Discours de réception de Jean Mistler

Le 13 avril 1967

Jean MISTLER

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Jean Mistler, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le comte Robert d’Harcourt, y est venu prendre séance le jeudi 13 avril 1967 et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Vers la fin de cette Flûte enchantée, où Mozart, à la veille de quitter notre terre, semble avoir écouté pour les transcrire les voix d’un autre monde, le prince Tamino arrive en face d’une porte que gardent deux hommes en armure. Il avance et les deux guerriers chantent :

 

Celui qui chemine sur cette route pleine de périls
Traversera sans mal le feu, l’air et la terre.
S’il peut surmonter la crainte de la mort
Il s’élèvera, loin de la terre jusqu’au ciel
Et pourra après avoir reçu l’initiation
Se consacrer tout entier aux mystères d’Isis.

 

Alors, la musique qui jusque-là avait accompagné d’un sourire presque enfantin le vieux conte de l’oiseleur, de la méchante fée et du vertueux prêtre-roi, se fait aussi solennelle que le plus grave choral de Bach, la porte s’ouvre, et le prince entre dans un monde nouveau.

Au moment où vous me faites l’insigne honneur de m’accueillir parmi vous, comment ne songerais-je point au chef-d’œuvre entendu si souvent depuis mon enfance qu’il me semble faire partie de ma vie ? Votre extrême indulgence m’a épargné les longues épreuves de Tamino et, quand je me suis présenté devant vos portes, aucune voix ne m’a crié : « Arrière ». Aujourd’hui pourtant, sous cette voûte ornée d’étoiles comme le décor où paraît la Reine de la Nuit, malgré la présence, à ma droite et à ma gauche, des deux parrains qui ont bien voulu guider mes premiers pas dans votre Assemblée, un sentiment m’étreint qui n’est point ce trouble physique, ce désarroi qu’on appelle le trac, mais une crainte révérencielle, pareille, sans doute, à celle qu’éprouvaient jadis les visiteurs d’Abydos ou d’Eleusis.

Reçu ici, il y a un peu plus de vingt ans, Robert d’Harcourt s’excusait, n’ayant atteint dans l’armée que l’humble grade de sergent, d’avoir à retracer la vie d’un maréchal de France. Du moins, celui qui s’intitulait « un modeste germaniste », pouvait-il, en se retournant vers ses aïeux, dénombrer parmi eux d’autres maréchaux et un académicien, et je ne saurais me flatter d’antécédents aussi illustres. La famille d’Harcourt-Beuvron, étroitement mêlée depuis mille ans à l’histoire de France, remonte authentiquement à ces conquérants normands que Gobineau s’était donnés comme ancêtres dans la généalogie imaginaire qu’il avait forgée. Votre regretté collègue ne parlait jamais de ces chevaliers, il avait choisi d’être un homme d’étude ; il a suffi néanmoins que des circonstances tragiques, en 1914, vinssent briser le rythme paisible d’un temps trop heureux, pour que, dans les tranchées de Lorraine, il retrouvât d’instinct ces gestes du soldat qui sont pour le combattant l’accomplissement du devoir quotidien, mais que l’historien est bien forcé d’appeler de l’héroïsme.

J’ai connu Robert d’Harcourt douze ans avant la fin de sa vie. Je me rappelle, lorsqu’il me reçut pour la première fois, dans son petit salon clair de l’avenue de Saxe, la main mutilée qu’il me tendit, la profonde cicatrice qui sabrait le bas de son visage, le regard bienveillant derrière les verres épais de ses lunettes. Je ne savais rien de sa vie, n’ayant point lu encore ses Souvenirs de guerre, et je connaissais seulement ses ouvrages politiques et ses études sur la littérature allemande. J’étais venu lui demander une série d’articles pour L’Aurore, dont je dirigeais alors la rubrique étrangère. Il accepta, et aussitôt, d’une voix nette et un peu sourde, il esquissa les lignes principales de ce qu’il comptait écrire. Plus tard, je devais le revoir assez souvent, pourtant ce n’est qu’après sa mort, en lisant ses Souvenirs de jeunesse, que j’ai mesuré toute sa richesse intellectuelle et morale, tant il est vrai que l’enfant est le père de l’homme et que ses premières années orientent toute sa vie.

Robert d’Harcourt est né le 23 novembre 1881 en Seine-et-Marne, au château de Lumigny. Dans ce domaine, qui appartenait à son grand-père maternel, le marquis de Mun, il passa la plus grande partie de son enfance. Deux cahiers de souvenirs restés inédits et les fragments d’un journal manuscrit qu’ont bien voulu me confier ses enfants sont la source où je puiserai pour essayer de faire revivre l’homme devant vous.

Le milieu dans lequel s’est déroulée sa jeunesse est le même que celui des Mémoires de la duchesse de Gramont ou de la comtesse de Pange : un petit monde qui a disparu sous nos yeux, emporté par les deux cataclysmes de 1914 et de 1940. Cette vie où il y avait plus de luxe que de confort, où l’on se mettait en habit pour dîner à la campagne, mais où on grelottait l’hiver dans les chambres, était restée presque inchangée depuis l’Ancien Régime. Mille anecdotes se pressent sous la plume de Robert d’Harcourt : il parle de son oncle, Albert de Mun, le grand orateur qui fut des vôtres et, toute sa vie, lutta pour créer le parti politique attaché à la fois aux valeurs morales du catholicisme et au progrès social, mais il évoque un autre oncle, l’abbé Bernard de Mun, qui dirigeait à Saint-Germain-l’Auxerrois un des premiers patronages de jeunes gens qui aient existé en France. L’abbé, chasseur enragé, partait seul au crépuscule, avec son vieux fusil à broche, et se mettait à l’affût, sous un arbre, si parfaitement immobile que les grands rapaces nocturnes volant dans le bois venaient parfois se poser sur son chapeau ! Cette passion pour la chasse était générale à Lumigny et Robert d’Harcourt la conserva toute sa vie.

Ses premières années se déroulèrent assez loin des parents. Dans un grand château, la distance qui sépare le premier étage du second, ce n’est pas rien. À cette époque, l’éducation, dans l’aristocratie comme dans la bourgeoisie, était beaucoup plus stricte qu’aujourd’hui : les enfants n’étaient pas des petits rois et d’ailleurs, dans la vieille France, les enfants royaux eux-mêmes recevaient parfois la fessée. Une Wurtembergeoise, Lisette, s’occupait de Robert et de son frère Joseph, plus âgé de deux ans. Elle dressait pour eux le sapin de Noël, et les enfants, assis autour d’un gros poêle en faïence, écoutaient les contes des frères Grimm ou feuilletaient les albums de Busch. Hélas, quand Robert d’Harcourt rédige ses Souvenirs, il ne reste plus rien, et il en dit son regret de cette Allemagne « des petites filles bien sages avec des tresses couleur de miel, des vieux professeurs à lunettes et à grand chapeau » ! Lorsque les garçons étaient trop méchants, la bonne Lisette les punissait en les affublant de jupes rouges qui avaient servi à leurs sœurs aînées, et ils restaient alors immobiles, assis chacun sur sa chaise, écrasés de confusion. Lisette ne devait jamais revoir son pays natal, elle se fit religieuse et termina sa vie dans un couvent près de Dijon.

On aimerait tout citer de ces pages tour à tour ironiques et attendries, et je regrette de ne pouvoir faire revivre les précepteurs qui passèrent à Lumigny, l’abbé Jeanjean, le débonnaire, puis l’abbé Perré, le terrible, qui lançait des dictionnaires latins à la tête de ses élèves et cassa un jour les lunettes de Robert.

