Réponse au discours de réception de Marcel Arland

Le 24 avril 1969

Jean MISTLER

RÉPONSE

DE

M. JEAN MISTLER

AU DISCOURS

DE

M. MARCEL ARLAND

 

Monsieur,

Lorsque nos prédécesseurs du XVIIIe siècle firent attendre à Voltaire, non pas son immortalité — il avait fort bien réglé tout seul cette question — mais son fauteuil académique, le futur auteur de Candide se vengea en résumant à sa manière le cérémonial des Quarante : « Le récipiendaire, écrivait-il dans les Lettres philosophiques, avant assuré que son prédécesseur était un grand homme, que le cardinal de Richelieu était un très grand homme, le chancelier Séguier un assez grand homme, le directeur lui répond la même chose et ajoute que le récipiendaire pourrait bien aussi être une espèce de grand homme. »

Un particulier est rarement gagnant contre un corps constitué, et cette excellente plaisanterie retarda encore d’une douzaine d’années l’élection de Voltaire. Au cours des temps, le protocole des séances de réception a subi maintes retouches, et l’on ne parle plus ni du chancelier Séguier, ni de Louis XIV, ni de notre fondateur. Pourtant, l’occasion ne serait pas mauvaise, au lendemain des outrages subis, en effigie, à la Sorbonne, par Richelieu, pour dire que notre Compagnie, symbole de ce qui dure et de ce qui maintient, demeure fidèle au grand homme dont le génie sut donner à la France un rayonnement que trois siècles, cinq révolutions et une vingtaine de guerres n’ont pu ternir...

Si nos discours se sont passablement allongés, leur plan s’est simplifié : le nouvel élu fait l’éloge de son prédécesseur, et les paroles de bienvenue qui l’accueillent sont une évocation de sa vie et de ses travaux. Vous avez, parlant d’un confrère qui nous fut cher, analysé avec une finesse et une pénétration égales le caractère et les ouvrages d’André Maurois, et vous avez su faire revivre l’homme qui, pendant trente ans, a exercé dans cette assemblée les sortilèges d’une amicale et bienveillante influence. Se tenant à l’écart des coteries et des intrigues au cours d’une carrière longue et exemplaire, et n’ayant jamais attribué aux querelles littéraires plus d’importance qu’à des incidents professionnels, André Maurois, de ce vingt-sixième fauteuil, qui était, avec ses dix titulaires en trois cent trente ans, celui de la longévité, avait fait le siège de la bonté souriante, de l’indulgente sagesse. Si quelqu’un publie un jour une biographie de l’écrivain qui en a lui-même donné de si belles, les témoignages qu’il recueillera sur ce point le frapperont par leur unanimité.

Je voudrais être aussi heureux dans votre portrait que vous venez de l’être dans celui de notre regretté confrère. Je ne sais si j’y réussirai, du moins m’y efforcerai-je, avec le même souci de vérité et dans le même esprit de sympathie. Ne soyez pas surpris, cependant, si je ne feins pas de vous rappeler les détails de votre biographie : comme chacun de nous, vous venez de fournir, pour la quarantième fois peut-être, votre nom et vos prénoms, l’année — 1899 le mois et le quantième, le département — Haute-Marne — la commune — Varennes-sur-Amance — le tout en majuscules d’imprimerie, à la sollicitude et à la sollicitation de la seule administration qui se soit perfectionnée depuis un siècle. Vous ne risquez donc pas de les avoir oubliés !...

Lorsque la Constituante jeta sur la France le manteau d’arlequin des départements, elle fut moins soucieuse d’édifier une œuvre concrète que de rompre avec le passé. Comme toutes les nouvelles circonscriptions territoriales, la Haute-Marne se vit formée de morceaux disparates prélevés sur la Champagne, la Lorraine, la Bourgogne et la Franche-Comté. Tout à l’est du département, Varennes est tourné vers la Lorraine. Dans cette région, où tant de rivières prennent leur source en quelques lieues de terrain, la Seine, l’Aube et la Marne coulent, longtemps, presque parallèles, avant d’aller ensemble à la Manche ; la Meuse, elle, se dirige vers la Mer du Nord, où ses embouchures se mêleront inextricablement à celles du Rhin, tandis que l’Amance, la rivière qui passe au pied du coteau de Varennes, file vers l’est, comme pour entrer en Lorraine, mais se jette bientôt dans la Saône, qui conduira ses eaux à la Méditerranée. Langres, château d’eau d’où les fleuves se dispersent, mais aussi château fort où se donnent rendez-vous les quatre vents du ciel : voilà le cadre où se développera votre enfance.

