Discours prononcé au colloque international consacré à Georges Duhamel, à Avignon

Le 13 juin 1986

Étienne WOLFF

Colloque international consacré à Georges Duhamel

 

Nombreuses sont cette année les commémorations de grands auteurs, de grands écrivains, de grandes institutions. On célèbre le 350e anniversaire de la fondation de l’Académie française par Richelieu. On célèbre de vénérables centenaires, tels ceux de Pierre Corneille, Victor Hugo ; de plus jeunes (!) centenaires, tels ceux d’André Maurois, de François Mauriac, de Jules Romains, de Roger Martin du Gard, etc.

La commémoration du centenaire de Georges Duhamel a été un peu éclipsée par cette profusion de centenaires. C’est ce que je disais récemment dans une communication à l’Académie de médecine. J’ignorais alors que vous aviez l’intention de lui consacrer ici-même un important colloque. J’en suis heureux et vous en félicite. Pourtant Georges Duhamel est un des plus grands écrivains de ce siècle. Son œuvre immense n’a pas vieilli. Peu de livres lui ont été consacrés, pourtant son œuvre est d’une richesse et d’une variété remarquables. On doit cependant signaler que son centenaire a été célébré à l’Académie de médecine, qu’une exposition a été consacrée à Georges Duhamel à la mairie du 5e arrondissement. Peu importe d’ailleurs que peu d’ouvrages aient rendu compte de son œuvre et de sa vie. C’est devenu une manie de notre siècle de publier des livres sur de grands auteurs. Il vaut beaucoup mieux les lire dans les textes originaux. C’est ce qu’oublient de faire les lecteurs, qui leur préfèrent souvent des ouvrages de seconde main.

L’Académie française et son secrétaire perpétuel — Maurice Druon — m’ont chargé de la représenter aujourd’hui auprès de vous. Car j’ai beaucoup lu et beaucoup aimé l’œuvre de Georges Duhamel. Je me rappelle le temps où paraissait la Chronique des Pasquier, à intervalles réguliers. C’était un roman-fleuve, sans doute, mais dont chaque volume pouvait se lire indépendamment des autres. On attendait chaque nouveau volume avec impatience, presque avec fièvre, tant on était attaché aux personnages de cette chronique. Cette série n’a pas vieilli et conserve toute sa fraîcheur et son actualité.

Plutôt que de me livrer à un commentaire édulcoré, je vous apporte quelques citations qui caractérisent bien, je crois, l’esprit de Duhamel...

Je rappellerai trois œuvres, qui, à mon avis, définissent bien l’homme. Je n’ai pas connu personnellement Georges Duhamel, sinon, vers la fin de sa vie, dans une commission littéraire, où nous n’avions pas de contact direct. Georges Duhamel prenait souvent la parole. Je me rappelle en particulier qu’il proposa au comité de la Radiodiffusion un sujet digne d’intérêt : l’explication et le commentaire des noms des rues de Paris. Le président du comité lui répondit, avec un peu d’agacement, que c’était inutile : le sujet était bien connu et plusieurs ouvrages lui étaient consacrés... Peut-être, mais le public de la radio n’en était certainement pas informé et le sujet conserverait aujourd’hui son actualité et son intérêt. Il pourrait remplacer avec profit beaucoup d’émissions de nos chaînes publiques ou privées.

J’évoquerai ici des passages de trois œuvres qui me paraissent caractériser la manière de Georges Duhamel : la Chronique des Pasquier, le Journal de Salavin, les Plaisirs et les Jeux.

La Chronique des Pasquier ? Une tranche de vie, de sa vie. Un de mes amis de captivité, Louis Bouquet, libéré avant la fin de la guerre (la guerre de 1940-1945), l’accompagnait souvent à pied, de la rue de Liège à l’Institut. Il m’a confié une autobiographie inédite de Duhamel. J’en extrais deux passages :