Car l’enfant portait des lunettes, et nous sentons, dans vingt passages de ses Souvenirs, que son extrême myopie est restée longtemps pour lui une plaie vive. Tout petit, on s’aperçu qu’il voyait mal un jour où il confondit des vaches et des moutons paissant dans une prairie éloignée. Cette infirmité, explique-t-il, fit de lui un professeur et l’amena à renoncer à des carrières comme l’armée. Je pense que l’influence paternelle y fut aussi pour quelque chose, et il est temps de parler de Pierre d’Harcourt, son père, qui, après avoir été capitaine à l’État-major général de l’armée, démissionna et mena jusqu’à sa mort une vie studieuse. Lisant à livre ouvert les auteurs grecs et latins et les faisant expliquer à ses enfants, il entreprit plusieurs ouvrages dont aucun ne fut achevé. « Mon père, écrit Robert d’Harcourt, qui était un pédagogue-né, ne serait sans doute pas plus resté dans l’enseignement que dans l’armée. En même temps qu’un autodidacte, il demeura un amateur, avec ce qui s’attache à ces deux mots d’isolement, de demi-avortement et de mélancolie. Toute vie d’homme, pour être pleine et joyeuse, doit être socialement encadrée et professionnellement assujettie. Comme certaines plages sont abandonnées par la mer, la vie déserte l’homme qui lui tourne le dos. » Cette émouvante confidence nous livre une des raisons qui décidèrent sans doute Robert d’Harcourt à enseigner à l’Institut Catholique : il n’a pas voulu vivre sans servir.

Ces leçons de grec et de latin où l’enfant lisait l’Anabase de Xénophon en arpentant avec son père une allée de marronniers, ce n’est déjà plus Lumigny, mais un autre château, celui-ci en Bourgogne, c’est Grosbois. Robert d’Harcourt trouve bien longue la leçon, et la cloche qui sonne le déjeuner est une délivrance. Ai-je dit qu’il était gourmand ? Il détestait le vin rouge, parce que sa nourrice en mélangeait au lait de ses biberons — solide argument pour Rousseau et pour sa théorie de l’allaitement maternel —mais il adorait les petits plats, et même les gros, et il se réjouissait quand la cloche tintait : « Rien que de l’entendre donne de l’appétit. Elle sonne l’omelette aux petits croûtons et les pieds de cochon grillés. » Il savait alors ramener vers le château son père, qui aurait bien continué à l’interroger « sur le futur des verbes à liquide », mais, cinquante ans plus tard, il ne faisait pas plus attention à l’heure du déjeuner que jadis son père, et souvent, lorsque le maître d’hôtel venait annoncer que Monsieur était servi, il sortait pour aller se faire raser chez le coiffeur : les ressemblances familiales, au moral comme au physique, n’attendent en nous que le moment de se manifester !

Grosbois, c’était l’immense bibliothèque, les 40 000 volumes, rassemblés comme à Broglie ou à Barante par sept ou huit générations, c’était aussi la chasse ou la pêche dans le grand barrage qu’on vidait tous les deux ou trois ans et où les carpes et les brochets énormes frétillaient dans la vase ; c’était enfin la chapelle de famille où, le 2 novembre, avant de rentrer à Paris, les enfants allaient faire à leurs morts une visite d’adieu. Dans leurs cœurs, « il y avait le frisson vague et mêlé de novembre et de la mort ». Une courte prière, et puis les parents donnaient un tour de clef à la porte de la chapelle, « une grosse clef lourde et rouillée dont j’entends encore le grincement au fond de ma mémoire. Pour une longue année, nous allions les laisser là tout seuls, les nôtres, dans le froid de l’hiver et de la terre. Sous la pluie, nous reprenions, le cœur serré, le chemin en pente raide qui descendait vers le château. »

Sur cette dernière phrase s’achèvent les Années d’enfance. Au-dessous, Robert d’Harcourt a écrit : Arrêté ici, le jour des Morts, 2 novembre 1942.

Deux ans plus tard, à Lyon, en avril 1944, il reprenait son récit ; cette seconde partie va jusqu’à sa vingtième année et parle surtout de ses études à Paris. Pas de lycée, le système des précepteurs continue et, après les prêtres de Lumigny, défilent une série de laïcs non moins pittoresques. L’un d’eux, assure le mémorialiste, ne lui apprit « qu’une chose, mais à fond, l’art difficile de rouler des cigarettes ». Ils apportaient leur latin, leur algèbre ou leur géométrie dans l’appartement du troisième étage de la rue Vaneau, dont les fenêtres s’ouvraient d’un côté sur la rue, de l’autre sur les jardins de l’ambassade d’Autriche, et Robert d’Harcourt, les jours où le comte Khevenhuller donnait une garden-party, pouvait apercevoir, à travers les feuillages, les toilettes claires et les grands chapeaux à plumes des élégantes sur les pelouses d’émeraude, tandis que montaient les flonflons du Beau Danube Bleu. Vie facile et creuse, à l’image de ces romans de Paul Bourget que le jeune homme dévorait « dans toute leur fraîcheur de prestige », et pour lesquels il est devenu plus tard sévère. Mais comment les romans ne se démoderaient-ils pas avec les costumes et les meubles qui leur ont servi de décor ? Même dans les meilleurs, il y a, comme dans les pièces de théâtre, un côté d’époque dont nul ne saurait prévoir si, dans un siècle, il fera du roman ou de la comédie un chef-d’œuvre de musée ou une vieillerie bonne pour le chiffonnier. Que reste-t-il, après un siècle et demi, des immenses succès du vicomte d’Arlincourt ou de Mme Cottin ? Rien. Entre Les Liaisons dangereuses et Balzac, deux chefs-d’œuvre demeurent : L’Émigré, et Adolphe, qui, dans leur nouveauté, n’ont pas été vendus à 1 000 exemplaires !

Mais voici la fin des études secondaires, le baccalauréat de rhétorique en 1897 et, à l’oral, cette brochette d’examinateurs : Faguet pour le français, Cartault pour le latin, Puech pour le grec, Hadamard pour les mathématiques, Andler pour l’allemand. Ces noms font rêver ! Il fut donc un temps où l’on trouvait normal de voir des maîtres illustres donner leur sanction aux études secondaires. Alors, le bachot était une chose sérieuse, qui n’était pas soumise comme aujourd’hui aux hasards des erreurs dans l’énoncé des sujets, aux scandales presque annuels des fuites. J’ai trop peu enseigné pour tenter d’expliquer pareille décadence.

Après son baccalauréat, le jeune homme s’inscrit à l’Institut Catholique et passe successivement trois licences : littérature classique, allemand et histoire. Pourquoi l’histoire, qui ne l’a jamais intéressé et où il avoue souvent son ignorance ? Il ne nous l’explique pas, mais comme nous sommes tentés d’applaudir à la phrase où, après avoir dit qu’à soixante ans il lit encore le grec à livre ouvert, il conclut : « On ne retient que ce que l’on a aimé. »

Ici s’ouvre, dans la vie de mon prédécesseur, une période que nous connaissons seulement par les fragments du Journal tenu très irrégulièrement entre 1904 et 1910.

À l’automne de 1904, Robert d’Harcourt, invité par sa sœur Slanie et son beau-frère, Jean de Courcy, avait fait un voyage à Vienne, Constantinople et Budapest. À Stamboul, il alla voir, sur le stationnaire français le Vautour, le capitaine de frégate Julien Viaud, plus célèbre sous le nom de Pierre Loti. Les visiteurs restèrent « absolument fascinés par l’œil étrange et fixe de ce petit homme à la voix chantante et aux gestes précieux, à la fois intimidés et vaguement écœurés par les oscillations de ce vaisseau qui danse sur son ancre ». L’année suivante, sa tante La Tour du Pin lui légua une propriété dans la Nièvre. Jusque-là, il avait eu soixante-dix francs par mois d’argent de poche, ce qui n’était d’ailleurs pas si mal, puisqu’il était logé et nourri. Cet héritage lui assura l’indépendance matérielle et lui permit de s’évader, chaque fois qu’il le put, d’un milieu familial qui lui avait souvent pesé. Nous nous garderons d’attribuer trop d’importance à certaines pages de son Journal, parfois écrites en lettres grecques, comme chez Benjamin Constant, où le mal du siècle s’exprime sous sa plume presque avec les mêmes mots que sous celle de René, un siècle plus tôt. Retenons pourtant une phrase écrite à Grosbois, le 20 octobre 1906 : « Je vais, dit-il, m’efforcer d’éviter ce vertige de la vitesse, cet affolement de la pensée qui m’enfièvre l’esprit et m’éreinte. Au fond, il faudrait que j’eusse la main paralysée, de façon à être forcé de me modérer. » Lignes étonnantes, où un psychologue comme Jung aurait certainement vu une prémonition de l’affreuse blessure de 1917.