Pour ceux qui, comme moi, ne les ont guère connues qu’à l’occasion des guerres, elles sont doublement tristes, ces marches de l’Est ! En classe, nous avons eu le sentiment que la teinte mauve qui endeuillait, dans nos atlas, les provinces perdues, débordait sur la partie restée française de la Lorraine, et ces régions, hérissées d’ouvrages fortifiés et de casernes, avec leurs gares désertes où s’allongeaient les interminables quais de débarquement, nous paraissaient monter la garde sur le flanc toujours menacé de notre pays. Élève de M. Bailly à l’école primaire de votre village, vous avez, bien sûr, senti cela, comme l’avaient senti, quelques années plus tôt, les écoliers du Berry et du Limousin, ceux du Grand Meaulnes ou ceux des Provinciales, mais, ni pour vous ni pour eux, aucun crêpe ne voilait l’horizon : des yeux de dix ans ne voient que des lumières. Cependant, vous n’avez été sensible que plus tard à la beauté de votre province : « Nos paysages, lit-on dans Terre natale, il m’a fallu plus de vingt ans pour les découvrir. Je ne les croyais ni si amples ni si purs, ni si harmonieusement ordonnés. » Néanmoins, vous sentiez obscurément « qu’à la lisière de la Lorraine, ces dix lieues, avec leurs collines et leurs vallées, avec leurs bois, offraient un subtil équilibre de lignes, à la fois graves et douces », et vous compreniez fort bien que votre grand-père, revenant un jour de Champagne où il était allé acheter des prunes, eût déclaré : « Je ne voudrais pas y vivre ; c’est plat, ça pousse mal, ce n’est pas de la vraie terre. »

La vraie terre, c’est pour vous une terre vallonnée, où le sol se déploie comme un livre entrouvert sur lequel on se penche pour regarder des images. C’est un pays avec des haies, des bois et des eaux, un peu de cultures aussi, vignes ou chènevières, mais un pays coupé, où parfois une biche détale dans les fourrés, suivie de son faon, tandis qu’un lièvre, déboulant d’un talus, s’arrête dans un sillon et vous regarde, « une oreille tendue, l’autre cassée ». D’autres provinces ont plus d’éclat, des couleurs plus vives et plus contrastées, mais où trouveriez-vous — où chacun de nous trouverait-il ailleurs qu’au pays natal — « ces nuages agiles dans un ciel pensif », ces grands bois avec « cette innombrable et silencieuse compagnie, cette attente solennelle comme celle d’une église vers le soir », et, au cœur de la forêt, « certains arbres dont les feuilles, à la cime, remuaient éternellement », non pas sous le souffle du vent, mais jusque dans la torpeur des jours d’été, parce qu’« une sève inquiète » les faisait frémir ? Sève inquiète, parente de ce que vous appellerez « mon faible sang tumultueux ».

Ce terroir aux bois pleins de secrets est aussi celui des larges horizons : « Le soir était trop grand pour que j’en dise la louange », écriviez-vous dans votre premier livre, et, plus tard, vous parliez des collines « offrant, dans un air précis, le pur dessin de leurs pentes, hautes, mais non pas écrasantes, à cette juste limite où la lenteur n’est pas mollesse, mais recueillement et douce assurance ». Si nous pouvions douter que de tels paysages, « gagnant la grandeur par les moyens les plus purs », aient une âme, vous nous rappelleriez que d’autres provinces parlent le même langage de confidence à ceux qui y passent, en sachant voir et entendre, et vous nous montreriez, sur la vallée du Loir, « ce bleu, à peine une couleur, plutôt une âme, qui se souvient des premiers jours du monde », ce bleu que je sais bien où retrouver, sur les prédelles de l’Angelico, ou dans cette stance de la Jérusalem du Tasse, qui nous peint la Touraine :

« La terra molle e liela e dilettosa
Simili a se gli abitator’ produce.

Cette terre grasse, heureuse et aimante, qui produit des habitants pareils à elle. »

Cependant, ces paysages de tendresse et de féminine douceur, que vous avez si souvent parcourus dans vos voyages en France, ne sont pas ceux que vous préférez, et votre terre de l’Est, avec ses longs hivers étouffés sous la neige, son printemps tardif où les mirabelliers hésitent tant à fleurir, ces orages furieux de septembre où la foudre, un mardi, tua le frère de votre mère, cette terre offre à votre cœur mille correspondances secrètes. Même si vous ne les avez pleinement senties que plus tard, elles vous ont façonné à votre insu, vous l’avez écrit : « À mesure que j’en prenais conscience, je retrouvais mon enfance même, qui s’en était pénétrée avant de les comprendre. »