« Mon père, mort en 1928, a passé la plus grande partie de sa vie dans un effort opiniâtre pour s’élever par le savoir. Il vint à Paris avant la guerre de 1870 comme petit employé de commerce. Il se maria, fut successivement herboriste, puis pharmacien, puis, vers l’âge de quarante-cinq ans, commença ses études de médecine. Il les acheva en 1900. Il avait alors cinquante et un ans. Deux ans après qu’il eut quitté la faculté, j’y entrai moi-même ; nous eûmes à peu près les mêmes maîtres. Cette lente ascension n’alla pas sans force déplacements et sursauts. À ma connaissance, mon père n’a pas déménagé moins de quarante fois et nous l’avons suivi dans presque toutes ses aventures. Par « nous », j’entends la famille, ma mère, mes frères et sœurs. Je n’entreprendrai pas de faire ici le portrait de ma mère. Ce qu’il y a de meilleur en moi et dans mes livres, je lui en suis redevable. Elle a d’ailleurs inspiré quelques-unes des figures maternelles qui passent dans certains de mes ouvrages... »

Et plus loin :

« Après quelques mois au lycée Buffon de Paris et quelques mois d’internat au lycée de Nevers — car nous errions toujours, de ville en ville, escortant mon père qui poursuivait la fortune... »

Voilà esquissés les personnages tels qu’on les voit dans la Chronique des Pasquier. C’est en particulier le père dans le Notaire du Havre et dans les ouvrages subséquents : la mobilité excessive, l’impossibilité de se fixer matériellement et intellectuellement étaient plus graves dans la réalité que dans le roman.

Et voici des souvenirs encore plus émouvants :

« ... Dès maintenant je dois parler de l’abbaye. Plusieurs fois la semaine, nous nous réunissions, le soir, chez l’un ou chez l’autre. Vildrac semblait tourmenté d’un rêve merveilleux, celui d’une sorte d’abbaye de Thélème selon Rabelais. Nous devions, disait-il, nous retirer tous ensemble à la campagne et vivre comme des moines, consacrant une partie de notre temps à la poésie, et l’autre à quelque métier manuel, qui nous permettrait d’assurer notre vie matérielle. À force de rêver il nous fit rêver tous. Tant et si bien qu’en 1905 et 1906 notre désir prit une forme suraiguë. De tels désirs finissent toujours par se réaliser en partie. Nous avions choisi d’exercer le métier d’imprimeur, qui nous convenait à tous... La maison fut trouvée, à Créteil, à 11 kilomètres de Paris. Une noble masure abandonnée, au milieu d’un parc sauvage. Et comme tombaient les feuilles de l’année, nous nous y installâmes, avec notre matériel tout neuf et un ouvrier qui acceptait de devenir notre maître technicien. Le phalanstère était fondé...

« ... Nous fûmes assez vite des ouvriers passables. Pour mon compte, comme compositeur, je levais à peu près 1200 lettres à l’heure...

« Cette aventure extraordinaire, une des expériences à coup sûr les plus émouvantes qu’il ait été donné de vivre à des jeunes gens, s’achève, hélas ! par un échec et, au début de l’année 1908, chacun reprit la route de Paris et de la solitude ... »

Eh bien ! Ce rêve, cette aventure merveilleuse, c’est le sujet du volume 5 des Pasquier : le Désert de Bièvres. Trois années d’expériences collectives sont décrites avec une justesse, une simplicité, une précision qui ne permettent pas de douter que ce roman ait été vécu.

Vers les années 1935, j’étais de ceux qui attendaient chaque nouveau volume des Pasquier avec une hâte, un enthousiasme, dont on ne peut que difficilement se faire une idée. C’était de tous les romans-fleuves, alors très en vogue, celui qui avait à coup sûr le plus grand succès et celui qui manifestait le plus grand génie. Mais je ne peux m’attarder sur ce sujet.

En voici un autre : le journal de Salavin antérieur aux Pasquier.

Salavin, c’est pour moi le souvenir d’un chocolatier de la rue Gay-Lussac, tout près du Luxembourg. Qu’est-ce que cette confiserie a de commun avec les mémoires de Salavin ? Hé bien ! C’est elle qui a sans doute motivé le choix du nom du héros de cette série. J’en ai eu la confirmation par le fils aîné de Georges Duhamel, le docteur Bernard Duhamel. Car Georges Duhamel était un habitant fidèle du 5e arrondissement. Il passait, très souvent, lui aussi, devant ce magasin. Le docteur Bernard Duhamel pense, lui aussi, que le nom de Salavin a probablement été suggéré à son père par cette enseigne aperçue quotidiennement, obstinément.

