Faut-il une union politique européenne ?

Le 25 octobre 1983

Louis LEPRINCE-RINGUET

Faut-il une union politique européenne ?

PAR

M. Louis LEPRINCE-RINGUET
délégué de l’Académie Française

Séance publique annuelle des cinq Académies

 

 

Le choix de ce titre « Faut-il une union politique européenne ? » n’est pas innocent, en cette fin d’année 1983. En effet, dans quelques mois, tous les citoyens de la Communauté se rendront aux urnes pour élire au suffrage universel les membres du Parlement européen. C’est la deuxième fois dans notre histoire qu’une telle consultation a lieu, cinq ans après la première élection. C’est donc le bon moment pour réfléchir à l’avenir de notre continent occidental.

J’ai déjà eu l’honneur, il y a peu d’années, de rappeler devant vous que nos pays d’Europe avaient, au cours des derniers siècles, conquis le monopole quasi absolu des grandes découvertes scientifiques et des magnifiques réalisations des technologies de pointe : la vapeur, avec toutes ses applications aux chemins de fer et aux navires, l’électricité, depuis la première pile de Volta jusqu’aux infinies variétés de machines et de moteurs, les ondes électromagnétiques, avec Maxwell, Hertz et Marconi, les innombrables synthèses de la chimie, l’aviation, le nucléaire, avec Becquerel, Pierre et Marie Curie, Rutherford, Chadwick, Frédéric et Irène Joliot, Enrico Fermi, la biologie, la médecine. Si nos pays ont connu un prestige et une influence exceptionnels, c’est bien, en grande partie, grâce à ces réalisations qui associaient la méthode rationnelle à une imagination créatrice d’une grande vitalité.

Actuellement, le prestige, l’influence de nos pays européens ont considérablement diminué. On parle de décadence. On peut lire des phrases terribles dans les rapports les plus sérieux, les mieux informés, celui de l’Institut des Relations internationales, et surtout le récent document présenté au Parlement européen, sur sa demande, par Michel Albert, ancien commissaire au Plan, et James Ball, directeur de la London Business School. Quelles sont les conclusions de ces études ? Des boutades percutantes sans doute :

« Les débuts d’une décadence ont la douceur dorée des premiers jours d’automne. Mais l’hiver et le mal sont là. »

« Au lieu d’affronter l’avenir, on se réfugie frileusement dans le présent. »

« L’Europe — une Europe vieillissante dans un monde qui rajeunit — s’engourdit et s’abandonne à une langueur fataliste. Elle s’inquiète trop pour retrouver l’espérance et pas assez pour se réveiller. »

« Nos vieilles nations se comportent comme une famille bourgeoise autour d’un héritage en péril. »

« Devant les forces neuves lancées par les nouveaux pays industriels à la conquête de l’avenir, l’Europe paraît tout à coup empêtrée dans son passé et frappée de langueur sénile. »

« Vieille dame soudain dans la gêne, l’Europe vend ses bijoux pour sauver son standing. »

Et la formule la plus inquiétante : « L’Europe est un cancéreux à la mine florissante. Nos vitrines sont magnifiques. Nous avons le beau visage des retours de vacances, mais, pour demain, les métastases nous rongent. »

Qu’y a-t-il donc derrière ces boutades inhabituelles dans le langage diplomatique ? D’abord la reconnaissance comme un fait évident d’une interdépendance, d’une solidarité entre nos pays de l’Europe occidentale. Même mode de vie, même respect des droits de l’homme, même conception de la démocratie, sans compter les liens de toute espèce qu’une longue histoire a tissés au cours des siècles. Cette interdépendance est ressentie de plus en plus, et pourtant, au début de la crise chacun faisait cavalier seul.

Plusieurs de nos pays ont en effet tenté d’organiser une politique industrielle de relance et, chaque fois, cette tentative s’est soldée par un échec. La Grande-Bretagne, en 1973, l’Italie, la République Fédérale Allemande, en 1978 et 1979, la France, en 1974 et 1981, ont cherché à relancer séparément leur croissance. Dans tous les cas, ces expériences furent automutilantes et ont amputé cette croissance qu’elles se proposaient de développer. Ainsi, en 1979, la relance allemande a provoqué un afflux record de voitures françaises exportées. De même, en 1981-82, la relance française a vu l’augmentation massive de la vente des voitures allemandes.

Ce manque de solidarité se retrouve dans l’absence de politique commune. D’une part, on cherche, par des moyens souvent hypocrites, des normes nationales par exemple, à établir un protectionnisme rampant à l’opposé de l’esprit des traités communautaires ; d’autre part, on ne parvient pas à s’associer pour les grandes entreprises modernes, pour les techniques les plus avancées. On cite toujours la réalisation de l’airbus et du lanceur Ariane, et l’on a bien raison de le faire car il s’agit de merveilleuses réalisations mettant en jeu, chacune, une trentaine d’entreprises européennes, mais on les cite comme des exceptions. Pour l’électronique et l’informatique, pour les technologies de la communication, on parle de la déroute de l’Europe et de l’autodestruction par le chacun-pour-soi.

