Discours prononcé lors des obsèques de Pierre Gaxotte, Revigny-sur-Ornain

Le 26 novembre 1982

Jean MISTLER

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. Jean MISTLER

au cimetière de Revigny-sur-Ornain (Meuse)

le vendredi 26 novembre 1982

 

C’est un lundi d’octobre 1914 que je vis arriver Pierre Gaxotte dans notre khâgne de Henri IV où il venait, de sa Lorraine, pour préparer Normale, un an après moi.

Le jeudi suivant, je l’accompagnai à la Belle Jardinière pour acheter les chemises manquant à son trousseau de pensionnaire : sa maison natale et ce qu’elle contenait, tout avait été incendié par l’envahisseur. Je ne soupçonnais pas alors que je viendrais à Revigny, tant d’années plus tard, pour représenter l’Académie française aux obsèques de mon plus vieil ami.

Près de trois quarts de siècle se sont écoulés depuis nos premières rencontres. Jalonnée par le Lycée Henri IV et l’École Normale, puis, devenue moins proche et moins quotidienne, notre amitié est restée solide au fur et à mesure que s’écoulaient les années, et, lorsque j’ai été candidat à l’Académie, Pierre Gaxotte, qui y était entré longtemps avant moi, fut un des artisans les plus efficaces d’un succès dont je sais combien il dépassait mes mérites...

Dans ce bourg de Revigny, où son père était notaire et avait occupé la mairie à l’époque de Raymond Poincaré, dont il était l’ami, la vie politique était bien différente de celle que j’ai connue dans le Midi, bien différentes aussi nos opinons, mas ces divergences restaient en surface et un accord profond nous unissait : Pierre dans l’histoire et Jean dans la littérature — accord sur certaines valeurs durables, accord sur certains principes, plus stables que les hasards de la vie quotidienne, et surtout la même horreur de l’arrivisme et du mensonge.

Entre 1916 et 1918, je suis passé plus d’une fois à Revigny, en descendant de Verdun ou en y remontant, sous l’uniforme de canonier, puis d’aspirant, puis d’officier d’artillerie. Alors, j’ai vu de mes yeux, sur les ruines de la maison natale de Pierre Gaxotte, l’écriteau qui continuait à prévenir les visiteurs : « Pour l’étude, entrez sans sonner ! » mais l’étude n’existait plus, et, comme le reste du quartier n’était qu’un amas de décombres calcinés.

Ce souvenir me fait venir aujourd’hui les larmes aux yeux, mais Gaxotte n’était pas de ceux qui plient sous l’émotion. Sans se laisser abattre par les coups du sort, sans se laisser entamer par la maladie il a travaillé sans relâche, il ne s’est couché que pour mourir, et si, dans cent ans, il existe encore une civilisation, il sera considéré comme un des plus intelligents parmi ses historiens.

Dans une de ses oraisons funèbres, un de nos plus grands orateurs, parlant d’un ancien soldat, disait qu’« une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime ». Cette vertu n’est point l’apanage des seuls hommes de guerre : il faut autant de courage et de volonté pour édifier une œuvre historique ou littéraire que pour gagner des batailles !

Pierre Gaxotte, à une époque où l’on sortait à peine de l’histoire déclamatoire et passionnée de Michelet pour tomber dans l’histoire fabriquée à coups de statistiques et d’ordinateurs, a écrit une histoire humaine. Il a fait revivre les générations dont le travail patient a commencé par façonner le paysage français et, ensuite, a fait prévaloir un certain idéal collectif, une certaine volonté constructrice : l’Académie française, gardienne de nos grandes traditions, mesure tout ce qu’elle a perdu en perdant celui qui était sans doute le plus grand de nos historiens et le plus intelligent.

Notre Compagnie, comme Goethe, sait bien que « tout ce qui est doit finir », mais elle sait aussi que l’homme, par sa mémoire individuelle et collective, peut vaincre le temps en méditant les leçons du passé, et que, par sa volonté, il peut, parfois, entre deux cataclysmes, préparer l’avenir : les bons maîtres sont ceux qui lui enseignent cette sagesse. Pierre Gaxotte fut un de ceux-là.