À vrai dire, je n’avais goûté à première lecture les Salavin autant que j’ai aimé plus tard les Pasquier. En les relisant récemment, j’en ai admiré la vérité autant que la profondeur. Salavin est un être torturé par un désir de faire quelque chose de bien, quelque chose de grand, et par son impuissance à faire passer son message, qu’il croit être une faillite. C’est, au sens médical, un cas à la limite de la névrose. On n’est pas très loin de scènes dans le genre de Dostoïevski, mais n’atteignant pas au déchaînement de celles-ci. C’est, si l’on veut, un Dostoïevski modéré, à la française, où l’acteur principal sait se retenir... Et pourtant, pas toujours !

Vous rappelez-vous cette scène extraordinaire de la Confession de minuit ?

Salavin est employé dans un bureau d’une grande entreprise. Un jour il est appelé pour une mission sans importance dans le bureau du grand patron, M. Sureau. Il lui vient en tête une idée diabolique celle de toucher l’oreille du P.D.G. Je ne peux citer que quelques phrases d’un enchaînement qui est progressif et rigoureux. On voit comment peu à peu une idée, un geste saugrenu s’esquisse, presque contre la volonté du sujet.

« Je vis tout à coup, comme en rêve, un petit garçon — M. Sureau est père de famille —, un petit garçon qui passait un bras autour du cou de M. Sureau. Puis j’aperçus MIle Dupère. C’était une ancienne dactylographe avec qui M. Sureau avait eu une liaison assez tapageuse. Je l’aperçus penchée derrière M. Sureau et l’embrassant là, précisément, derrière l’oreille. Je pensais toujours : « Hé bien ! c’est de la chair humaine ; il y a des gens qui l’embrassent. C’est naturel. » Cette idée me paraissait, je ne sais pourquoi, invraisemblable et, par moments, odieuse. Différentes images se succédaient dans mon esprit, quand, soudain, je m’aperçus que j’avais remué un peu le bras droit, l’index en avant et, tout de suite, je compris que j’avais envie de poser mon doigt là, sur l’oreille de M. Sureau.

« J’avais d’abord été scandalisé par ce besoin de ma main de toucher l’oreille de M. Sureau. Graduellement je sentis que mon esprit acquiesçait. Pour mille raisons que j’entrevoyais confusément, il me devenait nécessaire de toucher l’oreille de M. Sureau, ... cette oreille n’était que... de la chair humaine, comme ma propre oreille. Et tout à coup, j’allongeai délibérément le bras et posai, avec soin, l’index où je voulais, un peu au-dessus du lobe, sur un coin de peau brique. »

Je passe sur ce qui suivit cet acte gratuit, irraisonné, mais parfaitement plausible : scandale, arrestation, révocation. N’avez-vous jamais eu la tentation de commettre une telle action insensée, et n’avez-vous pas retenu par un reste d’esprit de convenance ? Duhamel fait passer son héros de la puissance à l’acte, graduellement, à la limite du conscient et de l’inconscient. Quelle conclusion en aurait tirée Freud ? C’était à une époque où la psychanalyse émergeait à peine du néant. Le récit de Duhamel dépasse Freud en valeur d’exemple. Quelle remarquable étude sur les inhibitions sociales, sur le refoulement et le défoulement d’un homme tourmenté par des complexes et qui s’en libère soudain ! Duhamel ne fait pas de théorie, il observe et il découvre. Et c’est mieux que de longues dissertations sur le refoulement et les agies manqués.

Je note qu’au cours du présent colloque, le professeur Jacques Zephir, de l’université de New York, fera une communication intitulée : « Adler, Freud ou Lacan — Pour une approche psychanalytique de Salavin ». C’est avec beaucoup de curiosité et d’intérêt que j’attends cette communication.

On peut se demander si la littérature française contemporaine nous offre des scènes comparables à celle-ci. J’en vois une dans les Caves du Vatican, de Gide. Il s’agit d’un acte inconsidéré, d’un crime gratuit : celui de Lafcadio qui précipite hors du train un voyageur inconnu de lui. Qu’y a-t-il de commun entre les deux situations ? On peut y voir une différence essentielle : l’acte est involontaire, presque inconscient chez Salavin ; il est médité, délibéré dans les Caves. Est-il si involontaire dans un cas, si délibéré dans l’autre ? Je laisse la question ouverte à votre arbitrage. Mais, dans les deux situations, le héros est en proie à une tentation diabolique, irrépressible, venue du fond de l’inconscient.

