors repris votre siège à la Chambre, l’élection vous ayant été personnellement favorable, vous avez assumé la présidence de l’Amicale parlementaire agricole et voté à regret en faveur de l’expédition de Suez.

En 1957 vous faites un grand voyage en U.R.S.S., puis en Chine dont vous rapportez un livre Le serpent et la tortue qui vous fait considérer comme un expert de la politique chinoise, ce qui aura, par la suite une grande importance.

En 1958 Pierre Pflimlin vous offre les Finances dans un ministère éphémère qui doit céder la place au général de Gaulle. Celui-ci ne fait pas appel à votre concours, mais, tout en formulant des réserves sur le projet de constitution vous votez cependant pour.

Les électeurs ne vous en savent pas gré et le 30 novembre 1958 vous êtes battu à Lons-le-Saunier. Vous prenez votre revanche l’année suivante en devenant sénateur du Jura, sous le signe de la gauche démocratique. Après avoir déclaré n’être ni de la majorité, ni de l’opposition, vous rouvrez votre cabinet d’avocat et, par une admirable ascèse vous décidez de vous présenter à l’agrégation de droit. Dans cet examen redoutable l’homme de parole se montre supérieur à l’homme d’action.

Après votre travail sur La capitation de Dioclétien d’après le Panégyrique VIII votre explication de texte fut un feu d’artifice qui se termina brillamment au terme de l’heure fatidique par cette déclaration fracassante à propos d’un serment de fidélité à Caligula : « Un pouvoir sans contrôle ne tarde pas à devenir un pouvoir sans mesure et il ne faut pas croire longtemps les autocrates quand ils disent : Haec mihi in vuestris animis templa », déclaration due curieusement à l’empereur Tibère.

Après avoir été reçu premier au concours d’agrégation, vous êtes nommé professeur à Dijon et prenez possession de votre chaire magistrale le 9 janvier 1962. Vous avez oublié d’emporter le texte de votre premier cours, ce qui ne vous empêche pas de subjuguer votre auditoire en parlant d’abondance des « Biens dans le droit romain et l’ancien droit français ».

Vous venez alors de publier un de vos grands ouvrages historiques, cette Disgrâce de Turgot, sujet qui m’intéresse vivement puisque j’ai moi-même publié des extraits inédits du Journal de l’abbé de Véri qui a servi de base à votre pertinente étude. De Turgot vous retiendrez spécialement une formule qui servira par la suite de titre à l’un de vos livres Prévoir le présent.

C’est plutôt toutefois l’avenir que vous prévoyez en prenant, en accord avec le Président du Sénat, parti contre la réforme de la Constitution de 1962 et que vous dîtes courageusement : « Je suis sénateur et professeur de droit ; je ne puis dire : premièrement il n’y a pas de Sénat, deuxièmement il n’y a pas de droit », propos qui ne vous rapproche guère du général de Gaulle.

Il se décide pourtant à ne plus vous ignorer quand il apprend, en 1963, que vous envisagez un nouveau voyage en Chine. Il vous fait appeler et vous charge officieusement d’étudier la reconnaissance diplomatique de la Chine. Vous êtes reçu par Chou-en-Laï et par Mao.

Vous parvenez à trouver les solutions des problèmes délicats qui se posaient entre les deux pays et à rapporter un protocole d’accord qui permettra au général de Gaulle, en 1964, d’accréditer un ambassadeur à Pékin. Cette mission, si habilement accomplie, vous amène un renouveau d’estime de la part du général de Gaulle, en faveur de qui vous prenez position aux élections présidentielles de 1965.

Et, le 8 janvier 1966, vous faites votre rentrée au gouvernement au portefeuille de l’Agriculture, ce qui vous vaut une nouvelle exclusion du parti radical.

J’ai déjà souligné l’importance internationale de votre passage à l’Agriculture. J’y ajoute que, pour la première fois, vous avez tenté d’établir la parité des revenus agricoles avec les revenus industriels, vous avez fait relever le S.M.A.G., vous avez limité les importations de vins algériens. Les agriculteurs ne sont pas toujours faciles à contenter mais votre action bienfaisante met fin à des émeutes locales.

En 1967, vous redevenez député, cette fois dans le Doubs à Pontarlier. Mais vous sacrifiez votre mandat à votre portefeuille et devenez président de la Commission des Six à Bruxelles, ce qui vous conduit à mettre en place avec succès le Marché commun.

Les troubles de 1968 et la dissolution qui les suit vous donnent l’occasion d’être réélu à Pontarlier avec 75 % des suffrages. Mais, une nouvelle fois vous abandonnez votre mandat pour une tâche infiniment difficile, celle de ministre de l’Éducation nationale, chargé de réformer l’Université en déliquescence.