L’affaire des magnétoscopes avec « douane de Poitiers » a, certes, ravi nos humoristes mais l’Europe a perdu, là aussi, une occasion de s’unir, d’où un retard de plusieurs années pour nous. Comme le dit Michel Albert : « Trois ans, le temps d’un soupir pour les administrations qui prospèrent et gardent leurs dossiers sous le coude, une éternité pour cette industrie d’avant-garde. » Pour le gazoduc sibérien, malgré une remarquable identité de vue, les pays concernés de la Communauté ont traité sur des bases purement nationales avec l’U.R.S.S., ce qui, naturellement a affaibli leur potentiel de négociation.

Et puis, il y a la féodalité des marchés publics. Il s’agit bien d’une véritable féodalité car ces marchés — matériel d’armement, télécommunication — sont en général cloisonnés. Ils sont réservés, dans chaque État, aux fournisseurs nationaux ; la concurrence ne joue pas, alors qu’il s’agit de technologies de pointe et de sommes considérables : des milliers de milliards de francs. Même pour les trains rapides, on s’oriente, en Allemagne, non vers des TGV mais vers des monorails à suspension électromagnétique. En l’an 2000, tous ces trains s’arrêteront sans doute aux frontières nationales.

Après cette fresque sommaire de la solidarité absente, essayons de brosser celle des orientations communes. Pendant les vingt-cinq ans de croissance exponentielle, nous avons pris, dans tous nos pays européens, des habitudes de confort et de sécurité. Le dogme de l’augmentation continue du pouvoir d’achat, celui de la conservation des avantages acquis sont des freins redoutables à l’adaptation nécessaire à la longue période de crise. Nous avions créé et développé des institutions qui n’ont pas d’équivalent dans le monde, même aux États-Unis : l’ensemble des systèmes de protection sociale, tels qu’ils sont conçus, exige, pour fonctionner, une croissance élevée. Par temps de crise, l’augmentation des salaires et de la protection sociale, plus rapide que celle des richesses produites, conduit à l’endettement, à l’impossibilité d’investir, finalement au chômage.

Une autre concordance fâcheuse entre Européens, liée à cet aspect social et défavorable actuellement, est l’extrême rigidité du travail et des salaires. Au Japon, aux États-Unis, s’introduit beaucoup plus de souplesse dans les temps de travail, les salaires, les congés, les embauches, les licenciements soit en fonction des résultats des entreprises, prises, soit en fonction des besoins. Cette rigidité entraîne un inquiétant accroissement des finances publiques. Nous sommes très loin des Américains et des Japonais pour lesquels la part de ces dépenses n’atteint pas 35 % de leur produit intérieur : nous arrivons, dans la Communauté, à dépasser 50 %, les champions étant l’Italie et la France. C’est l’État-Providence qui nous protège, nous assure les retraites, les soins toujours plus coûteux, qui aide les corporatismes à satisfaire leurs appétits, qui soutient les entreprises défaillantes, qui maintient des structures dépassées. Aussi les déficits des administrations publiques, rapportés au Produit Intérieur Brut, ont-ils été multipliés par neuf depuis quinze ans. Mais alors — et tous nos pays le ressentent à des degrés divers — cette attitude de satisfaction des besoins immédiats étrangle véritablement les possibilités d’avenir : l’investissement, la recherche, l’emploi pâtissent de la pression fiscale et parafiscale constamment accrue.

Résultat de cette politique de consommation immédiate et de désunion : depuis dix ans, l’Europe, qui était devenue une patrie du plein emploi, est la seule région développée au monde à n’avoir créé aucun emploi. Elle en a même perdu trois millions, alors que les États-Unis en ont créé quinze millions. On pourrait évoquer très largement les structures économiques de l’Europe, avec les conséquences du chômage sur la dégradation de l’esprit civique des travailleurs, par exemple. C’est bien une Europe vieillissante dans un monde qui rajeunit.

Il semble que, par des actions communautaires, avec le multiplicateur d’efficacité qui les soutend, on pourrait débloquer la situation, sous réserve d’un assouplissement des conditions de travail et de salaires, d’un investissement dans les entreprises vivantes, du développement des technologies de pointe à l’échelle de l’Europe. Des millions d’emplois pourraient être ainsi récupérés. Cette union européenne, appelée par les vœux du premier Conseil européen, en décembre 1974, ne peut être purement économique. Il lui faut impérativement une composante politique.

Depuis longtemps, on sent bien que toute action est partiellement politique. Les accords de Lomé, avec plus de soixante pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, ont largement ce caractère. De même, pour les conventions commerciales entre les pays de la Méditerranée, recherchant dans cette région une sécurité accrue. Et l’attitude envers l’Espagne et le Portugal est guidée par des considérations semblables, puisque nous devons aider ces jeunes démocraties à vivre, à se situer, sans retomber dans les structures autoritaires d’antan. Le dialogue Nord-Sud, les relations Est-Ouest présentent également des aspects politiques. On a vu le dialogue économique euro-arabe freiné pendant plus d’un an par le problème de la participation palestinienne.