Retrouver son enfance ! Le rêve des romantiques, la quête du château perdu, la grille d’argent dont la clef est égarée, le chemin où jadis passaient les voitures, caché aujourd’hui sous les herbes et les ronces : « Pour comprendre les contes, il faudrait, dit Ludwig Tieck, à la fin de son Chat botté, il faudrait que vous redeveniez des enfants. » Dans la toute proche Bourgogne, le petit Restif, lorsqu’il va garder son troupeau dans le vallon, derrière les bois de Boutparc, et qu’il aperçoit successivement un sanglier, un lièvre et un chevreuil, se croit « transporté dans le Pays des Fées », ces fées dont il recueillera si bien les histoires plus tard, et il décide que ce val sera son royaume. Mais, dans votre coin, les fées sont mortes depuis plus longtemps qu’en Bourgogne, et les pastoures n’entendent plus leur voix sous les grands arbres. Il n’y a guère de folklore dans un pays où sont passées tant d’armées, et si près du théâtre des Malheurs de la guerre, que burina Callot. Chez vous, comme en Lorraine, pendant la guerre de Trente ans, les lansquenets allemands et les reîtres suédois ont détruit et brûlé villes et villages, violé les filles et massacré les hommes. Et puis, il y a eu 1814 ! Vous faites à peine allusion à quelques contes de bonnes femmes, et vos paysans, quand leur journée est finie, quand ils s’asseyent sur le seuil de leur porte, parlent plutôt de la tâche qu’ils ont accomplie et de ce qu’il leur reste à faire pour le lendemain.

Votre province n’est donc point une province féerique. Elle n’est pas non plus, comme la Lorraine de Barrès, une province mystique, cette « Lorraine intérieure », qu’il a édifiée comme un château de l’âme : « J’ai voulu, affirmait-il en 1901, conquérir ma patrie, m’assurer un tombeau, une concession à perpétuité dans le mot LORRAINE où je veux incruster le mot BARRÈS ! » Votre ambition est moins tendue, vous n’avez pas assumé la garde des Bastions de l’Est, mais, sans vouloir tirer des leçons de la terre et des morts toute la doctrine du nationalisme, il vous a suffi de vous souvenir pour vous sentir attaché par toutes vos racines au sol natal.

Et d’abord à vos morts. Varennes, deux cents maisons, des paysans qui cultivent leurs champs et vont lier des fagots dans leurs bois, des artisans qui martèlent les chaudrons, tirent des carrières les pierres à aiguiser et fabriquent des couronnes mortuaires — étrange industrie — mais Varennes, ce sont également deux cents tombes, le cimetière aussi important que les demeures des vivants, et votre mère, restée veuve avec deux enfants, car votre père est mort quand vous aviez trois ans, vous y conduit chaque dimanche. De ces pèlerinages, vous avez gardé l’habitude, et vous aimez le silence des enclos funéraires et le balancement de leurs sombres arbres dans le vent. La tombe de Victor Arland est modeste : une des plus simples du cimetière, nue, muette. Cependant, si votre père est mort jeune, si votre oncle a été foudroyé vers le même âge, les femmes vivent vieilles chez vous : votre arrière-grand-mère, chez qui vous alliez souvent, était la doyenne du bourg, votre grand-mère lui a succédé, et, si votre mère n’était pas allée à la ville, elle aurait à son tour été l’ancienne, c’est-à-dire la mémoire vivante de Varennes. Il faut lire, dans Terre natale surtout, mais aussi à maintes pages de vos autres livres, les souvenirs de vos premières années : les tristesses et les brusques emportements de votre mère, durcie dans sa douleur ; la bonté, la tendresse de votre grand-père, qui, puisqu’il n’y avait plus d’homme dans votre maison, se chargeait des plus durs travaux ; votre étroite demeure, avec sa cuisine sombre jusqu’au cœur de l’été, et la fenêtre où une vitre, descellée de son mastic, vibre quand une charrette passe ; l’école, les dictées, les problèmes et les narrations de M. Bailly, les camarades avec qui vous allez fumer en secret de l’armoise, dans le grenier d’une maison abandonnée, de l’armoise et aussi certaines tiges creuses que vous appeliez « bois de pipe ». Parfois, une bataille, et vous croyez bien vous souvenir d’un coup de bouteille reçu sur la tête ! Il y a aussi cette baraque de planches, sans porte ni fenêtre, dans les prés, où vous restez seul des après-midi entiers, beata solitude, sola beatitude, s’écriait le mystique. Heureuse solitude, seul bonheur. Sur ce point, vos goûts n’ont pas tellement changé, et vous êtes entré en littérature, un peu comme on entre dans un ordre contemplatif.