Après ses licences, le jeune homme songea à passer un doctorat d’État. Henri Lichtenberger lui proposa comme sujet de thèse Konrad-Ferdinand Meyer, un romancier suisse du milieu du XIXe siècle ; il se mit au travail en faisant un peu l’école buissonnière.

La préparation de cette thèse ne l’amena pas seulement à Zurich, ville natale de Meyer, mais aussi à Vienne, à Munich, à Berlin. À Vienne, en 1906, il logeait chez un fourreur dont la fille était jolie. Un jour il trouva toute la maison dans la plus vive émotion : un hussard de la Cour était venu apporter un large pli cacheté de cire rouge, une invitation à un bal de la Hofburg. Reçu dans plusieurs de ces palais de la vieille ville, que j’ai vus quinze ans plus tard tristes et déserts, portant le deuil de la Double Monarchie effondrée et des grandes familles ruinées, Robert d’Harcourt a connu aussi, dans un milieu plus modeste, quelques-unes de ces aimables filles qui peuplent les récits de Schnitzler : il s’est promené au Prater, il a vu les pièces de Kasperlé, le Guignol viennois, il s’est assis dans les guinguettes des faubourgs et il a écouté les ménétriers jouant les mélodies de Schubert ou les valses de Strauss, tandis que Bertha ou Kaethe (nous ne savons que leurs prénoms) lui disaient à l’oreille de ces mots naïfs qui, sur des lèvres viennoises, deviennent un zézaiement enfantin, un babil d’oiseau.

À Munich, après plusieurs mois d’interruption, il reprend son journal. C’est le mercredi des Cendres, le jour où la joie débridée du Carnaval fait place à la tristesse. Il se rappelle les bals masqués, les soupers au Bürgerbraü, mais ce n’est pas pour évoquer, comme Giraudoux le faisait à la même époque, l’étrange cortège des Pierrots blancs sur la neige grise au petit matin, et il décide bientôt de ne plus tenir de journal : « J’ai trop reconnu l’effet pernicieux sur mon moi moral et physique de cette dissolvante analyse de toutes les fluctuations de ma sensibilité. » Résignons-nous donc à ne rien connaître de plus que ces réflexions moroses des lendemains de Mardi-Gras et quelques noms de camarades ou d’amies. Et pourtant, lorsque Robert d’Harcourt parlera plus tard des humbles amoureuses de Goethe, nous verrons certaines de ses phrases se teinter d’un accent personnel de tendre mélancolie : ce timide, qui restait silencieux dans les plus joyeuses compagnies, était un sentimental.

De retour à Paris, il reprenait, sans grand enthousiasme, son travail universitaire. Son meilleur ami, Jacques Cochin, qui, sorti de Saint-Cyr, avait presque aussitôt quitté l’armée pour se consacrer à la biologie, passait souvent le matin rue Vaneau et le surprenait au lit, rédigeant sa thèse « en petite camisole percée ». De son côté, le germaniste allait voir souvent son camarade « dans son laboratoire de Pasteur, au milieu de ses préparations, de cobayes et de singes ». Amitié exemplaire, que bientôt la guerre allait cimenter par le sang.

La trentaine était arrivée : il était temps de songer au mariage. Robert d’Harcourt se fiança à Mlle Ghislaine de Caraman-Chimay. La princesse de Chimay avait laissé à sa fille la liberté de choisir entre lui et un autre jeune homme, plus brillant sans doute aux yeux du monde. Lors de leur première entrevue, Mlle de Caraman-Chimay paraissait préoccupée, Robert d’Harcourt lui en demanda la raison : « J’ai, répondit-elle, des escarpins neufs qui me font horriblement souffrir. — Voulez-vous, proposa-t-il, que je vous aide à les ôter ? » Ce mot si simple décida la jeune fille. Ils se marièrent en juillet 1912 et jamais ménage ne fut plus uni, leur dernière maladie devait seule les séparer, mais la mort, qui les emporta à un mois d’intervalle, allait, selon leur foi, les réunir bientôt.

La thèse était cependant terminée. Robert d’Harcourt la soutint avec succès en Sorbonne et elle parut en 1913. L’atmosphère de cette année était peu favorable aux travaux de l’esprit, et déjà la menace de la guerre assombrissait l’horizon. Sympathisant à l’Action Française, Robert d’Harcourt voyait avec angoisse le contraste entre la préparation militaire de l’Allemagne, qu’il connaissait bien, et l’optimisme insouciant de notre pays. Et puis, ce fut l’attentat de Sarajevo, que Raymond Poincaré apprit dans sa tribune à Longchamp, le jour du Grand Prix, et la guerre.

Pour ces sombres années, nous allons retrouver un guide, les Souvenirs de captivité et d’évasion, publiés en 1922, et nous les compléterons à l’aide d’une cinquantaine de pages supprimées pour l’édition : elles m’ont été confiées par Mme Cochin, la veuve de Jacques, et vont d’août 1914 à février 1915.

Réformé en 1911 pour son extrême myopie, Robert d’Harcourt s’engagea le 6 août à Châteauroux, dans les transports automobiles, en amenant sa petite Renault : c’était la seule manière, pour un homme qui n’avait pas fait de service militaire, de se rendre immédiatement utile. Ce métier de chauffeur de taxi le dégoûta bien vite et, un jour d’octobre où il attendait, devant la Sous-Préfecture de Toul, « en grignotant un croissant », un officier qu’il avait conduit à l’État-major, il vit descendre d’une Delahaye Jacques Cochin, qui se déclarait tout aussi excédé de ses fonctions d’officier d’ordonnance du général Dubail et avait demandé à être versé dans une unité combattante : « Si je réussis, dit-il à son camarade, je te prends avec moi. » En ce premier automne de la guerre, les demandes de mutation de l’arrière vers l’avant étaient déjà trop rares pour n’être point satisfaites. Nommé au 325e Régiment d’Infanterie, Jacques Cochin s’occupa aussitôt de Robert d’Harcourt, qui fut affecté le 1er novembre comme caporal à sa compagnie, la 21e, cantonnée à Pont-à-Mousson, rue du Camp, dans des hangars et des granges. Les braves paysans vendéens souhaitèrent la bienvenue à leur nouveau caporal en vidant de nombreux quarts de ce pinard, dont nous savons qu’il avait horreur ; il prit sa revanche en faisant une large distribution de cigarettes et alla ensuite se coucher dans une étable où les porcs, « à défaut d’une bonne odeur, mettaient une tiédeur animale très estimable ».

Le front était à trois kilomètres, les fantassins passaient deux jours en ligne et deux au repos. Dans le large intervalle qui séparait nos tranchées de celles de l’ennemi, ils faisaient des coups de main et des patrouilles, et les instincts de trappeur de Robert d’Harcourt se réveillaient. Le 24 décembre, il fut nommé sergent. Il loua alors (cinq francs par mois) une chambre en ville, une agréable pièce précédemment occupée par une jeune femme élégante et coquette. Les traces de sa présence, raconte-t-il, « subsistaient sous la forme parfumée et charmante de pantalons fanfreluchés abandonnés dans l’armoire à glace, en piles séparées par des sachets ». Bientôt l’odeur du tabac remplaça celle de l’iris. De tels détails auraient enchanté Stendhal.

