Adresse à M. Édouard Balladur, Premier ministre

Le 11 février 1994

Maurice DRUON

DÉJEUNER OFFERT EN L’HONNEUR DE

M. EDOUARD BALLADUR
Premier ministre

le 11 février 1994

Allocution

de

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

 

 

Monsieur le Premier Ministre,

Ce n’est pas la première marque d’intérêt, et même de sollicitude, que vous donnez à l’Académie française.

Vous avez naguère fait que l’État accordât une importante dotation au Grand Prix de la Francophonie, ce qui lui a assuré l’éclat dont il bénéficie.

D’autre part, vous avez décidé la suppression de la fiscalité sur les prix littéraires, chose de longtemps demandée et jamais obtenue jusque-là.

Nous avons noté que, parmi les nombreux titres de vos fonctions et de vos honneurs, vous ne manquez pas de faire mentionner dans les notices biographiques la Médaille du Mécénat que nous avons eu plaisir à vous remettre.

Les écrivains sont souvent gens incommodes ; mais ils ont de la mémoire et sont capables de gratitude.

Cette attention que vous nous portez, nous la devons peut-être à ce que vous êtes écrivain vous-même.

L’Arbre de mai, Passion et longueur de temps, Je crois en l’homme plus qu’en l’État, Douze lettres aux Français trop tranquilles vous constituent déjà une œuvre. Et vous avez même entrepris de nous faire concurrence en publiant un Dictionnaire, celui de la Réforme.

Si nous n’avions pour règle de ne pas prendre d’exemples extraits des bons auteurs si célèbres qu’ils soient, mais de nous obliger à les forger nous-mêmes, nous pourrions vous faire des emprunts, ce qui simplifierait notre vie.

Ainsi, à la Commission du Dictionnaire, où nous préparons l’édition et sommes à la lettre F, nous pourrions vous emprunter :

Fiscalité : « La réforme fiscale est devenue un objectif politique prioritaire. »

À la séance, où nous venons d’attaquer la lettre M, nous pourrions reprendre telles de vos formules :

Médias : « Les médias entretiennent avec la politique des rapports conflictuels voire passionnels.

Morale : « Le champ du progrès de la morale publique est vaste. »

Nous voici donc autour de vous presque aussi nombreux qu’un jour d’élection, et rangés selon l’ordre démocratique que nous avait prescrit Richelieu : l’ordre d’élection.

Vous faites recette, comme on dit.

C’est qu’il y a assez longtemps qu’un Premier Ministre ne nous avait marqué une pareille attention dans une comparable et intime circonstance. Depuis Colbert peut-être...

Autre rareté : nous avons invité quelques-uns des plus éminents représentants de la presse. Leur petit nombre dit notre exigence.

Vous avez accepté de répondre à leurs questions, après celles que, en fin de repas, les Académiciens se permettront d’avancer.

Conséquence de notre mission, nous avons, Monsieur le Premier Ministre, une passion, celle de la langue, élément fondamental du patrimoine intellectuel de notre pays, partie intégrante aussi du patrimoine culturel des quarante-sept pays, bientôt cinquante — plus du quart des Nations unies — qui ont le français en partage.

Nous célébrerons cette année, le 26 mai, le 300e anniversaire de la première publication du Dictionnaire.

Heureux nous serions si vous nous faisiez l’honneur d’assister à cette séance solennelle.

Nous avons commencé de publier la neuvième édition. Le tiers du vocabulaire d’aujourd’hui est déjà paru. Chaque trimestre, soixante pages voient le jour dans les « Documents administratifs » du Journal Officiel.

Nous luttons contre la dégradation de la langue. Nous travaillons à lui garder sa clarté, sa pureté, seule garantie qu’elle demeure universelle, donc opérante pour la diplomatie et l’économie aussi bien que pour la culture.

Chacun de nous, selon la forme de son talent, véhément ou satirique ou pédagogique, participe à ce combat.

Non pas propriétaires, mais, comme disait Giraudoux, « responsables devant l’univers » de cette merveilleuse langue qui nous fut léguée, nous avons créé une Commission de la Francophonie.

Nous souhaiterions que l’enseignement du français retrouvât la qualité et la rigueur d’antan; nous souhaiterions que les médias ne fussent pas de constants diffuseurs de mauvais usages; nous souhaiterions que colloques et congrès ne se tiennent pas uniquement en anglo-américain sur notre propre territoire.

Une nouvelle loi relative à la langue française et au respect de son emploi va venir devant le Parlement. Nous savons que vous vous êtes personnellement penché sur elle, et cela nous rassure.

J’ai eu connaissance du dernier état du projet, et je le crois bon.

Cette loi doit se garder d’être étroitement et inutilement chauvine, et ne prévoir que des obligations clairement définies dont l’inobservance peut constituer délit.

Mais une loi n’est pas tout. Maintenir l’honneur de la langue suppose d’abord un état d’esprit.

Monsieur le Premier Ministre, aidez-nous à créer cet état d’esprit.

Je reviens au dictionnaire, le vôtre, où je relève à l’article Valeurs : « Premier objectif de la réforme : l’honnêteté du discours. »

Nul ne peut contester que vous mettez, autant qu’il vous est possible, cette maxime en application.

Le discours honnête suppose une bonne connaissance et un juste emploi de la langue. Aidez-nous, par toutes les incitations que le gouvernement peut donner, à faire que partout en France le discours soit honnête dans la forme comme dans le fond.