Telle fut l’humble vie de Varennes, avec ses humbles joies et aussi ses misères, qui, parfois, prenaient des proportions de catastrophe, comme la mort de la vache qui vous fournissait son lait. Cet accident devait marquer la fin de votre enfance campagnarde et le départ pour Langres de la mère avec ses deux enfants.

Capitale déchue, qui n’a gardé que son évêque, place forte déclassée, dont la garnison a diminué de moitié, l’ancienne ville des Lingones végétait derrière ses murailles, où les portes romaines semblent donner la main aux bastions de Vauban. Des rues étroites, quelques beaux hôtels, une cathédrale dont les premiers architectes, à l’époque romane, ont imité des modèles antiques ou en ont remployé les matériaux, et à laquelle le XVIIIe siècle a maladroitement rabouté une façade classique. Stendhal prétend avoir eu si froid à Langres, au mois de mai, qu’il avait dû chercher refuge sous les voûtes de Saint-Mammès ! Le petit paysan que vous étiez, habitué aux jardins, aux prés, aux bois, aux jeux de plein air, n’a guère apprécié, sans doute, l’appartement mesquin loué par votre mère chez la veuve d’un boucher. La haute silhouette de Langres devait apparaître comme le symbole même de l’orgueil aux campagnards qui vivaient dans la plaine, comme sur un glacis au pied de ses remparts. Les bourgeois de la ville ne faisaient sans doute pas l’honneur d’un regard au nouveau venu. Vous la peindrez sévèrement, cette société, où il ne reste rien de la gentillesse paysanne. De la maison au collège, du collège à la maison, matin et soir, vous cheminez, avec votre lourd cartable, traversant les places où traînent les appels des clairons et les sonneries des cloches, et, parfois, vous montez sur les remparts où gémit la bise.

Faguet prétendait que le grand vent qui souffle sur Langres avait tourné la tête de Diderot, et les psychanalystes, que vous détestez au point de vouloir en faire pendre un pour apprendre aux autres à vivre, ont expliqué toute l’Encyclopédie par le magasin de coutellerie paternel. Vous ne parlez, vous, qu’en passant de la statue du philosophe, « avec ses airs de maquignon, entre la blague et la romance », mais, en lisant l’Ordre, nous y devinerons, à peine transposées, vos tristesses et vos révoltes de Langres. À douze ans, vous dévorez le Rouge et le Noir, épousant les colères de Julien Sorel ; au collège, vous vous faites inscrire, pour protester, aux cours d’instruction religieuse du pasteur, dans un département où l’on compte à peine 1 000 réformés sur 220 000 habitants !

Après six ans d’études, où le canon (assez lointain, je dois le dire) « scandait les vers de Virgile », vous voici à Paris, muni de votre baccalauréat, mais d’un viatique si faible que vous deviez gagner votre vie tout en continuant vos études. Divers emplois vous retinrent peu, jusqu’au jour où l’on vous confia la rédaction du bulletin que publiait l’Association générale des étudiants. Un tel poste impliquerait aujourd’hui une connaissance approfondie de Marx et de Lénine et, bien sûr, de Mao et des révolutionnaires romantiques du Nouveau Monde. En 1919, nul ne vous reprocha d’insérer dans le bulletin de l’A.G.E. des chroniques sur le roman, le théâtre et même la poésie. Vous avez passé ainsi votre licence ès lettres, et vous avez conservé de ces années l’habitude louable de lire chaque jour, dans le texte, une page ou deux de Tacite. Nul ici ne vous en blâmera !

Impérieuse, exclusive, votre vocation était la littérature. Vous ne manquiez pas de loisirs, au secrétariat de l’Association, alors bien modestement installée rue de la Bucherie, en face de la maison où Restif de la Bretonne vécut ses dernières années « avec une presse à imprimer au chevet de son lit ». Ces loisirs, vous les avez employés en créant avec quelques amis deux revues d’avant-garde, la première s’appelait Aventure. Brève aventure, qui ne dépassa pas le troisième numéro, après une brouille avec André Breton ; l’autre, Dés, fut plus éphémère encore, mais, un peu plus tard, vous donniez des notules, ou peut-être même des notes, à la N.R.F., et vous débutiez dans la collection Une œuvre, un portrait. Le portrait était une litho du cher Galanis, l’œuvre, c’était Terres étrangères, que suivaient bientôt Étienne et la Route obscure.