En février cependant la compagnie quitta Pont-à-Mousson et désormais le sergent d’Harcourt eut son temps partagé en deux tranches, l’une en première ligne sur le signal de Xon, butte haute de 365 mètres, d’où l’on voyait Metz, l’autre en soutien, dans le Bois du Juré. Plus de confort, mais la misère du fantassin sous la pluie, la neige, les obus, les minera — vie presque aussi dure que dans ce Bois Le Prêtre, distant de cinq ou six kilomètres, dont le nom sinistre revenait dans chaque communiqué.

Le 13 février au soir, la 21e, au repos dans le Bois du Juré, reçut l’ordre de remonter en première ligne. Les Allemands avaient attaqué et occupé la crête de Xon, il fallait la reprendre coûte que coûte. Vers neuf heures, nos fantassins, dans l’obscurité et dans la boue, gravissent la pente. Près de la ligne de faîte, ils mettent baïonnette au canon (1915, hélas, répète encore les folies de 1914 !), des petites flammes courtes jaillissent des ténèbres, c’est la fusillade allemande qui éclate ; la moitié des Français roulent à terre, les autres, au pas de course, atteignent le sommet et se jettent dans des trous d’obus, Robert d’Harcourt retrouve là son capitaine et une vingtaine d’hommes. Le combat continue, dans des ténèbres d’encre parfois traversées par les lueurs d’un projecteur de Pont-à-Mousson. Debout, Robert d’Harcourt tire sur les Allemands, qui avancent par petits paquets. Soudain, il reçoit « une tape formidable » : une balle dans la mâchoire. Il tombe, perdant tant de sang que son pansement individuel est bientôt mouillé comme une éponge. On veut l’évacuer vers l’arrière : « Je refuse de la tête ; nous sommes si peu nombreux ! » Le reste de la nuit se passera ainsi, mais au petit matin les ennemis, revenant en force, enlèveront enfin l’entonnoir. Jacques Cochin, qui a repris le fusil d’un mort, répond aux sommations : « On ne se rend pas » et il tire, jusqu’au moment où il est tué d’une balle dans la tête. Les brancardiers allemands ramassent le sergent d’Harcourt « comme un loque » et l’emportent dans une toile de tente. Un souvenir de chasse lui vient alors à l’esprit : « J’étais couché en rond, au fond de cette toile, comme un sanglier ou un chevreuil qu’on rapporte d’une battue. Au-dessus de moi, il y avait le ciel et le soleil, à côté de moi les petits calots ronds, en forme de tourtes, de quatre brancardiers qui marchaient d’un pas balancé. »

C’est tout. Bien peu de récits de guerre égalent ces quelques pages, en leur dépouillement.

Ensuite, c’est l’hôpital militaire à Metz. L’infirmière, une religieuse lorraine, soigne admirablement le blessé, mais, ignorant qu’il sait l’allemand, elle dit à l’aumônier : « Celui-ci n’a que deux heures à vivre », et lui fait administrer l’extrême-onction. Robert d’Harcourt, très faible, mais parfaitement lucide, suit tous les détails du sacrement, un calme absolu s’établit en lui. « Plus de lutte, ni d’angoisse. » Peu à peu, les forces de vie reprendront le dessus, le blessé observera d’un œil malicieux tous ceux qui l’entourent, les médecins, les infirmiers, l’aumônier. Les semaines, les mois passent ; le convalescent, un soir d’été, regarde d’une fenêtre du lazaret les toits verdis de la cathédrale, le soleil qui se couche vers la France, il entend la grosse voix de la Mutte, le bourdon de Saint-Étienne, et cette méditation, où il contemple « en prisonnier une ville française elle-même captive », s’achève par l’évocation du jour où les cloches de Metz « sonneront toutes à la volée le carillon de notre victoire ».

Au mois d’août, guéri, ou tout au moins déclaré tel, car sa mâchoire fracturée suppurait encore, il est envoyé au camp de Hammelburg, en Bavière. Il décrit la vie de ces baraques où il passera tout l’hiver avec un humour amusé mais avec un sens très humain de la psychologie. Je regrette de ne pouvoir citer les lignes où il évoque le mauvais garçon marseillais qui recevait des paquets de trois femmes, qu’il prétendait légitimes, et, pour le contraste, les pages poignantes où il analyse la montée du désespoir chez les prisonniers, qui voient les lettres de leur fiancée ou de leur épouse s’espacer peu à peu puis, un jour, cesser tout à fait, et l’homme qui ne se fâche point « pour ne pas rompre complètement le fil qui tient encore un peu ». Drames muets, tragédies du silence, que plus d’une fois, le suicide dénoua...

Le 2 novembre, après être allé prier au petit cimetière du camp, Robert d’Harcourt écrivit sur une carte postale ces quelques lignes : « Les soussignés..., considérant que l’état de captivité, trop passivement subi par trop de leurs camarades, ne saurait être accepté par des cœurs français..., prennent l’engagement d’honneur d’entreprendre une évasion, quelles qu’en puissent être les conséquences, afin de se mettre au service de la France. » Il signa et fit signer trois de ses camarades, La Guerrande et Le Conte, que nous retrouverons bientôt, et Niox, puis les quatre hommes se serrèrent la main « le pacte était scellé ».

L’occasion se fit attendre. Au printemps, les Allemands, devant les difficultés du ravitaillement, détachèrent des prisonniers dans les campagnes, pour aider aux travaux des champs. C’est ainsi que douze Français, parmi lesquels le sergent d’Harcourt et le maréchal des logis Le Conte, arrivèrent, le 1er avril 1916, à Weissmain, petite ville de deux mille habitants, entre Bamberg et Bayreuth. J’y suis passé l’été dernier. Tout est resté pareil dans la charmante ville aux toits pointus où le prisonnier travailla deux mois, fort légèrement, comme jardinier chez Mme Wolf. J’ai vu l’auberge À la Couronne, avec sa vieille enseigne de fer forgé où des guirlandes de chêne entourent une couronne royale, mais je n’y ai point déjeuné, car il fallait être à Bayreuth à quatre heures, pour Tristan. Il pleuvait et le vent faisait grincer l’enseigne, comme la girouette dans le Voyage d’hiver de Schubert. J’ai vu l’église Saint-Martin, où Robert d’Harcourt fit ses Pâques de 1916, et les autels de bois doré avec leurs retables qui montent presque jusqu’aux voûtes. Je suis entré à l’hôtel de ville baroque et j’ai vu le vestibule, avec ses colonnes de chêne sculpté, et puis je suis allé jusqu’à la prison municipale, une sorte de grenier au-dessus de la porte fortifiée sous laquelle passe la route de Bayreuth. Je n’ai questionné personne : les lieux se souviennent tellement mieux que les hommes !

Sous la garde débonnaire d’un vieux territorial qui les enfermait chaque soir dans leur prison mais les laissait libres tout le jour, le sergent et le maréchal des logis français mangeaient à la Couronne des rôtis de porc, de sanglier et de chevreuil et, le vendredi, des omelettes et des truites au bleu, et la robuste fille qui les servait et pouvait, sans fléchir, porter un tonneau de bière sur ses épaules, les accueillait d’un rire pareil à un hennissement. La considération générale les environnait. Harcourt, que certains croyaient médecin, donnait des consultations anodines et gratuites aux paysans, et la mercière vendit sans difficulté aux deux amis des douzaines de grands mouchoirs : elle pensait sans doute que, dans l’aristocratie française, on les jetait après usage, comme au Japon. Pouvait-elle soupçonner que ces messieurs, vivant à Weissmain « comme Dieu en France », lui achetaient ces mouchoirs pour en tresser la corde destinée à descendre les huit mètres qui séparaient de la route la fenêtre de leur prison !

La nuit du 11 au 12 juin, pendant que les gens du bourg fêtaient, dans les auberges, la Pentecôte, ils s’évadèrent, après avoir honnêtement payé leur note de la semaine à la Couronne et en laissant une lettre d’adieu fort civile au bourgmestre. Il pleuvait, comme il pleuvait en août dernier, mais la pluie est moins gênante quand on roule en voiture que lorsqu’il faut marcher, loin des lieux habités et des grands chemins, quand on traverse des blés qui vous mouillent jusqu’au ventre et des halliers où les ronces vous griffent le visage, quand le bruit nocturne d’un hérisson fait croire qu’on est poursuivi, quand on tourne en rond sur les indications contradictoires de la carte et de la boussole, bref, lorsque, après deux épuisantes nuits de marche, on n’a pas encore atteint Bamberg, à trente kilomètres de Weissmain, et que la frontière est à trois cents !