Je voudrais pour terminer évoquer une œuvre merveilleuse : les Plaisirs et les Jeux, qui parle des très jeunes enfants dans leurs rapports avec les adultes. Alors que toutes les œuvres de Duhamel montrent un grand art d’écrivain, une profondeur de pensée, une finesse inégalable de sentiment, on découvre dans celle-ci quelque chose de plus : une grande tendresse qui naît de l’observation très simple du petit enfant de tous les jours : un petit garçon surnommé « Le Cuib ». Qui est « Le Cuib » ? Je pense ne pas commettre une trop grande indiscrétion en vous révélant son vrai nom, c’est précisément le professeur Bernard Duhamel. Peut-être a-t-il un peu changé ?

Nous avons tous fait des expériences analogues. Georges Duhamel a su les décrire avec simplicité et tendresse. En voici un exemple :

« Il jouait, ce jour-là, dans une allée du Lustembourg, sous l’œil vigilant de sa chère Anna. Toutes choses étaient à leur place dans ce monde régi par des lois bienveillantes. La bonne foi régnait sur le jardin du Lustembourg. L’herbe poussait où elle doit pousser et pas ailleurs. Le vent criait : « Où êtes-vous ? » et tous les arbres répondaient d’une seule voix : « Nous voici ! » Le ciel faisait défiler tous ses nuages au soleil et trouvait juste son compte. Confiance ! Le petit homme jouait donc et, chaque fois qu’il laissait un caillou sur une chaise, il était bien sûr de le retrouver, plus tard, à la même place.

« Nous l’aperçûmes de loin, petite boule violette à pompon rouge. Nous le cherchions depuis longtemps et la vue de cette tache mobile suffit à nous réjouir le cœur. C’est alors que je fus saisi d’une idée baroque, une de ces idées que, pour la clarté de mon récit, j’appellerai barnabéennes.

« — Nous allons, dis-je, passer devant lui et feindre de ne pas le reconnaître. (Encore une tentation irraisonnée, presque irréfléchie !).

« Nous approchons, marchant côte à côte et regardant tranquillement le petit homme comme un des mille petits hommes qui grouillent dans le jardin du Lustembourg.

« Il s’arrête, lève le nez, ouvre la bouche et fait un pas. Mais quoi ? Que se passe-t-il ? Ce monsieur... Cette dame... Mais quoi ? C’est bien vous. Oui ! je vous connais. Vous êtes papa et maman. Que faites-vous ? Pourquoi passez-vous sans un mot, sans un geste, sans un vrai regard ?

« Le petit homme s’est arrêté au milieu de l’allée ; il a tendu un bras, qui reste en l’air, immobile. Les yeux expriment la stupeur et, tout à coup, il rougit jusqu’aux oreilles. Vous êtes papa et maman. Vous êtes bien vous ! Alors pourquoi faites-vous comme si vous n’étiez pas vous ?

« C’est fini : nous nous sommes précipités ; nous le serrons dans nos bras. Il sourit, il parle. Mais il y a quelque chose de changé dans le monde. »

N’est-ce pas charmant, n’est-ce pas d’une fraîcheur et d’une malice inimitables ?

Je me suis livré à la même expérience, mais sur un chat. Le résultat a été le même, toutes proportions gardées. Il n’a pas compris ce qui se passait. Le monde était changé. La petite bête a mis longtemps pour se rétablir de sa stupeur. Ceci prouve la généralité des lois psychologiques, comme dirait Barnabé. Mais qui est Barnabé ? Un personnage symbolique, présent dans toute l’œuvre et qui guette le non-conformisme de ses semblables. Barnabé ? D’après Duhamel, c’est « l’homme qui ne partage ni mes idées ni mes sentiments. Il a dû jadis avaler quelque chose de raide qui l’empêche de se pencher sur quoi que ce soit. » Mais c’est plus encore. C’est l’homme banal qui ne connaît ni l’imagination, ni la fantaisie ; son comportement est celui de l’homme enraciné dans ses préjugés et qui avale tout ce que raconte son journal quotidien. En un pot c’est le béotien tout cru. Encore un personnage émergeant de l’ombre comme tant d’autres personnages de Duhamel. Mais celui-là n’est pas individualisé ; c’est un concentré d’humanité, d’une certaine humanité. C’est le symbole des types que nous rencontrons tous les jours dans la rue, dans le métro... Il est en quelque sorte l’antithèse de Duhamel, un Duhamel que j’aurais aimé connaître et que nous retrouvons « tel qu’en lui-même, enfin... » dans tous ses livres.