Votre gestion de ce ministère a certes été la plus discutée de vos multiples activités bien qu’elle n’ait duré que onze mois. Cependant, si nous nous reportons aux événements de l’époque, nous nous rappelons que peu de personnes considéraient comme probable la réouverture des Facultés à la rentrée, ce qui vous aurait permis de dire comme Galilée : « Et pourtant elles tournent. »

Il faut observer aussi que personne n’a refusé par la suite ou ne conteste aujourd’hui les principales mesures que vous avez adoptées. Fallait-il donner l’autonomie aux Universités ? Il est bien difficile de se prononcer aujourd’hui sur ce point puisque ses bénéficiaires n’en ont fait et n’en font qu’un si timide usage. N’avez-vous pas trouvé une formule de bonne rhétorique pour répondre aux critiques adressées à votre loi d’orientation : «Ce n’est pas Edgar Faure qui a mis la pagaille dans l’Université, c’est la pagaille qui a mis Edgar Faure dans l’Université. »

D’ailleurs le temps vous est trop mesuré pour mener l’œuvre à son terme. Le général de Gaulle prend sa retraite ; Georges Pompidou le remplace et Chaban-Delmas, devenu premier ministre, ne vous maintient pas dans vos fonctions ; vous passez vos pouvoirs à Olivier Guichard et rentrez dans la vie privée comme professeur à l’Université de Besançon, après avoir condensé votre expérience rue de Grenelle dans un Ce que je crois.

Votre œuvre si fortement poursuivie et vos thèses si clairement exposées, si elles furent et demeurent contestées en France par des personnes qui souvent les ignorent, ont été grandement appréciées à l’étranger puisqu’elles vous ont valu d’être appelé à la présidence de la commission de l’UNESCO sur l’éducation et de présenter ainsi un rapport collectif sur lequel vous avez obtenu l’unanimité des membres de la commission « Apprendre et être », document de base qui est aujourd’hui l’objet de toutes les discussions et de tous les travaux poursuivis sur ce thème dans le monde entier.

On observe ainsi fort bien la contribution de l’homme politique à une œuvre d’historien. Dans vos différents ouvrages on sent, à maintes reprises, l’expérience de l’homme d’État, l’expérience du gestionnaire de l’économie et des finances qui vous permet de comprendre certains hommes et certains événements, de dissiper certains mythes, surtout de saisir dans la dimension de la durée les grands cheminements de la vie des groupes humains.

Vous avez vous-même dit que c’est lorsque vous faisiez à l’Université de Dijon votre cours qui portait sur le Bas-Empire que vous avez imaginé la théorie du Nouveau Contrat social. C’est en poursuivant vos études sur John Law et son extravagante entreprise que vous avez conçu de mettre en tête de votre programme politique le droit au travail, seule source de la création de richesses et de revenus, dont une meilleure répartition suppose d’abord l’existence.

C’est aussi, au cours de cette étude, que vous avez porté le doute sur le thème de la lutte des classes qui nous est proposé comme l’explication simpliste de l’Histoire et de tous les problèmes de l’actualité. Vous avez porté un coup décisif à ce mythe pour ce qui concerne le plan de la théorie, de même que vous l’avez fait sur le plan de la pratique en prouvant par l’expérience qu’il est possible de réduire les inégalités autrement que par l’uniformité dans la misère. Tels sont les thèmes fondamentaux de vos ouvrages de pensée : Le Nouveau Contrat social, Prévoir le Présent et surtout L’âme du combat.

C’est sans doute parce que vous êtes vraiment historien attaché à la suite des événements dans le temps que vous avez été en politique essentiellement réalisateur. Quand on porte un premier regard sur votre personnalité, sur ce que l’on en dit, sur ce qui paraît tout d’abord, on est tenté, en effet, de vous définir comme un artiste du verbe, un grand virtuose de la persuasion, mais heureusement il n’y a pas que cela. Vous ne cherchez pas la prouesse oratoire pour elle-même, vous la mettez au service d’une cause qui la dépasse et qui la transcende. L’étude et la pratique de l’histoire vous ont appris que ce qui compte dans la vie des peuples comme dans celle des hommes, c’est le résultat. On ne pense pas toujours à la série des actions sur lesquelles vous avez mis votre sceau. Vous vous plaisez vous-même à dire qu’il faut toujours parvenir à une conclusion, que même si cette conclusion est discutable, une fois qu’elle est réalisée, cela vaut mieux que de rester dans l’incertitude. Vous avez choisi la maxime « Il n’y a pas de politique sans risque, mais il y a des politiques sans chance. »

Au cours de votre nouvel et studieux entr’acte ministériel vous n’aviez pas complètement abandonné la vie politique, ayant recouvré votre siège de député en 1969 lors d’une élection partielle et également conquis la mairie de Pontarlier.