Les fugitifs n’allèrent pas loin, les journaux avaient publié leur signalement et ils avaient rencontré des passants. Comme ils traversaient, la troisième nuit, le petit village d’Herzogenreuth, un coup de sifflet les cloua sur place, ils se virent entourés d’une trentaine d’hommes armés de fourches et de faux, et le maire, sans doute aussi ému qu’eux, chevrota : « Au nom de la maison royale de Bavière, vous êtes arrêtés. » Le lendemain, ils arrivaient à Bamberg, mais avec accompagnement de gendarmes, comme disait Fabrice, et de là, on les ramena au camp de Hammelburg.

Robert d’Harcourt ne s’était pas découragé et sa seconde évasion, le 30 janvier 1917, ne le cède pas en pittoresque à la première. Après s’être fait enfermer un soir dans le hangar où l’on entreposait les caisses de biscuits militaires envoyées de France pour les prisonniers, il bénéficia de l’aide inattendue d’un Allemand, un voleur qui venait chaque nuit se ravitailler et qui lui servit de guide pour sortir de Hammelburg. À pied, sur la route glacée, par un froid de trente degrés, il atteignit Kissinger, où il pensait prendre le train de huit heures du soir vers Ulm. Il arriva cinq minutes trop tard à la gare. Transi de froid, il entra dans un petit café. Il s’imagina que la patronne l’aiderait comme l’avait aidé le voleur de biscuits et il lui confia qu’il était un prisonnier français évadé. Bien entendu, elle prévint la police. De nouveau, ce fut Hammelburg, quarante jours de cellule et, au printemps, le transfert à Lechfeld, camp de représailles où les prisonniers étaient privés de colis. Là, Robert d’Harcourt fit connaissance avec le rutabaga ; pour tromper la faim, il prenait des bains de soleil sous le ciel bleu de juin, en regardant l’horizon où brillaient les neiges des Alpes : la Suisse, la liberté, à quatre-vingts kilomètres !

Beaucoup mieux préparée que les deux précédentes, la troisième tentative d’évasion faillit bien réussir. Elle avait été montée par Freddy Stoll, un sculpteur suisse naturalisé français qui avait été fait prisonnier à la Marne. Parlant l’allemand comme sa langue maternelle, il s’était rendu indispensable au camp et, en qualité d’interprète, était devenu le bras droit du commandant. Stoll conçut un plan aussi hardi qu’ingénieux : revêtu d’un uniforme de Feldwebel qu’il s’était procuré et muni d’un faux ordre de mission, estampillé des plus authentiques cachets, il ferait sortir du camp deux de ses camarades, Harcourt et La Guerrande, comme pour les emmener en détachement de travail. Les trois évadés sortirent sans encombre de Lechfeld et prirent le train jusqu’à Staufen ; de là, il restait à franchir la frontière austro-allemande, puis à traverser une bande de territoire autrichien large d’une quarantaine de kilomètres, enfin passer à la nage, en amont du lac de Constance, le Rhin, qui sépare l’Autriche de la Suisse. Partis le 11 juillet 1917, ils arrivèrent, le soir du 20, au bord du fleuve. La nuit était claire, des chiens, accompagnant sans doute une patrouille, donnèrent de la voix, leurs aboiements se rapprochaient dangereusement, les trois amis se jetèrent à l’eau ; pour faire plus vite, Robert d’Harcourt n’enleva que sa veste. Il avait nagé quelques brasses à peine lorsque son pantalon de velours glissa et lui immobilisa les jambes, il coula, puis réussit à faire surface. À ce moment, il entendit une sommation : Hall ! suivie d’un coup de fusil. Il ne pouvait songer à traverser le fleuve sans l’usage de ses jambes. La rive autrichienne était encore toute proche, il fit demi-tour et, à bout de souffle, atteignit le bord. Sur la berge, une sentinelle l’attendait. Robert d’Harcourt eut l’idée de lui offrir de l’argent : un billet de cent marks qu’il avait dans la poche de son gilet. Hall ! cria encore l’Autrichien par deux fois. Il continuait d’avancer, l’homme fit feu presque à bout portant, et la balle lui broya le bras droit. Il s’effondra. Et ici se place un trait digne de Plutarque. Stoll et La Guerrande, qui avaient pris pied sur la terre suisse, entendirent les coups de fusil et les cris de douleur de leur camarade. Ils étaient sauvés, libres. Ils retraversèrent le Rhin à la nage pour le secourir, mais, quand ils abordèrent à la rive autrichienne, une patrouille de douaniers, accourue au bruit, les arrêta. Les deux Français posèrent un garrot au bras de leur camarade et le transportèrent au poste de douane : en sacrifiant leur liberté, ils lui avaient sauvé la vie.

Au printemps de 1918, le sergent d’Harcourt fut rapatrié comme grand blessé et, le 2 juin, à l’hôpital de Lyon, une silhouette que son cœur reconnut avant ses yeux », sa femme, s’avança vers lui.

Les documents que j’utilisais m’ont conduit, peut-être, à développer un peu trop cette première partie de la vie de mon prédécesseur. Je résumerai davantage la seconde, pour parler comme elle le mérite de l’œuvre, avec laquelle d’ailleurs la vie va se confondre, sauf pendant le temps de l’occupation, où le combattant de 1915 reprendra la lutte, avec les armes de l’esprit.

La rééducation physique du blessé fut difficile, la main droite et l’articulation du coude étaient entièrement paralysées. Il dut apprendre à écrire de la main gauche, et ce fut long. Pour la chasse, à laquelle il n’entendait pas renoncer, l’adaptation fut plus rapide : il fit établir un fusil spécial, qu’il mettait en ligne de tir sur son avant-bras droit, et bientôt le coup de fusil qu’il jetait, sans viser, retrouva une sûreté étonnante : jusqu’à la fin de sa vie, il chassa, seul avec son chien, parcourant des lieues dans la plaine et la montagne de Reims.

En 1920, les amicales instances de Mgr Baudrillart, recteur de l’Institut Catholique de Paris, eurent raison de ses hésitations, et il accepta la chaire de langue et littérature allemandes. Dans le beau discours qu’il prononça ici pour la réception de Robert d’Harcourt, le cardinal Grente a parlé de son enseignement. J’ajouterai deux ou trois détails qu’a évoqués pour moi un de ses anciens collègues, Mgr Pichard. La modestie d’abord : à plusieurs reprises il refusa de devenir doyen de la Faculté et ne voulut que l’honorariat quand il prit sa retraite. La conscience : il arrivait toujours très en avance pour faire ses cours et restait longtemps après l’heure, répondant à toutes les demandes d’explications de ses étudiants. Enfin la générosité : jamais il n’accepta de traitement, et chaque mois, discrètement, pour que son geste demeurât ignoré, il rendait sa mensualité au trésorier. Il a lui-même défini l’enseignement, non pas comme un métier, mais comme un apostolat : « Peut-on, demandait-il, instruire sans aimer ? Le vrai maître est celui qui descend de sa chaire et s’assoit sur le banc, qui sait oublier ce qu’il sait, pour se souvenir des routes qu’il a suivies pour apprendre. Le maître qui s’oublie se retrouve, il retrouve sa jeunesse au contact de la jeunesse. » Admirable programme, que l’encombrement de notre enseignement supérieur rend désormais irréalisable : lorsque les cours de littérature se font dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, avec des haut-parleurs, devant quinze cents étudiants, comment leur valeur ne se réduirait-elle pas à celle d’un bel air d’opéra ?