Ces petits livres devaient être remarqués par la critique et loués par Valéry Larbaud, par Edmond Jaloux, par Albert Thibaudet. Oui, c’était une assez belle époque ! Vers le même temps, Jacques Rivière, dans le placard qu’il occupait à la N.R.F., 3, rue de Grenelle, et où je ne suis allé qu’une fois, vous demanda d’exposer les tendances littéraires de la jeune génération. Cet essai, intitulé Sur un nouveau mal du siècle, parut dans le numéro de février 1924, escorté d’une mise au point de Jacques Rivière : La crise du concept de littérature. Votre article fit grand bruit, plus de bruit que la mise au point. Au lendemain des outrances de Dada, ce Dada que l’on croyait déjà mort et qui allait revivre dans le surréalisme, vous déclariez : « La morale sera donc notre premier souci. Je ne conçois pas de littérature sans éthique. » Il fallait beaucoup de sagesse, et même un certain courage pour lancer une telle affirmation dans le fief d’André Gide, dans l’ombre de l’Immoraliste et dans les parages immédiats de l’Acte gratuit !

En fait, votre essai n’analysait guère le mal du siècle. Comment, du reste, auriez-vous pu le faire, à une époque où la littérature comparée sortait à peine des limbes ? Nous savons aujourd’hui qu’il s’agit là d’un mal cyclique. Au début du XIXe siècle, avec quelque retard sur l’Angleterre et sur l’Allemagne, on a pu voir, en France, à la suite de René et d’Obermann, beaucoup de jeunes gens « errer dans les places publiques et remplir les théâtres, comme s’ils n’avaient qu’à se reposer des travaux d’une longue vie ». De qui sont ces lignes, où il suffirait, pour les rendre actuelles, de remplacer les places par les drugstores et les théâtres par les cinémas ? L’auteur est Guéneau de Mussy, conseiller de Fontanes, ami de Chateaubriand et directeur de l’École Normale en 1815.

Un an plus tard, à la disparition de Jacques Rivière, Jean Paulhan prenait la direction de la N.R.F. Vous avez, d’abord secrétaire de la rédaction, puis co-directeur, partagé longtemps ses soucis et ses responsabilités. Il n’existe malheureusement aucune étude d’ensemble sur la N.R.F., aucun ouvrage permettant de connaître sa vie interne et de mesurer le rôle qu’elle a joué dans la vie intellectuelle de notre pays. Un livre bien superficiel, paru à la veille de la guerre, portait assez naïvement à son crédit tout ce qui a été original et neuf dans les lettres françaises, comme s’il n’avait existé aucun autre organe littéraire, aucun autre éditeur. À l’opposé, certains adversaires ont prétendu que le groupe de la N.R.F., « la chapelle », comme ils disaient, était « une société d’admiration mutuelle », et je me souviens, quand j’ai succédé à Paul Morand au Service des Œuvres françaises à l’étranger, que certains journalistes reprochaient au Quai d’Orsay de faire de la propagande pour Gide, Proust, Larbaud et Aragon, tandis que le vénérable M. Bartholomé nous faisait grief d’exposer à Amsterdam ou à Copenhague des Matisse et des Derain, au lieu de réserver au Salon des artistes français soixante pour cent des places. Lorsque le successeur de Jean Paulhan prendra ici séance, il lui appartiendra de traiter de cette N.R.F., avec laquelle son directeur s’est identifié aussi étroitement que Marcel Thiébaut avec la Revue de Paris. Observons-le en passant, pour peu que l’inflation éditoriale continue au rythme actuel, on peut se demander si, dans cent ans, pour écrire l’histoire de notre littérature, il existera un autre moyen que de se reporter aux choix faits en leur temps par ces hommes, lorsqu’ils composaient leurs sommaires avec le goût sévère, avec le flair subtil que nous leur avons connus.

En 1929, votre roman, l’Ordre, vous valut le Prix Goncourt. Il fut un temps où les membres de ce jury s’essayaient parfois à lancer des flèches contre l’Académie : celle-ci leur a répondu simplement en allant chercher, de temps à autre, parmi les lauréats du Goncourt, ceux qui avaient du talent. Vous êtes un exemple de ces choix heureux, mais, en relisant votre livre — ce dont vous n’avez, je crois, jamais eu la curiosité — j’ai été frappé de voir combien il ressemble peu à vos autres ouvrages. Parlant tout à l’heure des romans d’André Maurois, vous exprimiez le regret que l’auteur de Climats n’ait point eu la puissance créatrice de Balzac. A-t-on bien réfléchi à ce que serait la littérature française si elle comptait trois ou quatre Balzac ? La musique allemande, s’il y avait plusieurs Beethoven et autant de Wagner ? Pour ma part, je n’éprouve aucun sentiment de privation en constatant que Balzac n’a pas terminé la Comédie humaine, au lieu que je donnerais beaucoup pour pouvoir lire la fin de Lucien Leuwen, et peut-être plus encore pour savoir ce que renfermait cette enveloppe qu’on a retrouvée vide dans les papiers de Gobineau et sur laquelle on lit, en suscription, les Voiles noirs.

