Bicentenaire de la naissance de Chateaubriand, Saint-Malo

Le 4 septembre 1968

Jean GUÉHENNO

DEUXIÈME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE

DE CHATEAUBRIAND

DISCOURS

prononcé à SAINT-MALO
par

M. JEAN GUÉHENNO
délégué de l’Académie française

le 4 septembre 1968

 

 

M. le Ministre, M. le Préfet, M. le Président, M. le Maire, Mesdames, Messieurs,

 

L’Académie française m’a chargé de la représenter à cette cérémonie que vous avez organisée à la gloire de l’un de ses anciens, et je suis bien sensible à l’honneur qui m’est fait. Mais je ne parlerai pas sans une sorte de crainte. Chateaubriand, il n’est certes pas beaucoup d’aussi grands noms dans l’histoire de notre littérature et de notre pensée, et la preuve est vraiment faite, dans l’instant même, Mesdames et Messieurs, qu’il arrive qu’un Académicien soit immortel. Mais cela rend plus difficile encore à un autre de parler de lui. On voudrait en parler comme il le mérite.

C’est à titre de Breton, je pense, que j’ai été choisi. Je ne pouvais plus refuser, puisque, Breton authentiquement et même de cette partie de la Bretagne à laquelle Chateaubriand a dû, si je puis dire, les couleurs de son âme. Et puis, son nom est le premier nom d’un artiste que j’aie entendu dans ma propre enfance et qui m’ait fait rêver. Je l’ai retrouvé partout, et d’abord à Fougères, où, enfant, j’ai poussé, en cachette, les portes des hôtels où il avait séjourné chez ses sœurs, Mme de Marigny, Mme de Chateaubriand, Mme de Farcy, et après, dans mes promenades, à Combourg, à Plancoët, et ici même, bien sûr, Messieurs, où j’ai joué quelquefois le long du sillon, et où je me souviens d’avoir fait un jour, plein d’émoi, sans pouvoir me l’expliquer, un pèlerinage au tombeau du Grand Bé. Mais l’Académie, en me désignant, a pensé à honorer plus précisément notre province et des choses qu’on dit lui appartenir, cet idéalisme des races celtiques, dont parlait Renan, une certaine grande manière d’être dupes, une certaine fidélité à ce que l’on croit vrai. À quel point Chateaubriand est breton, on me pardonnera d’imaginer qu’il n’y a que des Bretons qui puissent le sentir tout à fait. Nous sommes bien fiers qu’il soit devenu un grand poète français, voire européen, mais il y a dans son chant profond et il y a, depuis cent cinquante ans, dans la langue des Français une modulation qu’il y a introduite et qu’on ne reconnaît bien peut-être que si, tout jeune, on a entendu passer le vent sur notre mer et nos forêts. « C’est dans le bois de Combourg, a-t-il écrit, que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. » C’est à la Bretagne qu’il a dû ce « cœur inexplicable » qu’il se connaissait et qu’il a lui-même vainement tenté d’expliquer.