L’action verbale du professeur s’approfondit et se prolonge par son œuvre écrite. Sept volumes rassemblent les travaux du germaniste, je retiendrai les principaux : la thèse sur Konrad-Ferdinand Meyer, les livres sur La Jeunesse de Schiller et sur L’Éducation Sentimentale de Goethe, enfin, son chef-d’œuvre, Goethe et l’art de vivre.

La thèse sur Meyer est une biographie où la solidité de la documentation sait éviter le pédantisme. Libre de son choix, Robert d’Harcourt ne se fût sans doute pas tourné vers ce romancier-poète, dont l’œuvre apparaît aujourd’hui un peu démodée, mais les sujets de thèse, par définition, répondent plus souvent aux préoccupations du président du jury qu’au goût du candidat, et puis, si les écrits de Konrad-Ferdinand ne nous touchent plus guère, sa vie, qui s’encadre entre deux crises de dépression nerveuse et deux internements à quarante ans de distance, pose à la critique psychologique des problèmes singulièrement actuels. J’ai trouvé avec intérêt, dans cette thèse achevée en 1912, deux mentions du fondateur de la psychanalyse, assez curieuses, chez nous, à cette date. La première, avec une coquille non corrigée, le Dr Freund, de l’École de Vienne, la seconde avec la bonne orthographe, Freud, si bien que l’index mentionne deux noms différents ! Dans un de ces passages, il reproche à certains disciples du médecin viennois de voir partout un érotisme inconscient ; dans l’autre il reconnaît la valeur de sa thèse « selon laquelle le rêve serait l’élaboration inconsciente de nos vœux psychiques », jugement mesuré et équitable, on le voit.

Avec sa Jeunesse de Schiller, publiée en 1928, le germaniste s’attaquait à un sujet d’une plus vaste portée. Au-delà de l’écrivain qui a subi terriblement « la disgrâce de l’usure scolaire », il a d’abord cherché l’homme, avec ses faiblesses et ses élans, « les épaules trop minces pour la vie et les trop grandes ailes de l’imagination », puis, au-delà de l’individu, il a voulu retrouver « la rumeur profonde d’une race ». Il n’a rien dissimulé des tares de son modèle, il nous le montre « livré au vin qui racle le gosier, au tabac à priser, aux filles vulgaires ». Révolté contre l’ordre social, ayant obtenu avec Les Brigands son premier succès en portant à la scène un hors-la-loi, Schiller déserte et se fait casser de son grade de médecin militaire. Mais, heureux effet de la division de l’Allemagne en une poussière d’États, le rebelle traqué par le duc Charles-Eugène de Wurtemberg est présenté au duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar, et celui-ci, enthousiasmé par la lecture de Don Carlos, le nomme conseiller et l’appelle auprès de lui.

Schiller, brûlé par l’alcool, miné par la tuberculose, mourra à quarante-cinq ans. Dans cette existence fiévreuse, où l’on peut voir un des premiers exemples de ces vies romantiques, Hoffmann, Kleist, Novalis, Büchner, qui se déroulent comme un combat tragique avec la destinée et avec les démons intérieurs, le poète qui écrivait à Goethe : « Je paie un jour d’inspiration, de veine heureuse, par six d’accablement et de souffrances » a édifié une œuvre qui a passionné trois générations. L’intrigue de ses pièces, Robert d’Harcourt le reconnaît, est presque toujours mélodramatique, et leur puérile invraisemblance les prédestinait à fournir des livrets aux opéras de Verdi, mais l’enthousiasme, l’idéalisme juvénile dont elles sont pleines les fait vivre. Le conflit entre le rêve et la réalité, qui est au fond de tous ces drames, éclaire aux yeux du critique un des versants de l’âme germanique. Chez Schiller, comme chez la plupart des romantiques d’outre-Rhin, le héros est vaincu par la vie. Il ne faudra pas cent ans pour que l’autre aspect du germanisme prenne le dessus et pour que les terribles réactions de son âme collective fassent oublier à l’Allemagne les leçons de Schiller et de Kant et la soumettent non plus aux impératifs de la conscience morale, mais au culte de la force, à la violence éruptive de ce que Hegel nommait le Volksgeist.

Avec Goethe, nous nous élevons au-dessus de la zone des orages, pour entrer dans le domaine où, selon les vers sublimes d’Iphigénie en Tauride :

Les dieux demeurent assis pour des fêtes éternelles
Autour de leurs tables d’or. Ils marchent
de sommet en sommet,
Des profondeurs des gouffres monte
vers eux l’haleine
Des Titans étouffés, nuage léger, pareil à la fumée des sacrifices.

 

Trois fois Robert d’Harcourt s’est tourné vers Goethe, et je regretterai toujours qu’il n’ait pas pu, comme je le lui avais demandé, résumer en un dernier essai la méditation qu’il poursuivait, depuis un demi-siècle, sur le génie sans doute le plus profond et le plus vaste qu’ait produit l’humanité.

D’abord, il a étudié sa jeunesse, non pas sur le plan de la formation intellectuelle, mais sur celui de l’éducation sentimentale. Goethe aurait certainement approuvé ce choix, lui qui jugeait le recensement des lectures faites par un auteur et la recherche de ses sources d’inspiration aussi inutiles que le compte des biftecks qu’il a pu manger durant son existence ! Comme il est vivant, ce petit livre, dégagé de tout appareil critique, mais nourri d’une longue familiarité avec son héros. Il ne nous cache rien des faiblesses de Goethe ni de ses défauts, dont l’égoïsme est le plus évident. « Le génie, lisons-nous à la fin de la préface, peut se passer d’indulgence. » Ce génie, Wolfgang, tout enfant, en avait déjà conscience. Il croyait, comme Napoléon, que de favorables étoiles avaient présidé à sa naissance et il disait à sa mère qu’il comptait sur leur protection. Mme Goethe s’étonnait qu’il voulût à toute force cette protection, dont la plupart des hommes se passent fort bien, et l’enfant répondit fièrement : « Ce qui suffit aux autres, je ne puis, moi, m’en contenter ! » Cet esprit qui s’intéresse à tout, des bas-reliefs antiques à l’ostéologie, de la poésie grecque à la Kabbale hébraïque et à l’alchimie, de la botanique à l’administration publique, témoignera à l’égard des femmes d’un égoïsme épicurien, qui se résumerait dans la formule : « Jouis le plus possible et fais souffrir le moins possible. » Mais ce moins possible est encore beaucoup et, lorsque Robert d’Harcourt commente le magnifique dialogue entre Marguerite et le Docteur Faust, nous sentons que sa sympathie va plutôt aux modestes amantes, la Gretchen de Francfort, la Kaetchen de Leipzig, qu’au jeune Goethe. Ce qu’il appelle d’une jolie formule, « le sortilège tout-puissant de la grâce dans l’humilité », c’est la magie de l’amour sincère transfigurant l’existence quotidienne.