Je me garderai donc de comparer les livres que vous avez publiés — vingt-cinq ou trente, si je ne me trompe — avec telle ou telle série romanesque de vos contemporains, et je ne rechercherai point s’ils se rattachent aux théories et aux tendances du groupe dans lequel vous avez vécu. Dans l’Intermezzo de Giraudoux, au moment où l’inspecteur et ses acolytes ont monté leur embuscade pour s’emparer du spectre qui fait rêver tout le canton, le charmant personnage du droguiste qui, lui, a pris le parti d’Isabelle, reste seul en scène. Dans le crépuscule, il tire de sa poche un diapason et dit : « Sur une note juste, l’homme est plus en sécurité que sur un navire de haut bord. » Et Giraudoux ajoute l’indication scénique suivante : « Le droguiste souffle dans son diapason, la nature s’ordonne d’après sa note et résonne tout entière pendant qu’il s’écarte lui-même. » Alors, sur la scène baignée d’une lumière cendrée, s’engage, entre Isabelle et le spectre, l’admirable dialogue où, à chaque réplique, nous croyons que va nous être révélé le secret de la vie et celui de la mort.

Une note juste. C’est elle que nous entendons dans vos derniers livres, la Nuit et les sources, le Grand Pardon, la Musique des Anges, où, faisant alterner des suites de nouvelles avec des réflexions et des souvenirs, vous nous avez donné comme une carte des courants intimes de votre pensée. Quand vous avez publié Antarès, les théories de Freud n’avaient pas encore été mises en recettes faciles pour la cuisine du roman, mais vous saviez déjà pénétrer les détours du moi profond, et je me souviens qu’à Carcassonne, mon vieux camarade Joë Bousquet, achevant la lecture de ce récit, me disait : « Il n’analyse pas, il ne décompose pas ses personnages, mais il rend, par éclairs, la totalité de leur comportement. » Peut-être même Joë, qui ne répugnait point à l’anglais, avait-il dit : « de leur behaviourisme ». Vos nouvelles ne sont ni des contes délayés, ni des romans comprimés, elles sont ce que les musiciens appellent des « inventions sur un thème », et nous ne devons point être surpris d’y voir, comme en musique, des retours de mélodies. J’éviterai le mot de leitmotiv, la composition littéraire ne saurait en être tissue comme une composition musicale, mais ce que l’art du récit admet, ce sont ces rappels de sentiments et d’idées, pareils aux rappels de phrases qui ont précédé, chez les Romantiques, le leitmotiv wagnérien. Vous aimez comme moi Schubert, et vous savez que certains thèmes, celui de la Jeune Fille et la Mort, qui vous a donné le titre d’une nouvelle, ou encore l’arabesque dansante de Rosamonde, ont hanté son esprit au point de revenir, tantôt comme des citations et tantôt en variation, jusqu’à trois et quatre reprises dans son œuvre. Vous aussi, vous savez ordonner ce que vous appelez « le jeu musicien des sons et des silences ». La plupart de vos motifs viennent de très loin, ils viennent de cette enfance que, tout à l’heure, j’ai essayé de retracer. Nous y trouvons le terroir et les maisons de Varennes, et cette communauté paysanne où rien de ce qui a été ne tombe à l’oubli avant quatre ou cinq générations, collectivité fermée qui considère tout départ comme une sorte de désertion, et qui, avant d’accueillir l’enfant prodigue revenu au bercail, l’observe longtemps avec défiance et lui impose, comme dans les ports de jadis, une sorte de quarantaine. À côté des jeunes filles, créatures d’instinct en qui vibre l’âme chaude des mois d’été, il y a les vieilles filles et les vieilles femmes, dont l’arrière-saison ressasse, au coin d’un maigre feu fumant sous la cendre, plus de regrets des bonheurs manqués que de souvenirs de jours heureux. Il y a les hommes, farouches ou naïfs, violents ou timides. Il y a surtout les enfants, observateurs, témoins dont nul ne se méfie, et qui, s’ils comprennent beaucoup de choses de travers, sont toujours là pour trouver la photographie cachée dans un tiroir, pour surprendre un baiser entre deux portes, pour entendre ce qu’on voudrait leur taire. Les classes sociales jouent leur rôle pour contrecarrer les inclinations naturelles, et l’argent est souvent l’ennemi de l’amour. Bien sûr, votre chronique provinciale, qui n’est point une satire, ne s’attache point à l’exactitude individuelle des détails : vous transposez les conditions, les situations familiales, et vos tableaux recherchent moins le pittoresque qu’une couleur morale. « Je suis, aimait dire Gautier, un homme pour qui le monde extérieur existe. » Pour vous, ce qui compte le plus, c’est le monde intérieur. Beaucoup de scènes, dans vos nouvelles, sont des nocturnes. Est-ce là une tendance particulière à l’enfant qui, vous l’avez raconté, se levait souvent, les nuits d’été, pour errer à travers la campagne endormie ? Est-ce un trait propre à votre province, cette province où naquirent Georges de Latour, élève de Gérard de la Nuit, et maître à son tour du clair-obscur, à qui vous avez consacré un essai, et aussi le peintre, ou peut-être les deux peintres, connus sous un seul nom, Monsù Desiderio, et dont l’œuvre onirique, où les ténèbres ne laissent filtrer la lumière que comme au travers d’une lanterne sourde, est bien faite pour séduire en vous un homme qui s’intitule « le fils d’une ombre ».