Après la démission de Chaban-Delmas en 1972, Messmer vous offre le portefeuille des Affaires sociales où votre gestion n’est pas discutée : vous réalisez d’importantes réformes en faveur des catégories les moins favorisées et vous établissez ce principe du minimum social et familial, notion généreuse et équitable qui devait par la suite être considérée comme un facteur d’inflation.

Après sept mois de ministère, viennent les élections de 1973, où vous retrouvez, dès le premier tour votre siège de Pontarlier avec 56,72 % des suffrages.

Vous posez alors votre candidature au poste de président de l’Assemblée nationale et vous obtenez 274 voix contre le socialiste Pierre Mauroy, ce qui fait de vous le quatrième personnage de l’État.

De ce poste d’observation si élevé vous songez un instant à sortir lors de l’élection présidentielle de 1974, puis, sagement vous conservez votre perchoir.

À la présidence de la Chambre vous avez su donner un éclat et une intensité procédant de votre apport personnel. Alors que l’Europe traversait une phase d’incertitude et de somnolence, vous avez pris l’initiative de réunir périodiquement la conférence des présidents des assemblées parlementaires de l’Europe, qui a lancé un appel vigoureux en faveur de l’élection d’un véritable parlement au suffrage universel.

Vous avez parallèlement réuni vos collègues, les présidents des assemblées régionales, afin de favoriser le progrès de ces institutions dont vous aviez d’ailleurs été l’initiateur en 1955 et vous avez poursuivi sans interruption l’expérience pilote grâce à la confiance de votre province de Franche-Comté.

Secondé admirablement par votre épouse, vous avez fait de l’hôtel de Lassay un centre de rencontres dont l’accueil était particulièrement séduisant.

Mais hélas ! les bonheurs sont périssables et l’année 1977 devait vous faire subir de rudes épreuves. Si l’on peut tenir pour négligeable la perte de la mairie de Pontarlier aux élections municipales de mars, que dire, en revanche, en vous voyant atteint par le plus grand malheur qui puisse frapper un homme, celui de voir subitement disparaître une épouse chérie qui partagea toute votre activité dans les bons et les mauvais moments.

Vous vous prépariez alors à publier un livre dont votre femme attendait un grand retentissement, cette Banqueroute de Law qui renouvelle un grand sujet et fut aussitôt distinguée par un jury littéraire.

Nous arrivons en 1978, où vous fûtes, une fois de plus réélu député. Vous briguez de nouveau la présidence de l’Assemblée. Elle vous échappe, ou, plus exactement vous retirez votre candidature à la suite du premier tour.

Permettez-moi de vous dire qu’il sort quelquefois un bien de ce qui semble superficiellement un mal. L’Académie française eût probablement hésité à élire le président de la Chambre alors qu’elle a été heureuse d’accueillir Edgar Faure.

On n’est vraiment académicien qu’après avoir prononcé son discours de réception. Vous venez de le faire superbement mais le sujet s’y prêtait.

Car François-Poncet ne fut pas seulement un ami incomparable, un esprit supérieur, un écrivain de classe, un politique avisé, un ambassadeur subtil dont on n’écouta pas assez les avertissements, mais ce fut par dessus tout un grand patriote, qui subit la déportation et n’en sut pas moins faire taire de légitimes rancunes quand, devenu haut-commissaire en Allemagne, il se donna pour tâche de réconcilier deux grandes nations, meurtries par trois conflits fratricides.

Il fut secondé dans ses tâches par une épouse admirable et sa tradition est magnifiquement continuée par un fils aujourd’hui titulaire d’un des plus hauts postes de l’État.

Vous étiez spécialement qualifié pour parler de celui qui vous introduisit dans le monde politique, il y a un demi-siècle et dont les conseils de modération ont tant influé sur votre carrière. Il eût été heureux de savoir que son éloge serait prononcé par vos soins avec autant d’esprit que de cœur.

Votre tâche est accomplie ; vous voilà immortel pour la durée de votre vie, puisque nos élections, au contraire des politiques, sont irréversibles.

Vous avez bien des raisons d’être satisfait : notre compagnie répond à vos objectifs ; vous exercerez un véritable pouvoir sur la langue française ; vous connaîtrez, s’il est possible, un surcroît d’égards et de considération et ce qui est plus important encore vous entrez dans une société qui fut la première institution en France à pratiquer l’égalité et qui peut encore en donner l’exemple.

Égaux nous le sommes et solidaires ; aussi ce n’est pas seulement en mon nom personnel, mais en celui de l’Académie tout entière, que j’ai plaisir à vous exprimer le traditionnel :

« Monsieur, soyez le bienvenu parmi nous. »