Nous arrivons au cœur de l’œuvre de mon prédécesseur avec son livre Goethe et l’art de vivre, paru en 1935. Une épigraphe empruntée à Barrès justifie son dessein d’étudier l’homme plutôt que l’écrivain. La voici : « Goethe vaut à nos yeux par l’excellence de sa discipline, de sa méthode de vie... Son œuvre est secondaire. » Il y a quelque chose d’un peu cavalier dans ce jugement prononcé par l’auteur de La Colline inspirée sur une œuvre dont il avait lu tout au plus la moitié, mais il est vrai que Goethe a construit sa vie avec autant de volonté et d’application que ses ouvrages. « Vivre, c’est survivre », disait-il, pour y réussir, il faut préserver notre existence des chocs inutiles, écarter les visites importunes, ne pas répondre aux lettres des solliciteurs, ne jamais parler de politique et lire le moins possible les journaux. Ce programme ne signifiait pas la réclusion dans une tour d’ivoire : Goethe resta longtemps premier ministre (d’un tout petit État, il est vrai, et dont les habitants n’étaient pas électeurs). Il s’occupa assidûment de toutes les parties de l’administration, de la vicinalité comme du théâtre, des mines d’argent qui s’épuisaient comme des pompes à incendie. Personne, a-t-il écrit en latin dans son Journal, ne reçoit la couronne s’il n’a pas lutté. « Nemo coronatur nisi qui certaverit ante. » D’une santé fragile, il atteindra l’âge de quatre-vingt-trois ans, à une époque où les octogénaires sont plus rares que les nonagénaires. Mais que de précautions pour écarter toute cause de trouble ! Un jour où Charles-Auguste veut lui faire visiter un asile d’aliénés, il répond : « Je suis prêt à suivre Votre Altesse en enfer s’il le faut, mais point dans les cabanons. » En 1816, lorsque Christiane, qui fut dix-huit ans sa servante-maîtresse et dix ans son épouse, meurt, il garde toute la journée le lit. Lorsqu’en 1825 le théâtre de Weimar brûle, il reste également couché. Autour de lui, la mort frappe sans trêve. « Demeuré seul, écrit-il, je me fais à moi-même l’effet d’un mythe. » Mais il ne discute pas la loi de la nature : quand lui arrive de Rome, en 1830, la nouvelle de la mort de son fils Auguste, qu’il chérissait cependant, il dit seulement : « Nunquam putavi filium esse immortalem — Jamais je n’ai pensé que mon fils fût immortel. » Cependant, son émotion est violente et, quelques jours plus tard, lorsque Eckermann lui apporte des détails sur la fin d’Auguste, une hémoptysie survient et manque l’emporter. Ce refus de laisser les événements jeter le désordre dans son âme, ce n’est pas une indifférence native, c’est une défense acquise, une armure patiemment forgée.

Malgré son admiration pour Goethe, Robert d’Harcourt était trop chrétien pour approuver toutes ses attitudes morales et religieuses. Dans sa brève étude sur La Religion de Goethe, il ne cherche point à tirer le sage de Weimar vers sa propre croyance, il cite, avec peine, nous le sentons, mais il la cite, la phrase où le Conseiller intime déclarait : « Je puis supporter une croix sur un habit, mais non pas la croix, l’horrible croix du martyre, que les Chrétiens mettent sur leurs autels », et, s’il la taxe de « médiocre voltairianisme », il nous permet de sourire en lisant la page où Goethe plaisante avec Eckermann : « Je serais fort heureux de retrouver après cette vie une nouvelle existence, mais je ne voudrais pas y rencontrer les dévots qui m’assommeraient en me répétant : — Eh bien, n’avions-nous pas raison ? Ce que nous vous annoncions ne s’est-il pas réalisé ? »

Il est un autre point où son attitude s’oppose à celle de Goethe. Celui-ci, lors du soulèvement national de l’Allemagne, se tint à l’écart des mouvements patriotiques. « Comment, sans haine, déclara-t-il, aurais-je fait pour écrire des chants de haine ? Moi pour qui le seul problème qui se pose est culture ou barbarie, comment aurais-je pu haïr une nation qui compte parmi les plus cultivées du globe et à qui je dois une large part de ma formation personnelle ? » En 1942, Robert d’Harcourt entreprit précisément une biographie d’Arndt, le plus violent de ces écrivains casqués dont Goethe avait horreur. La censure refusa son visa. En 1945, le livre fut imprimé, mais après avoir corrigé trois épreuves successives, l’auteur renonça à sa publication. Avait-il pardonné à Goethe ?

Dès l’avènement du national-socialisme, Robert d’Harcourt avait vu venir la guerre, mais, s’il était facile de pressentir le péril, il l’était moins de mettre la France en état de défense : ceux qui, dans divers postes diplomatiques ou politiques, l’essayèrent, ne furent pas plus écoutés que lui. Notre système d’alliances correspondait à l’équilibre des forces en 1920, mais non à celui de 1938, les conceptions et le matériel de notre armée avaient vieilli, selon la même loi qui avait joué contre la Prusse après les victoires du Grand Frédéric : tout cela allait se traduire par le désastre de 1940 et par le déferlement des armées allemandes sur notre territoire.

Robert d’Harcourt se trouvait, en juin, à Clermont-Ferrand, où de nombreux Parisiens s’étaient repliés. En lui remettant son épée, en 1946, Mgr Bressoles lui rappelait comment il l’avait rencontré à Clermont, après l’armistice : « Vous étiez établi, oserai-je dire, en clochard, sur les bancs de l’avenue de Royat. Mon atavisme bourgeois s’émut, mais je découvris que cette condition nouvelle ne vous déplaisait pas. Vous commenciez à goûter l’âpre saveur de l’aventure et de la vie secrète. » Au mois d’octobre 1940, Robert d’Harcourt s’installe à Lyon, sur le Quai de Serbie, chez deux vieilles demoiselles anglaises, l’horloge du vestibule sonne les heures — comme la radio de Londres — avec le carillon de Westminster. Il fera quatre séjours dans cet appartement, d’où il voit la colline mystique de Fourvière. Là, il vit comme un émigrant, mais, écrit-il, « il est possible aussi de sanctifier la vie errante ». L’Imitation de Jésus-Christ (son livre de chevet) n’appelle-t-elle point le chrétien peregrinus et advena, c’est-à-dire voyageur et étranger ? Oui, par moments, le chrétien qu’était mon prédécesseur a préféré cette bohème à « l’embourgeoisement des habitudes, le chrétien fuit les pantoufles autant que l’artiste ». Un tel détachement des choses temporelles nous éloigne sensiblement du Conseiller Goethe.

Cette vie secrète n’était pas sans périls. Robert d’Harcourt, déjà suspect aux Allemands par les livres où, depuis 1930, il dénonçait la menace nazie, est remonté plusieurs fois clandestinement à Paris. Ne pouvant rentrer dans son appartement, où ont été opérées plusieurs perquisitions, il loge chez des amis ou dans un humble hôtel, 22, rue de la Chaise, aujourd’hui disparu. Il publie, sous les initiales H. B. (Harcourt-Beuvron), plusieurs tracts adressés à la jeunesse. Parmi les typos qui les imprimaient, deux furent déportés et ne revinrent jamais : je regrette de n’avoir pu apprendre leurs noms, ils auraient mérité qu’on les cite. Ses fils militent dans des réseaux secrets, et l’aîné, Pierre, arrêté et blessé par les Allemands au Bois de Boulogne, est condamné à mort. Le père multiplie les démarches à Paris et à Vichy, où des amis fidèles — l’un d’eux m’écoute en ce moment —obtiennent que la peine capitale soit commuée en déportation, mais bientôt le cadet, Charles, ira rejoindre son aîné dans un camp de concentration, tandis que le troisième, Louis, encore lycéen, fera le coup de feu à Paris, en août 1944.

À cette nuit que l’ennemi faisait peser sur la France, s’ajoutait pour Robert d’Harcourt la menace d’une autre nuit. En février1942, revenu à Lyon pour agir en faveur de son fils, il trébuche sur le quai obscur contre un réverbère couché en travers du trottoir, et cette chute amène un décollement de la rétine. On l’opère, en avril, à la clinique Velpeau. Pendant plus d’un mois, un bandeau sur les yeux, il restera dans le noir ; dans cette inaction forcée, il songe à sa vie passée, il se prépare à rédiger ses Mémoires, et sa méditation se hausse au niveau des plus belles pages des mystiques. « Mes yeux, écrit-il, m’apparaissent désormais comme une chose assez fragile. Toutes raisons pour prendre mes mesures dès à présent. La première devrait être de vivre près de Dieu, afin de mériter sa plus précieuse grâce : sa lumière à Lui, si jamais venait à défaillir l’autre lumière. Et cette seconde grâce aussi : ne pas gâter la joie des autres, ne pas mettre d’ombre autour de soi. » En vrai chrétien, il ne pensait pas que la foi et l’espérance puissent dispenser personne de pratiquer la troisième vertu théologale, la charité envers le prochain.