Comment l’essayer après lui? Son ami Joubert, un peu protecteur, mais qui a fait de lui le portrait le plus vraisemblable qui soit, disait : « Il n’écrit que pour les autres et ne vit que pour lui ». Cela fait qu’il y avait, semble-t-il, deux hommes en lui, un homme pour le dehors et un homme pour lui seul qui « faisait tout ce qui lui passait par la tête ». On s’est beaucoup interrogé sur sa sincérité, mais c’est peut-être un faux problème. La sincérité est de réflexion. Comment être sincère, si l’on est incapable de ce retour? Notre vicomte, jeune ou vieux, a un peu menti. Il vivait dans l’instant, et toujours avec une géniale intensité. Celle de ses songes remplissait sa vie et le sauvait de son fonds d’ennui. Ses amours, sauf le dernier peut-être, furent de successives distractions. Après cela, le même Joubert lui trouvait un fonds d’« enfance et d’innocence », et on l’aimait toujours, « coupable ou non coupable ». Il « enchantait ». « À la conscience de ses sottises », s’il l’avait, il « opposait toujours le sentiment de son essence qui [était] fort bonne ». Il a composé sa vie, son personnage, son œuvre et sa mort même, avec une telle perfection qu’elle n’a plus cessé d’être imitée. Il était né entre deux siècles, entre deux mondes, et cela même a fait de lui le plus extraordinaire témoin d’un exceptionnel moment de l’histoire. Il est à la source de cette maladie littéraire que dénonçait Renan et qui n’a pas cessé depuis cent cinquante ans de faire beaucoup de malades parmi les écrivains qui ont un peu « joué » leur vie. Mais au-delà de cette « pose », de cette parade, la réalité était aussi exemplaire. Les circonstances étaient grandes et il en a senti la grandeur plus fort qu’aucun autre. En écrivant un tout petit livre, René, il a fait son propre portrait, mais il a fait aussi celui d’innombrables jeunes hommes qui allaient mener le siècle. Il a défini une sensibilité nouvelle, une nouvelle façon de penser et croire, inventé une langue pour les dire. Aucun écrivain n’a eu autant de maître à disciples. Il a été notre plus véritable maître à écrire. Il nous a fait réentendre ces grandes orgues de notre langue que personne depuis Bossuet n’avait plus su jouer et dont il a rappris à quelques-uns l’usage. De lui à Barrès, Proust, Mauriac, Montherlant, Malraux, en passant par Lamartine, Hugo, Flaubert, Renan, France, on reconnaît toujours l’écho de sa voix.

Ah! Mesdames et Messieurs, il était bien juste et bien nécessaire qu’il entrât à l’Académie ! Ce n’est pas cependant qu’on puisse reconnaître en lui un Académicien exemplaire. Comment cela advint-il ? C’est une affaire mal éclaircie. Fut-il, comme il le dit, pressé par ses amis, préoccupés de le protéger par un titre contre le pouvoir malveillant ? Fut-il tout au contraire une sorte de candidat officiel, contraint par le pouvoir lui-même soucieux de le faire son prisonnier ? Il fit les visites d’usage; il les fit à cheval, à ce qu’on dit, déposant seulement sa carte chez ceux qui ne lui plaisaient pas. Il fut élu, si on l’en croit, à une assez forte majorité, mais, selon le Journal de l’Empire, par 13 voix seulement et au second tour. Il se mit tout de suite à l’ouvrage. Il devait prononcer l’éloge de son prédécesseur, Marie-Joseph Chénier, le régicide. C’était, pour lui surtout, ancien émigré et royaliste, un sujet difficile. Il fit front, à son habitude. Condamnant tout académisme, voici ce qu’il osa écrire : « Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite et l’isoler au milieu des affaires humaines. Ces personnes me disent : Pourquoi garder le silence ? Ne considérez les ouvrages de M. Chénier que sous les rapports littéraires ». C’est ce qu’il ne fera pas. « ... Autre temps, autres mœurs, continue-t-il : héritiers d’une longue suite d’années paisibles, nos devanciers pouvaient se livrer à des discussions purement académiques... Mais nous, restes infortunés d’un grand naufrage, nous n’avons plus ce qu’il faut pour goûter un calme si parfait. Nos idées, nos esprits, ont pris un cours différent. L’homme a remplacé en nous l’académicien ». Le voilà dans son plus haut ton, celui d’une magnifique éloquence, et son discours tourne en un merveilleux éloge de cette « illustre alliance » qui peut se faire « de l’honneur et de la liberté ». Mais le pouvoir, la censure veillaient. Le discours ne fut jamais prononcé. C’est une raison de plus que j’avais de vous en lire un fragment. On rendit à Chateaubriand son manuscrit, « barré, haché de traits de la main même de Bonaparte ». Il refusa de rien corriger. Ainsi fut-il élu à l’Académie mais il n’y fut jamais reçu à proprement parler. Il venait pour les élections, mais ne fut jamais très assidu.

