Discours prononcé à l’occasion de la mort de Jules Romain, Pierre-Henri Simon, Henry de Montherlant

Le 28 septembre 1972

Thierry MAULNIER

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. Thierry MAULNIER
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

MM. Jules ROMAINS[1], Pierre-Henri SIMON[2],
Henry de MONTHERLANT[3]

Séance du 28 Septembre 1972

 

 

Mes chers Confrères,

La tradition de notre Compagnie veut que le départ de ceux qui nous quittent soit salué par un bref message d’adieu de votre directeur et par un moment de votre recueillement silencieux, ces quelques mots et ce silence étant tout ce que peut notre impuissance face à l’événement qui défie toute parole.

Je crois pourtant qu’il n’y a aucun précédent à l’obligation où je suis de dire l’émotion que nous éprouvons, la peine qui est la nôtre devant le vide soudain qui vient d’être creusé parmi nous, et dans les Lettres françaises, par un été meurtrier : trois d’entre nous, trois parmi les plus chers à notre admiration ou à notre affection, disparus dans l’espace de moins de six semaines, deux pour ainsi dire dans un même instant.

Jules Romains, Pierre-Henri Simon, Henry de Montherlant... Elle n’est pas loin la dernière des séances de l’Académie où ils se trouvaient tous trois avec nous, dans cette salle, où ils furent fidèles à nos réunions du jeudi dans toute la mesure où le leur permirent les persécutions de maux redoutables, dont les atteintes trop visibles nous angoissèrent plus d’une fois.

Deux d’entre eux, l’auteur de Knock et des Hommes de bonne volonté, l’auteur du Songe, des Olympiques, du Maître de Santiago et de La Ville dont le Prince est un Enfant, s’étaient établis depuis longtemps parmi les figures dominantes d’un siècle littéraire français qui n’apparaîtra pas à nos descendants comme indigne des plus glorieux. Du troisième, romancier fin et subtil, poète délicat, moraliste exigeant, et surtout critique éminent par la générosité de l’intelligence, la clarté et l’harmonie de l’expression, l’étendue de la culture, la pénétration, le scrupule, je dirai seulement que nul n’eût pu mieux que Pierre-Henri Simon, s’il eût été encore parmi nous, vous parler de Montherlant et de Jules Romains.

L’audience de Pierre-Henri Simon fut sans doute moins étendue, sa renommée moins éclatante que celle des deux écrivains monumentaux que la mort vient de lui associer, et peut-être, s’il m’entendait, serait-il presque choqué lui-même d’être nommé auprès d’eux, lui dont le premier mot, lors de son discours de réception prononcé devant vous le 9 novembre 1967, fut celui de modestie. On ne peut pas ne pas rappeler pourtant que la tribune littéraire d’un grand journal quotidien, où son talent l’avait fait accéder, lui assura dans les Lettres françaises de ce temps une place et une influence considérables.

De Jules Romains, d’Henry de Montherlant, que dire en la circonstance présente ? Le seul florilège funèbre des œuvres de l’un et de l’autre qui ont suscité nos enthousiasmes de lecteurs ou de spectateurs, et qui ont marqué notre époque, me contraindrait à dépasser la mesure assignée à l’hommage dont je m’acquitte au nom de nous tous. Au reste, si différents qu’ils fussent par les convictions qui les animaient, par la couleur et l’accent de leurs personnalités, par leurs origines, leurs tempéraments, leurs styles d’écriture et d’existence, les trois compagnons qui viennent de nous quitter semblent avoir eu en commun, outre une très haute conscience des devoirs de leur état, le goût de la simplicité. N’est-il pas remarquable que leurs funérailles se soient ressemblées par une même intimité, sans intervention d’aucune éloquence, sans participation officielle ?

Ils occupaient ici des places toutes proches les unes des autres, là, presque exactement en face de ce bureau. Ils sont proches aussi dans notre mémoire, dans notre respect, dans notre peine. Ils n’étaient pas de la même génération, ils avaient grandi et s’étaient formés à la vie de l’esprit à des intervalles de dix ans dans un monde où tout allait déjà très vite, et selon des orientations de pensée assez différentes. Jules Romains, nourri de l’humanisme social et progressiste des Hommes de bonne volonté, Pierre-Henri Simon, chrétien affamé de justice, Henry de Montherlant, voué à une austère et insolente solitude par l’enseignement de la Rome stoïcienne et la fascination espagnole du dépouillement suprême, tous trois se sont rejoints pourtant dans la quête commune et le service, qui n’est pas nécessairement inutile, de ce qui fait la qualité humaine, de ce qui fait, mes chers Confrères, notre raison d’être. Car nous ne valons rien et nous ne sommes rien, si nous ne savons pas donner une voix, notre voix, à cette révolte humaine et à cet ordre humain — il n’importe et l’un ne va pas sans l’autre, qui défie et conteste la puissance de la mort.

Jules Romains, Pierre-Henri Simon, Henry de Montherlant, c’étaient d’abord pour nous des visages, des voix, des regards, des amitiés humaines. Les voici qui s’effacent devant leur œuvre, cette œuvre qui était pour eux, comme pour tout écrivain, en même temps un masque et un aveu. L’exigeante conscience morale de Pierre-Henri Simon, toute nourrie de culture humaniste et de foi chrétienne, le grand style montherlantien de l’altitude et de l’inutilité qui, jusque dans les châteaux de sable anéantis par la marée du soir, rejoint on ne sait quelle stabilité éternelle, l’optimisme raisonnable des artisans de bonne volonté de Jules Romains œuvrant pour une cité meilleure, ces attitudes de vie et ces formes d’expression tellement dissemblables témoignent pourtant ensemble pour ce qui, dans l’homme, demande à être respecté.

Je vous propose, selon notre coutume, de lever la séance après un moment de silence, en mémoire de Jules Romains, Pierre-Henri Simon t Henry de Montherlant.

 

[1] Mort le 14 août 1972, à Paris.

[2] Mort le 20 septembre, à Suresnes.

[3] Mort le 21 septembre, à Paris.