1944. La guerre n’est pas finie, mais elle s’éloigne de notre territoire, et nombreux sont ceux qui estiment que la place de Robert d’Harcourt est à l’Académie. À un de ses amis, il écrit le 30 novembre : « Je m’en voudrais de penser à la Coupole à l’heure même où deux de mes fils connaissent d’aussi affreuses conditions de vie, grevées de la plus redoutable inconnue dans l’avenir : nous pouvons craindre le pire de l’Allemagne acculée à la catastrophe. » Cette angoisse prit fin l’année suivante, et il était élu dans votre Compagnie.

Comment résumer ici l’activité qu’il déploya pendant les dix-neuf années qui lui restaient à vivre ? Plusieurs livres sur l’Allemagne, des conférences, de nombreux articles dans les journaux et les revues, notamment la Revue de Paris, où mon regretté ami Marcel Thiébaut lui avait réservé les questions allemandes. C’est sur ce problème que revenait le plus souvent sa réflexion ; en effet, s’il avait passionnément souhaité la chute du nazisme ennemi de la religion et de l’humanité, mais également ennemi de l’Allemagne des philosophes et des artistes, il souhaitait une réconciliation sincère avec le pays de Goethe et de Schiller, et il soutint de tout son cœur les efforts faits par Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi. Ces trois hommes des frontières, unis par la même foi et par une conscience des périls plus aiguë chez ceux qui sont nés près des champs de bataille, conçurent et promurent le dessein d’une Europe unie non seulement par des conventions diplomatiques et des traités de commerce, mais par une éthique chrétienne et par le respect des mêmes valeurs. À côté d’eux, Robert d’Harcourt continua son action, jusqu’à la limite de ses forces, je veux dire ses forces physiques, car sa force morale, nous l’avons vu, rien ne pouvait l’entamer.

Plus de vingt ans ont passé depuis l’arrêt des hostilités en Europe, mais d’ailleurs les combats n’ont pas cessé. Le danger n’est plus sur le Rhin, il s’est éloigné d’abord vers l’Est, puis vers l’Extrême-Orient, il n’a point disparu. Si l’on ne signe pas les traités de paix, on ne notifie pas non plus les déclarations de guerre, et le monde semble revenu à un état qui ne se distingue de l’âge des cavernes que par les progrès de l’armement. Robert d’Harcourt, dans ses dernières années, a souffert cruellement de cette régression et déploré de voir l’humanité ramenée bien en arrière de la Trêve de Dieu ou de la Pax romana.

L’avertissement donné par une grave lésion cardiaque et la lecture quotidienne de L’Imitation le faisaient vivre dans l’ombre de la mort, celle-ci cependant n’était pas pour lui « le roi des épouvantements », car il ne doutait point de la clémence divine : « La sentence, écrivait-il dans une de ses lettres, sera prononcée par l’Infinie Bonté. » Ses derniers jours furent assombris par la maladie et par le décès de sa femme, qu’il devina, malgré le soin que l’on avait pris à le lui cacher. Un mois après elle, il s’éteignait à son tour, en pleine conscience, le 18 juin 1965.

Bien des fois sans doute, dans le jour froid de la clinique, sa pensée évoqua, comme il l’avait fait dans ses Souvenirs, avec la mélancolie des impossibles retours, le grand château de son enfance, les bois sous la neige, les salons qu’éclairaient les candélabres aux mille bougies et aussi la chambrette « où un miroir ébréché lui renvoyait l’image d’un petit garçon pâle avec des lunettes en fer sur le nez... »

J’ai voulu aller à Lumigny, j’ai longé la muraille du domaine dont les pierres disjointes roulent dans le fossé, j’ai franchi la grille où se rouille l’initiale des marquis de Mun, et le spectacle qui m’attendait là dépassait en tristesse celui de la maison déserte où Lamartine vint chercher sa jeunesse. Tout était à l’abandon : à la place des parterres de roses, un terrain vague où s’entassaient des ferrailles, aux fenêtres du château, plus de volets, plus de carreaux, poules et pigeons pénétraient dans les chambres et en ressortaient librement. Attirée par les aboiements d’un gros chien jaune, une jeune femme, sans doute une Polonaise, est venue, elle m’a permis d’entrer dans cette ruine où s’engouffrait le vent. Sur les tentures déchirées, on voyait encore la trace des glaces et des tableaux, dans toutes les pièces, sur les parquets souillés, de grands sacs contenant les aliments qu’on donne à la volaille étaient alignés. Il n’a pas fallu un demi-siècle pour en arriver à cette affreuse désolation. Je suis reparti, il bruinait. Sur le talus du chemin, j’ai aperçu une fleur mauve que je n’avais point vue en arrivant : un pavot, la fleur de l’oubli. Et je songeais en m’éloignant que la mémoire et l’amour sont les seules défenses des humains contre cette fuite des jours et des choses, contre le Tout s’écoule, d’Héraclite, si souvent cité dans son Journal par Robert d’Harcourt.

Lorsque son trisaïeul, le duc François Henri, fut reçu à l’Académie, Gabriel Gaillard, en l’accueillant, exprima l’espoir que le règne de Louis XVI égalerait ou surpasserait en durée les deux règnes précédents, les plus longs de notre histoire. Cinq mois plus tard, c’était la prise de la Bastille. Nous avons, depuis cinquante ans, assisté à de plus grands cataclysmes et l’optimisme de Gaillard nous fait amèrement sourire. Monuments, empires, civilisations s’écroulent, et le vieil Homère murmure à notre oreille : « Elles sont pareilles aux feuilles des arbres, les générations des hommes. » Mais ce vers, je n’ose pas, même ici, le citer dans son texte original, car les langues meurent elles aussi, comme nous le rappelle une page admirable de l’Essai sur la littérature anglaise, reprise dans les Mémoires d’Outre-Tombe : « Des peuplades de l’Orénoque n’existent plus. Il n’est resté de leur dialecte qu’une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres. » Et Chateaubriand ajoute que nos langues modernes périront elles aussi et que peut-être un jour, échappé de sa cage, le corbeau du dernier curé français répétera, du haut de la tour ruinée d’une cathédrale, les dernières phrases de l’oraison funèbre de Condé...

Paradoxe d’un esprit chagrin ou prophétie d’un voyant ? Chacun de vous, messieurs, en jugera à son idée. Certes, le français n’est pas une langue morte, mais on peut se demander s’il résistera longtemps à tous les virus qui s’infiltrent dans son vocabulaire et sa syntaxe. À Pompéi, des gens qui n’étaient point des illettrés, puisqu’ils traçaient leurs graffiti sur les murs, usaient d’une langue fort éloignée de Tite-Live et farcie de solécismes et de barbarismes, et cela n’a pas empêché le latin d’être encore écrit et parlé, quinze siècles plus tard, par tous les humanistes et les savants, mais il s’agissait d’une langue à l’usage des lettrés, à laquelle le français a succédé dans l’Europe des lumières. Hélas, beaucoup de lumières se sont éteintes depuis, et l’Europe que souhaitait Robert d’Harcourt a peu de chances de se réaliser sous nos yeux. Je suis convaincu pourtant que le rôle nécessaire d’une langue au service de l’élite ne sera jamais rempli par l’anglais ou par le français basiques, bons tout au plus à demander son chemin ou à commander son déjeuner ! Robert d’Harcourt, dans son livre sur Arndt, citait un très beau passage où le vieux lutteur affirmait que l’enfant ou l’adolescent qui perd l’habitude de penser dans sa langue maternelle, risque de perdre aussi son âme. Les peuples courent le même danger : « Ils sont en route pour devenir ces citoyens de partout que sont les esclaves. » Cette pensée d’un farouche nationaliste, gardons-la présente à l’esprit, tout en travaillant au rapprochement des peuples : les nations doivent en effet conserver la note originale que constitue leur langage, pour que leurs voix se fondent en un accord harmonieux. L’Académie, en continuant à assurer, comme l’a voulu son fondateur, la défense de notre langue, sert aussi la paix, cette grande espérance qui cherche une doctrine et qui, pareille aux plantes semées par le vent sur les décombres des villes foudroyées, s’efforce de refleurir dans les ruines des désastres ou dans le désert des victoires.