Mais il était évident qu’il était déjà immortel. Il était plein d’honneur. Il a traversé, avec toute la France, bien des régimes pendant cinquante ans, mais il n’a jamais été que lui-même. « Citoyen par instinct, disait-il, sujet par choix », entendons quand il lui plaisait. Ce n’est pas hasard si, dans les premières pages de ses Mémoires, il cite ce vers de Dante qui loue un homme de « se faire un parti de lui-même ». Il fut ainsi son seul parti, avec l’entêtement de sa province. Il ne vécut jamais petitement, étroitement. Il vécut grandement, tantôt riche, tantôt pauvre, mais toujours semant l’or autant qu’il pouvait. Il a beaucoup parlé de lui, mais il n’a jamais fait non plus de petites confidences, toujours retenu par un esprit de solitude intérieure. Raconter sa vie, ç’a été pour lui raconter ses grandes rencontres, ses grands affrontements avec la Révolution, avec un continent, un nouveau monde, l’Amérique, avec un tyran, Napoléon, avec Dieu. Il a respiré profondément l’air de son temps et ses livres sont des réponses aux questions qui y flottaient comme une poussière. Il a voulu d’abord et surtout écrire pour son époque, engagé autant qu’on pouvait l’être et livrant toujours son combat courageusement, librement. Il a rendu aux Chrétiens l’immense service de définir ce qui allait être au XIXe siècle leur nouvelle manière de croire, la religion possible. Mais je ne pense pas qu’il ait été un grand chrétien. René était un homme de désir. Les passions étaient en lui toutes puissantes, et si Bossuet, son confrère, l’a rencontré dans le royaume des morts, je ne suis pas sûr qu’il lui ait donné l’absolution. Je crois l’entendre qui lui demande dans sa belle vieille langue : « Eh quoi, M. le Vicomte, le charme de sentir est-il donc si fort ? » Son tout premier livre, l’Essai sur les Révolutions, si profondément marqué par l’esprit du XVIIIe siècle, n’explique et n’a pas moins commandé sa vie que Le Génie du Christianisme. Il a eu de la révolution, ce « commencement d’un monde », dit-il, le plus profond sentiment qui soit et la nouvelle liberté frémit souvent dans son œuvre. C’est elle qui a fait le mouvement, la grandeur et la dignité de sa vie. Sans doute mêle-t-il toujours l’histoire des autres à sa propre vie pour se grandir soi-même, mais il a fait dans ses mémoires à Napoléon un sort particulier et étrange qu’il convient d’examiner. Il le suit pas à pas pendant tout un volume. Il se heurte à lui comme à un adversaire. Il veut que leurs vies se soient développées parallèlement comme celles de deux rivaux, mais l’une comme celle d’un tyran, l’autre comme celle d’un homme libre. Il emploie des pages et des pages à démontrer une erreur : il veut qu’ils soient nés tous deux la même année, en 1768, à vingt jours d’intervalle. Le regarde-t-il grandir dans les années du Directoire et du Consulat, il écrit : « Resté si loin derrière lui, le pourrais-je jamais rejoindre » ? Il sent une sorte de jalousie. Il lui cherche toutes les chicanes, en même temps qu’il reconnaît en lui « toutes les misères et toutes les grandeurs de l’homme ». Il l’appelle le « fameux délinquant en matière triomphale ». Il dénonce avec une violence audacieuse dans le fameux article du Mercure « le silence de l’abjection ». Mais il est un peu vantard peut-être quand il s’écrie : « Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi. » Mais il ne nous appartient pas à nous de chicaner son courage. L’orgueil et l’honneur, mêlés à la passion de la liberté, ont fait la grandeur de sa vie.

Mais, après tout cela, ce qui l’a fait immortel, c’est qu’ayant derrière lui tant de prodigieuses aventures, il n’en a jamais été ébloui, la grande affaire de tous les hommes étant la mort, et la vie passant, disait-il, « entre un néant et une chimère ». Il prétendait ne s’être jamais soucié de rien excepté de ses songes. Ce n’était pas tout à fait vrai. Mais il avait vécu dans l’obsession du temps, du vieillissement et de la mort et toujours espéré que « l’outre-tombe » pouvait donner à toute pensée qu’on avait et qu’on exprimait comme il faut une nouvelle mesure, une nouvelle dimension.