Parfois, vos nouvelles franchissent le seuil du fantastique. Dans la dernière qu’a publiée la N.R.F., les Bons apôtres, une nuit, dans une ville qui pourrait être Langres, le restaurant de la place Jeanne-d’Arc dresse un décor frère de la taverne berlinoise où Hoffmann a rencontré l’Homme qui a perdu son reflet. Ici, dans une société joyeuse et vulgaire, le rêveur solitaire, qui vous ressemble comme un frère, a vu un fantôme assis sur la chaise réservée au sous-préfet, à la droite du président du banquet, mais le président, lui, affirme que le siège est resté vide. Un fantôme ? Je ne sais si vous y croyez vraiment, mais vos récits nous font voir plus d’un personnage qui les redoute, et l’étonnant M. de Burge, l’original qui traverse souvent vos pages, comme un pantin désarticulé, nous met en garde contre eux : « Vous leur tendez un doigt, et ils vous tirent l’épaule, méfiez-vous des morts ! »

Burge est un vieux fou, mais des peuples entiers ont cru que les vivants les plus insignifiants peuvent devenir des morts redoutables. Dans les lieux où ils reposent règne une aura qui nous impose le sentiment d’une innombrable présence : on dirait qu’ils nous attendent. Enfant, vous ramassiez, près de la tombe de votre père, les perles de verre tombées des couronnes rouillées, et avec elles vous formiez des mots, des mots comme Immortalité, Amour, Éternité. Pourtant, je pense qu’à vos yeux l’art est notre seule chance pour que ces mots tiennent leurs promesses.

Aussi n’importe-t-il guère que la plupart de vos récits se terminent par des échecs ou des faillites. Les amants sont inconstants ils l’ont toujours été. Schopenhauer notait déjà : « Règle générale Thésée, une fois heureux, abandonne Ariane. Si la passion de Pétrarque avait été satisfaite, son chant aurait cessé comme celui de l’oiseau dès que les œufs sont posés dans le nid. » Seulement, ce que le philosophe notait en observateur impitoyable, vous le racontez en témoin sensible et secrètement ému. La pauvre fille séduite, dans la Duchesse Anne, a été entraînée par ses sens, mais elle refusera de vivre dans le mensonge. Dans la Soirée Bergmann, un directeur financier a escroqué la société où il travaille, mais, après avoir donné une soirée brillante, comme à la veille des vacances, c’est pour le voyage sans retour qu’il partira. Vous savez, d’un trait, dessiner vos personnages. Vous nous montrez, par exemple, dans À perdre haleine, en deux lignes, la jeune mariée à la fin du repas de noce : « Des yeux sitôt baissés que levés, un sourire de deux sous, et cette main qui lissait niaisement le bord de la nappe. » Vous savez aussi, dans ces voyages en carriole, au milieu d’un déluge, quand les grosses gouttes d’eau percent la bâche, peindre la colère, les paroxysmes de la nature. Vos sujets, dans leur violence sourde, sont, comme le remarquait un de nous, des sujets de tragédie pris au moment de la crise, quand le dénouement, comme le foudre d’un orage moral, va éclater, et là, par l’intermédiaire de Racine, vous êtes l’héritier du jansénisme et de Pascal.