La Communauté s’efforce d’ailleurs d’arrêter progressivement des positions communes dans le domaine de la politique internationale : on l’a vu pour l’Afghanistan, les Malouines, la Pologne. Un mécanisme d’information et de consultation, la Coopération Politique Européenne, la C.P.E., fonctionne depuis 1970.

Mais une grave inquiétude se fait jour de plus en plus, depuis quelques années. Notre sécurité ne peut pas dépendre indéfiniment des États-Unis. On ne pourra plus compter, comme avant, sur le parapluie nucléaire qui, depuis la guerre, nous protège. L’Europe est mal placée entre les deux grands blocs, et les fusées SS 20 soviétiques constituent une redoutable menace. Près de mille têtes nucléaires à hydrogène, de 150 kilotonnes chacune (dix fois la bombe d’Hiroshima), sont pointées sur les centres vitaux européens, et leur précision atteint quelques centaines de mètres. Nous devons prendre en main la protection de notre territoire, tout en restant étroitement associés à nos alliés. Nous devons construire le pilier européen de la défense atlantique.

Tout cela exige une union politique, et le temps ne joue pas en notre faveur. On a bien vu que nos Etats ont, jusqu’à présent, préféré, comme l’écrit Jacques Bonnot, les certitudes de l’indépendance nationale aux incertitudes de l’intégration alors que régnait entre eux la plus grande hétérogénéité des conditions et des intérêts politiques, économiques, militaires, culturels. On hésite à abandonner une partie de ses prérogatives nationales au profit d’une communauté.

Mais nous sommes talonnés par les événements. Nos gouvernants le savent. Déjà des propositions se font jour, au Conseil des ministres, au Parlement européen, au sein de mouvements provoqués par la situation. Notamment, au Mouvement européen, des groupes d’études ont travaillé avec sérieux et continuité, multipliant les enquêtes, les confrontations de points de vue. Au Parlement européen, une commission officielle a mis au point un projet définissant les institutions organiques à fonder. Il a obtenu sur ses propositions un vote favorable à l’Assemblée très significatif d’une volonté constructive. Cependant tout cela exige, pour entrer dans les faits, un effort considérable.

Ne peut-on commencer, sans bousculer les traités (ce qui prend beaucoup de temps mais sera sans doute nécessaire) par l’instauration auprès du Conseil européen d’un Secrétariat politique permanent ? Le Conseil européen s’occuperait des aspects économiques par la voie habituelle de la CEE, et les problèmes politiques seraient abordés et étudiés par le Secrétariat permanent, le Parlement européen étant un lieu privilégié pour la discussion des projets. Au départ, ce serait donc l’ensemble des chefs d’État et de Gouvernement qui, par leur consensus, prendrait les décisions à caractère politique. Progressivement, une organisation plus intégrée devrait voir le jour : il faut commencer vite. Tout cela exige un effort sérieux de nos gouvernants et des administrations très peu disposées à déléguer une partie de leurs prérogatives et à inscrire leurs orientations politique, monétaire, économique et sociale dans un cadre suffisamment cohérent.

Actuellement, le Parlement européen a des pouvoirs insuffisants — mis à part le pouvoir budgétaire. Dans le domaine législatif, il n’a qu’un rôle consultatif : une proposition de règlement ou une directive, qui vient de la Commission et va être présentée au Conseil, passe par le Parlement, mais c’est le Conseil qui décide. Or, le Parlement a déjà pris une certaine autorité, notamment dans le domaine de la coopération politique : ses avis sont plus écoutés qu’autrefois. Alors, ne serait-il pas souhaitable qu’il soit associé à la décision, et non plus seulement consulté ? qu’il y ait décision conjointe du Conseil et du Parlement ? En cas de désaccord entre les deux instances, on pourrait envisager une procédure de concertation.

Mesdames, Messieurs, le tableau que je viens de brosser apparaît plutôt sombre. Mais, vous le savez, le pessimisme n’est pas mon fort. Nous avons été trop gâtés, trop poussés, depuis 1950, vers un matérialisme confortable et égoïste. La période actuelle nous ouvre les yeux sur les solidarités indispensables. Nos concitoyens commencent à ressentir les vrais problèmes dont notre avenir dépend. Il faut qu’ils soient bien et largement informés. J’ai confiance en leur réaction. De plus en plus, ils s’intéressent à la construction européenne. Seule, elle peut nous permettre de redresser la barre, d’épanouir nos entreprises, de redonner crédit à nos nations. Le monde, avec ses violences, ses contradictions, ses instabilités explosives, a besoin de la sagesse de l’Europe pour acquérir plus de liberté, plus de « convivialité », plus de respect pour les hommes, plus de paix. Et l’Europe a besoin, pour son équilibre, d’une France vivante, optimiste, travailleuse, imaginative, généreuse selon sa tradition historique, c’est notre grande mission de cette fin de siècle.