Il fallait compter, bien sûr, avec les mots. Mais les mots ! Il en était maître, comme peu d’hommes l’ont été. Il savait les faire chanter ! C’est tout à fait autre chose de dire naïvement et sèchement « Je m’ennuie », ou bien d’écrire, comme il a fait : « Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre ». Lui parvenait à les peindre. Il était moins triste qu’il n’a dit, mais il s’ennuyait dans les intervalles de ses aventures. Alors cette idée lui vint : « La vie me sied mal, la mort m’ira peut-être mieux. » L’étonnante formule ! C’est ainsi qu’il entreprit ces Mémoires d’Outre-tombe, sûrement l’un des plus grands livres français qui soit. Ce qui n’est qu’ennui dans le temps comme il passe peut devenir tout autre dans le temps retrouvé. Il a dit encore : « Hommes qui aimez la gloire, soignez votre tombeau; couchez-vous y bien, tâchez d’y faire bonne figure, car vous y resterez. » Il a pris lui-même grand soin de son tombeau. C’est que les paroles qui semblent venir de l’outre-tombe ont un autre accent. C’est de là qu’on peut dire la vérité. Il a défini lui-même une fois les hommes immortels : « Notre espèce, a-t-il écrit à propos de Talleyrand, se divise en deux parts inégales : les hommes de la mort et aimés d’elle, troupeau choisi qui renaît, les hommes de la vie oubliés d’elle, multitude de néant qui ne renaît plus. L’existence temporaire de ces derniers consiste dans le nom, le crédit, la place, la fortune; leur bruit, leur autorité, leur puissance s’évanouissent avec leur personne : clos leur salon et leur cercueil, close est leur destinée. » M. de Talleyrand n’était qu’un homme de la vie, c’est-à-dire un homme de néant. Chateaubriand était un homme de la mort, et ainsi est-il immortel. Il a senti comme peu d’hommes passer le temps, ainsi que passe la poussière dans un sablier, le passé derrière lui immense qui commandait une certaine fidélité, l’avenir aussi dont il souhaitait sauver la grandeur. Il avait un étonnant sentiment de ce qu’était toute l’histoire humaine que, durant un petit moment, selon l’épigraphe des Mémoires, nous traversons, sicut nubes, quasi paves, velut umbra... Il a, en conclusion de son livre, écrit les pages les plus tragiques que je connaisse sur l’avenir de notre monde, pleines de prophéties et d’avertissements. La révolution générale continuerait. Il voyait nos progrès mêmes poser seulement de nouvelles questions. Il craignait que la civilisation ne se perdît en elle-même, que, dans la société nouvelle, unique, universelle, l’individu, la plante humaine ne diminuât : « Comment, s’écriait-il, trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquité et rétrécie par les petites proportions d’un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète ». S’il revenait au monde, les spoutniks mêmes ne le surprendraient pas. Mais, « chrétien entêté », il gardait sa foi et pensait alors à un autre homme de ce pays, Messieurs, qu’il rencontrait quelquefois : « Nous, imbéciles, a-t-il écrit, croyants de la liberté, François de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses », et il annonçait de nouvelles transformations du Christianisme, l’œcuménisme, etc. Mais je m’arrête, Mesdames et Messieurs. On ne finirait pas de parler de lui et de ses prophéties. Ce fut, c’est un grand vivant. Cet orgueilleux était capable de la plus sincère humilité devant la grandeur des autres. Devant les très grands hommes, devant les poètes, ceux que, dès sa jeunesse, il avait salués comme « des chantres de race divine qui possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre », il se sentait un « homme obscur ». Il déclarait ses propres Mémoires « inutiles ». Mais il a été lui-même l’un de ces poètes, l’un de ces chantres, et son chant profond ne saurait mourir.