Les êtres que vous mettez en scène, même lorsque leur extérieur prête à rire, ce sont des âmes, des « âmes en peine », serions-nous tentés de dire avec vous. Vers 1922, quelques jeunes dramaturges, en réaction contre les grandes tirades du Boulevard, essayèrent un théâtre du silence. Vos dialogues, faits d’hésitations et de réticences, avec parfois un éclair, l’ont réalisé, ce théâtre : tantôt, une parole longtemps tue est prononcée enfin, tantôt les personnages restent murés dans leur silence, figés dans leurs malentendus. Parfois, tout de même, le bonheur — pâle et fugitif rayon — se glisse dans ces vies étroites, dans la grisaille et la cendre des jours. Il y a quarante ans, plusieurs critiques comparaient votre intimisme à celui de Maeterlinck — c’est tenir faible compte du style, et je préférerais vous rapprocher des peintres hollandais, dont la pâte est aussi fine et subtile que votre écriture.

Ces maîtres ont su rendre l’âme du pain et celle de la cruche de grès, ils ont su traduire la vie silencieuse de la guitare ou de l’épinette qui se taisent dans un salon de Delft. Vous êtes, comme eux, un peintre d’intérieurs, vous nous faites voir le seau d’émail bleu dans la cuisine, la toile cirée blanche et rouge sur la table, et, vous qui avez si joliment appelé vos animaux familiers « des âmes velues », vous sentez aussi l’âme des demeures.

« Je les aime surtout, les maisons, m’avez-vous avoué l’autre jour, pour pouvoir les quitter, sitôt qu’elles sont arrangées. » Un livre comme Je vous écris vous montre toujours prêt à prendre la route, vers des ailleurs. Ce n’est pas le plaisir de la vitesse qui vous attire, et vous ne parlez jamais de ces bolides qui ont valu à quelques jeunes écrivains une fin dans le sens de leur légende. Vous aimez, par petites étapes, parcourir la France, avec une secrète prédilection pour l’Auvergne, la Bretagne, et même mon petit Sidobre languedocien, où les rivières se cachent, profondes, sous les rochers, comme les passions dans le cœur de vos personnages. Toutes ces régions, ce sont des pays de roches primitives. Je ne suis point assez géologue pour deviner la raison de cette préférence, car vous n’y cherchez pas, je crois, ce que Barrès appelait « le trépied celtique ». Vous aimez, en haut des montées, sur les routes du Massif Central, ce moutonnement confus de croupes bleues qui se chevauchent jusqu’aux nuages de l’horizon et donnent le sentiment de se trouver au cœur d’une terre solide et dense — mais une impression contraire vous accueille sans doute à l’Aber Wracht ou à l’Aber Ildut, devant ces immenses estuaires que le jusant découvre, dans ce Léonais où l’épaisseur du sol paraît si mince, au regard de la mer et du ciel dont les immensités se rejoignent...

Voilà qu’un soir, dans un de ces déplacements, vous vous êtes arrêté dans un hôtel de la Dordogne. Vous racontez, dans la Musique des Anges, qu’au moment du départ on vous a présenté un livre d’or à signer. Ce livre, encore vierge, était ouvert à la seconde page : « La première, a expliqué le patron, nous voudrions la réserver à l’un de nos meilleurs clients, qui va venir bientôt : M. Maurois. » Alors, vous avez compté quarante pages, et vous avez signé à la quarante et unième ! L’anecdote est charmante ; j’ignore si André Maurois a eu le temps de donner la signature attendue, peut-être d’autres voyageurs se sont-ils montrés moins discrets que vous, sinon, faudra-t-il que nous allions tous à Savignac pour signer sur les pages blanches ? En tout cas, André Maurois eût accueilli ce trait avec le sourire qui, jusqu’en ses derniers jours, a éclairé son visage.

Que le souvenir de ce sourire vous accueille ici, dans ce lieu que vous avez si justement appelé « un lieu de rencontre et de partage ». Vous exprimiez, tout à l’heure, le regret de n’avoir pu nous apporter aujourd’hui un de ces compagnons avec qui vous vous êtes toujours accordé, « un chat, une chevêche, un hérisson ». De ces trois animaux, seul le chat pour sa souple élégance est admis de plein droit dans la familiarité des écrivains, comme il le fut dans celle de Richelieu. Pour le hérisson, permettez-nous quelque réserve. Mais puisque, dans votre discours, en nous avouant vos emportements et vos violences, vous avez formulé le vœu d’apprendre, parmi nous, cet « art de vivre » où Maurois fut maître, je vous répondrai que, parmi vos trois compagnons, la chevêche porte, dans les dictionnaires, le nom savant d’Athene noctua, chouette d’Athéna, et je vous rappellerai la pensée de Hegel : « L’oiseau de la sagesse prend son vol vers le soir. » Vers le soir, au moment où, sur tous les sommets, descend le repos ; sur la cime des arbres, on sent à peine un souffle, et les oiseaux se taisent, comme il est dit dans le Chant nocturne du voyageur. Huit vers de Goethe, mais sublimes, quatorze mesures de Schubert, mais immortelles !